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Introduction

En ce début de siècle, la montée en puissance des mouvements populistes dans de nombreux pays témoigne d’un profond malaise dans nos démocraties qui semblent incapables de répondre aux défis contemporains que posent la mondialisation, le capitalisme financier ou la croissance des inégalités[1]. Cette fragilité des régimes démocratiques, qui reposent essentiellement sur la délibération, a éveillé les craintes de la revue Courrier international qui, dans son numéro du 24 au 30 janvier 2019, posait sans détour la question « La démocratie va-t-elle s’éteindre? » rappelant l’inquiétude actuelle générale face à la montée des populismes et citant comme exemples le « oui » au Brexit au Royaume-Uni, l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, l’accession au pouvoir d’une coalition antisystème en Italie ou les manifestations des « gilets jaunes » en France[2]. Par ailleurs, la catastrophe sanitaire que représente la pandémie de coronavirus ébranle le monde entier et affecte elle aussi notre conception de la démocratie représentative et de la liberté. La crainte de voir se déployer des outils de surveillance de masse pouvant avoir des conséquences désastreuses pour les libertés pointe à l’horizon. Dès lors, face à l’épuisement des traditionnelles modalités libérales de l’action et de la représentation politiques dans de nombreux pays, où trouver des réponses?

Peut-être faudrait-il reconstruire l’horizon de sens du projet démocratique en retournant aux origines mêmes du libéralisme politique. En effet, loin d’être seulement une doctrine politique et économique, celui-ci apparaît désormais comme l’un des courants originels de la politique moderne, consubstantiel à la démocratie. Au regard de l’histoire et de l’organisation de nos sociétés, il peut se comprendre comme la doctrine réaliste apportant au coeur de la modernité ce renversement inouï que représente l’irruption de la liberté dans l’organisation des sociétés humaines.

La crise actuelle de la démocratie et de ses institutions, mais surtout l’essor imprévisible du totalitarisme au XXe siècle, nous mettent en demeure d’en interroger les fondements en relisant Benjamin Constant, l’un des premiers grands penseurs français de la démocratie libérale et surtout l’un des premiers théoriciens a avoir su nommer l’une des articulations essentielles d’un régime totalitaire, à savoir le retour d’un schème archaïque d’unité fusionnelle à l’intérieur même de ce que le monde issu de la Révolution comporte de plus nouveau[3]. Le philosophe Claude Lefort, dans ses Essais sur le politique (XIXe-XXe siècles), résume ainsi l’originalité et l’intérêt de la pensée politique de Constant : « La problématique de l’individu se transforme entièrement en fonction d’une notion nouvelle du politique. Dans l’usage qu’en fait Constant, elle désigne la sphère des actions et des relations qui sont régies par l’impératif de l’intérêt commun » (1986, p. 205; v. Todorov, 1997, p. 37). Quant au philosophe et historien Marcel Gauchet, qui fut l’élève de Lefort, il salue lui aussi en Constant « l’un des penseurs les plus aigus de la transition démocratique » et « un des très rares capables de nous éclairer, pour s’y être méthodiquement mesuré, sur le contenu de la grande et fort mystérieuse mutation dont nous sommes issus » (1980, p. 17). Celle-ci se définit alors en ces termes : « Transformation de la teneur du lien social, transformation du rapport entre l’instance politique et la société, transformation du pouvoir lui-même » (ibid.).

Si l’on associe d’ordinaire le nom de Benjamin Constant à son roman Adolphe, reconnu comme un chef-d’oeuvre d’analyse psychologique, et si l’on oublie ceux qui s’intéressent à la philosophie politique et à la démocratie libérale, on connaît habituellement moins son oeuvre politique. Plus généralement, le libéralisme politique en Europe, représenté par Benjamin Constant, Mme de Staël et le « Groupe de Coppet », a ceci de particulier qu’il est d’une part lié de près au cosmopolitisme et à la circulation des idées, d’autre part, à la pratique de la traduction (v. Wilhelm, 2004), celle-ci pouvant se définir au sens strict par le transfert d’un énoncé linguistique d’une langue à l’autre, comme au sens plus large, selon Paul Ricoeur, de « synonyme de l’interprétation de tout ensemble signifiant à l’intérieur de la même communauté linguistique » (2004, p. 21). Ricoeur inscrit la première approche sous l’égide de L’épreuve de l’étranger d’Antoine Berman et la seconde, qu’il définit encore comme « la traduction à l’intérieur de la même communauté langagière », est celle de George Steiner pour qui « comprendre, c’est traduire » (ibid., pp. 43 et 22; italique dans l’original). On retrouve ici ces « deux voies d’accès [qui] s’offrent au problème posé par l’acte de traduire » (ibid., p. 21) tant au sein même du Groupe de Coppet que dans la vie et l’oeuvre de Benjamin Constant et de Mme de Staël. Ainsi la mise au pilon du livre De l’Allemagne de Mme de Staël en 1810 était-elle due à la condamnation par la censure impériale de la recherche de modèles étrangers comme source d’inspiration d’une littérature française s’inscrivant sous le signe de la perfectibilité. L’interdiction de « l’épreuve de l’étranger » illustrée par le destin retentissant de De l’Allemagne joua dès lors un rôle politique important en Europe en démontrant l’impérialisme culturel et la centralisation du régime de Bonaparte[4].

Pour Ricoeur, comme pour Hans-Georg Gadamer, la traduction est indissociable de l’interprétation et devient plus fondamentalement un paradigme herméneutique ou un modèle à penser. Dans cet horizon, Ricoeur propose le modèle de l’« hospitalité langagière » que représente la traduction (2004, p. 43) à l’« imagination politique » (1992, p. 107) de l’Europe à venir, à son organisation politique et à ses institutions. L’imaginaire social et culturel, écrit-il encore, nécessite toutefois « une interprétation sans cesse nouvelle des traditions dont nous procédons » (1984, p. 64).

Cependant, si la démocratie peut effectivement se définir de plusieurs manières, assurément l’approche la plus féconde nous paraît être celle de Claude Lefort, qui a forgé sa conception du régime démocratique au miroir du totalitarisme. Il y voit un type de régime inédit, caractérisé par la « dissolution des repères de la certitude » (1986, p. 29; italique dans l’original). On comprend, dès lors, qu’un tel régime, qui institutionnalise le conflit au sein même de la société, puisse susciter des désillusions et de l’insatisfaction.

