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Introduction

La Suisse se caractérise par trois langues officielles (l’allemand, le français et l’italien) ainsi que par une quatrième langue, le romanche, considérée comme une langue nationale ou semi-officielle. Cette diversité linguistique représente un défi pour les pouvoirs publics, qui doivent veiller à produire leurs textes en accord avec le régime linguistique en vigueur et qui doivent donc suivre une certaine politique de traduction (« there is no language policy without a translation policy » ; Meylaerts, 2011, p. 744). Cela est tout aussi vrai pour les acteurs politiques non étatiques qui agissent dans l’ensemble du système. Dans le présent article, nous nous pencherons sur la manière dont une catégorie bien précise d’acteurs, les partis politiques, a relevé le défi du plurilinguisme institutionnel suisse, et ce, dans le contexte de la production des périodiques destinés aux membres et sympathisants.

Les partis politiques sont des acteurs essentiels de la vie politique d’une société. Ils ont entre autres pour fonction de contribuer au maintien du débat démocratique et à la formation de l’opinion publique (Constitution suisse, art. 137 ; Altermatt et Luginbühl, 2016). Notons que nous partons du principe que les partis politiques que nous étudions ici et qui se définissent eux-mêmes comme parti national visent à endosser un statut national, c’est-à-dire qu’ils souhaitent représenter les citoyens de toutes les régions et donc, au moins, de toutes les communautés linguistiques officielles, ce qui passe par une communication destinée à des locuteurs de langues maternelles différentes. Or, cette visée d’action à l’échelle du pays dans son ensemble peut, d’un point de vue théorique, susciter des interrogations compte tenu du caractère plurilingue qui nous intéresse. En effet, comme le rappellent Patten et Kymlicka, plusieurs auteurs sont d’avis qu’un système démocratique doit s’appuyer sur une seule langue pour être optimal ou même pour exister, étant donné que « [d]emocracy involves not only a formal process of voting (“a vote-centric” process) but an ongoing, informal activity of deliberation and discussion (a “talk-centric” process) » (2003, p. 39-40).

De ce point de vue, les systèmes plurilingues comportent le risque qu’il n’y ait pas un seul espace démocratique, mais une multiplication des sphères d’échanges qui se développent en parallèle selon les lignes de démarcation des communautés linguistiques ou, autrement dit, que se déploient des « délibérations politiques distinctes d’une région linguistique à l’autre » (Kriesi et al., 1996, p. 77). Pourtant, force est de constater que la Suisse parvient à fonctionner comme un système politique démocratique malgré son plurilinguisme. De plus, Tresch (2008), qui a porté son attention sur la production journalistique en Suisse allemande et en Suisse romande, a montré que la diversité linguistique et les différents systèmes médiatiques qui en découlent ne mènent pas nécessairement à une fragmentation de l’espace public. À partir de là, il faut admettre qu’il est possible d’aller au-delà de l’imposition d’une langue commune comme garante du système et de coordonner d’une façon ou d’une autre les messages entre les différentes langues. C’est également l’avis de Patten, dont la formulation illustre admirablement bien le point de départ de notre recherche :

Under these circumstances, it is important to look for other ways of eliminating segmentation besides the creation of a common-language community. One response might be to establish cross-linguistic channels that are sufficiently elaborate and comprehensive so as to integrate the political community into a single deliberative body. This might involve, for instance, the activity of individually bilingual go-betweens and/or an extensive reliance on translations of discussions and deliberations taking place in the other language community.

2003, p. 313 ; nous soulignons

Ce sont ces modes de coordination interlinguistique (ces « cross-linguistic channels ») qui font l’objet de notre étude. Un point important qu’il convient de souligner ici est le fait que Patten ne présente pas la traduction comme l’unique moyen de coordonner les messages, mais qu’il admet d’autres possibilités (comme une « activity of individually bilingual go-betweens » [2003, p. 313]). Partant, nous nous proposons, en analysant plus précisément trois cas, d’observer dans quelle mesure la traduction est effectivement utilisée comme un outil de coordination interlinguistique par les partis politiques sélectionnés pour l’étude et de tenter de comprendre les logiques qui guident les différentes pratiques de coordination mises en place. Pour ce faire, nous appliquerons une méthode qualitative fondée sur des entretiens semi-structurés.

1. Conceptualiser les pratiques de coordination interlinguistique

D’un point de vue conceptuel, il s’agit bien ici de considérer l’ensemble des actions effectuées par les partis politiques pour produire leurs périodiques comme des pratiques, c’est-à-dire comme des actes contextualisés. Ainsi, selon Wenger,

[l]e concept de pratique est associé à faire, mais pas strictement en tant que tel. C’est faire dans un contexte historique et social qui donne une structure et une signification à ce qu’on accomplit. En ce sens, une pratique est toujours sociale.

