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L’ouvrage d’Alexis Nouss est découpé en quatre moments qui déclinent, chacun sur un mode particulier, le déplacement poétique celanien : « Le sens déplacé », « Le temps déplacé », « La langue déplacée » et « La vie déplacée ». Ainsi le déplacement constitue-t-il le fil conducteur du cheminement que nous propose l’auteur dans les méandres de l’oeuvre du poète. De façon plus anecdotique, ce déplacement se met également en scène sous la forme de vignettes insérées en tête de chapitres, comme autant d’instantanés qui jalonnent l’itinéraire d’Alexis Nouss marchant sur les pas de Paul Celan. On le sait, l’oeuvre de ce dernier a inspiré des penseurs aussi remarquables que Theodor Adorno, Jacques Derrida, Alain Lacoue-Labarthe et Henri Meschonnic qui, pour sa part, parlait d’un « effet-Celan » dont il a su donner toute la mesure. L’ouvrage d’Alexis Nouss s’inscrit dans cette brillante filiation dont il embrasse les orientations interprétatives. C’est avec la ferme intention de soustraire Paul Celan au Mythe (et à ses stratégies convenues de momification) qu’Alexis Nouss entreprend de le rendre à l’histoire, et pas uniquement à celle du peuple juif. À contre-courant des futilités biographiques, des certitudes académiques et autres inconsistances ésotériques, Alexis Nouss prend acte d’entrée de jeu de la précarité fondamentale qui fait le lit de la parole de Paul Celan. Fragilité qui confère paradoxalement à cette parole une force inédite qu’elle mettra en oeuvre pour rédimer, à même son propre corps, la langue allemande à l’horizon de la Shoah. Dans les termes du critique, « elle [la poésie celanienne] n’est pas une élégie funèbre entonnée à un monde et un peuple disparus comme on l’y réduit souvent : elle est un don qui nous est fait, un héritage irrécusable, une survie qui nous incombe et non le testament (sauf au sens de témoignage) d’un survivant » (p. 107). Usant avec inspiration des stratégies de déplacement de ses illustres prédécesseurs (en particulier, l’approche poétique du regretté Henri Meschonnic), l’auteur nous propose, selon ses propres termes, une lecture « méridienne » de l’oeuvre de Paul Celan. Guidée par des motifs (lecture-blessure, voile, obscurité) qui émergent en pointillé de l’oeuvre celanienne, la lecture d’Alexis Nouss en effectue la traversée tout en respectant scrupuleusement son relief poétique pour le moins « accidenté ». Bien plus que la lettre, c’est donc son tortueux modelé qui guide l’interprétation du critique-arpenteur.

Présente tout au long de l’ouvrage, la traduction constitue à la fois un levier critique permettant d’aborder l’oeuvre de Celan et l’un des opérateurs essentiels de ce déplacement dont Alexis Nouss s’attache à rendre compte. Au coeur de la langue même de Paul Celan qui entremêle, à l’occasion, yiddish, latin et allemand, la traduction se trouve étroitement liée à la figure de l’autre. De ce décentrement du Même vers l’Autre, naît une traductologie singulière aux inflexions benjaminiennes dont l’auteur de l’essai entreprend de poser les bases dans la troisième partie de son ouvrage. Orienté résolument vers l’Autre donc, le traduire de Paul Celan prolonge son écriture en ce qu’il porte, par-delà la déchirure de l’histoire, la parole des textes comme celle des disparus, assurant par là même leur survie. Alexis Nouss mesure avec précision le pouvoir de déplacement de cette phénoménologie du traduire sur plusieurs passages d’oeuvres traduites par le poète lui-même. Au fil de cette étude systématique (à défaut d’être exhaustive) des traductions de Paul Celan, le critique parvient à faire émerger une conception originale du traduire qui fait littéralement corps avec l’écriture du poète de sorte que l’on peut parler véritablement de poétique dans le sens où l’entend Henri Meschonnic.

En somme, le Paul Celan d’Alexis Nouss tire sa rigueur de sa capacité à suivre à la lettre les déplacements du poète. Que l’on ne s’y trompe pas, il est moins question ici de lecture littéraliste que littérale en ce sens qu’elle s’efforce de demeurer au plus près de l’obscurité de Paul Celan sans tomber dans les travers de l’obscurantisme. À ce titre, la lecture d’Alexis Nouss pourra paraître quelque peu hermétique voire carrément confuse aux yeux de ceux qui espéraient trouver matière à explications et à justifications. Dérogeant aux exigences académiques, l’ouvrage d’Alexis Nouss préfère aux voies convenues de la méthode les chemins de traverse les plus inattendus. Si donc l’auteur de l’ouvrage prend le parti de soustraire l’énonciation « claire-obscure » de Paul Celan tout à la fois à son assombrissement ésotérique qu’à sa clarification métaphysique, c’est pour mieux la restituer à la contingence de l’histoire post-concentrationnaire qui en constitue le substrat authentique. À ceux qui en doutaient encore, Alexis Nouss démontre la radicalité de la parole celanienne, laquelle réside moins dans son impénétrable mystère que dans son extrême précarité. Au creux de cette précarité se joue une poétique du traduire dont le critique s’attache à formuler les principes. Et il fallait toute la force d’une écriture (qui, en passant, ne cesse de faire hommage au regretté Henri Meschonnic) pour témoigner de la fragilité constitutive de la parole celanienne, sans prétendre jamais l’expliquer. Une écriture capable de maintenir, mot après mot, le cap de l’histoire pour ne pas s’(y) abîmer. Telle est en définitive la prouesse d’Alexis Nouss sur les traces de Paul Celan.