Notre propos sera de montrer, d’une part, la pertinence de Benjamin Constant, l’un des plus éminents penseurs de la liberté politique, qui reste toujours actuel pour un commencement de réponse aux apories qui sont celles de la modernité et de toute démocratie. Nous ferons appel, d’autre part, à l’herméneutique de Paul Ricoeur et de Hans-Georg Gadamer, avec le caractère éclairant du paradigme de la traduction pour la compréhension du politique, et plus particulièrement du libéralisme de Constant, afin de renouveler le champ de l’imaginaire social et culturel. L’ouverture interprétative au coeur de l’herméneutique, mais aussi de la traduction comme le lieu même de l’altérité, telle qu’elle est illustrée par le Groupe de Coppet, revêtent aujourd’hui encore une grande actualité en lien avec la liberté de pensée, le respect de la différence et la tolérance aux fondements de la démocratie (v. Jeanneret, 2015). Lorsque Constant traduit la spécificité de la liberté des Modernes dans un pari de la distance et de la différence[5], c’est bien l’enjeu herméneutique qui est révélé, présupposant autant la mobilité du sens que la légitimité des convictions individuelles opposées, constitutives de la pensée libérale. Par conséquent, la pluralité démocratique des points de vue s’oppose à tout cadre interprétatif exclusif, générateur de fanatisme et de violence, comme ce fut le cas sous la Révolution ou, plus tard, avec le despotisme napoléonien, les totalitarismes cherchant par définition à enfermer ou à asservir les esprits.

Actualité et pertinence de la pensée de Benjamin Constant

La lecture constantienne de l’histoire, de la genèse du fait démocratique dans la forme qu’il a revêtue en France et l’analyse du pouvoir arbitraire en tant que dépossession du principe de souveraineté, demeurent pour nous capitales. L’innovation théorique de Constant consiste à dire : ce n’est pas la manière dont on accède au pouvoir qui le rend légitime ni sa forme (monarchie, aristocratie, démocratie), mais bien son extension limitée. « Lorsque cette autorité s’étend sur des objets hors de sa sphère, elle devient illégitime » (Constant 1980a, p. 50)[6]. Aux yeux de Marcel Gauchet, Constant a su percevoir et interpréter – donc traduire –, mieux que la plupart de ses contemporains, le dynamisme à l’oeuvre dans l’histoire et la société moderne, à savoir le changement dans les conditions d’exercice du pouvoir politique rendant possible l’établissement d’un régime représentatif (1980, pp. 16-17). L’achèvement de la Révolution ne fait qu’un avec l’instauration d’un régime représentatif, cette innovation capitale de la politique moderne indissociable du triomphe historique de l’idée d’égalité et du principe individuel.

De fait, la grande idée de Constant est bien celle d’une modernité inédite, née de l’entreprise révolutionnaire, mais encore inconsciente d’elle-même et de sa différence radicale d’avec le monde antérieur, la conscience collective n’ayant pas su percevoir les transformations sociales qui ont instauré la liberté civile. Il est à l’évidence que l’entreprise révolutionnaire a été aveugle à l’individualisme naissant, à la faveur de quoi des modèles politiques archaïques et anachroniques ont ressurgi puis se sont imposés avec force. Dans la logique de la souveraineté absolue du peuple, c’est dans le flou du passage à l’abstraction et sans tenir compte des normes de la nouvelle organisation sociale, du retour au passé d’un modèle où l’intérêt individuel s’effacerait devant le sacrifice à l’intérêt commun, que réside, pour Constant, le danger du despotisme. « Le diagnostic de Constant a ceci de remarquable qu’il est resté valable pour à peu près l’ensemble des embardées totalitaires qui se sont produites depuis lors » (Gauchet, 1980, p. 46). Paradoxe insistant de ce que Louis Dumont appelle « l’idéologie individualiste » de nos sociétés toujours plus présente à l’aune de l’actualité, l’individualisme tout-puissant étant ainsi « perpétuellement et irrémédiablement hanté par son contraire » : le totalitarisme (1983, p. 28).

L’historien François Furet, dans sa quête des sources de l’historiographie révolutionnaire aux fins de retrouver les racines de la modernité, rappelle le caractère inaugural et universel de la Révolution française, qui ouvre l’espace politique et culturel de la démocratie moderne. Ce monde des sociétés modernes, déterminé par l’avènement historique des principes de liberté et d’égalité, nous investit depuis lors de toutes parts et confère une sorte d’actualité à tous les discours qui l’ont fondé. La Révolution française demeure aujourd’hui encore, nous dit-il dans le titre d’un de ses articles, « Au centre de nos représentations politiques » (1976) : « Prenez l’historiographie de la Révolution française jusqu’en 1815 : Burke, Kant, Fichte, Hegel, Constant, Mme de Staël et quelques autres. L’essentiel des questions, des interprétations et des mystères qui sont les nôtres y sont déjà posées » (1986, p. 96).

Le libéralisme est une « interprétation de la liberté » (Burdeau 1979, p. 14), ce qui sous-entend une herméneutique, à savoir l’art ou la science de l’interprétation (Starobinski, 1987, p. 5). On retrouverait en écho de cette affirmation, l’idée du philosophe Charles Taylor, selon laquelle « les hommes et leurs actions relèvent d’une explication de type herméneutique » (2011, p. 99), en particulier en sciences humaines et dans le champ politique. Il conviendrait encore de rappeler ici la définition que donne Michel Foucault de l’herméneutique, à savoir « l’ensemble des connaissances et des techniques qui permettent de faire parler les signes et de découvrir leur sens » (1966, p. 44).

L’approche herméneutique ou interprétative, dans le contexte de la pensée politique et de la critique sociale, écrit Georgia Warnke, considère les traditions morales et politiques d’un état de société, ainsi que ses pratiques et ses institutions, comme l’analogue d’un texte (1993, p. 86). Aussi Taylor peut-il affirmer à son tour :

L’interprétation, au sens de l’herméneutique, est la tentative de rendre clair l’objet étudié, de lui donner un sens. Cet objet doit donc être un texte, ou analogue à un texte, qui est, d’un certain point de vue, confus, incomplet, obscur, apparemment contradictoire – bref, d’une manière ou d’une autre, pas clair. L’interprétation vise à mettre au jour une cohérence ou un sens cachés.