2005, p. 53

Pour comprendre un mode de coordination interlinguistique, il ne suffit pas de s’attacher à des considérations strictement abstraites ; des éléments tout à fait terre à terre entrent en ligne de compte. Nous pouvons concevoir une pratique comme le résultat de la rencontre entre, d’une part, des éléments représentationnels tels que l’interprétation que se fait l’acteur du plurilinguisme ou les images associées à la traduction, et, d’autre part, des éléments matériels. Ces derniers peuvent être divisés en deux catégories. Dans un premier groupe, on trouve les éléments internes à l’organisation (ressources humaines ou financières dont dispose le parti, par exemple). Le second groupe réunit les éléments externes à l’organisation ; il s’agit de caractéristiques qui sont présentes dans le système plurilingue dans son ensemble et qui ne sont pas attachées à l’acteur proprement dit (un exemple typique est une législation qui encadrerait le travail de communication de tous les partis politiques)[1].

Comme point de départ de notre analyse, nous pouvons imaginer un ensemble d’éléments qui peuvent jouer un rôle dans les pratiques. Voici quelques exemples, classés selon leur nature :

  1. Éléments représentationnels (internes au parti[2]) : représentations du plurilinguisme, représentations attachées au mode de coordination interlinguistique (et en particulier à la traduction), attentes sociales imaginées par l’acteur, système de valeurs (idéologie au sens large ; par exemple, importance accordée à la protection des minorités).

  2. Éléments matériels internes : ressources financières, ressources humaines (couvrant le nombre d’employés, de membres ou de sympathisants pouvant être mobilisés pour une certaine tâche, mais aussi le profil des personnes, dont leur langue maternelle).

  3. Éléments matériels externes : législation (comprise comme des indications qui encadrent de façon spécifique la communication des partis politiques), ressources matérielles disponibles sur le marché.

Ce faisceau d’éléments, qui reste évidemment général et théorique au début de la recherche, a fait office de première grille d’analyse pour nos cas particuliers tout en restant ouvert à tout autre élément non anticipé (la méthodologie adoptée est décrite plus en détail ci-dessous). Dans tous les cas, ces différents éléments dépendent eux-mêmes du contexte plus large constitué par le régime linguistique et par le système politique. Compte tenu de l’importance de ces deux facettes du contexte macrostructurel, nous les présenterons brièvement ci-dessous. Après quoi, nous aborderons la partie empirique de notre étude.

2. Le régime linguistique

La Constitution suisse (art. 4) reconnaît quatre langues nationales, qui sont l’allemand, le français, l’italien et le romanche. Les communautés linguistiques correspondantes sont de tailles inégales : la population résidante suisse est, selon les chiffres officiels pour l’année 2014, composée à 63,3 % de germanophones, à 22,7 % de francophones, à 8,1 % d’italophones et à 0,5 % de romanchophones (Office fédéral de la statistique, 2016)[3]. Il convient de souligner ici que le romanche se voit attribuer un statut différent des trois autres langues nationales, dans la mesure où il intervient seulement dans la communication entre la Confédération et les locuteurs du romanche (art. 5 de la Loi sur les langues) et que seuls « les textes d’une importance particulière ainsi que la documentation sur les votations et les élections fédérales sont également publiés en romanche » (art. 11 de la Loi sur les langues).

Si la Constitution garantit la liberté de la langue (art. 18), le régime linguistique de la Suisse est fondamentalement organisé selon le principe de territorialité. Ainsi, chaque canton (l’entité de deuxième niveau dans le système fédéral suisse) est libre de choisir sa (ou ses) langue(s) officielle(s) parmi les langues nationales. Il en résulte une juxtaposition de territoires pour la plupart unilingues : sur les 26 cantons que compte la Suisse, trois seulement sont bilingues allemand-français (Fribourg, Berne et le Valais) et un seul (les Grisons) a opté pour trois langues officielles, soit l’allemand, l’italien et le romanche. Il est important de souligner que les délimitations des cantons ne coïncident pas avec les frontières des régions linguistiques. Par exemple, il existe plusieurs cantons francophones, ce qui permet d’échapper à une situation dans laquelle un bloc francophone serait face à un bloc germanophone. Comme le rappellent entre autres Widmer (2004, p. 7) et Werlen (2012, p. 160), il n’existe pas d’institutions politiques garantissant une prise de décision politique pour toute une communauté linguistique.

La législation suisse en matière de régime linguistique, notamment en ce qui concerne les documents qui doivent être publiés dans les différentes langues nationales, vise avant tout le gouvernement ou certaines entités publiques (en particulier, pour ces dernières, dans le domaine de l’enseignement des langues). Elle laisse par contre toute latitude aux partis politiques quant aux langues qu’ils veulent utiliser[4]. Il n’empêche que les partis politiques sont indirectement concernés par le contexte macrostructurel que représente le régime linguistique, en cela qu’ils sont tributaires de la reconnaissance de langues nationales par la Constitution, c’est-à-dire d’une répartition symbolique déjà décidée entre les différentes communautés linguistiques. Nous croyons que la non-communication dans une des langues nationales peut, aux yeux des différents acteurs, constituer en soi une réponse symbolique plus forte que la non-communication dans une langue non nationale. Autrement dit, nous croyons qu’il existe au sein de la société certaines attentes quant à l’utilisation des langues nationales. La nature et l’ampleur de ces attentes, telles qu’anticipées par les partis politiques, forment un élément qui, d’un point de vue théorique, peut influencer la production plurilingue de textes (élément représentationnel selon la typologie présentée ci-dessus).

