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L’ouvrage de Geraldine Brodie, The Translator on Stage, est une intervention importante dans le sous-champ des études sur la traduction théâtrale. Il offre une cartographie saisissante de la pratique de la traduction dans l’écologie théâtrale contemporaine de Londres. Dans cette étude expressément cibliste et descriptive (à la Gideon Toury), l’objectif premier est de décrire la place du traducteur, son agentivité, ses choix stratégiques et son positionnement dans la création collaborative de traductions et de productions théâtrales visant le public londonien. La description du milieu contemporain où les traductions sont jouées compte donc davantage que celle de la provenance et de la trajectoire originales de textes dramatiques aux appartenances linguistiques diverses et qui vont du répertoire classique aux tendances performatives les plus récentes. L’ouvrage pose en outre certaines sous-hypothèses qui nuancent les travaux précédents de Lawrence Venuti (2008), Susan Bassnett (1991) et Margherita Laera (2014) : celle de l’invisibilité de la traduction littérale ou directe; celle de la rentabilité de la traduction dans la programmation théâtrale; et enfin celle de l’indifférenciation entre adaptation et traduction dans le milieu londonien.

L’introduction de l’ouvrage permet à Brodie de développer une méthodologie tout à fait innovatrice en études de la traduction théâtrale, où les soucis de représentativité ou de cohérence du corpus priment habituellement. La chercheuse met plutôt en place un échantillonnage aléatoire, suivant en cela l’exemple de la sociologie des acteurs-réseaux de Bruno Latour (précédemment sondée par Sirkku Aaltonen (2013) pour comprendre le processus de traduction théâtrale d’Incendies de Wajdi Mouawad en Finlande), mais aussi sa propre expérience inusitée comme auditrice fiscale. L’échantillon se circonscrit autour des mois d’avril, mai et juin de la programmation théâtrale de 2005, mois moins aptes aux perturbations occasionnées par les Fêtes et la saison estivale, et année choisie pour sa proximité (celle de la mémoire vivante), mais aussi sa légère distance (d’où la disponibilité des matériaux dans les archives). Suivant un dépouillement des spectacles annoncés dans The Official Guide of the Society of London Theatre de la section « Culture » de l’hebdomadaire Sunday Times pendant cette période, Brodie identifie huit pièces jouées en traduction dans les grands théâtres de Londres : la version de Hecuba d’Euripide par Tony Harrison au Royal Shakespeare Company; Festen de Thomas Vinterberg, Mogens Rukov et Bo hr. Hansen dans une traduction indirecte de David Eldridge à l’Almeida; l’adaptation de Mike Poulton de Don Carlos de Friedrich Schiller au Crucible Theatre; The Woman Before de l’auteur contemporain Roland Schimmelpfennig dans une traduction de David Tushingham au Royal Court Downstairs; la pièce Hedda Gabler de Henrik Ibsen présentée dans une version de Richard Rose à l’Almeida; The UN Inspector d’après Nikolai Gogol dans une adaptation libre de David Farr au National Olivier; la version indirecte par le dramaturge David Hare de The House of Bernarda Alba de Federico García Lorca au National Lyttleton; Way to Heaven de Juan Mayorga dans une traduction du traductologue David Johnston au Royal Court Upstairs. Ainsi que l’affirme Brodie, « [t]his systematic collection of plays, ranging from classical tragedy to contemporary drama, would rarely be discussed as a body, but in fact is representative of the variety regularly available on the London stage. » (p. 9) Cette représentativité fait toute la force de l’étude de Brodie; on sort de l’ouvrage avec l’impression de sortir d’un travail approfondi sur le terrain, avec une connaissance des acteurs majeurs de la scène théâtrale et traductionnelle.

The Translator on Stage se décline en trois grands chapitres, le premier fournissant le contexte physique, économique et organisationnel des théâtres où l’on retrouve chaque production du corpus, le deuxième la description des huit productions et de leur équipe de traduction, le troisième le résultat d’entrevues avec de multiples agents de traduction (producteurs, « literary departments » des théâtres où les textes produits sont choisis et développés, metteurs en scène, traducteurs directs ou indirects, dramaturges). Comme une loupe grossissante, l’ouvrage passe des institutions aux individus impliqués dans le processus de traduction, détaillant peu à peu, à chaque chapitre, la situation et les décisions collaboratives qui se prennent. C’est dans le premier chapitre, partie originale de l’étude, que l’expérience d’auditrice fiscale de Brodie ressort véritablement, permettant d’ébranler sérieusement une hypothèse souvent mise de l’avant – mais peu vérifiée – de la traduction théâtrale : que c’est en raison des risques financiers que comporte une traduction que les compagnies de théâtre britanniques confient la jouabilité (et la visibilité) de la traduction à un dramaturge ou metteur en scène anglais mieux connu que le traducteur qui aura fait une première version interlinguistique littérale et annotée. Pour ce qui est de l’échantillon de Brodie, toutes les productions apparaissent dans des institutions associées de près ou de loin au Society of London Theatre, organisme qui représente les théâtres commerciaux et subventionnés du centre de Londres, ainsi que dans des théâtres qui ont reçu un certain financement public (entre 893 000 et 16 000 000 livres) du Arts Council England. Toutes les traductions, même celles de textes issus du répertoire, sont passées par des théâtres qui promouvaient la nouvelle dramaturgie et plus spécifiquement par les départements littéraires de ces théâtres. Le Royal Court Theatre, qui fait de la nouvelle dramaturgie sa mission, se démarque en instituant l’embauche d’experts linguistiques pour la traduction directe et celle de praticiens de théâtre pour la traduction « jouable ». L’Almeida, théâtre du nord de Londres aux finances solides, est à l’origine de Festen et de Hedda Gabler, tous deux à l’affiche dans le West End pendant la période de l’échantillon. Ces informations financières révèlent une ligne très floue entre théâtre commercial et subventionné, ainsi qu’une préférence pour la présentation des traductions en petite salle pour en minimiser les risques financiers.