2011, p. 80

Le recours à l’exercice d’interprétation s’impose donc à partir du moment où la compréhension se heurte à des difficultés et que l’on prend conscience du malentendu; Ricoeur rappelle que « nous le savons depuis Schleiermacher, il y a herméneutique là où il y a d’abord eu mésinterprétation » (1969, p. 22).

Ainsi, selon Constant, la Révolution française de 1789 serait-elle le signe d’une rupture historique radicale, d’une crise dans le corps social et politique et s’offrirait à sa lecture comme l’analogue d’un texte qui pose les questions cruciales de la politique moderne. Si la Révolution s’est trouvée dans l’impossibilité d’élaborer des institutions politiques fondées sur l’ordre et la liberté, il s’agit désormais de la mener à son terme en traduisant la liberté dans l’esprit des Modernes par un régime républicain. Cet accomplissement trouvera son achèvement constitutionnel dans l’Acteadditionnel auxConstitutions de l’Empire que Constant rédigera en 1815, une constitution étant « la garantie de la liberté d’un peuple », comme il l’écrira dans Des réactions politiques (1988 [1797], p. 149).

L’un des aspects importants de l’oeuvre de Constant pour notre époque dite de « post-vérité »[7] réside également dans son analyse du langage particulier de l’époque révolutionnaire. Dans un article de 1807, Constant dénonce même un détournement de la parole par l’abus du mot liberté : « Il y a long-tems que nous savons que les agitations révolutionnaires ont dénaturé la langue » (1978 , p. 78). Les « hypocrisies du langage », affirme Mme de Staël dans l’ouvrage où la collaboration de Constant est la plus manifeste, ont pendant la Terreur justifié tous les crimes et « les raisonnements faux ou justes ont été la première cause de tout » (1979 [1906], pp. 249 et 273). En écho aux « vérités alternatives » de notre époque, on trouvera dans l’oeuvre de Constant de nombreuses allusions relatives à l’anarchie verbale, à la confusion entre les mots et les idées. Les mêmes termes peuvent exprimer les passions les plus contraires. L’usurpation de la parole et le mensonge du langage de l’arbitraire sont dès lors les symptômes d’un dérèglement du corps politique.

Le cosmopolitisme et la traduction au sein du Groupe de Coppet

Né en 1767 à Lausanne, Benjamin Constant de Rebecque est l’un des rares écrivains français et théoriciens du politique à se situer dans l’horizon européen, au carrefour des cultures française, allemande et anglaise. Il descend d’une famille aristocratique française, d’origine huguenote et protestante, qui se réfugia en Suisse après la révocation de l’édit de Nantes en 1685. Sa mère, Henriette de Chandieu, meurt peu après sa naissance. Son père, Juste de Constant, est un militaire à la personnalité taciturne et le jeune Benjamin le suit jusqu’à l’âge de seize ans dans ses voyages à travers l’Europe. Dans Le Cahier rouge (1957 [1907]), il évoque les folies de ses précepteurs successifs et sa formation intellectuelle peu orthodoxe. Il étudie les langues et les civilisations classiques à un âge très précoce et apprend ainsi le grec à cinq ans. En 1782, il s’inscrit à l’Université d’Erlangen après avoir passé deux mois à Oxford en 1780. Puis, il étudie à l’Université d’Edimbourg, où brillèrent David Hume et Adam Smith, et où il prend part aux travaux de la Speculative Society. Il n’a que seize ans lorsqu’il ouvre le débat au sein d’une séance le 16 mars 1784 sur la question : « Ought Universal Toleration to be allowed? »[8]. Le premier « discours » (en anglais) de celui qui incarnera plus tard tout le talent de l’éloquence parlementaire, comme le souligne Jean Starobinski, « a donc pour thème la liberté de pensée et la liberté d’expression » (2019 [1980], p. 116).

De 1788 à 1794, Constant occupera les fonctions de chambellan à la cour allemande de Brunswick et ces six années de séjour dans la cité ducale seront décisives dans l’affirmation de ses idées politiques. Il s’intéresse alors à la Révolution française et à ses fondements politiques et philosophiques. Notons que l’évènement révolutionnaire, dans l’esprit et l’argumentation de Constant, fera toujours figure d’autorité. En 1794, à l’âge de 26 ans, il rencontre Germaine de Staël et est immédiatement subjugué par elle, ainsi qu’il l’écrira plus tard dans son récit Cécile : « je rencontrai, par un hasard qui eut sur ma vie une longue influence, […] la personne la plus célèbre de notre siècle, par ses écrits et par sa conversation. Je n’avais rien vu de pareil au monde. J’en devins passionnément amoureux » (1957 [1907], p. 149). Leurs destins croisés furent scellés deux ans plus tard par un pacte d’engagement réciproque et leur complicité intellectuelle fut remarquablement féconde. L’association de leurs oeuvres et de leur pensée s’impose dans la mesure où leurs écrits respectifs ont été fortement influencés l’un par l’autre, pouvant parfois donner l’impression d’une véritable collaboration (v. Berchtold, 2017)[9]. Leur héritage politique et littéraire est d’une rare envergure : la défense de l’idéal de liberté et des droits individuels, la liberté de conscience et la liberté d’opinion, la liberté de la presse ainsi que l’idéal d’une Europe cosmopolite dans la diversité de ses cultures. Leur éloquence fut mise au service de nobles causes, en particulier celle de l’abolition de l’esclavage. Leur combat commun et la force de leur engagement, tant politique que littéraire, trouvent aujourd’hui encore un fort écho, car leurs idées demeurent d’une grande actualité. Mme de Staël écrivait déjà dans De l’Allemagne : « Il faut, dans nos temps modernes, avoir l’esprit européen » (1838 [1813], t. II, p. 151). Le nom de Constant est, d’autre part, rattaché à l’émergence du roman d’analyse avec Adolphe (1816), comme à l’écriture du moi par ses Journaux intimes (1952).