3. Le système politique

On ne peut comprendre la vie politique suisse – et donc la communication politique en Suisse – si l’on ignore la nature fortement fédérale du pays, dans lequel le canton joue un rôle fondamental. Le système de partis n’échappe pas à la règle. Historiquement, les partis suisses sont nés comme organisations politiques dans les cantons pour se fédérer par la suite au niveau national (Ladner, 2007, p. 312). Par conséquent, la constellation partisane peut varier sensiblement d’un canton à l’autre et, aujourd’hui encore, le parti cantonal est perçu comme un groupement politique distinct du parti national[5], ce qui implique que la communication menée par un groupe cantonal ne peut pas être considérée comme équivalente à celle du parti national. Un point qui illustre de façon éloquente cette affirmation est le fait qu’un parti cantonal peut donner des recommandations de vote divergentes de celles du parti national (Linder, 2012, p. 101 ; Bochsler et Bousbah, 2015, mentionné dans Bochsler, Mueller et Bernauer, 2016, p. 30).

Il convient de souligner que, si les partis politiques ont émergé des cantons et peuvent avoir une plus grande influence dans l’un que dans l’autre, ils ne se présentent pas comme le champion d’une région linguistique en particulier (Kriesi et Trechsel, 2008, p. 86 ; Fleiner et Hertig, 2010, p. 329), sauf exception, comme dans le cas de la Lega dei Ticinesi, qui souhaite protéger les intérêts des Tessinois italophones. Selon Linder (2012, p. 48), en se construisant petit à petit au niveau national au-delà des frontières linguistiques, les partis ont permis de ne pas aborder complètement les clivages politiques (dans les domaines économique et social, par exemple) sous l’angle de l’appartenance à une communauté linguistique[6].

Autre point d’importance, la vie publique en Suisse repose traditionnellement sur le « principe de milice », selon lequel des citoyens endossent certaines responsabilités politiques en marge de leur activité professionnelle et de façon volontaire. Cela a pour conséquence un nombre relativement modeste d’employés au sein des partis, même si l’on assiste à une professionnalisation croissante des activités politiques (Ladner, 2007, p. 321 ; Kriesi et Trechsel, 2008, p. 90). S’ajoute à ce premier point l’absence de financement public pour les partis politiques (Ladner, 2007, p. 310)[7]. Sur le plan financier, ceux-ci dépendent donc grandement des contributions de leurs membres et des dons de tiers. On pourrait résumer la situation en citant Kriesi et Trechsel : « [Swiss political parties] are underfunded, understaffed and generally lacking in resources » (2008, p. 90). Dans notre modèle, ces caractéristiques correspondent aux ressources financières et humaines, toutes deux définies comme des éléments matériels internes.

4. Méthodologie et sélection des cas

Nous avons exposé notre problématique et les différents éléments qui encadrent notre analyse. Comme nous l’avons déjà mentionné, le but de notre étude est de dégager les logiques qui sous-tendent les diverses pratiques, en particulier l’utilisation de la traduction, et qui permettent de mieux comprendre les choix qui sont faits en termes de mode de coordination interlinguistique. Partant de la notion de pratique comme activité contextualisée, nous avons privilégié l’analyse qualitative d’un petit nombre de cas, ce qui permet une analyse nuancée de chaque situation. Pour ce faire, il nous fallait sélectionner non seulement certains acteurs, mais également un genre textuel, étant donné que la communication des partis politiques couvre des documents aussi variés que des argumentaires ou des affiches. Notre choix s’est porté sur les périodiques destinés aux membres et aux sympathisants. Ces publications proposent une série d’articles, signés pour la plupart, qui exposent les arguments et les prises de position du parti en vue de consultations populaires ou qui fournissent de l’information sur les activités du parti ou sur des événements liés à la vie du parti (comme un changement de personnel au sein du secrétariat général). Leur longueur est très variable d’un parti à l’autre, allant de quatre pages à une vingtaine de pages. S’il est vrai que ce genre textuel peut sembler marginal compte tenu du public cible relativement restreint, il présente certaines caractéristiques dignes d’intérêt. Premièrement, il s’agit d’une publication qui paraît à intervalles réguliers sous la forme de numéros, ce qui peut permettre de déceler certains principes récurrents. Deuxièmement, les numéros en tant que tels sont eux-mêmes composés de plusieurs textes ; il est ainsi possible de se pencher sur des configurations relativement complexes tout en s’appuyant sur des entités bien délimitées.

