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Introduction

Au Canada, l’enseignement post-secondaire subit de profondes transformations en réponse aux défis posés par la pandémie, aux revendications au niveau sociétal, aux mutations des cultures institutionnelles universitaires et aux changements technologiques. Ce paysage évolutif nous invite à réfléchir sur le(s) rôle(s) de l’enseignement post-secondaire et de la formation dite « traditionnelle », notamment à l’ère de l’auto-apprentissage sur les plateformes sociales et de la démocratisation des savoirs (Nichols, 2017). Par exemple, s’il est vrai que les employeurs préconisaient la diplomation par le passé, cette pratique se perd. Dans certains secteurs, les candidat·e·s démontrant un certain niveau de compétence sont désormais invité·e·s à postuler sans diplôme, réduisant ainsi la valeur « marchande » d’une formation universitaire. Ainsi, dans le domaine de la programmation, Shopify propose depuis 2016, en partenariat avec les universités Carleton et York, un programme qui forme principalement les futur·e·s employé·e·s de l’entreprise (Howell, 2020). En traduction, nous pourrions citer l’exemple de Netflix, qui, en 2017, annonçait l’arrivée d’HERMES, un outil permettant à toustes de participer aux efforts de traduction de la plateforme (Netflix Technology Blog, 2017), projet chronophage abandonné depuis (Bond, 2018). De surcroît, l’intelligence artificielle et l’automatisation s’immiscent de plus en plus dans nos activités quotidiennes et professionnelles, ce qui n’est pas sans conséquence.

La crise sanitaire de la COVID-19 a quant à elle soulevé certaines interrogations, dont l’adaptation de certaines stratégies pédagogiques (synchrones ou asynchrones) afin d’assurer la réussite, à distance, de toute la population étudiante. Dès mars 2020, quand près de 1,5 milliard d’élèves de 170 pays (Moreno et Gortazar, 2020) ont cessé de fréquenter l’école en raison d’un confinement, la pédagogie est subitement passée au coeur des préoccupations. Des questions rarement discutées sur la place publique sont devenues la priorité de toustes (corps enseignant, administration, parents et enfants de tout âge). Durant les premières semaines, l’approche a souvent été de revenir aux essentiels afin d’apprivoiser notre nouvelle réalité et le stress qu’elle pouvait causer, en raison des incertitudes : souvent, le seul point de référence était l’épidémie de grippe espagnole de 1918, ce qui empêchait de tirer les leçons du passé. De plus, les défis familiaux et technologiques posés par le confinement ont rapidement émergé. Puisque la taille moyenne des foyers canadiens est de 2,4 personnes (Statistique Canada, 2021a), cela signifie que les ressources physiques (nombre de pièces) et informatiques (ordinateurs ou tablettes, mais aussi bande passante) devaient subitement être partagées… et s’avéraient souvent insuffisantes. Selon les pays, ce sont de 35 % à 70 % des élèves qui ont accès aux technologies pourtant nécessaires à leur éducation (Moreno et Gortazar, 2020; UNESCO, 2020). De plus, l’accès à ces ressources, devenu primordial du jour au lendemain, est inégal selon le revenu de chaque foyer et son emplacement géographique : si certaines zones rurales n’offrent pas Internet haute vitesse, certains quartiers urbains à forte densité proposent des appartements à superficie réduite. L’éducation en ligne, souvent devenue la norme en l’absence d’un autre choix, a alors révélé une faille sociale et économique, certes connue, mais moins évidente lors de cours en présentiel où tout le monde a accès aux mêmes ressources sur place.

Bien que cette situation ait exacerbé les inégalités, elle se produit à une époque où les combats pour l’égalité sont plus nombreux ou du moins plus publicisés que jamais. De ceux-là, nous aimerions en décrire deux, particulièrement pertinents en matière d’éducation. Premièrement, la lutte pour une conception universelle de l’apprentissage, qui date des années 1980 (CUA, s.d.a), mais qui n’est pas encore appliquée de manière systématique, ce qui oblige de 12 % à 15 % (Winzer, 2007) des élèves à demander des accommodements[2]. Pourtant, il a été démontré que cette approche universelle s’avère, dans les faits, bénéfique à toustes (Bracken et Novak, 2019; Desmarais, Rousseau et Stanké, 2020). Les étudiant·e·s exceptionnel·le·s[3] ont réagi différemment à l’enseignement en ligne : certain·e·s ont aimé l’expérience (pas de transport en commun, pas d’interactions sociales), d’autres non (difficultés de concentration, manque de motivation) (Thomson, 2020). Deuxièmement, le combat pour la décolonisation de l’éducation au Canada gagne de l’ampleur depuis quelques années, surtout depuis la parution des rapports et des appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation[4] et fait même l’objet d’une résolution internationale (Internationale de l’éducation, 2019). Pourtant, elle s’avère souvent mal définie et devient une « métaphore » (Tuck et Yang, 2012; Cote-Meek et Moeke-Pickering, 2020) de l’évolution de l’enseignement en faveur d’une plus grande justice sociale pour toustes. Dans son acception stricte, la décolonisation au Canada se doit donc de se pencher sur la réconciliation et la vérité[5] en mettant en oeuvre les appels à l’action édictés dès 2015 dans le rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, et notamment les appels 62 à 65 qui touchent l’éducation[6]. Bien entendu, la fin du racisme systémique et l’égalité des genres sont également des buts importants que l’éducation devrait promouvoir. Il semble donc bien qu’il soit grand temps de faire un point sur la situation du Canada et de réfléchir ensemble aux prochaines étapes, afin que notre enseignement post-COVID puisse être révisé à la lumière de notre nouvelle réalité.

