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Les directeurs de cet ouvrage, Marc Lacheny, Nadine Rentel et Stephanie Schwerter, réussissent-ils le pari qu’ils se sont lancés, soit d’aboutir à une définition de l’erreur culturelle et de « briser le carcan disciplinaire pour étudier [cette] notion […] sous différents angles » (p. 19), et ce, dans un cadre traductologique? C’est la question qui sous-tend cette recension.
D’emblée la préface de Nicolas Froeliger, professeur à l’Université Paris Diderot – Paris 7, présente les trois facettes de l’erreur culturelle en traduction qui sont abordées dans cet ouvrage bien pensé. La première partie du recueil, l’erreur culturelle, du mot au signe, est consacrée à l’aspect linguistique de l’erreur (culturelle) en traduction. La deuxième, l’erreur culturelle en contexte professionnel et politique, soulève le voile de l’erreur culturelle prenant forme lors de la pratique de la traduction et de l’interprétation en contexte politique. La dernière partie, l’erreur culturelle en philosophie et en musique, informe le lecteur à propos de l’importance de connaître les réalités culturelles des publics de départ et d’arrivée. Bien que l’erreur culturelle soit au centre des préoccupations des auteurs des chapitres, tous mentionnent l’importance de la culture générale du traducteur. Ce bagage de connaissances éclaire les choix que ce dernier devra soupeser. En effet, comme nous le découvrons au fil de la lecture, il arrive que l’erreur culturelle soit nécessaire afin de répondre aux impératifs du public cible, tandis que d’autres fois l’erreur culturelle est une faute. Dans cette recension, nous avons décidé de nous pencher sur les chapitres qui exposent les points clés des trois parties présentées par Froeliger.
Mais qu’est-ce que l’erreur culturelle? Est-elle négative, positive ou inévitable? Pour Émeline Arcambal, « [d]ans certaines situations, comme en interprétation [en langue des signes] en milieu pédagogique, l’erreur culturelle semble donc parfois nécessaire pour ne pas faire obstacle à la visée du discours » (p. 73). L’interprète en contexte scolaire doit être en mesure d’adapter le contenu didactique pour permettre à l’élève sourd d’apprendre les règles qui, par exemple, régissent le français écrit, car elles diffèrent culturellement de celles de la langue des signes. Ainsi, pour Arcambal, « [l]’erreur culturelle est donc relative et peut parfois constituer une stratégie d’interprétation pour répondre aux enjeux de la situation de communication » (ibid.). Par ailleurs, en publicité, « une erreur dite culturelle […] pourrait alors être définie comme la négligence d’un ou de plusieurs paramètres culturels énoncés qui donnerait lieu à des conséquences négatives pour l’entreprise sur un ou plusieurs plans » (p. 173). Dans son article, Stacy Blin avance que l’erreur en marketing peut être proprement culturelle lorsqu’elle touche l’aspect extratextuel de la publicité et que, dans un autre contexte comme celui du slogan, elle s’avère linguistique. Pierre Degott, dans une approche cibliste, avance que la traduction d’un opéra vise d’abord et avant tout à « l’adapter et le rendre acceptable aux yeux d’un public nouveau », c’est-à-dire « proposer une lecture souvent considérablement éloignée des intentions de l’original et donc, forcément, erronée » (p. 332). Il conclut son article en affirmant que l’erreur culturelle en traduction n’en est pas une parce que « chaque » version est forcément le produit de sa propre culture et de son propre environnement » (p. 344).
Élisabeth Navarro, dans un excellent chapitre consacré à l’interprétation dans les services publics pour les migrants ne maîtrisant pas la langue du pays d’accueil, se demande si l’on peut « qualifier d’erreur ce qui, afin de viser la fonctionnalité de la traduction, a été volontairement traité comme un écart » (p. 148). Dans ces situations d’urgence, l’écart entre les langues, entre les unités de sens et les unités culturelles s’érige comme des barrières communicationnelles. Pourtant « l’interprète traduit et transfère d’une culture à une autre, des modes de pensées et d’agir qu’il faut adapter, transposer, expliciter, aménager… et qui deviennent les espaces où s’inscrivent les erreurs culturelles » (p. 134). L’écart culturel devient une norme qui mène à une communication réussie parce que l’interprète, en plus de traduire, joue le rôle de médiateur culturel. C’est par lui que les fonctions du discours sont transformées afin d’expliquer les propos pour aider les interlocuteurs à construire du sens.