En ce qui concerne le choix des partis politiques, nous avons procédé à la sélection en tâchant de satisfaire au mieux deux critères : 1) les partis devaient avoir une importance plus ou moins comparable dans le système politique suisse et 2) leurs périodiques devaient laisser entrevoir des modes de coordination interlinguistique variés[8], puisque nous cherchons à mener une réflexion sur les possibilités diverses de coordonner un message politique en plusieurs langues. Nous avons choisi trois partis : l’Union démocratique du centre (UDC), le Parti socialiste (PS) et le Parti écologiste (les Verts). Ces partis et leurs périodiques seront brièvement présentés ci-dessous.

D’un point de vue méthodologique, nous avons eu recours à des entretiens, ceux-ci permettant de « rév[é]le[r] la logique d’une action, son principe de fonctionnement » (Blanchet et Gotman, 2012, p. 37). Les questions posées avaient trait au processus de production des périodiques et aux opinions sur la traduction ; les entretiens étaient semi-structurés. Les conversations ont été encodées pour, d’une part, retenir des informations pratiques sur le périodique (étapes de production, identité des personnes impliquées dans la production, entre autres) et, d’autre part, repérer les différents éléments avancés pour expliquer une pratique. Dans ce dernier cas, nous sommes partie de l’ensemble des éléments évoqués ci-dessus, que nous avons complété au fur et à mesure en fonction des informations contenues dans les entretiens. Après avoir dégagé une logique (composée de ces éléments) pour chaque pratique, nous avons comparé les résultats entre partis.

Nous nous concentrerons ici sur les entretiens menés auprès des responsables des périodiques, puisque ce sont eux qui pilotent la réalisation de ces publications. Nous avons ainsi trois entretiens pour l’UDC, deux entretiens pour le PS et trois entretiens pour les Verts ; l’ensemble représente un peu plus de dix heures de discussion[9].

5. Présentation des partis

Comme nous venons de le mentionner, nous avons sélectionné trois partis dans le cadre de notre étude : l’Union démocratique du centre (UDC), le Parti socialiste (PS) et le Parti écologiste (les Verts). Chacun de ces partis a adopté un mode de coordination interlinguistique différent.

5.1 L’Union démocratique du centre (UDC)

Placée à droite de l’échiquier politique, l’UDC est en 2017 le parti qui détient le plus de sièges au Parlement et elle est représentée par deux conseillers fédéraux au gouvernement[10]. Issue du Parti des paysans, artisans et bourgeois fondé (au niveau national) en 1937, l’UDC a connu une montée fulgurante ces dernières années. Alors qu’elle s’imposait auparavant surtout dans les cantons alémaniques, elle progresse dans les cantons romands depuis les années 2000.

L’UDC publie un périodique en allemand et en français, sous le nom de Klartext et de Franc-parler respectivement ; elle ne distribue pas de périodique en italien. À l’origine, seule l’édition allemande était proposée ; la version française est venue s’y greffer en 2010. D’un point de vue organisationnel, une seule équipe de rédaction, composée de deux membres du secrétariat général du parti, prend en charge la production des deux versions. Elle élabore une table des matières pour les deux éditions, identifie les auteurs potentiels, prend contact avec ceux-ci et centralise toutes les contributions. Les articles sont ensuite envoyés à un traducteur externe et les textes finaux sont relus par la rédaction. La grande majorité des articles sont traduits de l’allemand vers le français, même si certaines traductions sont parfois effectuées dans le sens inverse. Depuis avril 2015, les articles sont moins systématiquement traduits et il arrive que, pour certains thèmes, un article soit commandé à la fois à un germanophone et à un francophone, chacune des contributions étant destinée à Klartext ou à Franc-parler, selon la langue. Il reste toutefois un fort parallélisme entre les deux publications, que ce soit dans la mise en page (tout à fait identique) ou dans les articles en tant que tels, et la traduction est un outil largement utilisé.

5.2 Le Parti socialiste (PS)

Premier parti de gauche, le PS est la deuxième force politique en Suisse, après l’UDC. Fondé en 1888, il fait son entrée au Conseil fédéral en 1943 et, depuis 1959, y est représenté par deux de ses membres. Selon Bochsler, Mueller et Bernauer (2016, p. 35), si le PS est le parti qui obtient les résultats électoraux les plus homogènes sur l’ensemble du territoire suisse, il tend à gagner davantage de voix dans les cantons urbains et francophones.

Les membres germanophones du parti reçoivent un périodique nommé Links, tandis que les membres francophones ont droit à leur propre version, Socialistes. Les deux publications sont largement indépendantes l’une de l’autre et sont placées sous la responsabilité d’un rédacteur en chef différent. Si elles présentent un visuel tout à fait semblable, leur fréquence de publication ne coïncide pas (neuf numéros par an pour Links et six pour Socialistes) et leur longueur diffère (vingt pages pour Links et douze pour Socialistes). Les rédacteurs en chef établissent chacun de leur côté leur table des matières, et il n’y a pas véritablement d’échanges entre eux en dehors de quelques cas particuliers, par exemple lorsque l’un des rédacteurs prévoit de mener une entrevue avec quelqu’un d’important (comme le président du parti). Comme les articles sont généralement commandés pour une des versions linguistiques auprès d’un représentant de la langue concernée, la traduction est rarement utilisée, sauf dans quelques cas, comme celui, déjà mentionné, de l’entrevue avec une personnalité politique d’envergure. Si une telle situation se présente, la traduction est normalement effectuée par le rédacteur en chef lui-même ou par son assistant.