Par exemple, au Canada, l’enseignement de la traduction[7] recoupe plusieurs normes, linguistiques, institutionnelles, pédagogiques, technologiques, culturelles, qui peuvent faire l’objet d’une révolution ou du moins d’une mise à jour qui tiendra compte des nouveaux facteurs sociaux et mettra de l’avant une société plus égalitaire. La traduction professionnelle s’inscrit aussi dans un système normatif, largement déterminé par les associations professionnelles, les lois fédérales et provinciales, et les instances langagières. Nous croyons ainsi qu’il y a lieu de s’interroger quant au rôle d’une pédagogie critique de la traduction, notamment dans le contexte actuel. En effet, certaines normes (par exemple pédagogiques et linguistiques) actuelles nuisent à l’accès à la formation, à l’équité dans la formation, à la réussite universitaire (qui sous-entend aussi l’épanouissement intellectuel) et à l’intégration à la profession, alors même que l’accès à l’éducation doit jouer une valeur émancipatrice.

Dans cet article, nous proposons d’envisager les contours d’une pédagogie critique en traduction en milieu universitaire canadien. Il nous importe de souligner que nous risquons de soulever plus de questions que de réponses, mais nous ne croyons pas que ces pistes soient sans valeur scientifique, intellectuelle ou pédagogique. À la lumière du contexte évolutif décrit ci-dessus et comme le soulignent Rousseau, Bergeron et Vienneau (2013, p. 75), citant les travaux de Booth et al. (2003), cette réflexion sur les stratégies pédagogiques inclusives et universelles se veut d’abord un « mouvement » et non une « destination ». Nous souhaitons entamer une réflexion et fournir un état de la question qui pourraient nous orienter vers de nouveaux horizons pédagogiques en traduction. Nous nous servons de la pandémie, entre autres, comme point de repère chronologique, et en raison des grands questionnements pédagogiques soulevés depuis mars 2020, mais nous sommes conscientes que les effets de la pandémie sur les milieux éducatifs méritent des analyses distinctes.

Comment envisager une pédagogie critique de la traduction? Comment souscrire à des pratiques plus inclusives, plus équitables, plus adaptées sans surcharger celleux qui enseignent? Comment tenir compte des défis liés à l’hétérogénéisation des milieux universitaires et à la démultiplication des besoins éducatifs sans accroître les contraintes financières? Comment revoir les normes institutionnelles et traductives désuètes tout en proposant des cours stimulants et une formation à la fine pointe qui répondent à la fois aux besoins du marché et à l’épanouissement des groupes étudiants? Comment repenser certaines normes universitaires dans ce contexte évolutif? Plus encore, comment assurer que nos cohortes d’aujourd’hui soient les moteurs de changement de demain si elles n’ont pas appris à penser par elles-mêmes, si les savoirs acquis ne leur permettent que de répéter un état cristallisé des connaissances?

1. Cultures institutionnelles et paradigmes pédagogiques

D’après Bergquist et Pawlak (2008), chaque milieu institutionnel se distingue par une (ou des) culture(s) distincte(s) qui recoupe(nt) une vision de l’éducation au sens large, de la pédagogie et de l’épistémologie. Pour mieux comprendre les pratiques pédagogiques d’un milieu post-secondaire, il importe de saisir la culture institutionnelle globale, d’où l’utilité des travaux de ces auteurs, d’autant que les milieux universitaires américains et canadiens sont similaires. Si l’on peut être porté à croire que les cultures universitaires préconisant la justice sociale (accès, équité, diversité et inclusion en tête) constituent un phénomène récent, cette orientation est en fait établie depuis quelques décennies d’après ces auteurs. Par exemple, certaines institutions ont longtemps favorisé la formation continue du corps professoral pour actualiser les approches pédagogiques (developmental culture) ainsi que les pratiques assurant le bien-être collectif sur le campus (new advocacy culture).

L’idée, donc, d’adopter des approches pédagogiques plus accessibles, plus équitables, plus diverses et inclusives n’est ni en réponse aux mouvements contemporains ni en réponse aux réalités et défis posés par la pandémie. En effet, pour certain·e·s, il s’agit de la mission même de l’éducation post-secondaire. Par contre, d’autres cultures institutionnelles existent, et s’opposent à cette vision. Il faut aussi souligner qu’une même université peut appliquer différentes cultures à la fois (qui peuvent même varier selon les facultés et départements), ce qui empêche une classification définitive des universités canadiennes. À titre d’exemple, à l’encontre de la new advocacy culture, la managerial culture préconise une vision plutôt marchande et administrative de l’éducation post-secondaire, un sentiment partagé par une frange du gouvernement provincial du Manitoba, qui a fait les manchettes en 2020, alors qu’il proposait des coupes significatives en pleine crise (Au, 2020). Nous croyons que les approches discutées dans cet article s’inscrivent dans les paradigmes de la developmental culture et de la new advocacy culture et risquent d’être mieux reçues et plus aisément mises en oeuvre dans des contextes universitaires où ces paradigmes existent ou dominent déjà. La taille de l’institution pourrait aussi être un facteur non négligeable dans un changement de culture : les petites universités auraient peut-être un avantage. Nous argumentons qu’il y a un travail à faire dans tous les milieux universitaires canadiens, à la fois au niveau macro, en vue d’effectuer des changements paradigmatiques à l’échelle institutionnelle, et au niveau micro, afin d’implanter des changements à plus petite échelle, en l’occurrence dans les cours ou les programmes de traduction. Dans cet article, nous nous penchons plutôt sur ces derniers, raison pour laquelle nous prenons la pédagogie critique comme point de départ.

