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L’instant décisif dans le développement humain a lieu tout le temps. C’est pourquoi les mouvements spirituels révolutionnaires qui déclarent nul et non avenu tout ce qui précède ont raison : rien n’a encore eu lieu.

Franz Kafka

Au départ des considérations qui vont suivre et qui forment en quelque sorte un bouquet de conclusions intempestives sur les enjeux et la portée de la traduction comme vecteur de la translation entre les langues et les cultures, il y a l’examen assez exhaustif des thèses de Franz Rosenzweig, de son oeuvre de théoricien et de praticien en cette matière, que je proposais dans une précédente livraison de cette revue. J’y mettais en lumière, du moins le crois-je, la cohérence ainsi que la constance de son propos, me prévalant à cet effet d’un paradigme qui court en filigrane de toute son oeuvre, à savoir le noyau circonscrit dans la thèse selon laquelle il n’existe, en tout et partout, eu égard à une considération expresse de la pluralité indéniable et tout aussi irréductible des langues et des nébuleuses sémantiques qui entrent dans leurs champs gravitationnels respectifs, qu’une seule et unique langue : Es gibt nur Eine Sprache.

Cette assertion somme toute peu banale, loin de faire l’économie de la diversité factuelle et d’emblée historique des constellations langagières ayant jalonné le devenir de l’espèce humaine et qui participent de ce fait à la spécificité de sa spéciation et au principe de son individuation, en appelle plutôt à la dimension « performative » du traduire comme vecteur de singularisation du multivers au sein et au gré duquel convergent et s’individualisent à la fois les langues et les cultures.

Cette tension performative inhérente à l’exercice de la traduction embrasse tous les ressorts de l’expression, de la grammaticalité des formes, en passant par la rythmique et la métrique qui innervent la gestation de la prosodie, lui assurent une portance et l’investissent d’une tessiture agréant tout un spectre de nuances et d’harmoniques, jusqu’à l’extension sémantique du champ de la signifiance qui délimite, en ampleur aussi bien qu’en termes de densité expressive, son aire de rayonnement à la faveur d’un tropisme parfois impénitent.

C’est la raison pour laquelle notamment Rosenzweig n’hésitait pas à réclamer du traducteur le tact et la circonspection qui sont l’apanage du géologue. Plus précisément, le réquisit d’universalité qui sanctionne la théorisation d’une pratique, à dessein de dégager une axiomatique jouissant du plus haut indice de densité et dotée de la plus large extension possible, devrait ici être recherché dans le degré d’accomplissement de chacune des langues, aussi bien dire dans sa spécificité même, parvenue à un stade particulier de son développement.

La spirale qui converge au foyer du cône temporel voit ainsi éclore des maillages parfois insoupçonnés entre les langues et les cultures, qui loin seulement d’en happer les ressources agissent comme révélateurs de leur unicité, bref d’une singularité dont l’épiphanie entre en configuration avec la pluralité des idiomes qui ornent le microcosme humain. C’est à dessein ici que j’use du terme « épiphanie » qui, suivant son acception grecque originelle (epiphaneia : apparition), dénote le caractère soudain, inédit, d’un phénomène; pour Rosenzweig, en effet, la teneur universelle d’une forme langagière se révèle dans la singularité même de sa manifestation et se veut ainsi aux antipodes de tout nivellement dans une totalité abstraite. Autrement dit, la façon propre et unique à chaque langue est l’universel. C’est cette thèse, soutenue avec force par Rosenzweig et que d’aucuns estimeront paradoxale, que nous allons scruter au fil des prochaines pages.

Mais ce libellé lapidaire ne va pas, tant s’en faut, sans appeler tout un réseau d’implications qui ressortissent à l’axiologie religieuse qui sous-tend cette conception du langage. Ainsi, l’incidence de la traduction comme facteur d’acculturation sur ce processus de maturation des langues, loin de se résumer à une fonction ancillaire, déborde le négoce frontalier des aires culturelles et le simple cumul patrimonial des oeuvres, pour ménager les avenues d’une universalité qui ne fait plus l’économie des différences jalonnant l’évolution des formes langagières à la faveur desquelles l’espèce humaine s’est façonné un visage et a pu se construire une mémoire. Nous sommes ici en présence d’une forme singulière d’eschatologie projetée dans ce vaste royaume que constitue le devenir des idiomes et des poétiques qui leur sont assorties et dont la dynamique, d’emblée non-linéaire, trouve en chacune des langues une amorce de perfectibilité qui tend vers la plénitude de l’expression. Pareille vue, on le sent bien, sous-tend sinon appelle de ses voeux une conception messianique, mais pleinement sécularisée, du traduire, dont l’exercice se trouve de la sorte lié au commun partage de l’oekoumène, bref de cet espace habitable qui depuis d’innombrables millénaires nous a été légué à travers le labeur des générations, les hécatombes et les catastrophes qui ont syncopé de façon toujours imprévisible le cours de son évolution. C’est donc sur ce terrain quelque peu spéculatif que je désire ici poursuivre et clore mon examen des thèses de Rosenzweig sur la traduction.