De son côté, Nadine Rentel examine la transformation que subissent les fonctions informatives et persuasives des textes de départ et d’arrivée lorsqu’ils sont traduits. Elle prend comme exemple le site Web d’une commune d’Alsace qui cherche à attirer des touristes allemands. L’analyse de Rentel a révélé des erreurs lexicales, grammaticales et culturelles. Les deux premières catégories peuvent être des fautes d’inattention. Toutefois, les erreurs culturelles laissent présager une méconnaissance de la langue-culture cible. D’ailleurs, leur impact sur les fonctions du texte touristique est plus important du fait que ces erreurs peuvent être interprétées « comme un manque de compétence en matière de tourisme » (p. 165). Pour économiser temps et argent, la commune d’Alsace risque gros : les erreurs culturelles du texte traduit peuvent rebuter des touristes et mettre à mal l’économie locale si les villégiateurs allemands choisissent une autre destination qui respecte leur langue-culture. Rentel termine en affirmant que « [l]e critère central pour l’évaluation de la qualité d’une traduction est donc le maintien de la fonction du texte source dans le texte cible » (p. 164) afin de contrer les effets négatifs de l’erreur culturelle.
Qui de mieux qualifié pour débusquer les pièges de l’altérité qu’un traducteur idéalement formé dans un programme universitaire et immergé dans la langue-culture source. Nadine Riachi Haddad affirme que « [p]our un étudiant-traducteur […], les débuts peuvent être difficiles, d’où l’importance d’une bonne formation et d’une immersion culturelle dans le pays de la langue source » (p. 209). Les 21 chercheurs ayant contribué à l’ouvrage s’entendent pour dire que les connaissances linguistiques et culturelles du traducteur sont capitales s’il désire que ses traductions soient bien reçues. Le traducteur doit maîtriser les subtilités lexicales et grammaticales de la langue de départ et de la langue d’arrivée afin de démontrer qu’il est respectueux des règles d’écriture. De plus, il doit avoir un bon réseau qui lui permettra de solliciter l’aide de spécialistes pour les unités de sens de nature culturelle qui lui échappent, car, comme le souligne Camille Noël, « [u]ne bonne compréhension des références culturelles est […] essentielle pour [que le traducteur puisse] saisir l’effet […] recherché et le reproduire » (p. 98).
Philippe Desse, quant à lui, avance que l’effet produit par la traduction des caractéristiques culturelles de la chanson populaire des années 1960 est tel que les cultures mises en relation ne peuvent que participer à souligner les écarts culturels entre, dans ce cas, l’Italie et la France. Desse dresse un monde aux sonorités culturelles dans lequel les Américains et leur rock laissent libre cours à leurs fantaisies, où les mélodies italiennes sont empreintes d’une pudeur sacrée et où les rythmes français se situent à cheval entre ces deux cultures, ne sachant de quel côté tomber. Il appert que l’adaptation musicale et la traduction des paroles d’une chanson ne sont pas gages de succès lorsque le tube traverse une frontière, car l’adaptation mènerait inévitablement vers une erreur culturelle à la musicalité dissonante.
Enfin, la réponse à la question posée en début de recension est « oui » : les directeurs de cet ouvrage arrivent à mieux circonscrire l’erreur culturelle sous une multitude de facettes dans un contexte traductologique. La lecture confirme qu’il est préférable que la traduction se fasse vers la langue-culture maternelle du traducteur puisque c’est celle qu’il maîtrise le mieux et, par le fait même, c’est celle qui le place en meilleure position pour mesurer l’écart culturel qui se dessine dans ses traductions. Ce recueil de textes est ainsi une excellente lecture qui démontre que l’erreur culturelle en traduction est effectivement hétérogène. En outre, il appert que l’erreur culturelle est souvent nécessaire en traduction et en interprétation. Je laisse le mot de la fin à nul autre que Jean-René Ladmiral, qui résume succinctement ce recueil : « [s]i l’on contrevient à la vérité consciemment, on n’est pas dans l’erreur, mais plutôt du côté de mensonge, voire de la manipulation et de l’idéologie. Alors, quelle est l’instance de la vérité en traduction » (p. 231)?