Depuis le début du XXe siècle, l’idée, pourtant loin d’être nouvelle, de placer l’apprenant·e au centre de son apprentissage refait surface (Médici, 1990) et a fait ses preuves (Prado et al., 2019). Dans les années 1960, le Brésilien Paolo Freire a été plus loin en faisant valoir que l’école devait former des gens aptes à penser par eux-mêmes, plutôt que des jeunes formatés à un mode de pensée unique[8]. Cette philosophie, appelée pédagogie critique, qui rejoint les cultures institutionnelles revendicatrices citées ci-dessus, remet en question le rôle de l’école dans la société, mais surtout le rôle du corps professoral qui, par la simple pratique de sa profession (par exemple, le choix des sujets abordés, des questions importantes, des connaissances à acquérir, des devoirs), condamne ses classes à un rôle passif et secondaire, les formatant ainsi, probablement involontairement, à adopter une attitude soumise une fois devenues adultes. Dans son ouvrage principal, Pédagogie des opprimés, dont la version originale date de 1968[9], Freire décrit une pédagogie qui ne doit pas se contenter d’apprendre à lire, mais bien d’apprendre à lire le monde afin de pouvoir implémenter des changements. Si cette idée de lire le monde n’est pas nouvelle, Freire souhaitait, lui, libérer les masses peu éduquées des pays ou villages défavorisés en les obligeant à penser par elles-mêmes. Loin d’être un brûlot révolutionnaire (bien qu’ancrée dans une approche marxiste de lutte des classes), son approche se voulait plutôt un moyen de rétablir la paix en remettant en question l’état des choses. Il a d’ailleurs reçu le prix de l’UNESCO en éducation pour la paix en 1986 et, à cette occasion, a déclaré :

The education that I am fighting for, that I am struggling for, is a rigorous, responsible, essentially democratic or progressive form of education which, in order to encourage students to learn, challenges and critically assesses them.

Freire, 1986, n.p.

Plus d’un demi-siècle plus tard, cette problématique du rôle de l’éducation demeure centrale, ne fait que gagner en importance lorsqu’il est question d’enseignement post-secondaire et rejoint certaines observations sur les cultures institutionnelles étudiées et recensées par Bergquist et Pawlak (2008). Quel rôle jouent les universités dans notre société moderne? Sont-elles là pour former la nouvelle génération à un métier? C’est ce que laissent croire autant la page d’accueil du site du ministère ontarien[10] des Collèges et Universités, qui spécifie : « Aide les Ontariennes et les Ontariens à faire les études qui leur permettront de faire une carrière enrichissante » (2021), que la vision marchande du gouvernement manitobain évoquée précédemment. Doivent-elles plutôt former des citoyen·ne·s aptes à affronter un monde en évolution constante et rapide, comme l’affirme la mission de l’Université de Toronto?

The University of Toronto is dedicated to fostering an academic community in which the learning and scholarship of every member may flourish, with vigilant protection for individual human rights, and a resolute commitment to the principles of equal opportunity, equity and justice (1992).

Cette question, sociale et institutionnelle avant tout, se pose d’autant plus pour les programmes en traduction, qui se veulent d’abord une formation professionnelle, mais pour laquelle des compétences citoyennes sont essentielles à l’heure actuelle, vu les mouvements de justice sociale et le rôle majeur de la langue (et donc de la traduction) dans l’évolution des moeurs. S’il est sûrement possible de concilier ces deux missions et de former à la fois des employé·e·s efficaces et des citoyen·ne·s responsables, prêt·e·s à affronter tous les défis d’un monde changeant, la question du rôle premier de l’éducation devrait s’avérer centrale lorsqu’il est question de pédagogie.

2. Mise en question de certaines pratiques

Si la mission des programmes en traduction, du moins au Canada où la profession est encadrée par des ordres et associations professionnels provinciaux et territoriaux qui cherchent à protéger le public[11], est indubitablement de former des professionnel·le·s de la traduction (donc, dans une certaine mesure, d’enseigner un métier), il n’en demeure pas moins que la traduction, par son existence même, joue un rôle social et que, par conséquent, la relève joue aussi un rôle social. Cela rappelle d’ailleurs une conception citoyenne de la traduction, proposée par Salah Basalamah :

traduire ne se limite pas à un texte ou un discours, mais à tout le contexte qui les forme et les informe […] une traductologie [ou une pratique professionnelle] qui n’intègre ni le hors-texte ni le voisin de palier étranger avec lequel on partage langue et culture est une traductologie qui ne sait pas prendre langue avec le monde qui l’entoure.

2005, pp. 51-58

Les questions éthiques et sociales doivent donc être discutées au cours de la formation, afin que les traducteur·rice·s en devenir prennent conscience de leur responsabilité. En effet, le flux des traductions promeut certaines langues (majoritaires) aux dépens d’autres dont le nombre de locuteurs est plus restreint (Brisset, 2008). Au Canada, le français a un statut protégé aux termes de la Loi sur les langues officielles (L.R.C. 1985, ch. 31). Il reste que la prédominance de l’anglais sur la majeure partie du territoire demeure indiscutable au quotidien. Les programmes en traduction ne devraient-ils pas se trouver à l’avant-plan du combat pour l’égalité de toutes les langues et cesser de promouvoir et privilégier, ne serait-ce qu’indirectement, un bilinguisme officiel? Il y a d’ailleurs lieu de s’interroger sur la définition du bilinguisme canadien à l’heure actuelle[12], d’autant que la composition langagière du pays évolue au rythme des flux migratoires. Notons, par exemple qu’au Manitoba, la langue parlée la plus souvent à la maison n’était ni l’anglais ni le français pour 12,1 % de la population (contre 12,4 % dans tout le Canada) et que le tagalog surpassait le français comme langue parlée la plus souvent à la maison (Statistique Canada, 2016).