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Pour Rosenzweig, l’intervention ponctuelle, inédite, parfois inopinée, mais longuement mûrie de la traduction, loin seulement de se résumer à la fonction supplétive du commerce interlinguistique, se projette toujours vers un horizon eschatologique[1]. Les contraintes et les limitations liées aux constructions finies d’une langue, quel qu’en soit le degré de perfectionnement, ne doivent pas être vues comme le symptôme d’une carence ou d’un déficit dans son spectre expressif, mais comme une incomplétude créatrice, une dimension d’ouverture qui en appelle à l’élaboration du temps. La langue allemande traduit à sa façon cette dynamique, cette transitivité qui solidarise la dimension  « performative » du langage et le degré d’accomplissement du passé, sinon l’immédiateté de l’instant présent ou encore l’expectative, l’horizon d’attente dénoté par l’indice temporel, en désignant le verbe comme le Zeit-wort, « mot du temps ». Dans son abrégé « Das neue Denken »[2], Rosenzweig rappelle que, contrairement à la tradition métaphysique fondée sur la fiction d’une pensée silencieuse cultivant des entités abstraites sises dans un monde idéal, celle qu’il préconise s’attache à la primauté du dialogue comme matrice de la pensée inscrite dans le temps, à la dimension inchoative de l’interpellation qui ouvre l’espace dialogique et où s’inscrit aussi l’instant propice, le kairos requis par la maturation de l’oeuvre appelée à encourir l’épreuve décisive de la traduction. Mutatis mutandis, nous situant, comme je l’ai déjà suggéré plus haut, dans une perspective eschatologique, il nous est permis de concevoir à l’instar de Rosenzweig que toute l’amplitude du cône temporel se concentre dans la minutie avec laquelle le traducteur opère la translation qui révèle à elle-même la langue qui héberge la forme étrangère, celle-ci l’obligeant alors à se décloisonner, à se désenclaver pour ménager les avenues d’une expression qui franchit la frontière intérieure de la langue propre, qui l’affranchit en quelque sorte, épousant ce mouvement d’exode qui est l’essence même de la révélation : le temps qui ouvre et qui libère.

Rosenzweig, faut-il le préciser, s’opposait farouchement à l’idée que l’accès au royaume messianique puisse être le résultat d’un progrès linéaire (Fortschritt) dans le temps, répondant en quelque sorte au paradigme hégélien d’un devenir de l’Esprit absolu à travers le circuit de ses négations. Il rejetait également la notion d’un « futur asymptotique » mise de l’avant par le néo-kantien Hermann Cohen[3], qui faisait de l’éternité un concept éthique, plus précisément une « idée régulatrice » (au sens kantien) orientant la flèche du temps, la propulsant dans une atteinte infinitésimale de la perfectibilité morale progressant au seuil du royaume messianique : on tend vers le Royaume, sans jamais vraiment l’atteindre. Pour Rosenzweig, l’éternité (Ewigkeit), qu’il distingue formellement d’un procès sans fin (Unendlichkeit), n’est autre que la constante imminence du futur qui sous-tend et dynamise l’instant présent, sa prolepsis ou puissance d’anticipation, d’éternisation de l’instant (Verewigung des Augenblicks) qui anticipe l’accès au royaume messianique. Comme le souligne Elliot Wolfson, nous avons affaire ici à un concept métahistorique, marqué par l’introversion de l’eschaton, du terme ultime parcourant le cycle liturgique et rituel de l’année en guise d’incessant renouvellement où la fin réactualise le commencement, c’est-à-dire que la rédemption anticipée réactive les potentialités originelles de la création à travers l’arc tendu de la révélation. Il y a coupure radicale entre le temps historique, correspondant à une progression linéaire, isotrope, et la puissance d’anticipation de l’eschatologie messianique, qui suppose la possibilité toujours imminente de l’irruption de l’éternité, dont le schème obéit à une notion « catastrophique » de la temporalité projetant l’instant présent, le pur laps qui devrait s’engouffrer dans le néant de la durée, hors des paramètres définis par la marche irréversible du temps.

Il s’agit en l’occurrence d’une intrusion intempestive, d’une fulguration plutôt que du résultat d’une évolution, d’un processus cumulatif dont l’itération corroborerait dans l’atteinte idyllique d’un point oméga le contenu latent enveloppé dans un point alpha. La coupure est telle que l’anticipation de l’eschaton messianique, la constante liée au sentiment d’imminence et d’extrême proximité du Royaume, ne saurait en aucune manière entrer en intersection avec les éphémérides du temps cosmique. À cet égard, je rappelle que le chapitre qui constitue en quelque sorte la clef de voûte de l’architectonique narrative développée dans l’Étoile de la Rédemption s’intitule « Offenbarung oder die allzeiterneuerte Geburt der Seele », soit « Révélation, ou la naissance sans cesse renouvelée de l’âme »[4], et n’est autre que le récit de la métamorphose qu’encourt l’homme tragique, originellement muet, prostré face à la fatalité, qui se voit doué d’esprit pour ainsi s’ouvrir à l’oeuvre de l’amour, marquant ce point de rupture pleinement intériorisé par lequel l’oeuvre de la création est restaurée et projetée au seuil du Royaume, celui que les kabbalistes désignaient comme le « ôlam ha-ba », le « monde qui advient sans cesse ». Pour Rosenzweig, en effet, nulle époque, nul « éon » de l’histoire connue et inconnue des hommes, n’est plus proche de ce seuil, n’y jouit donc d’un accès privilégié et n’est ainsi mieux disposé à le franchir, chaque instant recèle en soi la possibilité d’anticiper ce dénouement intangible et de le réaliser pleinement par l’oeuvre de l’amour. Seule cette incidence intempestive, absolument imprévisible, qui caractérise la capacité plénière de renouvellement de la révélation contractée dans la tension de l’instant présent a le pouvoir d’arracher la créature au règne de la mort, d’en conjurer l’empire.

