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Lucile Davier est maître-assistante, unité de français, à la faculté de traduction et d’interprétation de l’Université de Genève. Elle est détentrice d’un doctorat en traduction et communications, obtenu conjointement des Universités de Genève et de Paris 3. Ses intérêts de recherche comprennent la traduction journalistique et les approches ethnographiques de la traduction. Cet ouvrage s’inscrit dans la démarche qu’elle a entreprise avec sa thèse intitulée « Le rôle du transfert interlinguistique et interculturel dans la coconstitution d’un problème public par les agences de presse : le cas de la votation antiminarets » (2013) et avec les articles scientifiques portant plus généralement sur la traduction journalistique qu’elle a publiés (2009, 2012, 2014, 2015, 2017, 2018a, 2018b).

Dans le présent ouvrage, l’objet de l’étude porte sur les dépêches de deux agences de presse, l’une mondiale, l’Agence France-Presse (AFP), et l’autre nationale, l’Agence télégraphique suisse (ATS), consacrées à la votation pour l’interdiction des minarets en Suisse en 2009. Le texte comprend cinq chapitres, six annexes faisant état de la méthodologie et des corpus utilisés pour son étude, de même qu’un index et une abondante bibliographie de 21 pages.

D’entrée de jeu, l’autrice nous informe que cet ouvrage est principalement destiné à la « communauté de chercheurs et d’étudiants » en traduction et en communication (pp. 9-10), ce qui pourrait expliquer pourquoi elle recourt constamment à la formule didactique de premièrement, deuxièmement, troisièmement, qui n’est pas absolument nécessaire et est assez répétitif. Elle indique aussi que les travaux qui abordent la problématique de la traduction dans le discours médiatique sont rares. Alors pour pallier ce manque, elle propose de « mettre en contact traductologie et sciences des médias et de la communication » (p. 9). Elle ne manque pas de nous rappeler que « la traduction est omniprésente dans la production d’information par les agences de presse, mais elle est invisible » (p. 13).

Dans son premier chapitre, intitulé « Traductologie et théories de la communication : le grand écart? », elle met en jeu les théories générales de la traduction : théories du sens, de l’équivalence et du skopos, dont traitent Esperança Bielsa et Susan Bassnett dans l’ouvrage phare Translation in the Global News (2009), les concepts de sourcier et cibliste, et les théories journalistiques. Elle se penche sur la pertinence telle que formulée par Ernst-August Gutt (p. 47) soutenue par la pragmatique intégrée et la pragmatique cognitive qu’elle critique en se positionnant comme non constructiviste. D’ailleurs, elle propose « d’aménager les deux catégories proposées par E.-A. Gutt afin qu’elles correspondent mieux à la réalité de la traduction, et en particulier de la traduction journalistique » (p. 47). Les étudiants et étudiantes trouveront certainement un très grand intérêt pour cette incursion dans les théories traductologiques, mais il y a lieu de se demander si les chercheurs et chercheuses s’y intéresseront également étant donné que ces notions sont déjà bien connues.

Au deuxième chapitre qui porte le titre « Enquête ethnographique et analyse de corpus : le mélange des méthodes », Davier indique que le « présent travail rassemble des méthodes encore rarement combinées (une enquête ethnographique et une analyse de corpus comparable) et met sous la loupe les particularités des deux agences étudiées » (p. 73). Ce chapitre donne les détails des préparatifs, des entretiens, des rencontres dans un ordre diachronique qui en facilite la lecture. L’autrice y explique pourquoi elle a choisi les deux agences, AFP et ATS, étant donné que ces dernières ont chacune une portée différente. Pour la question des observations, Davier partage avec nous les références à des auteurs et autrices, dont Stéphane Beaud et Florence Weber (2010), Raymond Quivy et Luc van Campenhoudt (2006), Jean-Claude Kaufmann (2008), Anne-Marie Arborio et Pierre Fournier (2008), spécialistes en méthodologie d’enquêtes et de recherches, et elle met en concurrence les différentes approches, ce qui est assez éclairant. Elle explique la préparation à laquelle elle s’est soumise avant son arrivée dans les agences pour faire son travail de terrain, en tenant compte des directives qu’elle avait trouvées dans les ouvrages spécialisés précités, dont l’état d’esprit à adopter avant d’arriver sur le terrain et les connaissances à accumuler préalablement aux entrevues. Elle expose les difficultés qu’elle a rencontrées lors de ses visites en ponctuant l’histoire d’anecdotes. Elle précise les choix d’analyse qu’elle a faits et elle termine ce chapitre par un retour historique sur la création des agences. Pour quiconque projette une étude qualitative sur le terrain, ce chapitre contient une mine de renseignements et de références qui seront très utiles. Seule incongruité dans ce texte bien étoffé : il a fallu attendre la fin du chapitre pour que soit expliquée la nature des termes journaliste, rédacteur et agencier, que l’on retrouve dans tout le chapitre, à partir du début, sans que n’ait été précisé avant la fin s’il s’agit des mêmes personnes.