En effet, la question des langues autochtones est particulièrement importante au Canada et rejoint les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation citée précédemment[13]. L’adoption en 2019 de la Loi sur les langues autochtones (L.C. 2019, ch. 23) et la création du Bureau du commissaire aux langues autochtones en 2022 constituent des étapes charnières pour une reconnaissance et une protection accrue de ces langues. Or, la majorité des programmes en traduction au niveau post-secondaire au pays ne se font pas le reflet de ces importantes avancées. Même si certains cours existent pour l’enseignement de ces langues à tous les cycles universitaires, le manque d’infrastructures adéquates (la demande, le nombre de formateur·rice·s disponibles, l’absence d’ouvrages de référence) empêche, ou du moins limite drastiquement, l’offre de cours spécialisés en traduction jusqu’à présent. De plus, pour des raisons pratiques, enseigner la traduction entre l’anglais et le français est logique puisque c’est là que se trouve la part du lion du marché canadien (OTTIAQ, 2021b, p. 5).

Plus encore que les questions de la représentation des langues se pose le problème du normativisme promulgué par les programmes de traduction au pays. Le français, notamment, est une langue dont l’évolution est encore dictée par l’Académie française (créée en 1635) ou par l’Office québécois de la langue française (créé en 1961), ce qui efface nécessairement certaines particularités linguistiques, alors que la langue varie d’une province canadienne à l’autre. Si les traductions en français réalisées au Manitoba, par exemple, visent la population franco-manitobaine, ne faudrait-il pas que la variété retenue et enseignée soit celle réellement en usage sur place, plutôt qu’une norme dictée par Paris ou Montréal? Bien entendu, il y a là, une fois de plus, une question mathématique (le nombre de locuteurs du français est plus important en France, et au Québec, qu’au Manitoba, où 3,4 % de la population a le français pour langue maternelle [Commissariat aux langues officielles, 2020]), mais aussi pratico-pratique : les ouvrages de référence (dictionnaires[14] et grammaires en tête) sont écrits principalement en France. Le cas du Manitoba est pourtant intéressant puisque la province abrite une université de langue française bien établie (l’Université de Saint-Boniface) et que 74 % de la population francophone de la province est née au Manitoba (Commissariat aux langues officielles, 2020), ce qui signifie que la langue française enseignée pourrait être représentative du fait linguistique provincial plutôt que d’une norme externe. Hors de la surreprésentation du bilinguisme officiel, la simple question du fait français au Canada est également digne d’intérêt.

Si nous ajoutons à cela les questions de justice sociale, d’égalité des genres et de responsabilité citoyenne (v. Basalamah, 2005), il faut se questionner non seulement sur les normes mises en avant dans les programmes, mais aussi sur les approches pédagogiques retenues. À cela s’ajoute enfin l’absence de formation pédagogique obligatoire du corps professoral universitaire, un métier qui s’apprend « sur le tas » (Kiffer, 2018) grâce à une formation informelle par les pairs. Or, de telles stratégies ne peuvent que reproduire les modèles éprouvés et ne laissent que peu de place aux approches récentes ou à l’innovation. Si certaines universités offrent maintenant des cours de pédagogie aux cycles supérieurs, reste à savoir quel pourcentage du corps professoral actuel a suivi une formation quelconque, et dans combien de temps une masse critique d’enseignant·e·s ayant suivi une formation en pédagogie[15] sera en place. Dans l’intervalle, il faut continuer à compter sur l’intérêt de chacun·e. À cet égard, il est intéressant de noter qu’une partie de la formation informelle se passe sur Twitter et d’autres réseaux sociaux. En effet, ceux-ci sont devenus des lieux de discussion où circulent les nouvelles idées et où les mots-clics (hashtags) remplacent en quelque sorte les mots clés des bibliothèques puisqu’il est parfois plus facile et rapide de faire un état des lieux sur un enjeu donné en passant par le référencement de contenus. De plus, les réseaux sociaux, contrairement à un livre, permettent l’échange et une mobilisation des savoirs nouvellement acquis. Alors, comment former les citoyen·ne·s de demain avec les méthodes d’hier? Comment assurer que la nouvelle génération trouve sa place de citoyenne dans un monde plus égalitaire et toujours plus connecté? La méthode de Freire, discutée plus récemment et plus près de nous par le Canadien Joe Kincheloe (2008), se veut justement une réponse aux problèmes récurrents que sont le rôle de l’école et de l’université, la dynamique de classe, le choix des programmes mais aussi aux questions « nouvelles » de justice sociale. Dans cette optique, l’enseignant·e n’est pas seulement un·e expert·e de sa matière, mais aussi de la structure politique dans laquelle iel opère, de la culture populaire qui représente plus adéquatement les groupes minorisés, des enjeux sociétaux et des forces qui les influencent, de la pédagogie et bien plus (Kincheloe, 2008, pp. 2-3). Plutôt que de transmettre des savoirs (nécessairement pluriels), iel cherche à relier théories et pratiques (tout aussi plurielles) et à éviter les généralisations pour plutôt identifier les dynamiques du pouvoir à l’oeuvre (ibid., ch. 3). Ce n’est qu’en déconstruisant le monde qui nous entoure dans ses moindres détails que l’enseignant·e dépasse son statut de « deskilling teacher » (ibid., p. 124), qui se contente d’accomplir la tâche qui lui est confiée selon les paramètres édictés, qu’iel parvient à enseigner la matière et les compétences universitaires requises dans un cadre qui respecte chaque étudiant·e et prépare à affronter une réalité sociale complexe (ibid., p. 118).

4. Quelques pistes à explorer

Nous proposons ici quelques pistes, approches et activités issues de notre pratique et de notre enseignement qui s’arriment aux réflexions menées précédemment. Cette liste n’est ni exhaustive ni prescriptive dans la mesure où nous croyons que nos recommandations peuvent s’adapter aux contextes et besoins de chaque école de traduction canadienne.