Le temps répare la déchirure de l’espace où se cristallisent les formes qui sont source de division et d’antagonisme entre les cultures jetées dans la tourmente du temps historique. Cette « réparation », ou tikkun selon le lexique des kabbalistes, n’est pas qu’une suture temporaire venant pallier à un déséquilibre soudain dans le partage du monde; pour Rosenzweig elle s’accomplit dans l’instauration de « permanences » qui jalonnent l’assomption du devenir-homme typifié par le peuplement du plérôme des oeuvres, les multiples épiphanies de la poétique élargissant en ampleur et en intensité le spectre des formes liées au destin des peuples et des cultures. Qu’est-ce à dire? Rien ne vaut l’exemple et nous disposons déjà de spécimens éloquents en nous en tenant à la seule culture de langue allemande : de la même façon que Luther a créé une aire de jeu élargie pour les ressources de la langue allemande, agréant ainsi une expression inédite de la vérité du christianisme, à l’instar aussi de la manière dont Hölderlin a su subvertir les limites de la prosodie allemande pour y faire résoner les cadences de la métrique grecque et l’imprégner de son esprit, ainsi Rosenzweig a-t-il régénéré son champ expressif en procédant à un patient « défrichage des jachères de la langue » de façon à ce qu’elle puisse entrer en résonance avec les scansions de la poétique sépharade, les sommets qu’elle a atteints chez Jéhuda Halévi. La traduction instaure des « permanences » dans l’échelonnement du temps mondial, puisqu’elle libère les oeuvres des limites apparentes de leur facture originelle, procédant en quelque sorte à leur sevrage pour ainsi les projeter le long des méridiens qui jalonnent la croissance irréversible des langues à la faveur des formes poétiques qui attestent de leur singularité dans le même mouvement où elles participent de l’assomption universelle de cette langue Une qui répond à l’impératif du devenir-homme. Ce qui équivaut pour Rosenzweig à l’avènement du règne de la paix messianique ou, si l’on préfère, à l’épanouissement plein et entier de l’« éon » correspondant au Shabbat de la créature, non moins qu’à la résorption de l’abîme qui s’est creusé entre les langues.

Comment enfin rattacher tous les fils que j’ai brièvement dénoués pour expliciter cette affirmation nodale de Rosenzweig comportant deux volets, bref ce « twofold claim », comme l’écrit Barbara Galli, selon lequel « there is only one language and that notion is inseparably connected with the concept of redemption »[5] ? Il serait vain ici de prétendre liquider la question. Pour Rosenzweig, à l’instar d’ailleurs de Schleiermacher, tout acte de langage est traduction. Et la proposition converse est aussi valide : il n’est de traduction qui ne soit déjà acte de langage. Autrement dit, il n’existe rien de tel que des langues qui préexisteraient et pour lesquelles la traduction serait une activité subsidiaire, ancillaire, que l’on mobiliserait de façon intermittente, au besoin. Le fait irrémédiable qu’il existe une pluralité de langues implique de facto leur traduction, qu’elles sont originellement sinon en souffrance du moins en instance de traduction. La postérité de Babel n’est pas l’apanage d’un châtiment, mais plutôt une condition ontologique de l’expérience rendue intelligible et toujours davantage problématique en cela même qu’elle est liée à l’exercice de la faculté de langage. Or celle-ci est déterminée par l’existence d’une pluralité de langues et d’une diversité d’usages qui ne coïncident pas, tant du point de vue de la compréhension que dans leur extension. C’est ce décalage, cette constellation de « géométries variables » observées dans la tentative pour cibler une interface viable entre les diverses nébuleuses sémantiques auxquelles s’arriment les langues, entre autres la générativité nettement différenciée du tropisme, des ellipses et des latitudes métaphoriques auxquels elles se prêtent respectivement, qui fait l’enjeu et définit la portée de la traduction. Mais, on s’en souvient, Rosenzweig stipulait aussi qu’il ne s’agit pas de combler un vide « entre » les langues. Le paradigme de la langue Une n’a absolument rien à voir avec un quelconque tuteur transcendantal qui viendrait baliser, subsumer ou coiffer l’amplitude des différences générées par le devenir des langues. Pas question non plus de se lancer dans la quête d’une langue « adamique » égarée dans on ne sait quel arrière-monde et ne survivant qu’à l’état de vestige dans la prolifération des idiomes vernaculaires. C’est d’ailleurs une erreur foncière de lecture du mythe de Babel qui a engendré ce genre de fiction puisque, faut-il le rappeler, c’est bel et bien le projet d’une langue unique qui répugnait à l’Éternel, ne s’avérant à ses yeux qu’un funeste avorton. Autrement dit, la multiplicité des langues, la postérité de Babel, est une bénédiction.