Benjamin Constant et Mme de Staël jouèrent un rôle capital dans la vie politique et intellectuelle au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, une période charnière pour l’avenir de l’Europe où se succédèrent différents régimes : la monarchie absolue et la Révolution de 1789, suivie de la Terreur. Constant connaîtra encore le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Restauration, les Cent-Jours, puis l’avènement de la monarchie de Juillet. Après avoir quitté la Suisse, élu député et devenu chef de file de l’opposition libérale de gauche, il sera l’un des orateurs les plus éloquents de la Chambre des députés, ce qui lui valut des funérailles nationales triomphales en France en 1830. Une foule immense rendra hommage au grand député libéral qui, de la tribune, avait fait l’éducation politique de ses contemporains dans la transition démocratique.

Quant à Germaine de Staël, fille de Jacques Necker, directeur général des Finances sous Louis XVI, elle fut toujours mêlée de près aux évènements de son époque et vécut la Révolution française aux toutes premières loges; elle eut ses entrées à la Cour lorsque son père était à la tête du gouvernement et, après 1795, son salon parisien apparaîtra au pouvoir impérial comme un lieu d’agitation. Dès 1803, Bonaparte l’exila à Coppet, sur les rives du lac Léman, où elle deviendra la figure de proue de l’opposition à l’Empereur ainsi que l’inspiratrice d’un cercle cosmopolite dont Constant fut l’un des membres les plus éminents. Le cénacle réuni autour de Mme de Staël en exil, qui compte plusieurs historiens, est porté à réfléchir sur le sens de l’histoire. Coppet est un carrefour européen et un passage entre le Nord et le Sud, à la marge du pouvoir et des grandes capitales européennes. Ce lieu interculturel de sociabilité ouverte, où se rencontrent des personnalités de nationalités, de cultures et de langues différentes, est caractérisé par la mobilité des individus et des idées. Stendhal, en route pour l’Italie, note le 6 août 1817 que « c’étaient les états généraux de l’opinion européenne » : « Ai-je besoin de nommer le personnage étonnant qui était comme l’âme de cette grande assemblée? A mes yeux ce phénomène s’élève jusqu’à l’importance politique » (1960 [1817], pp. 484-485). Mme de Staël demeure dans l’histoire des idées comme le modèle d’une médiatrice entre les cultures : l’Allemagne, l’Italie et l’Angleterre, qui est la référence obligée du libéralisme politique. En évoquant le Château de Coppet, le prince de Ligne lui écrit dans une lettre en date du 1er juillet 1808 : « C’est bien pour vous qu’on pourrait mettre sur l’adresse : Au génie de l’Europe » (cité par Hoock-Demarle, 2017, p. 109).

Cette constellation d’intellectuels comprend Auguste Wilhelm Schlegel, l’illustre traducteur allemand qui était aussi le précepteur des enfants de Mme de Staël, Simonde de Sismondi, l’historien des Républiques italiennes du Moyen Âge qui est également économiste, constitutionaliste et essayiste politique, Prosper de Barante, l’historien de la littérature française, Charles-Victor de Bonstetten, préfet puis ambassadeur de France, ainsi que Juliette Récamier, l’amie de Germaine de Staël, et bien d’autres. De nombreux intellectuels, des hommes d’État ou des poètes ont fait partie de cette constellation à divers titres, comme Lord Byron, ce dernier traversant le lac pour venir rendre visite à Mme de Staël lorsqu’il habitait sur l’autre rive à Cologny. Il naîtra du dialogue entre les littératures européennes et de la synthèse entre les idées et l’action politique qui caractérisent l’esprit de Coppet certaines des meilleurs oeuvres littéraires et politiques du XIXe siècle. L’art de la conversation mise au service de la liberté trouvera plus tard sa traduction politique avec Constant dans le parlementarisme et l’éloquence du grand orateur d’opposition.

Par ailleurs, c’est autour du Groupe de Coppet, au sein duquel se déploie une intense activité de traduction et d’échanges épistolaires à l’échelle de l’Europe, que s’élaborent les catégories politiques, littéraires et esthétiques de l’entrée dans la modernité. Auguste Wilhelm Schlegel demeure célèbre pour ses traductions de Dante, Shakespeare et Calderon ou Pétrarque, et Mme de Staël pour De l’Allemagne (1810-1813) qui contient des passages adaptés du Faust de Goethe. Alors que cette dernière prépare son traité sur l’Allemagne qu’elle achèvera en 1810, Constant, pénétré d’érudition allemande, adapte le Wallenstein de Schiller, qu’il intitule Wallstein en l’accompagnant d’un commentaire sur la nouvelle doctrine théâtrale du siècle naissant (1809). En 1794, Constant achèvera également de traduire l’oeuvre politique majeure de William Godwin, Enquiry concerning Political Justice and its Influence on General Virute and Happinness, qui paraîtra bien des années après avoir été rédigée (Godwin, 1972 [1804]). En 1816, Mme de Staël publiera dans une revue milanaise, la Biblioteca italiana, un essai intitulé De l’esprit des traductions, écrit au cours de son second voyage en Italie en compagnie de Schlegel, qui illustre sa théorie de la traduction et reste d’une grande actualité (Wilhelm, 2004). Dans cet essai, elle fait valoir la traduction comme acte politique, un manifeste qui aura une grande influence en Italie en contribuant au débat sur le nationalisme et à l’essor du romantisme italien.

En avril 1787, à l’âge de vingt ans, Constant publie l’Essaisur les moeurs des tems héroïques dela Grèce, Tiré de l’Histoire Grecque de M. Gillies, qui est une traduction du deuxième chapitre du livre de l’historien anglais John Gillies paru à Londres en février 1786 sous le titre The History of AncientGreece, its Colonies, and Conquests; from the Earliest Accounts till the Division of the Macedonian Empire in the East. Including the History of Literature, Philosophy, and the Fine Arts. Dans l’introduction, l’auteur décrit les Grecs de l’antiquité en ces termes :

This splendid observation is too flattering to the dictates of national vanity to be hastily adopted by acautious inquirer into truth, who will be apt to ascribe the superior lustre of Grecian manners, rather to the elegant imagination of authors, than to the intrinsic merit of their subject[10].

