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Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, la traduction s’est imposée comme une discipline et a été accueillie dans les institutions universitaires et les centres de recherche un peu partout dans le monde. Nombreux sont les théoriciens qui ont cherché à clarifier les méthodes de travail, approfondir les analyses et aider les futurs traducteurs[4] à améliorer la qualité de leurs traductions. La traduction profite désormais des innovations technologiques et des avancées informatiques qui ont non seulement facilité « la tâche du traducteur », mais ont influé, entre autres, sur la formation des traducteurs. Aussi a-t-on besoin de sensibiliser les traducteurs aux nouveaux logiciels qui sont regroupés sous l’étiquette Traduction Assistée par Ordinateur (TAO)/Computer-Assisted Translation (CAT). Tel est le sujet du dernier livre de Paulina Pietrzak et Michał Kornacki qui enseignent la théorie et la pratique de la traduction à l’Université de Łódź en Pologne. Rattachés au département de traduction, ils s’occupent également de la formation des traducteurs.

Publié en 2021 sous le titre Using CAT Tools in Freelance Translation, le livre présente certaines notions théoriques et empiriques, ainsi que les résultats d’une étude qui vise à explorer les attitudes et les préférences des traducteurs indépendants à l’égard des nouvelles technologies. Il contient sept chapitres, dont les cinq premiers sont consacrés à développer quelques notions clés sur l’utilisation de la TAO et les deux derniers présentent les résultats de leur enquête sur l’utilisation de la technologie dans la pratique de la traduction.

Le premier chapitre se donne pour objectif de fournir un aperçu à la fois de la situation actuelle du marché de la traduction et des activités linguistiques qui s’y rattachent (p. 3) et de celle des traducteurs indépendants dans différents pays. Étant donné l’évolution rapide du marché de la traduction sous l’influence de la mondialisation, l’industrie de la traduction a reconnu l’importance et le rôle de la TAO dans l’augmentation de la qualité du travail et la réduction du temps de livraison des traductions aux clients. Cette nouvelle dynamique a également modifié les compétences nécessaires aux traducteurs indépendants.

En s’inspirant des travaux de Daniel Gouadec (2007) qui visent à catégoriser les traductions, les auteurs du livre ont réparti les traducteurs en deux groupes : traducteurs indépendants [freelancers] et traducteurs de bureau [in-house translators]. Cette classification s’avère importante car la proportion de traducteurs indépendants est énorme : « [t]he weighted average suggests that the general proportion of freelancers is around 78.4 percent » (European Commission, 2012, p. 89; cité par Pietrzak et Kornacki, p. 8). Or, le nombre croissant de traducteurs indépendants nécessite une formation rigoureuse pour les initier aux outils de la TAO afin d’augmenter la qualité de leur travail.

Le deuxième chapitre expose les approches des technologies de traduction déjà adoptées, tout en proposant de créer une typologie des différentes catégories de la traduction où les outils technologiques sont largement utilisés. Vu l’étendue de ce domaine, une telle classification semble difficile pour ne pas dire impossible. Tout d’abord, les auteurs ont dressé un tableau historique de tous les efforts déployés pour catégoriser les traductions selon l’utilisation des outils de la TAO. Ils arrivent ainsi à établir une classification ternaire : traduction régulière, traduction audiovisuelle et interprétation (p. 17). Ensuite, ils passent en revue le rôle de certains logiciels comme le traitement de texte [word processors], les mémoires de traduction [Translation Memory], les machines à traduire et les technologies utilisées dans le métier d’interprétation, entre autres (p. 30). Plus loin dans le même chapitre (p. 32), ils présentent cinq modèles d’interaction avec les technologies de traduction (TT) : interaction basique, interaction étendue, interaction assistée par la TAO, interaction basée sur la TAO et interaction totale. Ces modèles nous montrent à quel point les traducteurs ont recours à la technologie.