Mine de renseignements sur les productions théâtrales depuis les premiers jours de leur commande jusqu’à leur réception, le deuxième chapitre reconnaît également l’expérience subjective de la chercheuse comme spectatrice. La plupart des productions traduites mettent en place des mesures d’accommodement pour le public anglais. Le dramaturge David Hare transparaît comme l’attrait principal de l’adaptation politisée The House of Bernarda Alba, dont la traduction directe de Simon Scardifield, commandée précisément pour cette production, contient pourtant d’importantes annotations culturelles. La traduction The UN Inspector, quant à elle, promet une version plus libre adaptée à l’époque actuelle; celle de Hedda Gabler souscrit tout entière à l’autorité du metteur en scène Richard Eyre, même si elle partage l’éthos du National Theatre et le processus de traduction indirect des deux productions précédentes. La traduction intersémiotique et interlinguale de Festen, dont le dramaturge anglais David Eldridge détient le copyright, résulte d’un long travail collaboratif sur l’adaptation théâtrale en anglais à partir d’un film danois. Les deux traductions directes, Way to Heaven et The Woman Before, se font autour de textes d’auteurs contemporains qui anticipent la traduction en universalisant les références. Dans ces deux situations, les traductions semblent suivre plus fidèlement le texte de départ que les traductions indirectes.

À partir des huit études de cas, ce chapitre offre quelques généralisations : les traductions directes sont commandées pour le metteur en scène ou parfois effectuées par ce dernier; la technique scénique des traducteurs de première instance est aussi importante que leur expertise linguistique; les traducteurs (directs, indirects) sont le plus souvent connus du public et s’ils ne le sont pas, une personne plus visible s’ajoutera à l’équipe de production. (Étonnamment, cinq des huit traducteurs de l’échantillon s’appellent « David », ce qui montre pour la chercheuse la prépondérance des hommes dans le domaine de la traduction théâtrale à Londres.) Pour Brodie, le lien entre visibilité, célébrité et traducteur « highlights the act of translation and the existence of translations themselves » (p. 103). Ainsi, si la traduction elle-même n’est pas souvent mentionnée dans la couverture médiatique d’une production (où elle est parfois remplacée par des termes comme « adaptation » ou « version », toujours sous le signe de la nouveauté), les traducteurs, quant à eux, y trouvent une place qui, par ricochet, en fait une en filigrane pour la traduction. Appuyant cette affirmation, le troisième chapitre du livre, centré sur les témoignages des nombreux intervenants dans le processus de traduction théâtrale, révèle selon Brodie plusieurs aspects de cette pratique à Londres : la collaboration des traducteurs littéraux à la pratique du théâtre où ils cumulent occasionnellement les fonctions; des négociations culturelles autant dans la traduction indirecte que dans la traduction directe; la valorisation par les théâtres du succès auprès des critiques au-delà de l’impératif économique; et enfin, le désir de donner une plus grande visibilité à la traduction littérale et à l’original.

Le travail de description cartographique extraordinaire effectué par Brodie sur un contexte d’arrivée des traductions théâtrales comporte des avantages certains pour les chercheurs en traductologie, mais aussi en études théâtrales et internationales. L’un d’eux est de contribuer à l’émergence de nouvelles connaissances sur la fabrique de la traduction, les traducteurs, leurs rôles, leurs positionnements et leurs collaborations. Un autre avantage est de laisser entrevoir un travail inverse de la part des chercheurs « sourciers » ou « de départ », qui pourront situer l’arrivée de productions pertinentes à partir de l’index abondant des acteurs et institutions de Londres, jaugeant ainsi le cumul des ressources littéraires et culturelles à l’aune de la traduction sur la scène internationale. Du reste, l’écriture remarquablement efficace de Brodie rend la lecture agréable à tous ceux qui s’intéressent à la traduction, au théâtre et à la culture londonienne.