Constant, 1998 [1786], p. 150

Et Constant traduit cette phrase ainsi :

Ces observations flattent trop la vanité nationale, pour être adoptées sans examen par l’historien ami de la liberté; au contraire, il sera tenté d’attribuer cette supériorité prétendue des moeurs de la Grèce, plutôt à l’imagination des auteurs de cette nation, qu’au mérite réel des objets de leurs éloges[11].

1998 [1787], p. 151; nous soulignons

Sous sa plume, « a cautious inquirer into truth » devient « l’historien ami de la liberté ». Au seuil de sa carrière politique et littéraire, le principe de liberté, pierre angulaire de toute la philosophie politique de Constant, se trouve formulé dans cette traduction. Pour lui, la vérité (« truth ») est synonyme de liberté, et celle des Modernes ne peut être que la libertéindividuelle. Constant pressent et anticipe déjà dans le choix significatif du vocabulaire ce qui, après la Révolution, selon Pierre Manent, devra orienter la pensée et l’action politiques : l’histoire (1986, p. 70)[12]. De surcroît, cet essai manifeste d’ores et déjà tout l’intérêt de Constant pour la pratique même de la traduction, ainsi que pour les Grecs dont il louera les qualités morales dans la conclusion, un thème qu’il développera plus tard dans son texte théorique le plus connu et célébré, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes » (1980b [1874]) et sur lequel nous reviendrons.

Dans De l’Allemagne, Mme de Staël décrit ainsi l’idéal du cosmopolitisme qui caractérise l’esprit de Coppet : « On se trouvera donc bien en tout pays d’accueillir les pensées étrangères; car, dans ce genre, l’hospitalité fait la fortune de celui qui reçoit » (1838, t. II, p. 162). En prônant la relativité du goût en matière d’esthétique, les membres du Groupe de Coppet participent à la fondation de ce qui deviendra plus tard les études de littérature comparée. Etienne Hofmann et François Rosset écrivent de ce fait : « Ce sont des dizaines d’oeuvres allemandes, anglaises, italiennes et espagnoles qui ont pu être lues par le public français (ou allemand) grâce à eux » (2005, p. 133). La traduction, en favorisant le libre commerce des idées et les échanges avec l’étranger, permet non seulement la diffusion des idées politiques du libéralisme, mais elle illustre également la nécessité de la différence et de l’altérité comme composantes essentielles de la démocratie libérale.

Dès lors qu’on perçoit la traduction comme « hospitalité langagière », celle-ci apparaît aussi comme un modèle pour d’autres formes d’hospitalité dans ses dimensions culturelles, morales ou politiques, comme c’est précisément le cas dans l’oeuvre et la pensée à la fois de Benjamin Constant et de Mme de Staël (Ricoeur, 2004, p. 43; Daniel, 1998). Dans le paradigme de la traduction de Ricoeur, un concept pluriel d’humanité est à l’oeuvre, lui permettant d’aller au-delà du texte, conformément au geste d’hospitalité, vers l’horizon du vouloir vivre ensemble. Par sa dimension d’hospitalité, ce creuset libéral qu’est le Groupe de Coppet ne saurait se restreindre à un seul domaine : politique, philosophie, histoire, économie, littérature et traduction sont convoquées dans l’intelligibilité d’un régime démocratique stable qui serait fondé sur la nécessaire synthèse de l’ordre et de la liberté.

Le libéralisme

« Libéral » signifiait dans la langue classique « généreux » ou « digne d’un homme libre ». Ce n’est que vers le milieu du XVIIIe siècle que l’on voit apparaître l’acception politique de l’adjectif comme favorisant les libertés individuelles. Le substantif survient, semble-t-il, pour la première fois en 1818 dans le Journal de Maine de Biran comme une « doctrine favorable au développement des libertés »[13]. Balzac évoque, dans La vieille fille, des « opinions libérales, mot qui venait d’être créé pour l’empereur Alexandre, et qui procédait, je crois, de madame de Staël par Benjamin Constant » (1968 [1837], p. 220; italique dans l’original).

Le second mouvement du libéralisme, qui se déploiera dans la première moitié du XIXe siècle et au sein duquel s’inscrit l’oeuvre de Constant, aura pour tâche d’interpréter toute une série d’évènements et d’idées qui peuvent se résumer, selon Pierre Manent, par l’expression « Rousseau et la Révolution française » (1987, p. 173). Ce mouvement fondateur de la modernité, si difficile à saisir à l’époque et que peu de contemporains à l’exception de Constant sauront discerner, représente « une mutation dans l’articulation politique du corps social » (Gauchet, 1980, p. 61; italique dans l’original). Pour Constant, il existe ainsi une herméneutique politique propre aux temps modernes, qui se doit de donner sens à l’énigme obscure et apparemment contradictoire de la Révolution française et qui appelle l’interprétation (v. Taylor, 1997, p. 154). Constant ne cessera d’interroger ce mystère en cherchant à le résoudre par deux interprétations qui, selon Pierre Manent, se recoupent en partie, mais qui ne se confondent pas (1986, p. 70). La première incrimine la doctrine rousseauiste de la souveraineté du peuple qui, sous sa forme absolue, devient un principe de despotisme, et la seconde impute les maux de la Révolution à l’image idéalisée de la cité antique, celle-là même qui possédait l’âme des révolutionnaires. Constant poursuivra simultanément ces deux lignes de critique à l’égard de la Révolution et de l’Empire (v. Manent, 1987, pp. 188-189) qui se résument par l’idée d’illusion et par celle d’anachronisme politique, qu’il mettra également en avant pour dénoncer l’entreprise napoléonienne à une époque où le commerce remplace désormais la guerre.

Ainsi donc le libéralisme est-il toujours associé à un combat pour la liberté, celui qui oppose l’individu aux pouvoirs le subordonnant à d’autres finalités : Constant incarnera fondamentalement une position politique d’opposition dans la figure de l’orateur à la tribune. Dans sa conception restrictive de l’activité étatique, il s’adresse à ceux qui détiennent le pouvoir politique au nom des revendications des individus modernes. La dialectique entre le privé et le public réside dans l’« opinion » qui joue un rôle capital de garantie de la liberté individuelle. L’« opinion » désigne d’une part la liberté de la presse et le libre essor de la parole à la tribune des assemblées, le dialogue indispensable au système libéral et démocratique. D’autre part, « opinion » signifie aussi « idée »; la liberté d’expression, que ce soit par l’art oratoire, les livres ou la traduction, sert à faire avancer l’humanité dans sa marche vers la perfectibilité (Constant, 1967 [1829]).