4.1 Stratégies et mesures de base

Commençons par des mesures faciles à mettre en place : indiquer ses pronoms usuels (personnel et possessif) est un bon moyen d’inviter nos étudiant·e·s en traduction à réfléchir sur l’utilité et la charge sémantique d’un pronom, en plus de donner une information nécessaire et de montrer que nous sommes ouvert·e·s aux néologismes si besoin est, ce qui ne peut que faciliter l’inclusion de toustes. Cette pratique peut aisément se faire en présentiel à l’aide d’une activité d’initiation en début de trimestre, par exemple. Dans le cadre de l’enseignement à distance, les pronoms peuvent être affichés à la suite du nom, précisés dans un outil de clavardage ou dans un forum d’introduction au cours (évidemment, les possibilités sont déterminées par l’outil retenu). La relève en traduction sera ainsi sensibilisée à des pratiques de rédaction inclusives dès le début d’un cours ou d’une formation.

De la même manière, inclure une déclaration de reconnaissance des territoires traditionnels dans les signatures de courriel et dans les plans de cours est une manière de sensibiliser les étudiant·e·s à un sujet d’importance au Canada et à s’engager face à la vérité et à la réconciliation. Enfin, s’assurer de choisir une variété de textes à lire ou à traduire en provenance d’auteur·e·s issu·e·s de minorités (racisées, transgenres, femmes, entre autres) est un autre pas vers une diversité des opinions, notamment pour étudier les styles de chaque groupe, mais aussi la manière d’aborder les différents sujets, qu’il s’agisse de littérature, de politique ou d’histoire. Utilisées conjointement, ces mesures, qui tendent à se généraliser depuis quelques années, sont autant de pas timides vers une pédagogie critique qui ne présente pas une vérité unique mais plutôt des faits d’actualité, et pousse les apprenant·e·s à se positionner dans ces débats. Elles permettent aussi aux personnes s’identifiant à des groupes minorisés de se sentir représentées plutôt qu’écartées, ce qui contribue à un meilleur sentiment d’appartenance. Pour les cours de traduction, s’assurer d’avoir des ouvrages de référence et des outils qui témoignent de la diversité langagière au pays, au-delà de la conception du bilinguisme officiel, est un pas de plus vers une démarche inclusive. Si nous reprenons plus précisément le cas des langues autochtones, il importe, par exemple, d’inclure des ouvrages qui reflètent ces profils linguistiques ou qui offrent des conseils sur la représentation culturelle, comme Elements of Indigenous Style: A Guide for Writing By and About Indigenous Peoples[16] (Younging, 2018).

4.2 La pédagogie universelle appliquée à la traduction

Peu importe la manière exacte choisie pour fournir une rétroaction ou une évaluation, ce qu’il faut retenir sont les principes fondamentaux qui sous-tendent la pédagogie universelle (pour une discussion à ce sujet, v. Meyer et al., 2014), à savoir la présentation des éléments d’apprentissage de manières différentes (ainsi vidéos, bandes dessinées et jeux vidéo peuvent complémenter la lecture d’articles, ou alterner en fonction des thématiques visées) pour répondre aux besoins différents (CUA, s.d.b); la diversification des activités et des mises en application; et le ciblage des intérêts particuliers des étudiant·e·s pour la matière. Par exemple, si un aspect du cours rejoint davantage le groupe, mettre plus d’accent sur celui-ci; cela ne signifie pas pour autant que des éléments importants sont écartés, mais bien que les priorités sont établies selon les besoins réels des groupes. On pourrait imaginer un cours de traduction générale : au lieu de déterminer au préalable les textes à traduire, ceux-ci seraient choisis en groupe, selon les sujets d’actualité qui intéressent les personnes inscrites. Dans un cours spécialisé, le groupe pourrait déterminer quels éléments parfaire dans le cadre de chaque traduction pratique, favorisant une mise en application de concepts et de stratégies précis pour lesquels un perfectionnement est voulu (par exemple : évaluation ciblant les choix terminologiques et les outils de travail, plutôt qu’une évaluation ciblée sur la syntaxe). Évidemment, la traduction forme un tout, et nous ne cherchons pas à éliminer certains éléments clés de la formation (dont les compétences langagières et les contraintes du marché), mais les besoins réels d’apprentissage peuvent être ciblés dans chaque groupe et des activités cumulatives visant ce tout constituent une bonne approche selon les adeptes de l’ungrading et de la pédagogie universelle[17].

4.3 Une mesure au soutien de l’enseignement : l’approche START-STOP-CONTINUE[18]

La pédagogie universelle nous mène à une autre proposition : revoir la manière d’évaluer un cours afin d’éviter que l’évaluation se fasse en fin de trimestre et que les professeur·e·s et chargé·e·s de cours ne reçoivent leurs évaluations qu’après l’entrée des notes finales. Évidemment, la question des évaluations de cours relève de politiques au niveau institutionnel, ce qui rejoint les cultures institutionnelles discutées précédemment, mais une évaluation qui nous parvient une fois le cours achevé ne permet pas de réorienter le tir pour ce même cours et pour le groupe étudiant en question, que nous ne recroiserons peut-être pas. C’est la raison pour laquelle nous proposons que l’approche START-STOP-CONTINUE soit mise en application dans toutes les universités y compris les programmes de traduction, à différents instants selon les besoins propres à chaque cours, ce qui ne porte aucune atteinte à la liberté universitaire accordée au corps professoral. Cette méthode n’est pas attribuée à une source précise, mais est citée comme l’une des approches les plus utiles pour fournir et recevoir de la rétroaction de manière continue. Elle propose d’interroger le groupe estudiantin sur les éléments qui pourraient être intégrés (par exemple : ajout d’activités, fournir plus d’explications, envoyer moins de courriels), les éléments à écarter ou arrêter (c.-à-d. éliminer ce qui fonctionne moins bien ou pas du tout) et sur les éléments positifs à maintenir. Ce sondage peut se faire de manière anonyme ou en groupe, selon les cas. L’avantage de cette approche est qu’elle peut être déployée à tout moment, cibler une partie du cours ou sa totalité, et qu’elle génère une réelle discussion entre les apprenant·e·s et le corps enseignant. Cela permet de combler les lacunes et de répondre aux défis avant que ceux-ci deviennent source de décrochage ou d’échec. Le corps enseignant y gagne aussi, car les évaluations d’enseignement ont généralement une portée pour l’évaluation de rendement : en ayant une rétroaction continue, le taux d’évaluations négatives risque de baisser.