Notons encore qu’il existe un périodique distribué auprès des membres et sympathisants italophones : ps.ch. Celui-ci n’est toutefois pas produit par le secrétariat général du parti suisse, à l’instar de Links et de Socialistes, mais par la section tessinoise. Même si nous prendrons en compte l’existence de cette publication pour notre analyse, elle n’en fera pas directement l’objet.

5.3 Le Parti écologiste (les Verts)

Le Parti écologiste suisse (les Verts), situé à gauche de l’échiquier politique, est un parti relativement jeune, puisqu’il est né en 1983 de la fédération de différents courants écologistes. Il est le parti non gouvernemental le plus important du pays.

Les Verts publient un périodique en allemand, Greenfo, et un périodique en français, le Bulletin Vert. Chacun a à sa tête un responsable, mais, contrairement à l’organisation du PS, les deux rédacteurs en chef ont des échanges relativement soutenus. Ils discutent ensemble des tables des matières, et la vérification du produit final se fait de façon centralisée. On peut distinguer plusieurs types d’articles, en fonction des liens entre les versions linguistiques. Certaines contributions sont traduites d’une langue à l’autre, généralement par le rédacteur en chef. D’autres sont des contributions originales d’un auteur germanophone ou francophone (selon la publication) ; le thème traité est alors coordonné au moment de l’élaboration de la table des matières, de sorte que l’on trouve des articles plus ou moins équivalents d’une version à l’autre. Enfin, certains articles sont publiés exclusivement dans Greenfo ou dans le Bulletin Vert ; il s’agit très souvent d’articles qui portent sur des sujets cantonaux et pour lesquels le rédacteur en chef ne dépend pas de son homologue, en particulier pour le Bulletin Vert. Le produit final, qui reflète d’ailleurs l’organisation de la production, consiste donc en un ensemble complexe de points de convergence et d’indépendance. On peut ainsi concevoir ce mode de coordination interlinguistique comme une voie médiane (ou une forme hybride) entre le mode choisi par l’UDC et celui suivi par le PS.

Ce mode de coordination a pris fin en automne 2015, et de nouvelles publications ont été lancées en mai 2016. Les données dont nous disposons correspondent toutefois à l’organisation décrite ci-dessus, c’est pourquoi notre analyse portera sur celle-ci.

6. Comparaison des logiques

Les descriptions ci-dessus mettent en évidence les différents modes de coordination interlinguistique qui sont effectivement appliqués par trois partis politiques. Au-delà de ces descriptions, l’étude vise à comprendre les logiques (définies comme des ensembles cohérents de différents éléments, matériels ou représentationnels, internes ou externes) qui se cachent derrière ces modes. Les entretiens que nous avons réalisés ont permis d’identifier plusieurs éléments entrant en ligne de compte dans le choix d’un mode de coordination interlinguistique : ressources financières, ressources humaines, autres publications, considérations en matière de stratégie politique, développement historique du parti et de la publication, valeurs importantes pour le parti (par exemple, protection des minorités, individualité, honnêteté), représentations attachées à la traduction, représentations attachées au plurilinguisme, entre autres. Parmi ces éléments, nous nous attarderons sur ceux qui diffèrent d’un parti à l’autre et qui expliquent les divergences observées dans le choix du mode de coordination.

Cette décision a pour conséquence que nous ne traiterons pas en détail le cas de l’italien. En effet, comme nous l’avons vu, aucun parti national (plus précisément, aucun secrétariat général national) ne publie de périodique pour ses membres italophones[11], et nous retrouvons dans les discours produits par nos participants une même logique qui sous-tend ce déséquilibre (ou cette asymétrie) par rapport aux autres langues nationales. Ainsi, le réservoir de lecteurs n’est pas jugé assez grand pour justifier la production d’un journal, comme nous le disent très clairement les participants no 4 (« on ferait un journal pour quelques centaines de membres et ça nous coûterait tout aussi cher que les autres langues, donc ça ne se justifie simplement pas ») ou no 1 (« Bon, c’est une question de moyens. Le réservoir d’abonnés de nos journaux au Tessin est relativement ténu »). Autrement dit, il y a conjonction de deux éléments matériels internes au parti, qui sont les ressources financières et le nombre de lecteurs potentiels. Certains participants ont également souligné que leurs membres italophones disposaient déjà d’une communication proche de la ligne du parti dans leur langue, que ce soit par le parti cantonal ou par des publications ne dépendant pas directement du parti politique (national ou cantonal), mais véhiculant des idées similaires à celui-ci. Par exemple, le participant no 2 a expliqué que, « pour nous, les coûts et les bénéfices ne joueraient tout simplement pas, parce que les Tessinois ont de toute façon leur propre journal ». Cet aspect, à savoir la présence de publications gérées par un autre acteur, équivaut à un élément matériel externe. On note également parfois dans certains discours l’idée que l’italien présente une spécificité par rapport à l’allemand et au français, en cela que la communauté linguistique coïncide ici avec la circonscription politique qu’est le canton du Tessin et qu’il est donc possible de « laisser [le canton du Tessin] faire », dans les mots du participant no 3. La mention de cette configuration particulière (élément matériel externe) appelle deux remarques. Premièrement, en fusionnant communauté italophone et Tessin, on « oublie » les locuteurs italophones des Grisons (certes minoritaires ; le principe du « nombre déterminant », déjà évoqué, entre très certainement en jeu). Deuxièmement, une telle affirmation indique que, si recherche de coordination du message il y a, celle-ci opère avant tout au sein de la communauté linguistique et non à l’échelle du pays dans son ensemble, ce qui, en tant que tel, ne répond en rien au risque de fragmentation de l’espace public pour le système politique en entier.