Une mutation du regard et de l’écoute s’impose. Il faut se dessaisir de l’unidimensionnalité confinant l’entendement aux horizons coutumiers de la langue dite « maternelle » et ainsi procéder à une réorientation du regard et de l’écoute dans une perspective hétérocentrique. Le fait indéniable qu’il existe une pluralité de langues demande que l’on s’oriente à partir de l’autre, de l’étranger. Pour triviale qu’elle paraisse, cette évidence se traduit par une exigence qui en appelle à une responsabilité dont le passif va toujours s’accroissant en proportion inverse de ce que l’on considère être une atomisation ou une balkanisation des cultures et des langues. L’asymétrie originelle de la relation qui nous tient d’abord interloqués sous le coup de l’interpellation qui déjà nous oblige à l’endroit de l’autre homme nous prodigue en fait une « chance » unique. La singularité même d’une poétique, à l’instar du visage de l’autre homme, nous saisit d’un événement qui ne se reproduira jamais plus, puisque, pour reprendre le mot d’Emmanuel Lévinas, il s’inscrit dans « la trace d’un passé qui ne fut jamais présent » et qui fraye sa voie dans l’unicité du principe d’individuation qui, s’incarnant dans l’horizon d’une autre langue, déstabilise l’assiette de la langue propre, en catalyse les ressources et élève à l’exponentiel son coefficient expressif, la sollicitant d’autant qu’elle s’apprête à la féconder et à éveiller en elle des germes insoupçonnés.

À observer le champ entier de la manifestation, en se mesurant notamment à l’ampleur multidimensionnelle du grand design cosmologique, surtout en considération de la part incalculable de hasard qui entre dans la signature des phénomènes, il y a peu de chance que quelque chose comme l’éclosion, par exemple, d’une « langue québécoise » ait pu se produire, même en se prévalant du plus haut indice de probabilité. Mais il existe une « langue québécoise ». En effet, nous vivons et évoluons dans un univers où il y a (désormais) quelque chose comme des langues slaves, algonquiennes, de l’araméen, du latin, une langue basque, des créoles ou le swahili, etc. Cela est unique. Aussi exhaustives que se veuillent la description et l’analyse de leurs règles respectives de fonctionnement, il n’existe aucun point de vue privilégié qui permette d’estimer l’une ou l’autre de ces langues comme plus primitive ou plus évoluée l’une par rapport à l’autre. Et aucune de celles, très anciennes, qui nous sont conservées dans leur aspect cryptique, à l’état de ruines ou de runes et sur des supports précaires, friables ou peu malléables, aucune de ces langues, dis-je, ne l’a jamais été, du reste. Le code sémiotique qui permet aux aborigènes de l’Amazonie de repérer et de sélectionner des plantes aux vertus médicinales dans le foisonnement touffu des niches écologiques où ils ont élu demeure n’est pas moins complexe et évolué que la transcription des séquences d’acides aminés, des codons de l’ADN dans le séquençage du génome humain ou de toute autre espèce vivante. Il y a toujours et incessamment évolution des langues, mais c’est une seule et même langue qui évolue, celle de l’homme qui y apprivoise sa propre condition, qui emprunte ainsi une multitude de voies en affinant sa voix pour s’affranchir du joug de la violence originaire et de la résurgence des fantasmes liés à l’instinct grégaire et à d’autres sources inductrices de barbarie.

La culture, comme la nature, ne fait pas de saut (Leibniz : Natura non facit saltus), il n’y a pas de génération spontanée : il va sans dire que la pensée de la traduction qui s’élabore chez Rosenzweig est non moins tributaire de la conception d’une littérature universelle chez Goethe que des spéculations des Romantiques allemands, entendons ici la Frühromantik qui évoluait dans le cercle électif d’Iéna, autour de l’Athenäum de Friedrich Schlegel. Schleiermacher, dont Rosenzweig admirait les traductions de Platon, qui comptent sans conteste parmi les plus belles réussites de la langue allemande, a aussi exercé une influence déterminante sur sa conception de la traduction. Soutenant entre autres que la différence entre l’acte de comprendre (verstehen) et l’acte de traduire (übersetzen) n’est qu’une différence de degré, Schleiermacher n’hésitait pas non plus à postuler concurremment l’hypothèse d’une traductibilité universelle de tous les idiomes et l’idée d’une perfectibilité infinie du traduire[6]. Mais Rosenzweig sait aussi que l’acte même du traduire, l’écheveau des vocables et des tropes, des racines et des Leitwörter qui le maintiennent à pied d’oeuvre, est enchâssé dans un cercle herméneutique dont l’horizon se résout dans la finitude de l’existence humaine. C’était là, du reste, le point de départ de l’ample méditation qui se déroule dans l’Étoile de la Rédemption : l’individu, le singulier, rencontre dans sa mort toujours imminente le signe le plus profond de son identité, celle qui peut ensuite le révéler à lui-même dans sa créaturialité et dans sa vocation rédemptrice. La liberté inaliénable qui lui est assortie est à son tour pétrie d’une communauté de destin qui lie tout un chacun à un horizon historique qui est d’abord celui des langues : la langue est une parce qu’il y a des langues, ou, encore, il ne peut y avoir de (la) langue que s’il en est plusieurs. L’être est pluriel, sa condition, métisse, et son intelligibilité, encyclopédique. Ainsi, comme le souligne Jean-Luc Evard dans son introduction aux écrits de Rosenzweig sur la traduction  :