Le troisième chapitre fournit le profil des traducteurs indépendants et les divise en deux groupes : les usagers et les non-usagers des outils de la TAO. Les auteurs précisent les caractéristiques de chaque groupe et en définissent le style professionnel. Dans la première partie du chapitre, ils identifient les capacités technologiques nécessaires aux traducteurs des deux groupes pour exercer leur métier au XX1e siècle. En se référant à l’ouvrage de Vanessa Enríquez Raído et Frank Austermühl (2003, p. 228), ils affirment, d’une part, que le travail du traducteur est devenu hautement professionnel, automatisé et diversifié et, d’autre part, que les traducteurs sont des experts en techniques de communication interculturelle. Ces derniers doivent donc posséder les capacités nécessaires pour maîtriser la rédaction technique ou la lexicographie. Ils sont désormais incontournables du fait qu’ils doivent aujourd’hui se familiariser avec la technologie, en plus de la gestion du personnel et des finances.

Les traducteurs ont donc besoin de se doter des compétences technologiques qui nécessitent une connaissance approfondie des ressources informatiques et des technologies de communication applicables à la traduction. Pourtant, il faut savoir que le terme « technologie » ne se limite pas seulement à l’utilisation des ordinateurs. À titre d’exemple, les interprètes qui utilisent les systèmes de transmission de la voix, des microphones ou des téléphones font partie des usagers de la technologie. Or, la liste des compétences nécessaires pour exercer le métier de traducteur est aussi vaste que fluide car elle doit s’adapter aux besoins du traducteur. Pourtant, certaines compétences fondamentales semblent être nécessaires pour que les traducteurs puissent se servir à bon escient de l’ordinateur. Ces compétences comprennent une connaissance générale de l’informatique, des logiciels, ainsi que du matériel (p. 41).

Vu le niveau de leur interaction avec la traductique, c’est-à-dire les TT, les traducteurs peuvent recourir à des approches différentes face à la traduction automatique (TA). Par exemple, la situation du traducteur qui effectue la post-édition diffère de celle d’un traducteur qui s’abstient consciemment de recourir à la TA. Tandis que l’un doit travailler sur la terminologie et la phraséologie, l’autre ne se concentre que sur la cohésion de l’ensemble du texte. Ce n’est pourtant pas la seule divergence entre les deux approches. Bien que la traduction automatique facilite le travail des traducteurs, elle tend à restreindre la production créative et à donner lieu à une traduction déshumanisée (p. 43), voire la disparition de la créativité dans la traduction.

Le quatrième chapitre montre les influences de la technologie sur les traducteurs. La popularité grandissante des technologies de traduction ainsi que l’accès rapide et facile à internet ont modifié la manière dont les traducteurs s’occupent de leurs tâches et redéfini le marché du travail. Le traitement de texte et l’automation de la traduction sont alors devenus un véritable défi car ces outils font parfois usage du contenu qui est déjà produit par d’autres traducteurs. Cela pourrait faciliter le processus de traduction car presque quarante pour cent du contenu traduit profite des travaux effectués préalablement (p. 47). Il faut cependant noter que ce changement technologique influe sur le travail des traducteurs humains, car tout le processus de traduction doit être dirigé et contrôlé par un superviseur. Ainsi, l’automation vise seulement à offrir une traduction rudimentaire qui aura besoin d’être polie, relue et éditée par un traducteur humain. Il y a alors un changement majeur dans les tâches du traducteur qui s’occupe de la post-édition plutôt que de la traduction.

Les outils de la TAO ont également favorisé de nouvelles méthodes de gestion de projets car elles permettent aux fournisseurs des services linguistiques [language service providers (LSP)] d’inviter les autres professionnels du métier à travailler sur le même projet ou plusieurs traducteurs à travailler en même temps sur la même traduction. De plus, grâce à la TAO, les traducteurs peuvent non seulement accéder aux textes préalablement traduits (mémoires de traduction), ils sont en outre capables de créer leur propre collection de textes traduits qu’ils pourront utiliser dans leur travail (p. 47).

Les avantages des technologies de traduction sont à étudier selon deux points de vue : la traduction et la direction du flux opérationnel (p. 48). Le rôle essentiel des outils de la TAO consiste à aider le processus de traduction humaine. Par ailleurs, les traducteurs peuvent post-éditer un texte pré-traduit, lequel a été préparé et fourni par ces technologies. En fonction du niveau de leur accès aux outils variés, ils peuvent diriger et analyser un projet, en évaluer la qualité, externaliser les tâches (c’est-à-dire demander à une autre personne de traduire une partie d’un texte) et gérer les ressources financières, humaines, et ainsi de suite (p. 49).