Dans l’histoire occidentale et avant l’avènement de la linguistique comme discipline, la traduction s’inscrit plus largement au sein de l’herméneutique, à l’instar de la pensée de Ricoeur. Dès lors, la traduction s’appuie sur une interprétation du texte original qu’elle reconstruit et parachève dans la réécriture d’un nouveau texte qui n’est cependant pas identique, mais équivalent ou comparable. C’est ce que Ricoeur nomme une « équivalence sans identité » (2004, p. 40). Ce dernier reprendra la question fondamentale de l’identité et de l’altérité dans la dialectique du Même et de l’Autre de son herméneutique, notamment dans Soi-même comme un autre (1990).

Rappelons que depuis Friedrich Schleiermacher, le fondateur de l’herméneutique moderne, également considéré comme une figure importante de la traductologie, la tradition herméneutique aborde le problème de la compréhension essentiellement à partir du malentendu ou de la mécompréhension qui, selon lui, suscite le travail d’interprétation (Ricoeur, 2004, p. 44). Constant reprochera ainsi à un grand nombre de ses contemporains de s’être laissé abuser par le malentendu d’analogies trompeuses, d’avoir ignoré le sens et le devenir de l’histoire en imitant servilement les modèles de l’antiquité, par le biais d’un parallèle trop facile entre les régimes républicains. A ses yeux, le malheur de la république naissante serait d’avoir sombré dans la nostalgie d’une histoire où elle n’avait jamais eu en réalité le moindre équivalent pour l’esprit des Modernes et dans l’illusion que la séparation entre le pouvoir et le peuple, constitutive de la modernité, puisse être abolie. Pour Charles Taylor, dans une perspective herméneutique, on peut parler d’illusion dans le cas des « erreurs d’interprétation de significations » au sein d’un espace social d’intelligibilité lorsque l’erreur « crée en quelque sorte une fausse réalité » (1997, p. 190). Les évènements de la Révolution ont ainsi joué le rôle d’une sorte de critère de la pratique en illustrant les failles de l’oeuvre et du discours de Rousseau, en particulier son interprétation de la nature humaine et de l’état de nature. Joseph Lakanal aura ce mot en 1794 : « la Révolution nous a expliqué le Contrat social » (cité par Baczko, 1992, p. 205).

Deux autres critères vont dès lors supplanter le concept de « nature » dans la pensée politique européenne, selon Pierre Manent : l’histoire et la liberté (1987, p. 171). Le libéralisme, pour Constant, prend la forme d’une évidence historique : le temps de la liberté et de l’égalité est soudain enfin arrivé. La Révolution française va changer les termes du politique pour poser une question nouvelle à laquelle elle semble pourtant incapable de répondre : comment institutionnaliser cette souveraineté du peuple qui fut mise en scène de manière si dramatique? Et, surtout, comment l’exercer sans qu’elle se retourne en dépossession du principe individuel qu’elle est censée garantir? Par quelle énigme la nation, née pour accomplir sa promesse, a-t-elle pu sombrer dans l’imposture par une perversion de la représentation se retournant alors en despotisme et aliéner ainsi sa souveraineté?

La liberté des Anciens et la liberté des Modernes

L’une des clefs que propose Constant pour comprendre la Révolution française et les enjeux de la politique moderne est la distinction, restée célèbre, qu’il développe entre la liberté des Anciens et celle des Modernes dans un discours prononcé en 1819 à l’Athénée royal de Paris. Pour les États anciens, elle se comprenait plutôt comme « la participation active au pouvoir collectif », tandis que pour les nations modernes, elle se définit comme autonomie et « jouissance paisible de l’indépendance individuelle » (Constant, 1986 [1814], p. 164)[14]. Dans le premier cas, le citoyen se trouve assujetti à l’autorité de l’ensemble, alors que dans le second, sa participation est limitée, ce qui concourt toutefois à créer un espace vital permettant l’exercice de la liberté de conscience et le perfectionnement moral. Les Modernes ont hélas perdu l’axe de référence absolu et vivent dans l’espace politique du relatif, de la diversité individuelle et culturelle. Désormais, les jouissances des Modernes, nous dit-il, s’inscrivent dans le cadre de la vie privée (ibid., p. 167), « et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances » (Constant, 1980b [1819], p. 502). L’histoire, Constant ne cessera de le dire et de le redire, n’est pas un modèle à suivre. Si l’on admet la souveraineté du peuple comme équivalente à la volonté générale, celle-ci se traduit dans les temps modernes par la procuration de pouvoirs au niveau législatif et par une répartition entre différentes instances au niveau exécutif. Ce que les révolutionnaires, à l’entrée dans l’âge démocratique, ont voulu ignorer en imitant les républiques de l’antiquité, c’est le nécessaire écart entre les représentants et les représentés, la distance de la représentation politique inséparable de l’individualisme naissant, offrant ainsi au despotisme son meilleur prétexte.

Nous savons que c’est la distance historique, pour les Écritures saintes, qui impose l’acte d’interprétation afin de rejoindre un lecteur étranger par la langue et la culture, comme dans toute traduction au sens restreint du terme – ou pour permettre, à l’instar de l’allégorie, l’accès à un autre niveau de sens. En effet, l’activité de restitution d’une oeuvre passant d’un état de langue à l’autre implique nécessairement un écart à la fois linguistique, temporel et culturel. Pour ce qui est de Constant, nous retiendrons que le travail d’interprétation sert en priorité à dissiper l’obscurité propice à l’imposture. Il faut, selon lui, tenir compte des données concrètes de l’expérience révolutionnaire pour reconsidérer et réinterpréter le politique en se fondant sur des exemples informés par l’histoire. Néanmoins, les faits récents de cette époque ont apporté un démenti catégorique à certaines conceptions que les philosophes, et en particulier Rousseau, avaient de l’étendue de l’autorité sociale. Dépossédant le monarque traditionnel, Rousseau n’a fait qu’opérer un transfert de pouvoir sans toutefois en réduire la quantité, autorisant par là – à son corps défendant – les conditions objectives et psychologiques du despotisme.