L’histoire – la récapitulation – des traductions est le signe définitif que, toutes traductibles, toutes les langues tendent à une méta-langue – la "langue Une" – qui n’est pas une langue telle ou telle, mais la bibliothèque universelle où l’ensemble des traductions figure la spirale généalogique du sens dans la traductibilité hyperbolique des systèmes de signification langagiers. Le "Un" de la langue n’en appelle pas d’une langue définitive, ni d’une langue originaire, mais de la certitude établie par le traduire que la différence de l’etymon et du mot-source est un universel pour toutes les cultures destinées à la différence de l’oralité et de l’écriture. Le "Un" est division, mais cette division est universelle. Il y a bien une langue adamique – mais cette langue est toujours-déjà le traduire même, non pas interstice entre les langues, mais dans chaque langue, pli et interstice qui est l’étranger du maternel, le creux du plein, la matrice, le vide caché de toute interprétation.[7]

Ce « vide caché de toute interprétation » n’est autre que la résonance de la vacuité abyssale où se répercute l’écho d’une finitude dont Rosenzweig a pu faire l’expérience la plus douloureuse sur les fronts d’une Europe jetée dans la tourmente qui vit tous et chacun s’entre-déchirer pour des frontières chimériques. La langue Une est d’abord l’épreuve de la division, de la dispersion qu’un homme juif ne peut même faire semblant d’ignorer. À cet égard, Jean-Luc Evard a bien raison d’observer que Rosenzweig théologien va s’insurger contre la découverte faite par Rosenzweig traducteur : « Les figures théologiques de la Rédemption vont venir s’inscrire en faux contre les lois de l’entropie à l’oeuvre dans l’histoire des langues » (Ibid., p. 11). Et pourtant c’est bien l’entropie du sens qui fait son historicité. Du reste, je ne suis pas loin de penser que l’amnésie systématique, l’oubli de l’origine métaphorique des figures de la vérité dont Nietzsche a retracé la généalogie n’est autre qu’une soupape de sécurité, un mécanisme de défense mis en place par l’ingénierie du vivant pour parer la résurgence monstrueuse des avatars de l’inconscient, du titanesque enfoui dans les entrailles du chaos originel et qui risque à tout instant de refaire surface, de sorte que l’être humain est toujours à parcourir le sillage de ses propres traces, de spirale en spirale, dans la mouvance de sa propre épreuve de l’origine, une origine qui se situerait alors plus volontiers en aval qu’en amont. Et c’est là précisément que s’amorce le geste de la traduction, le déracinement profond dont procède sa mise en oeuvre. Ce déracinement, qui est aussi un enracinement, une descente parfois vertigineuse vers la racine, un peu à l’image de l’arbre inversé des kabbalistes, dont les racines plongent dans l’abîme du ciel, est sans doute la ratio essendi, sinon le stimulant majeur, irrépressible, de ce chantier permanent, interminable, auquel est voué le traduire. La prégnance de cette pulsion congénitale à l’exercice de la traduction, qui est pour ainsi dire inhérente à l’ontologie qui la commande en tant qu’opérateur temporel et vecteur de métamorphoses, est corroborée par le fait que l’on retraduit inlassablement tel ou tel autre texte qui aura maintes fois servi de matrice ou de prétexte à diverses opérations poétiques : traduction certes, mais aussi transcription opératique, scénarisation cinématographique, argomento romanesque, spectre qui hante la mémoire inventée d’un livre qui s’invente, etc.

Le temps de vie correspondant à la gestation d’une oeuvre, le laps de temps qui peut s’écouler, le purgatoire même ou temps d’incubation qui peut rançonner l’oeuvre avant qu’un lectorat puisse se constituer dans le bassin des locuteurs indigènes et le temps requis pour que l’oeuvre se qualifie comme candidate à la traduction, dessinent une figure complexe dont le tracé mobilise des échelles de temps relatives parce que soumises à des contraintes, contingences et aléas qui débordent largement l’intention avouée des divers acteurs intervenant dans ce scénario. Dans tous les cas, la variable qui relie chacune de ces instances demeure inconnue, sans pour autant ressortir à quelque facteur occulte. Elle obéit aux lois du temps et celles-ci, à l’instar des opérations de l’inconscient, nous demeurent inaccessibles parce que nous faisons partie de son équation. Nous appartenons aussi bien à l’exponentiel du temps qu’à sa donnée résiduelle.