C’est dans cet imposant troisième chapitre, intitulé « La traduction en agences de presse : conceptions et produits », que Lucile Davier nous invite à « la première confrontation entre la théorie, la méthodologie et les données empiriques » (p. 125). Elle s’interroge sur ce que font les journalistes lors des transferts de texte d’une langue vers une autre. On apprend dans ces pages que les agences embauchent des journalistes qui sont au moins bilingues (p. 128); il n’est toutefois pas précisé s’il s’agit d’un bilinguisme oral ou écrit, et Davier ajoute que « la compréhension orale des journalistes n’est pas testée à leur recrutement » (p. 129). De plus, elle nous informe que les journalistes pratiquent l’autotraduction et que la qualité de la langue n’arrive qu’en troisième ou quatrième position : même si la « maîtrise de la grammaire et de l’orthographe est un prérequis, d’autres estiment qu’une diffusion rapide de l’information est plus importante qu’une copie sans coquilles » (p. 130). De surcroît, le journaliste doit se soumettre à de multiples tâches en concomitance, par exemple « écouter la radio ou la télévision, répondre au téléphone, échanger avec ses collègues, relire une dépêche, surveiller l’arrivée d’e-mails, de communiqués, etc. » (ibid.). Elle a ainsi constaté, par ses entrevues et par le corpus recueilli, que la qualité des textes n’est pas la première préoccupation des journalistes. D’ailleurs, ces derniers doivent écrire des textes qui ne peuvent dépasser six cents mots, et si « une citation est trop longue […] le journaliste peut estimer qu’il est préférable de la supprimer » (p. 137).

Davier revient sur les théories de Rachele Antonini (2011) et de Gideon Toury (1995) au sujet du « traducteur naturel » (p. 137) et conséquemment, sur le fait que les journalistes concernés par cette étude n’ont reçu aucune formation puisque l’importance accordée à la maîtrise des autres langues est secondaire, caractéristique, selon elle, du traducteur naturel. Les agences privilégient le sens journalistique au détriment de la maîtrise de la langue source. Elle note l’usage des ouvrages de référence, et on peut lire avec étonnement qu’elle a observé des journalistes utiliser des dictionnaires bilingues pour vérifier des termes (techniques) plutôt qu’une banque de données terminologiques, telle que Termium. Les journalistes refusent de nommer l’opération de transfert d’une langue à une autre de traduction, mais la qualifient plutôt d’édition, en précisant que leur métier n’est pas de traduire (p. 146). Dans la citation d’une entrevue avec un journaliste, on apprend que ce dernier utilise Google Translate (p. 143), et Davier explique que les journalistes n’aiment pas traduire, car il semble que cette activité les oppresse.