Le destinataire de l’oeuvre de Constant est clairement l’individu moderne, celui qui, appelé à la rencontre d’un sens second de la liberté, l’énonce dans un langage, un esprit, des institutions et des valeurs conformes aux exigences d’un nouvel ordre social. Le nécessaire travail d’interprétation permet alors de faire passer le discours originaire de la liberté, qui avait quelque chose d’étranger et de mortifère après la Révolution, d’un monde éloigné à un autre, celui où naît la parole de Constant dans son rapport toujours actuel avec ses destinataires. Hans-Georg Gadamer, pour qui la traduction représente le modèle de l’interprétation, écrit que « l’essence de l’esprit historique ne consiste pas dans la restitution du passé, mais dans la médiation, opérée par la pensée, avec la vie présente » (1976, p. 99). La véritable conscience historique étend son savoir au passé, mais dans son altérité : « une conscience véritablement historique est toujours accompagnée de la vue de son propre présent, et ceci de façon à se voir elle-même, ainsi que ce qui est historiquement autre, sous des rapports exacts » (ibid., p. 146). Ce que découvre Constant, par conséquent, c’est le problème herméneutique de l’application du principe représentatif dans l’organisation du pouvoir, composante tout aussi constitutive du processus herméneutique que la compréhension et l’interprétation (ibid., pp. 148-153). « Les erreurs de nos philosophes, dira Constant, innocentes tant qu’elles ne furent qu’une théorie, devinrent terribles en application » (1980a, p. 438). La Révolution française, selon lui, apparaît comme l’épreuve décisive, le critère par excellence permettant de juger des théories politiques qui l’ont précédée puisqu’elle a permis de prendre la juste mesure de l’écart épistémologique entre la théorie et la pratique. Ce qui est despotique, nous dit-il, c’est la mise en application d’un schème autoritaire antique du pouvoir social s’exerçant sur tous les aspects de la vie personnelle à un état social et moral radicalement différent.

En définitive, la liberté des Modernes – par opposition à la liberté des Anciens – ne saurait être l’imitation aveugle de modèles antinomiques du passé, mais plutôt « une équivalence sans identité », pour reprendre la définition de la traduction que propose Ricoeur (2004, p. 40). Les révolutionnaires, dans leur quête d’incarnation, ont commis un contresens du principe électif, « plaçant dans le peuple la source de toute souveraineté » avec des « formes politiques supposées lui fournir une traduction pertinente alors qu’elles le trahissent radicalement » (Gauchet, 1980, p. 42). L’herméneutique historico-politique de Constant s’efforce de surmonter la dangereuse aliénation du sens de la liberté à l’oeuvre dans l’interprétation erronée du Contrat social par les disciples de Rousseau. L’interprète est ainsi chargé d’établir la différence entre le malentendu provenant de la confusion des temps et des possibles et la vérité inscrite historiquement, laquelle prend la forme du retrait de l’individu dans la sphère privée et d’un renoncement à sa réconciliation avec le corps politique. Il n’existe pas de liberté véritable, sous peine de sombrer dans l’illusion et la servitude, nous dit Constant, sans prise de conscience autant de ce qui nous sépare des époques antérieures que de l’individualisme qui fait de nous des Modernes. L’interprétation de la liberté des Modernes, qui se comprend par rapport à un univers du commerce ou de la liberté d’industrie, de la paix, de la communication entre les peuples et de la libre circulation des idées par la traduction – contrairement au monde antique où pour ainsi dire tout dépendait de la guerre –, marque alors le passage de la perfectibilité virtuelle à un perfectionnement social. Le discours de Constant portant sur la définition des deux formes de liberté constitue en réalité une défense du nécessaire système représentatif.

Esthétique et politique

En 1817, Constant republie dans le Mercure de France des pages des « Réflexions » consacrées à l’esthétique du théâtre avec une introduction qui annonce les prémices d’une révolution littéraire. Il envisage l’avenir de la production théâtrale à la lumière des institutions modernes : « D’après nos institutions actuelles, il me paraît certain que nos poètes seront poussés presque exclusivement vers la tragédie historique; […] il sera difficile de ne pas admettre au moins en partie le système des étrangers » (cité par de Rougemont, 1982, p. 248). Ce terme nouveau apparaît pour désigner la forme tragique des temps modernes traduisant l’aspiration à la liberté et à l’individualité. Mme de Staël, dans De l’Allemagne, dira que « la tendance naturelle du siècle, c’est la tragédie historique » (1838, t. I, p. 81). Le théâtre, écrit-elle avec des mots empruntés au politique, est « le pouvoir exécutif de la littérature » (ibid., t. II, p. 296). La nouvelle idée du tragique est politique : la conscience moderne doit trouver son expression dans une esthétique qui ne peint pas seulement l’individu, mais l’action de la société et de ses institutions sur ce dernier. Elle constituera désormais le ressort principal de la tragédie française.

Ce qui frappe dans l’oeuvre de Constant, c’est le rapport de ressemblance entre la vie de l’individu et celle du corps social. À l’indifférence de l’individu correspond celle de l’esprit public résigné à laisser le gouvernement de la nation aux soins d’un agent du destin. Sous le joug d’un tyran[15], la pensée individuelle ou l’opinion publique présentent le même caractère de désintéressement ou de léthargie. « La littérature », écrit-il, selon la tradition qui associe les arts et l’éloquence à l’essor de la liberté politique, « partageait cette immobilité » (1957 [1809], p. 881). Il n’est rien de plus dangereux, pour lui, que l’affaiblissement des esprits condamnés à l’égoïsme de l’intérêt personnel sous un régime despotique. Il dénonce l’uniformisation et « l’espèce d’immobilité dont le régime impérial avait frappé toutes les âmes » (ibid., p. 881) :

Les individus, perdus dans un isolement contre nature, étrangers au lieu de leur naissance, sans contact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide, et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent d’une patrie qu’ils n’aperçoivent nulle part, et dont l’ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties.