4.4 La co-construction du plan de cours et l’engagement de la population étudiante

La stratégie suivante touche à l’établissement des objectifs pédagogiques : pourquoi ne pas construire le plan de cours (y compris les objectifs pédagogiques) en collaboration avec nos classes[19]? Cette approche a été essayée avec succès à plusieurs reprises (v. notamment Hudd, 2003; Jafar, 2016; Katopodis et Davidson, 2020) et permet de ne pas imposer nos choix d’objectifs à nos cohortes d’une part, mais aussi d’ouvrir la porte à des auteur·e·s, des textes, des sujets et des activités auxquel·le·s nous n’aurions peut-être pas pensé. Cette approche s’inscrit tout autant dans une vision professionnelle, puisque les traducteur.rice.s oeuvrent, entre autres, dans des domaines créatifs et artistiques (pensons à la traduction de textes d’expositions muséales) que dans une vision plus globale de la formation en traduction, puisque les cohortes doivent apprendre à analyser les possibilités et appliquer leur esprit critique pour décider de la formule la plus intéressante, en plus de devoir composer avec le reste du groupe, ce qui leur apprend l’art de la rhétorique ou de la négociation, deux compétences transversales inestimables pour traiter avec une clientèle ou des donneurs d’ouvrage. De plus, cela accroît l’engagement estudiantin, souvent perçu comme l’un des premiers facteurs de réussite[20]. Le rapport de pouvoir est ainsi mieux équilibré dans l’établissement des éléments d’apprentissage prioritaires : chaque étudiant·e a eu une chance de s’exprimer sur ses préférences et ses souhaits, et l’enseignant·e joue un rôle de guide en quête d’un consensus. Chaque personne bénéficie d’une voix et, même si un groupe peut se former et tenter de l’emporter, l’approche demeure plus démocratique que les alternatives. Enfin, elle responsabilise les cohortes face à leurs apprentissages et permet une adaptation en temps réel du plan de cours, comme les besoins et les acquis ne sont pas forcément les mêmes d’un groupe à l’autre, d’un trimestre à l’autre.

De la même manière, notre pédagogie, inspirée des solutions mobilisées pendant la pandémie, pourrait reprendre certains des avantages de l’enseignement en ligne (synchrone et asynchrone). Parmi les idées novatrices, certain·e·s professeur·e·s ont remplacé leurs heures de bureau par des espaces thématiques de rencontre informels (comme un club de lecture qui proposerait des traductions ou des ouvrages sur la profession, entre autres) afin de promouvoir des interactions sociales, mais aussi d’inciter les gens à venir. Après tout, une fois sur place, il devient plus facile d’oser poser une question en lien avec un cours. Également, ouvrir de telles activités à toutes nos classes, plutôt que de les répartir par sigles de cours, permet d’inviter la discussion sur des sujets plus variés et d’obtenir du même coup des opinions plus diversifiées, selon les parcours de chacun·e, mais aussi d’attiser la curiosité des participant·e·s et de tisser des liens entre les différents groupes d’un programme de traduction. D’autres collègues en ont profité pour organiser des séries de conférences sur différentes thématiques en lien avec la traduction, synchrones ou non, sur la base d’un échange de services : puisque tout·e chercheur·e passionné·e peut discourir sans grande préparation durant vingt minutes sur son sujet de prédilection, pourquoi ne pas mettre cet atout à profit? D’autres encore ont choisi de créer des comptes spéciaux sur les réseaux sociaux ou ont eu recours à des mots clics comme #Traduction ou #TranslationStudies pour faciliter le partage de discussions, de renseignements et de contenus liés au cours. S’il est vrai que le courriel permet de répondre aux questions de manière asynchrone, les réseaux permettent néanmoins certaines fonctions plus conviviales. Évidemment, des questions éthiques pourraient être soulevées, à savoir la confidentialité des données et la nature commerciale de certaines plateformes sociales, mais ces outils peuvent être utilisés de manière réfléchie et raisonnée. D’ailleurs, les plateformes utilisées en milieu universitaire font l’objet de ces mêmes réserves, comme l’indique Desjardins (2011, p. 182). L’intégration de réseaux sociaux et d’applications dans le cadre de l’enseignement permet aussi d’aborder la traduction et la communication multilingue dans des contextes numériques, ce qui rejoint parfaitement une formation adaptée aux besoins du marché, aux tendances communicationnelles actuelles et aux discussions critiques entourant les grandes entreprises technologiques. Ces initiatives, si elles dépassent quelque peu le cadre traditionnel d’un cours, ont l’avantage de promouvoir l’engagement estudiantin, mais aussi de présenter une variété de questions, de problématiques et de points de vue à nos cohortes, autant d’occasions pour elles de prendre conscience des thématiques actuelles et de s’interroger sur leur rôle dans la société.