Si elle trouve dans la polysémie qui affecte déjà l’unicité du vocable, jusqu’à l’exception qui confirme la règle d’une dissémination babélienne, indéfinie, des formes langagières, la loi même de son exercice, le heurt de sa limite aussi bien que sa condition de possibilité, c’est que la traduction est elle-même le fait d’une mémoire complexe qui ne peut non plus manquer de laisser perplexe, de confondre la saisie consciente de ses effets qui se produisent toujours en différé. Dans un bref essai consacré à l’influence de la Bible hébraïque sur la langue de Goethe (Unmittelbare Einwirkung der hebräischen Bibel auf Goethes Sprache, 1927), Rosenzweig rappelle le choix singulier de Goethe, par contraste avec la nouvelle version canonique de Luther, d’utiliser le verbe « couver » (brüten) au lieu de « planer » (schweben) pour rendre le second verset de la Genèse où il est dit que la « ruach », l’Esprit divin « couvait » sur le tumulte des eaux. Or ce brüten, nous dit Rosenzweig, remonte manifestement aux années consacrées à l’étude de l’hébreu par le jeune Goethe, dont ce dernier relate l’épisode dans son remarquable essai Poésie et vérité. C’est dire que le maître de Weimar a donné sa préférence à la leçon talmudique plutôt qu’à celle du grand réformateur, et ainsi Rosenzweig nous apprend que l’équivalence brüten/couver est attestée dès le Moyen Âge, sous la plume du grand talmudiste et traducteur Raschi de Troyes. Mais, comme le stipule Jean-Luc Evard, Rosenzweig

ne se contente pas de remémorer très cursivement cet intraductible processus d’immatérialisation, de désincarnation de l’esprit au fil de l’histoire des langues. S’il fait remonter à Raschi de Troyes le parti pris par Goethe de faire "couver" l’"Esprit" au-dessus des eaux – et s’il précise même que par la suite cette version a connu une large diffusion –, il ne donne pas pour autant le mot hébreu rendu par ce "couver", ce "brüten". Il signale seulement qu’en son temps, Raschi, "selon son habitude", a rendu ce terme hébreu en français et qu’on est passé de là, du "couver" français de Raschi, au mot allemand : "brüten". […] S’agissant de l’"Esprit", Rosenzweig reconstitue donc à travers Goethe la chaîne des équivalences menant de l’hébreu des origines à l’allemand contemporain, mais c’est pour briser un autre chaînon : il faudrait connaître soi-même l’hébreu pour remonter, par le détour du français du maître juif de Troyes, du brüten allemand à son terme-source (hébreu), que tait Rosenzweig, contrairement à son habitude intangible de commenter tout déplacement sémantique dans le vis-à-vis des deux langues.

Ibid., p. 13

Comment alors faire droit à l’axiome mis de l’avant par Schleiermacher, tenant le double pari d’une traductibilité universelle et d’une perfectibilité illimitée du traduire? L’empire de l’indicible, de l’ineffable ne serait pas tant le fait de la réserve cryptique de l’oracle, de l’énigme couvant sous le boisseau, sinon la rançon du retrait absolu de la déité cachée (deus absconditus) au tréfonds des âges du monde, mais viendrait plutôt affleurer dans les harmoniques fugaces que décèle le traducteur creusant l’abîme des langues dans le concert des symétries brisées épousant la ligne de faille entrouverte dans la postérité de Babel. La proposition d’une langue Une dont la trace parfois s’étiole et s’oblitère, parfois émerge dans l’interrègne où la traduction fait figure de sentinelle parcourant la frontière intangible qui divise les langues est sans doute une utopie. Mais celle-ci trouve d’emblée matière à frayer sa voie dans le paradoxe constitutif du traduire, paradoxe que rend fort bien Barbara Ellen Galli dans son magnifique ouvrage sur les traductions de Jehuda Halévi où elle constate d’abord en suivant la leçon de Rosenzweig que « while there are many utterances, only one language really exists », ce qui l’amène ensuite à conclure : « Translating leads not toward a single linguistic language but toward multiple languages, each of which will have itself become the one language » (Franz Rosenzweig and Jehuda Halevi, p. 325). Si Galli se prévaut ici du futur antérieur, c’est qu’elle fait droit à la dimension eschatologique dans laquelle Rosenzweig projette toujours l’acte de traduction; en fait, comme elle le souligne, « under the framework of creation, revelation, and redemption, the ultimate vista is therefore a conclusion of time and speech : the silence of understanding and peace. Translating is connected inextricably with a view and an aim to play a role in bringing about that final peace » (Ibid.). Ainsi, le paradoxe d’une langue Une qui s’épanouit non pas en dépit mais par le concours même d’une diversification toujours plus spécifique de chacune des langues plaide en faveur d’un pluralisme non saturable dans son principe mais qui confère aussi au traducteur un mandat à peu près impossible à assumer, qui consiste à assurer dans le négoce frontalier des formes poétiques une série de médiations avalisant rien moins que l’avènement de la paix messianique. Dans la foulée de l’interprétation de Barbara Galli, Jean-Luc Evard observe pour sa part que

[…] la volonté de paradoxe ne dénonce pas ici d’avance toute illusion d’une métalangue ou d’une langue originaire, elle annonce le passage du raisonnement proprement « linguistique » (philologique) au raisonnement spécifiquement théologique — en soulignant la différence des deux modes, différence encore mal acceptée à la fin du XIXe siècle. Paradoxe que Rosenzweig a condensé lui-même dans une formule qui rappelle aussi bien Lichtenberg que W. Benjamin : « Seul celui qui est profondément convaincu de l’impossibilité de traduire peut s’en charger.