Malgré tous les avantages des outils de la TAO et de la TA, il faut également discuter des inconvénients. Selon Anthony Pym (2011, p. 1; cité par Kornacki et Pietrza, p. 54), la présence de la technologie change la nature des activités cognitives du traducteur, ainsi que ses relations sociales et ses traits professionnels. Dans cette perspective, on peut diviser les répercussions de la technologie en deux groupes : les problèmes liés au système et les problèmes liés à la personne, lesquels peuvent découler d’un dysfonctionnement technique tout au long du travail.

En effet, les influences de la technologie ne sont pas limitées à la manière dont le traducteur utilise l’ordinateur, car il faut également prendre en considération les retombées cognitives de ces technologies (p. 53). Y recourir peut affecter négativement la confiance en soi. En outre, l’efficacité et la performance des traducteurs peuvent en souffrir. Si ces derniers sont trop habitués à utiliser ces technologies, ils risquent fort de se sentir découragés par un document qui doit être traduit selon la méthode traditionnelle. Ces sentiments seraient alors la source d’une certaine angoisse qui s’appelle l’anxiété professionnelle, le traducteur se voyant menacé par la machine à traduire et l’intelligence artificielle. Pourtant, les machines s’occupent seulement d’une partie de ses tâches du fait que la technologie ne peut pas vérifier la qualité des textes. Il faut également mentionner une autre source d’anxiété qui touche surtout le jeune traducteur. Les textes pré-traduits dont il se sert sont un facteur de stress à partir du moment où il ne peut vérifier leur fiabilité et ignore leur provenance pour des raisons de confidentialité.

Bien que l’interaction avec la technologie puisse être très fructueuse, elle peut aussi avoir de graves conséquences négatives sur l’efficacité des traducteurs. Leur degré de gravité dépend, avant toute chose, des connaissances informatiques que ces derniers possèdent. Or, ces problèmes seront résolus au fil du temps grâce à l’actualisation de la formation des traducteurs, de sorte qu’un problème qui est « très grave » aujourd’hui ne le sera plus pour les futurs traducteurs. C’est ce que les auteurs du livre appellent la « friction cognitive » [cognitive friction] (p. 60).

Il existe également un autre type d’anxiété que les auteurs appellent « anxiété liée à la technologie » [technology-related anxiety] (p. 58). Quand les traducteurs ne sont pas familiarisés avec les outils technologiques, ils sont en proie à une sous-estimation de leurs compétences et se croient incapables de résoudre les problèmes techniques qui pourraient intervenir à n’importe quel moment où ils font usage de l’ordinateur et non pas seulement quand ils se servent des outils de la TAO. Conformément au degré d’intensité de cette anxiété, les gens peuvent être classifiés dans deux catégories : technophobie cognitive ou technophobie anxieuse. En général, les traducteurs se rangent dans la première catégorie. Pourtant, il est à noter que l’anxiété face à l’ordinateur aurait des racines démographiques comme l’âge, le sexe et le niveau des études universitaires. Effectivement, les traductrices sont plus sujettes à cette angoisse que les traducteurs.

Le cinquième chapitre passe en revue les différentes prises de position des traducteurs face aux technologies de traduction (p. 66). À cette fin, les auteurs présentent les résultats de leur recherche sur le comportement et les préférences des traducteurs, lesquels sont très intéressants. Malgré tous les avantages des technologies de traduction, il reste encore des traducteurs qui préfèrent travailler selon les méthodes traditionnelles. La plus importante raison donnée pour justifier cette préférence est l’écart entre les générations, les jeunes traducteurs étant plus informés. Les deux derniers chapitres du livre sont consacrés à l’analyse des résultats qui porte, notamment, sur des questions de terminologie, de vitesse de la traduction, de segmentation du document, de revenu des traducteurs et de frais du matériel. Selon Pietrzak et Kornacki, certains traducteurs utilisent les technologies de traduction à contre coeur à cause de facteurs techniques, comme leur savoir informatique limité, ou de facteurs psychologiques, comme l’anxiété face aux innovations. Pourtant, les auteurs sont d’avis que les traducteurs doivent faire preuve de flexibilité pour s’adapter aux exigences du marché de la traduction d’aujourd’hui. Le chapitre sept fait également allusion aux devoirs des programmeurs et des développeurs de logiciels car il est impératif que ces logiciels soient plus conviviaux.