Elle disserte sur l’invisibilité du traducteur soutenue par Venuti (1995), en donnant comme exemple l’absence d’identification de la langue source dans les dépêches et prévient le lectorat de « se méfier du risque d’être face à une citation traduite » (p. 151). Elle nous indique que la traduction pourrait souffrir du fait qu’un journaliste ne connaisse pas bien la langue de départ ou que des problèmes surgiraient d’un « transfert inadéquat d’une langue à une autre » (p. 159). Les journalistes qui ne sont pas formés rencontrent d’énormes problèmes qui risquent de mener à des conséquences graves (p. 160). Lucile Davier nous informe encore que la traduction par des journalistes en agence de presse est utilisée à des fins économiques. En effet, du fait qu’il est moins coûteux qu’un journaliste traduise, l’agence peut ainsi embaucher une plus petite équipe. Elle termine ce chapitre par l’analyse de segments de son corpus en anglais, en allemand et en français; elle compare des extraits de citations ou de titres de dépêches et conclut qu’« il est impossible de retracer le chemin exact emprunté par cette citation à travers les frontières linguistiques et culturelles dans une situation de communication aussi complexe » (p. 175). Il est plutôt surprenant qu’elle analyse les éléments de son corpus au mot à mot pour constater ce qui a été éliminé ou ajouté, plutôt qu’en tant que texte entier ayant un sens.

Dans l’avant-dernier chapitre, « Le problème public des minarets au prisme des langues et des cultures », divisé en deux sections où la première est une analyse macrotextuelle et la seconde une analyse microtextuelle, la chercheuse analyse seulement les « auteurs de discours rapporté (qu’il soit direct ou indirect) » (p. 212). Même si Davier indique que l’analyse macrotextuelle « est particulièrement indiquée pour évaluer l’influence de la traduction littérale » (p. 211), elle explique la position politique des partis en cause, en exposant le problème des minarets et en le situant dans l’espace public. L’autrice avance que « [m]ême si la présente section porte sur le comité d’Egerkingen et non pas sur l’Union démocratique du centre ou l’Union démocratique fédérale en général, il paraît important de souligner les positions divergentes ayant coexisté au sein des deux partis » (p. 224). Toutefois, il y a lieu de s’interroger sur l’absence de lien avec la traduction. Elle commente le débat politico-religieux et divise les réactions aux débats politiques selon les langues et les agences sans toutefois faire le lien avec la traduction. Plus tôt dans le chapitre, elle présente les citations recueillies en se référant aux codes attribués aux segments du corpus et elle explique la situation politique et religieuse (islam), mais la situation des traductions n’est pas discutée. Le débat mis en cause est celui des politiques suisses; or, les ouvrages des spécialistes cités sont pour la plupart de nature sociologique. Les tableaux préparés par Davier indiquent les occurrences de conséquences ou d’arguments pour l’AFP français, l’AFP anglais, l’ATS français et l’ATS allemand, ce qui laisse croire que l’étude devient quantitative plutôt que qualitative. Aussi, ses commentaires n’indiquent pas ce que la traduction a eu comme effet sur les nouvelles publiées. Elle les explique, mais ne les met toutefois pas en relation avec la traduction. Faire une analyse de la qualité et de la fidélité des traductions en fonction des langues de départ et d’arrivée ainsi que des différences les plus importantes aurait été de toute pertinence. Or, je ne trouve qu’une analyse des nouvelles et du vote selon les partis politiques, mais rien au sujet de la traduction et du rôle qu’elle joue dans les dépêches.

Le cinquième chapitre, intitulé « Plaidoyer pour une définition plus large de la traduction » n’est en fait que la conclusion que l’autrice tire de cette étude. Elle offre trois sous-sections divisées en un bilan méthodologique, une synthèse des résultats et, bien sûr, les limites du travail et les perspectives de recherche.

Cet ouvrage trace très bien le parcours méthodologique avant, pendant et après la recherche, elle-même menée en 2009 et 2010, qui porte sur un « problème public », l’interdiction des minarets en Suisse. Cependant le titre laisse entendre qu’il s’agit d’une analyse des enjeux de la traduction dans les agences de presse en général, alors que l’étude se limite à une analyse de terrain au sein de deux agences de presse européennes et à l’analyse de leurs corpus. Par conséquent, il pourrait être intéressant d’y apposer un sous-titre comme : « Analyses traductologique et ethnographique des dépêches portant sur la votation antiminarets en Suisse, publiées par l’AFP et l’ATS ».