L’écriture…, p. 15 [8]

Rosenzweig théologien[9]? Il est plutôt cet homme qui, la veille de sa conversion au christianisme, sous les pressions insistantes de son ami Eugen Rosenstock-Huessy, ardent zélateur de la foi chrétienne, se ravisa, fit volte-face et acheva la rédaction de l’Étoile de la Rédemption, confirmant de façon non équivoque et on ne peut plus éclatante l’ancrage de sa judéité dans l’éternité insondable à laquelle les prophètes ont prêté leurs voix. Mais il est aussi cet homme qui a écrit, dès 1914, un essai intitulé Atheistische Theologie. Prenant à partie d’entrée de jeu l’historicisme caractéristique de la théologie protestante du XIXe siècle, ce « brûlot » n’épargnait pas non plus la tangente anthropocentrique et vitaliste qu’avait prise plus récemment la pensée juive et visait ainsi sans le nommer Martin Buber. L’essai était d’autant plus controversé qu’il devait paraître à la demande expresse de Martin Buber lui-même dans l’un des volumes du Vom Judentum. Il resta évidemment sous le boisseau, et fort longtemps. Ceci dit, il importe de préciser que Rosenzweig élaborait sciemment son propos dans l’exclusive de toute obédience confessionnelle, abhorrant et répudiant de son oeuvre même jusqu’à l’usage du terme « religion »[10], qu’il jugeait absolument caduc en regard du « neue Denken » qu’il entendait faire valoir envers et contre toute forme de préjugé. Comme le soulignait déjà Margarete Susman dans le premier de deux comptes rendus parus entre 1921 et 1923, du reste fort prisés de Rosenzweig lui-même, le Stern der Erlösung, loin de se vouloir une pièce de « résistance » donnant dans le genre apologétique, frayait sa voie au-delà des conquêtes de l’idéalisme allemand et, par-delà Nietzsche lui-même, « au-delà du zénith de l’athéisme »[11]. Écartant d’emblée l’idée que cet athéisme ne puisse s’avérer qu’une simple boutade servie par un esprit désabusé et acculé au nihilisme, Rosenzweig y décelait plus volontiers une tendance emblématique de notre temps, qui a fait son deuil de la Providence divine et qui se sait plongé dans ce gouffre sans fond qui sert de creuset à cette cascade d’incertitudes, ce barrage de doutes qui ne sauraient être levés car ils touchent à l’insolubilité même de notre condition, celle d’une finitude hantée par l’idée de l’infini, le lot d’un déterminisme implacable où s’insinue la fêlure de l’absolu.

La « théologie athée » que Rosenzweig décrie dans son essai ravale tout simplement le divin au plan de l’humain et cet anthropocentrisme rend obsolète la transcendance absolue du « tout Autre », das ganz Andere selon la formule de Rudolf Otto. Elle antagonise la dynamique de la révélation en la pétrifiant dans une forme d’archaïsme mythologique. Le Dieu vivant est voué à l’ostracisme par l’historicisme d’une raison qui s’instrumentalise en se voulant tout entière acquise à ce véritable miroir aux alouettes qu’est l’idée d’un progrès irréversible de la civilisation évoluant à la remorque du projet de mathématisation de la nature. Pour s’arracher à ce nivellement nihiliste qui relativise le sens et la portée du vecteur temporel ressourçant l’aspiration originelle au règne de la paix, Rosenzweig s’efforce de réactiver les contenus latents de la révélation, leur amorce intempestive dans les limbes du langage, dans les soubassements où la figure de l’homme est exilée, fracturée, aliénée. Le mot-racine (Stammwort) qui nourrit cette insurrection est l’« amour » (Liebe), son intrication à la mort (Tode) à laquelle il sait surseoir tout en reconnaissant l’étendue de sa juridiction et de son domaine de puissance. Comme le suggère Michael Fishbane, l’Étoile de la Rédemption, dans l’ampleur même de son projet, n’est autre qu’un « midrash philosophique » gravitant pour l’essentiel autour d’une « nébuleuse » (cluster) de versets du chapitre 8 du Cantique des cantiques, notamment le verset 6 : « car l’amour est aussi fort que la mort »[12].