4.5 L’évaluation : entre éthique et inclusivité

La question de l’évaluation occupe une grande place, et a, elle aussi, beaucoup évolué durant la pandémie. Dans un premier temps, la discussion portait principalement sur l’intégrité intellectuelle : comment s’assurer que personne ne triche lorsque les examens ont lieu en ligne? Nous croyons toutefois que cette discussion touche peu les programmes de traduction où les examens en temps limité ne correspondent de toute manière pas à la réalité professionnelle. Sur le marché du travail, hormis lors de tests d’entrée pour certaines entreprises, il n’arrivera que très rarement à un·e traducteur·rice de se faire demander de traduire un texte en temps limité[21], sous surveillance (virtuelle ou autre), et parfois sans outils (par exemple ne pas pouvoir effectuer une recherche dans une base de données terminologique). En effet, puisque près de la moitié (44 %) des traducteur·rice·s à temps plein travaillent à leur compte (OTTIAQ, 2021b, p. 5), iels sont responsables de fixer leurs échéances, en accord avec le client, qui ne comptera pas le nombre d’heures consacrées à un projet en autant que l’échéance convenue soit respectée. Notons également que si la rapidité était le principal critère pour juger le professionnalisme d’un·e traducteur·rice, la question de la qualité langagière passerait au second plan, ce qui n’est assurément pas le cas. De plus, il y a moyen de sensibiliser les étudiant·e·s aux échéances et aux contraintes professionnelles sans passer par les évaluations formelles en temps limité. L’épreuve en temps limité sans outils exacerbe en plus le stress déjà vécu par les étudiant·e·s lors des examens[22].

Le problème de l’éthique en évaluation est aussi lié à la présence de traducteurs automatiques (DeepL et Google Translate en tête), qui pose la question du rôle de la profession : si la posture « traditionnelle » est que le ou la traducteur·rice doit être apte à traduire par soi-même, l’existence de ces plateformes devient problématique puisqu’il est difficile de s’assurer que le travail ait été entièrement réalisé par une personne physique. Par contre, si la posture est que le rôle d’un·e professionnel·le est plutôt de livrer un texte irréprochable à sa clientèle, l’utilisation de ces outils devient une corde parmi tant d’autres à son arc, au même titre que les dictionnaires ou grammaires. L’existence de la traduction automatique déplace le débat autour de la formation vers des terrains autres que la qualité linguistique pour poser des questions bien plus profondes, et qui invitent nos groupes à réfléchir : comment assurer la confidentialité des données d’un client? Quel tarif facturer selon les services réellement rendus? Comment concevoir des modes de rémunération plus adaptés à ces réalités (v. Larsonneur, 2018)? Peut-on se prétendre l’auteur·e d’une traduction automatique? Quel est l’impact écologique de la traduction automatique? Ces questions (éthiques, philosophiques, économiques et autres) sont sûrement primordiales lors d’une formation à un métier qui s’automatise de plus en plus et où la post-édition devient une pratique commune.

En somme, il ne faut pas proscrire ces outils, mais plutôt inciter les étudiant·e·s à réfléchir à comment s’en servir et pourquoi, ce qui abonde dans le sens de Bowker et Buitrago Ciro (2019) qui proposent une « littératie de la traduction automatique », autant pour la population générale qu’étudiante, puisque les cours d’outils informatiques obligatoires se modernisent et se spécialisent, et que la post-édition a été minimalement intégrée aux cours de révision voire bénéficie d’un cours distinct. Il faut également envisager des activités qui se font le reflet de la pratique professionnelle plutôt que d’introduire tardivement les outils informatiques recommandés (dont les mémoires de traduction) et de tenter d’interdire tout recours à la traduction automatique lors des cours d’introduction. En effet, la position dominante est encore qu’il faut savoir marcher avant de courir et traduire avant de post-éditer, ce qui se constate aisément en regardant les sigles et prérequis des différents cours dans les universités canadiennes. Dans la mesure où nos étudiant·e·s se servent de ces outils depuis des années pour écrire, chercher du vocabulaire ou vérifier leurs travaux (Hellmich, 2021), il semble chronophage de tenter de leur faire perdre cette habitude… avant de réintroduire des applications et logiciels déjà connus. Il paraît plus logique d’enseigner dès la première année leurs avantages, leurs inconvénients et leurs limites, afin que l’esprit critique de chacun·e soit sollicité pour décider par la suite du meilleur outil pour chaque mandat, ce qui rejoint parfaitement les réalités du marché. Après tout, rares sont les entreprises qui interdisent encore le recours aux outils d’aide à la traduction, même si plusieurs secteurs condamnent le recours à la traduction automatique, pour des raisons évidentes de confidentialité des données (à commencer par la traduction juridique ou médicale, mais aussi le domaine du jeu vidéo).

Par ailleurs, les barèmes de notes peuvent être revus à l’aune de nouvelles tendances, d’autant qu’il a été démontré que la manière de faire traditionnelle (notamment le barème alphanumérique) est relativement récente et souffre d’un certain nombre de biais méthodologiques. Il importe de souligner que l’un des modes d’évaluation préconisés en milieu universitaire au Canada est l’évaluation officielle alphanumérique où les étudiant·e·s se voient accorder une note en fonction de leur rendement (par exemple, 80 % ou A-). De plus en plus de voix s’élèvent contre cette façon d’évaluer, notamment les contributeurs de l’ouvrage collectif Ungrading (Blum, 2020), pour qui l’évaluation alphanumérique incite les étudiant·e·s à « obtenir une note », plutôt que de se concentrer d’abord et avant tout sur l’apprentissage et l’approfondissement des connaissances (Kohn, 2020, pp. xiii-xix). Ainsi, en 2022, une étude réalisée par Valérie Florentin et Andrew McEachern à l’Université York a démontré que 80,5 % (n = 41 répondant·e·s) des étudiant·e·s ont jugé qu’un mode d’évaluation alternatif leur avait permis de mieux apprendre. De surcroît, le lien semble facile entre l’obtention de « bonnes » notes et la marchandisation du savoir qui a pour but ultime l’obtention d’un poste. Nilson mentionne d’ailleurs que la méthode traditionnelle de notation encourage la population étudiante à transformer le travail universitaire « into a game, the object of which is to maximize the number of points towards one’s grade with the lowest possible investment of time and effort » (2014, p. 7). Enfin, cette façon d’évaluer sert de moteur pour inciter la concurrence entre les étudiant·e·s, plutôt que la collaboration et l’entraide. Or, la pédagogie critique vise plutôt l’épanouissement de soi et l’élargissement des horizons de savoirs afin de pouvoir occuper par la suite une place productive dans la société y compris hors du marché du travail.