En ce qui concerne la coordination entre l’allemand et le français, nous comparerons les logiques en passant par trois grands thèmes : développement historique, représentations de la traduction et, finalement, considérations stratégiques et honnêteté.

6.1 Développement historique

Notre étude adopte avant tout une perspective synchronique, mais il apparaît que, parfois, un mode de coordination interlinguistique ne peut pas être appréhendé si l’on ignore totalement l’histoire de la publication (élément matériel interne). C’est en particulier le cas pour les périodiques des Verts.

Le Bulletin Vert est en réalité né comme une publication d’un parti cantonal (celui de Genève). Petit à petit, le périodique a pris de l’ampleur et a accueilli les contributions (textuelles et financières) d’autres partis cantonaux, devenant ainsi un organe d’information pour la Suisse romande. Par la suite, le parti national a récupéré la publication dans un souci de coordination au niveau fédéral. Toutefois, le Bulletin Vert continue à être financé à la fois par le parti national et par les partis cantonaux, et une partie du périodique est ainsi réservée aux articles des structures cantonales, la planification de celle-ci étant discutée lors de la coordination romande[12]. Greenfo, la version allemande, a lui toujours appartenu au parti national et ne bénéficie pas de la participation financière des partis cantonaux. Qui plus est, les partis cantonaux alémaniques pouvant avoir leur propre périodique (présence d’autres publications ; élément matériel externe), l’avis est que Greenfo n’est pas tenu de garantir aux partis cantonaux des espaces de communication. Notre participant no 5 affirme, par exemple, que « dans le Greenfo, la partie cantonale, elle est assez petite, parce que les partis cantonaux ont leur propre publication »[13]. Ainsi, en raison de leur trajectoire historique différente, les deux périodiques ont fondamentalement un rôle qui n’est pas identique, le Bulletin Vert faisant également office, en quelque sorte, de périodique au niveau cantonal. Selon notre participant no 1, « il y a pas de Bulletin Vert cantonal, il y a pas d’organe d’information cantonal. […] C’est le Bulletin Vert qui est le journal qui sert de journal pour le canton, ouais. Donc les deux produits sont pas rigoureusement identiques ».

Les liens entre le Bulletin Vert et Greenfo suivent donc une évolution progressive dont les responsables des publications sont très conscients, et les choix effectués dans le cadre de cette évolution dépendent notamment d’autres acteurs (les partis cantonaux ; élément matériel externe) ; vu sous cet angle, on comprend mieux que la traduction ne peut pas intervenir pour certains articles (ceux des partis cantonaux). Il est intéressant de constater que, dans le cas du PS, l’on peut déceler également un élément relevant du développement historique, mais sous une autre forme. En effet, pour un de nos participants, le degré peu élevé de coordination entre Links et Socialistes est notamment – mais pas seulement – dû au fait que la parution des numéros est décalée entre les deux versions :

La différence entre Socialistes et Links est aussi, il y a aussi des raisons très pratiques, ce sont deux rédac… enfin deux personnes différentes qui font le tout, ce sont d’autres gens qui écrivent, et puis le Socialistes paraît six fois, le Links paraît neuf fois, ce sont des rythmes différents.

Participant no 8

Or, cet élément fait partie des éléments matériels internes qu’il serait a priori assez facile de modifier. Il s’agit ici d’une manifestation différente du développement historique, où un individu doit effectuer une tâche dans une structure déjà existante ; cet « héritage » mène ici à un certain immobilisme dans le sens où l’individu ne peut pas (ou ne pense pas pouvoir) changer un cadre institutionnel et, par ricochet, un mode de coordination interlinguistique[14].

6.2 Représentations de la traduction

Il existe, chez nos participants, une idée largement répandue selon laquelle la traduction « normale » est la traduction littérale. Or, ils sont unanimes pour dire que ce type de traduction n’est pas adapté à la communication politique :

Ce travail consiste pas juste à traduire, mais en réalité à saisir le sens et puis à adapter le discours au public.