1957 [1815], p. 1159[16]

Constant voit dans cet individualisme apathique l’un des principaux dangers de la liberté des Modernes. La perte de tout ressort chez l’individu, se traduisant dans l’immobilisation et l’uniformisation de la vie sociale, a pour cause directe l’abandon de soi à la volonté d’autrui qui peut dès lors se révéler abusive lorsqu’elle n’est pas circonscrite.

Si Constant peut nous paraître si proche aujourd’hui encore, ce n’est pas tant par sa critique de l’illusion politique ou par l’idée d’anachronisme qui sous-tendent sa lecture de la Révolution française et de l’Empire, que par l’interprétation morale et psychologique qui soutient le constat de la différence entre les Anciens et les Modernes. L’ordre antique, à ses yeux, repose sur une certaine forme d’enthousiasme et d’imagination qui nous fait ressentir des émotions d’un genre particulier que rien de ce qui est moderne ne nous fait éprouver (1986 [1814], p. 167). Où trouver la raison des contradictions que Constant observe à propos de sa propre conduite dans ses Journaux intimes et les comportements qui échappent à la rigueur du raisonnement? Divisé dans l’ordre politique, l’individu moderne, se sentant étranger ou aliéné dans le corps politique et « comme déplacé sur cette terre », est « un être double et énigmatique » (1957, p. 1381). Dans les Journaux intimes, Constant écrit en 1804 : « mais je ne suis pas tout à fait un être réel. Il y a en moi deux personnes, dont une, observatrice de l’autre » (1957, pp. 256-257)[17].

Lorsque l’être humain adopte sur lui-même et sur sa condition le point de vue réflexif, se trouvant par là même divisé et condamné à interpréter les signes du monde, n’ayant plus la faculté d’agir propre aux républiques antiques, il ne saurait retrouver l’innocence ou l’énergie des Anciens. Pour Pierre Manent, l’individu constantien moderne est partagé entre son désir de liberté et la réalité de sa dépendance face à l’opinion, c’est-à-dire « par le regard d’autrui et par sa propre introspection », et « il vit donc dans l’élément de la représentation » (1987, p. 194). Constant dira encore que la souveraineté par la représentation dans les États modernes s’exerce « d’une manière fictive » (1986 [1814], p. 166). Au-delà du fait que « la constitution sociale et politique doit faire droit à cette division interne » (Manent, 1987, p. 194), l’aspect le plus original de l’analyse constantienne de la Révolution et de l’Empire, selon Manent, réside « dans cette mise à découvert de l’insincérité inévitable des passions modernes » (ibid., p. 193). La division au coeur du sujet s’étend à l’ensemble des individus, c’est-à-dire au corps social. La scission entre la société et l’instance politique qui en est la représentation dans l’exercice de la souveraineté s’avère sans doute être à l’origine de cette déchirure interne; elle en sera désormais pour Constant la traduction nécessaire.

Conclusion

Pour Benjamin Constant et comme nous l’avons montré, tant la lecture de l’histoire que l’interprétation de la Révolution française présupposent une véritable herméneutique au sein de laquelle la traduction joue un rôle central, à la fois comme mode d’interprétation ou de compréhension du politique mais aussi comme facteur favorisant la libre circulation des idées pour former l’opinion publique, qui sera l’une des garanties de la liberté des Modernes. Dans l’anthropologie philosophique de Ricoeur, le caractère éclairant du paradigme de la traduction au sens large paraît ainsi particulièrement fécond pour comprendre la pensée politique et son organisation, et de ce fait, pour renouveler le champ de l’imaginaire social et culturel (1992, 1984). Au seuil de l’âge démocratique, la traduction de la liberté des Modernes par Constant, dans la mise en oeuvre d’une « équivalence sans identité », s’inscrit au coeur d’une dynamique historique permettant de refonder les institutions politiques et d’assurer l’avenir de la France.

La liberté, comme l’histoire du libéralisme politique nous l’a enseigné, est toujours le fruit d’une longue conquête et Constant ne savait que trop bien que les ennemis de la liberté ne se montrent pas toujours à visage découvert, pouvant confisquer la parole politique et s’arroger le droit d’agir au nom du peuple. Sous la Révolution, le principe de souveraineté du peuple a révélé deux dangers mortels pour les libertés qui s’avèrent être toujours d’actualité en démocratie : l’apparition d’un despotisme sans précédent et le risque de chaos politique. Ainsi la modernité née de l’individualisme peut-elle encore enfanter de nouvelles formes d’oppression, de même que l’usurpation, cette maîtresse de la tyrannie, avec d’autres images mythiques de la liberté à venir. Claude Lefort, en lecteur subtil de Constant, nous met par conséquent en garde :

Quand l’insécurité des individus s’accroît, en conséquence d’une crise économique, ou des ravages d’une guerre, quand le conflit entre les classes et les groupes s’exaspère et ne trouve plus sa résolution symbolique dans la sphère politique, quand le pouvoir paraît déchoir au plan du réel, […] alors se développe le phantasme du peuple-un, la quête d’une identité substantielle, d’un corps social soudé à la tête, d’un pouvoir incarnateur, d’un État délivré de la division.

1986, pp. 29-30

En mettant nos pas dans ceux de Constant, comme nous y invite Marcel Gauchet, « c’est l’intelligence de notre propre temps que nous allons chercher » (1980, p. 23). La lecture de Constant en appelle dès lors à une urgente prise de conscience de ce que l’on nomme désormais la « crise » de la démocratie sans oublier l’enjeu herméneutique de la pluralité des interprétations qui seul permet le débat et la critique. Cet enjeu sera aussi celui de l’hospitalité dans ses différentes modalités évoquées par Ricoeur et dont la traduction offre le modèle.

En 1829 vers la fin de sa vie, Constant pourra déclarer dans la préface aux Mélanges de littérature et de politique :

J’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique : et par liberté, j’entends le triomphe de l’individualité, tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité à la majorité. (1957 [1829], p. 801)

En ces temps d’incertitude concernant l’avenir de nos libertés individuelles après la pandémie, écoutons Constant avec tant d’éloquence faire l’éloge d’une liberté ayant trouvé sa traduction dans des institutions en accord avec le devenir historique, invitant les Modernes à une vie qui l’incarne.