Nilson souligne également que le système actuel ne correspond pas à grand-chose dans la mesure où il a été démontré que les bonnes notes à l’université n’ont presque aucune influence sur le succès professionnel (2014, p. 3) et que l’atteinte d’objectifs pédagogiques devrait être un système à deux valeurs : les objectifs sont atteints ou non[23]; les notes intermédiaires ne servent donc à rien (ibid., p. 9). Stommel, quant à lui, cite plusieurs études qui démontrent les biais liés à la race ou au genre, ou encore l’impact de l’insécurité alimentaire sur les résultats (2021, n.p.). Si le système actuel est inefficace, que signifient les notes que nous donnons? À quoi servent-elles et pourquoi en donnons-nous encore? Poussées à l’extrême, ces questions ont donné naissance à deux approches : le specifications grading (Nilson, 2014), parfois appelé contract grading, et l’ungrading (Blum, 2020; Stommel, 2021). La première promeut l’établissement d’un contrat entre chaque étudiant·e et un·e professeur·e où chaque lettre correspond à un certain nombre ou à une certaine difficulté de travaux (selon la taxonomie de Bloom [1956][24], par exemple, bien que Nilson propose d’autres alternatives [2014, pp. 24-46]). Bien entendu, pour être acceptables, les travaux doivent répondre aux normes de qualité attendues en pareil cas et clairement édictées par l’enseignant·e dans le plan de cours ou les consignes des devoirs. La seconde approche (dont plus d’une interprétation est possible, car elle ne se veut pas prescriptive) permet généralement à chaque étudiant·e de s’auto-évaluer : les professeur·e·s fournissent une rétroaction détaillée sur les devoirs, mais l’attribution de la note finale revient aux étudiant·e·s, ce qui leur permet de tenir compte de leurs circonstances, des facteurs qui peuvent nuire à leur rendement universitaire (notamment exceptionnalités, obligations familiales et travail à temps plein). Également, l’absence d’une note basée sur la perte de points liée aux différents types d’erreurs permet aux cohortes de s’éloigner quelque peu du texte source en quête d’idiomaticité et de fluidité sans crainte d’être sanctionnées. Les traductions produites ont donc l’occasion d’être inspirées et inspirantes, voire engagées socialement si elles rejettent les normes linguistiques, notamment grammaticales et lexicales, établies au profit d’une plus grande neutralité de genre par exemple, plutôt que de s’avérer simplement justes mais convenues. Une autre façon de mettre l’ungrading en oeuvre est de contourner les barèmes alphanumériques pendant le trimestre et de fournir des rétroactions non punitives cumulées pour en arriver à une note globale de réussite ou d’échec. De cette façon, chaque étudiant·e a un trimestre entier de rétroactions à mettre à profit pour se concentrer sur ses acquis et sa progression, et la note ne dépend plus d’un calcul mathématique. Certes, l’échec pourrait être alors perçu comme une forme punitive, mais celle-ci n’arrive qu’en fin de parcours d’apprentissage et s’appuie sur une session de rétroactions plutôt que sur des chiffres d’une froideur clinique[25]. Parmi les autres facteurs qui touchent à l’évaluation, certain·e·s attribuent un code couleur[26] aux différents types d’erreurs dans le cadre d’un travail de traduction (syntaxe, grammaire, orthographe, entre autres). D’autres encore promeuvent l’entraide en accordant des points bonus à toute personne qui a demandé de l’aide ainsi qu’à l’étudiant·e qui a fourni l’appui nécessaire. De cette manière, il y a moins de compétition en classe[27], et plutôt une saine collaboration[28].

Conclusion

Cet article se veut le résultat d’une réflexion menée à la suite de certaines revendications sociétales et au cours de la pandémie de la COVID-19. S’il est vrai que des études de cas pourraient enrichir le fond empirique de notre propos, nous croyons néanmoins qu’il y a un certain mérite à présenter notre réflexion et les approches qui nous ont permis de mieux adapter notre pédagogie en situation de crise. Trop souvent, lorsqu’il est question de pédagogie en traduction, la réflexion est axée sur des aspects spécifiques de la formation au détriment d’une discussion pédagogique plus large. Nous saluons l’équipe de TTR d’avoir ouvert un dialogue permettant la remise en question de certains acquis en formation universitaire en traduction, par exemple le recours obligatoire aux évaluations alphanumériques, les plans de cours invariables, la tentative de limiter le recours aux logiciels et applications de traduction automatique, et l’exaltation des langues officielles canadiennes pour ne nommer que ces exemples. Nos expériences respectives suggèrent que les plateformes numériques et les réseaux sociaux peuvent tisser des liens étroits en situation de crise et au-delà, en une pédagogie flexible et moderne qui permet de mobiliser toutes les modalités à notre disposition, afin de livrer des contenus de plusieurs façons et d’engager une diversité d’individus. Des démarches « simples » mais significatives, comme l’affichage de pronoms et la reconnaissance des territoires traditionnels, signalent l’engagement citoyen du corps enseignant qui peut se transmettre aux groupes estudiantins. Au final, il faut surtout mettre de l’avant des approches pédagogiques humaines et humanisantes si ce que nous cherchons à faire est de former des professionnel·le·s humain·e·s de la communication multilingue.

Nous souhaitons que certain·e·s soient inspiré·e·s par les pistes que nous proposons et alimenteront la discussion et l’établissement de meilleures pratiques.