Participant no 1

Pour les textes techniques, on doit traduire presque [rabat lourdement la main sur la table à plusieurs reprises], exactement. En politique, on doit pas du tout traduire exactement.

Participant no 2

[En parlant de la façon de traduire] les questions de communication ont un objectif de toucher celui qui les reçoit et du coup on doit adapter effectivement en fonction des besoins et du sentiment et de ce qui frappe ou non chez la personne.

Participant no 7

De manière intéressante, le mode de coordination interlinguistique choisi ne semble pas directement dépendre de cette représentation attachée à la traduction (nous l’avons dit, nous retrouvons cette idée dans tous les partis étudiés, même ceux qui utilisent largement la traduction). De fait, nos participants semblent avoir une attitude très pragmatique et cherchent à produire des textes qui fonctionnent selon le but assigné et non selon une définition « théorique » ou « dogmatique ». L’idée de la traduction de base comme traduction littérale semble plutôt avoir une influence sur le choix du traducteur[15].

Une autre caractéristique associée à la traduction émerge toutefois du discours produit par nos participants du PS et elle est déterminante en ce qui concerne l’absence presque totale de cette technique de production de textes dans Links et Socialistes. Tant le responsable francophone que son homologue germanophone voient la traduction comme un produit dérivé ou un produit de « récupération », pour reprendre le terme utilisé au cours d’un des entretiens : « on est pas toujours entre guillemets dans une position justement de traduction ou de récupération » (Participant no 7). Cette dimension de récupération peut être rattachée à deux problématiques plus larges. Tout d’abord, elle a trait au mécanisme de représentativité, une facette essentielle de la communication politique[16]. La communication assurée par la traduction et perçue comme indirecte, transférant des repères culturels différents ou des « sensibilités » (Participant no 7) différentes, peut instaurer une certaine distance entre le lecteur et le parti ; en d’autres termes, elle peut nuire aux liens de représentativité ou d’identification, ce qui n’est pas souhaitable d’un point de vue de stratégie politique :

Le journal serait pas si bien accepté en Suisse romande si c’était une Alémanique qui faisait un journal avec un point de vue de la Suisse alémanique et que c’était ensuite traduit tout simplement en français.

Participant no 8

Cette altérité (pour reprendre un terme parfois utilisé en traductologie) se double d’une thématique majorité-minorité, dans la mesure où la récupération peut déboucher sur une subordination à l’autre langue, certains points de vue ou choix de l’autre langue étant une donnée qui s’impose dans la traduction :

Vu qu’on est moins nombreux côté romand, on est plus souvent dans un document qui part du côté alémanique et qui se fait traduire côté romand. Ce que je trouve finalement un peu problématique dans le sens où on est souvent un peu devant le fait accompli.

Participant no 7

Ce point semble d’autant plus pertinent dans le cas du PS, car, comme nous l’avons mentionné plus haut, il s’agit d’un parti qui est bien établi en Suisse romande et qui compte de nombreux élus francophones au Parlement. Nos participants attachent donc une certaine importance à disposer d’une partie de la communication du parti qui ne passe pas par la traduction et qui est produite et pensée directement pour les francophones ; ainsi, le participant no 7 estime qu’« il y a un côté très agréable de dire, on a un journal qui est romand avec sa sensibilité romande ».

Nous avons donc, dans le cas particulier du PS, une construction complexe qui allie éléments représentationnels (représentation attachée à la traduction, stratégie politique par le maintien des liens de représentativité et conception des rapports majorité-minorité) et élément matériel interne (force politique du parti dans les communautés linguistiques).

6.3 Stratégie politique et valeurs

Nous l’avons vu, l’UDC publie deux périodiques étroitement liés. L’un de nos participants a expliqué que la décision de produire deux publications très proches l’une de l’autre relevait d’une volonté de créer un message national et non fragmenté par langue. En outre, on peut constater une activation du système de valeurs (élément représentationnel) ; selon le participant no 4, « on s’est toujours refusé en fait à essayer de trahir notre discours en fonction des sensibilités culturelles […] ». Il y a là une mise en avant de la notion d’honnêteté (garde-fou face à la « trahison ») qui sous-entend que le parti est porteur d’un seul et même discours, et que l’adaptation serait une démarche pour ainsi dire manipulatrice et contraire au principe d’authenticité. Dans ce contexte, la traduction s’impose aux yeux du participant[17].

Toutefois, depuis ce premier modèle, les responsables ont modifié leur logique. Comme nous l’avons décrit dans la présentation des partis, les articles sont aujourd’hui moins systématiquement traduits qu’au début de Franc-parler. La notion d’honnêteté suggérée dans l’extrait cité ci-dessus n’est plus avancée pour expliquer la pratique. La rédaction cherche désormais à passer commande auprès d’auteurs issus des communautés linguistiques concernées pour chacune des éditions (même si cela ne concerne qu’une minorité d’articles), le but étant de permettre aux membres et aux sympathisants de lire des personnes qui leur sont (plus) familières et d’assurer une communication proche du citoyen ; notre participant no 6 a affirmé qu’« on va trouver des romands en fait pour que cela parle plus aux gens, des gens qu’ils connaissent et de leur région pour parler des sujets ». On assiste là à un rapprochement avec les logiques qu’on trouve chez le PS (nous l’avons vu) et les Verts, qui souhaitent eux aussi assurer les liens de représentativité entre le parti et les membres (considérations stratégiques liées aux attentes du lecteur ; élément représentationnel).

