« La traductologie est un sport de combat »[Record]

  • Alexis Nouss and
  • Hélène Buzelin

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  • Alexis Nouss
    Université Aix-Marseilles

  • Hélène Buzelin
    Université de Montréal

Dans l’impatience épistémologique que lui donne sa jeunesse disciplinaire, la traductologie aime importer des architectures globalisantes. Parmi elles, tel concept, telle méthodologie, à peine adaptés, viennent grossir le lexique traductologique et alimenter publications et communications. On l’a connu avec la linguistique, puis avec les théories du discours et de la communication et, plus récemment, avec la sociologie. Au cours des vingt dernières années, les traductologues ont découvert tour à tour les écrits de Pierre Bourdieu, de Niklas Luhmann, de Bruno Latour, de Michel Callon, d’Anthony Giddens, de Bernard Lahire et d’autres encore. À chaque fois, on a clamé l’utilité des concepts et méthodes développés par ces penseurs, on a cherché à les « appliquer », sans toujours interroger en profondeur les limites d’une telle démarche, ni contextualiser les concepts et méthodes en question. C’est pourquoi, aussi riche et prolifique soit-il, le « virage sociologique » frappe également parfois par son apparente superficialité et une fragmentation croissante, à l’image de la traductologie. La pratique traductive est d’emblée une pratique sociale, que son empiricité ait été théorisée ou non – seule sa théorisation institutionnalisée peut prétendre ouvrir une nouvelle étape dans la recherche traductologique. En effet, dans l’espace hérité du pupitre de Jérôme, pourvu ou non d’un ordinateur, la solitude du traducteur est peuplée de multiplicités. Dès le départ, il est confronté à une duplicité sous la forme des deux langues de travail dont il sait qu’elles accueillent en elles-mêmes de nombreux registres et régimes ; puis il travaille en songeant en amont à la diffusion et à la réception du texte original, en aval à celles de sa traduction ; il songe aussi aux autres partenaires le long de la chaîne de publication, de l’éditeur au lecteur et à ceux qui suivent. Que le Geist de la phénoménologie hégélienne ait pu en anglais être traduit par Mind au début du siècle dernier puis par Spirit à la fin prouve que les deux tissus culturels en présence, loin d’une homogénéité statique, sont parcourus de variations sémantiques et de redéfinitions herméneutiques dues au fait que les sociétés concernées, diachroniquement autant que synchroniquement, sont animées par un pluralisme incessant. La conscience du traducteur ne saurait être autre que sociale. Or, le social est désormais perçu dans sa conflictualité et toute pensée s’y inscrivant doit prendre en compte cette dimension. Malheureusement, le domaine traductologique qui devrait par définition s’ouvrir à la diversité et au dialogue veut parfois l’ignorer et s’aveugle, tout en thématisant le conflit, sur les enjeux de pouvoir qu’il abrite en son sein, que ce soit quant à la domination d’une langue dissimulée sous la nécessité d’une lingua franca ou sur la territorialisation épistémologique, voire institutionnelle, des recherches et des enseignements. Certains traductologues, en revanche, comprirent d’emblée la dimension engagée de la discipline. Pour eux, on pourrait affirmer, en paraphrasant le titre d’un documentaire de Pierre Carles (2001) consacré au sociologue Pierre Bourdieu, que « la traductologie est un sport de combat ». Daniel Simeoni fut de ces combattants-là et, dans son oeuvre, la conscience sociale se fait immédiatement éthique et politique. Ses travaux initièrent une perspective proprement réflexive incitant les traductologues à interroger leur rôle et à prendre leur place dans l’éventail des sciences sociales. Une discipline ne peut se définir uniquement par son objet, elle doit se doter d’un point de vue. Pour Simeoni, la première étape consistait à reconnaître que si le chercheur en sciences sociales ne peut s’extraire du monde qu’il étudie, le traductologue doit problématiser le double rapport – à la fois pratique et théorique – qu’il entretient avec son objet. Un premier combat fut donc mené contre …

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