Cette gageure éperdue pour l’oeuvre de l’amour doit s’étendre, mais toujours de proche en proche, d’homme à homme, à l’ensemble du genre humain non moins qu’à la multiplicité des formes poétiques auxquelles les cultures et les langues prêtent leur voix pour les projeter dans l’amplitude chorale qui fait écho à leurs aspirations respectives. La fonction primordiale du traduire est d’abord d’« entendre » ce que l’autre s’efforce de me communiquer, et cette tension dialogique qui n’est autre que la dimension d’ouverture de l’esprit s’étend à la communauté des locuteurs et embrasse aussi la dynamique intergénérationnelle qui lie une diversité de cultures partageant ainsi des horizons ontologiques qui sans se fondre les uns dans les autres entrent en configuration dans la constellation des époques traçant le destin d’une humanité qui est toujours à naître. L’unicité de la forme poétique, le momentum qui agrée son éclosion au gré des divers modes d’acculturation ménageant des aires électives de maillage entre les langues, sollicite un acte de foi dans l’universalité du « multivers », l’unité composite des « bouillons de culture » humains, de la diaspora des peuples frayant leur voie à la faveur d’un métissage qui seul peut faire droit, paradoxalement, à l’unicité de la langue revendiquée par Rosenzweig. Cette profession de foi n’est pas qu’une simple façon d’entériner l’idée d’une monogenèse courant tel un fil rouge à travers la dissémination des formes langagières, par contraste avec une conception polygénétique dénombrant plusieurs girons ou bassins dont la discrimination viendrait corroborer l’hypothèse d’une croissance arborescente d’autant de familles linguistiques possédant peu ou prou d’affinités entre elles, qu’elles auraient d’aventure contractées et développées au hasard de leur distribution suivant le profil migratoire des peuples. Il ressort plutôt ici que l’unité de l’expression humaine s’atteste dans la spécificité même de la poétique engageant les ressources singulières d’une langue à point donné de son devenir, singularité qui réfracte dans son prisme l’éclairage unique d’une sensibilité et d’une forme d’intelligence rejaillissant au foyer où se concentre le point de fuite de l’horizon embrassant un futur indéfini, celui qui répond à notre commun partage de l’oekoumène terrestre et qui creuse en profondeur et en intensité la rigueur de l’impératif signifié par l’appel de l’autre homme, l’étranger.

En tout état de cause, nous sommes ici en présence d’une éthique de la traduction, qui est soutenue par une conception dialogique du langage. Cette éthique commande à son tour une disponibilité totale à l’endroit même du tropisme de la forme faisant brèche au coeur de la langue propre, et qui épouse de la sorte le destin de l’expression dans sa tangente historio-critique, par quoi aussi elle participe à l’assomption de la langue Une postulée par Rosenzweig. Nous sommes à mille lieues ici, aux antipodes du postulat logiciste qui présume de la prégnance indéfectible de la forme logique dans tout énoncé réputé valide et susceptible d’être formulé comme tel dans toute construction de quelque langue que ce soit. En opposition à cette thèse réductionniste, Rosenzweig soutient qu’il y a de l’irréductible. C’est précisément cette part congrue, ce noyau irréductible de signifiance qui sollicite le traducteur et l’oblige à parcourir l’entrelacs complexe de la forme instruite dans le rythme, la prosodie et le tropisme intriqués dans la facture de l’oeuvre et qui l’enjoint d’en suivre le tracé jusqu’à la racine des vocables.

Si l’horizon immédiat de cette attention portée à la forme poétique est le partage d’une finitude irrémissible confrontée au silence des espaces infinis où le regard du mortel se confond avec le rayonnement fossile d’astres éteints depuis belle lurette, l’aspiration à l’infini qui s’y entrelace ne pourra jamais abdiquer, abjurer sa déférence inconditionnelle à une vocation d’éternité sans cesse brisée dans son élan, mais toujours prête à rompre les amarres. Or la diaspora des langues s’inscrit dans ce partage paradoxal de la finitude rompue à l’historicité des formes et cas de figure au gré desquels l’apanage de nos facultés cognitives est sans cesse acculé à l’aveu d’inconnaissance, pour aussitôt relancer, ne laisser d’affermir et d’affiner sa quête de l’intelligibilité, non sans se projeter vers un horizon de sens dont le point de fuite, même s’il côtoie souvent le désespoir le plus profond, tend à s’arracher à cette condition originaire et irrémissible. La pensée de Rosenzweig participe de cette utopie messianique lancée à fonds perdu dans la débâcle du siècle qui n’en demeure pas moins éminemment lucide et combien avertie quant à la vulnérabilité du frayage où s’inscrit la trace de l’infini. Pour lui le silence de Dieu, dont personne ne sait s’il est définitif, n’en est que plus éloquent. Sans doute aurait-il souscrit à cette thèse de Walter Benjamin, qu’on retrouve dans l’assemblage gnomique des gloses qui composent son essai « Sur le concept d’histoire », rédigé dans les premiers mois de 1940, peu de temps donc avant qu’il se résolve au suicide à la frontière franco-espagnole, harassé de fatigue et traqué de toutes parts par les cerbères de la Gestapo : « Nous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention »[13]. Annonçant son projet de traduire la Bible hébraïque en allemand, Rosenzweig n’hésitera pas pour sa part à affirmer : « Chaque traduction est un acte messianique qui rapproche de la Rédemption »[14].