Il faut cependant se montrer plus nuancé. Le fait de passer commande auprès d’un représentant de la communauté linguistique ne signifie pas que les différences culturelles, pouvant modifier le discours général, sont assumées dans les articles. D’un point de vue stratégique, il peut s’agir tout simplement de donner un nom pour que les lecteurs, d’une part, reconnaissent la personne et, d’autre part, s’en souviennent au moment d’élections[18]. Dans ce cas, d’autres mécanismes que la traduction peuvent permettre d’assurer l’homogénéité du message politique, comme des consignes données par la rédaction lors de la commande ou un choix stratégique des auteurs, dont on anticipe le type d’article. Il ressort clairement du discours du PS et des Verts qu’une certaine prise en compte des différences entre les communautés linguistiques est prévue dans leur mode de coordination interlinguistique. Cela est beaucoup moins clair pour l’UDC.

Plus généralement, il est fort probable que ce changement de logique et ce mode de coordination hybride (mélange de traduction et de commande auprès d’auteurs différents) soient dus aux progrès que l’UDC a enregistrés dans les cantons francophones. La création même de Franc-parler en 2010, alors que Klartext existait depuis des années, a été motivée par un plus grand nombre de membres en Suisse romande (élément matériel interne). Ainsi, notre participant no 2 a affirmé que :

Mais à un moment donné on est arrivé à un stade où on a voulu, on a pensé que ce serait justement bien [de lancer une édition française], parce qu’on avait de plus en plus de membres au Valais et à Genève, et puis aussi au Jura et à Neuchâtel.

Dans le prolongement de cette logique, on peut imaginer que l’augmentation du nombre de membres dans les cantons romands a incité à solliciter davantage l’intervention d’auteurs francophones.

Conclusion

La comparaison que nous avons faite des trois logiques met en évidence l’importance, pour le choix d’un mode de coordination interlinguistique, d’éléments représentationnels et d’éléments matériels, qu’ils soient internes ou externes au parti. La tentative formulée ici d’appréhender les différentes pratiques montre que les éléments ne doivent pas être considérés de façon isolée, mais qu’ils forment ensemble un réseau, ce qu’illustre particulièrement bien l’exemple du PS que nous avons exposé ci-dessus en prenant les représentations attachées à la traduction comme point de départ. Cependant, les considérations relatives au développement historique pour le PS incitent à interroger la dichotomie interne – externe : une personne peut en réalité considérer certaines structures de son parti, présentées dans notre schéma en tant qu’élément interne, comme un élément qui lui est externe, donc comme un élément qu’elle ne peut pas directement modifier. Ce point rappelle que le parti politique, comme entité abstraite, agit toujours par l’intermédiaire de personnes, mais que les deux objets ne sont pas équivalents.

Nous avons vu qu’il existe plusieurs modes de coordination interlinguistique, soutenus par différentes logiques. Leur examen révèle que l’éventail des possibilités est bien plus large que la simple distinction traduction – non-traduction. Ainsi, alors même qu’on trouve dans plusieurs partis des articles produits non pas par la traduction, mais par un travail de rédaction spécifique à une édition, le degré de coordination varie sensiblement selon le cas. Les périodiques peuvent être produits de façon tout à fait indépendante, de sorte que l’on peut se demander s’il est véritablement pertinent de parler de mode de coordination. À l’inverse, il est possible de maîtriser le lien entre les éditions par des échanges concernant les thèmes ou même le contenu des articles, ce qui est assez comparable aux techniques de corédaction utilisées dans les processus législatifs de certains pays plurilingues et étudiées notamment en traduction juridique. Cette pratique satisfait à une double stratégie politique consistant, d’une part, à préserver les liens de représentativité (choix de l’auteur et prise en compte des sensibilités) et, d’autre part, à assurer une cohérence minimale du message politique au niveau fédéral. En ce sens, le mode de coordination interlinguistique mis en pratique par les Verts nous semble particulièrement intéressant.

Les modes de coordination interlinguistique permettent certainement d’atténuer la fragmentation de l’espace public, à défaut de la supprimer complètement[19]. Certaines remarques de nos participants offrent toutefois un autre point de vue qui, sans diminuer l’importance de ces pratiques, permet de nuancer notre analyse : le bon fonctionnement du système politique tient également au fait qu’une certaine fragmentation est tolérée, les différents acteurs (partis et citoyens) étant conscients de vivre dans un système fédéral caractérisé par plusieurs communautés linguistiques. Il est sans doute illusoire de penser qu’il est possible d’empêcher totalement la fragmentation.