Abstracts
Résumé
La Maison et Musée Victor Hugo, à Paris, conserve les archives de François-Victor Hugo (1828-1873), premier traducteur français des oeuvres complètes de Shakespeare. On ne saurait exagérer le succès et l’importance historique de cette traduction, publiée entre 1857 et 1865 (en dix-huit volumes) et régulièrement rééditée de nos jours. En plus de la correspondance et des carnets de Hugo fils, les archives contiennent les brouillons de la traduction de trois tragédies et de six sonnets de Shakespeare. Après un portrait du traducteur dans son contexte historique, social et familial, une lecture de quelques documents d’archive – lettres, souvenirs, traduction des sonnets 1, 2 et 19 – permettra de montrer François-Victor Hugo au travail en examinant ses manuscrits, ses dictionnaires et ses ratures.
Mots-clés :
- François-Victor Hugo,
- Shakespeare,
- génétique des traductions,
- traduction de poésie
Abstract
The Maison et Musée Victor Hugo in Paris holds the archives of François-Victor Hugo (1828-1873), the first translator into French of the complete works of Shakespeare. The success and historical significance of this translation, published between 1857 and 1865 (in eighteen volumes) and regularly republished today, cannot be overstated. In addition to the correspondence and notebooks, the archive contains drafts of the translation of three tragedies and six sonnets by Shakespeare. After situating the translator in his historical, social, and family context, the article examines a number of archival documents, including letters, his dictionaries, and the translation drafts of sonnets 1, 2, and 19, to shed light on François-Victor Hugo’s translation process.
Keywords:
- François-Victor Hugo,
- Shakespeare,
- genetic translation studies,
- poetry translation
Article body
Jusqu’à quinze ans ce fut Toto; de quinze à trente ce fut Victor, le maître des élégances, un vrai charmeur; après trente et avec la maturité que lui donna l’exil, François-Victor, traducteur-révélateur de Shakespeare, fut un écrivain original, un penseur profond. […] Il aurait le droit de s’appeler Hugo pour son compte.
Asseline, 1885, p. 157
Introduction
Les superlatifs donnent le vertige : premier traducteur de l’intégralité des sonnets et des pièces de Shakespeare en français, François-Victor Hugo est sans doute le traducteur de son siècle – voire des siècles précédents et suivants – dont les mots auront touché le plus grand nombre de lecteurs et de spectateurs à travers le monde. Un siècle et demi après leur parution, entre 1857 et 1866, ses traductions de Shakespeare poursuivent leur carrière, reprises de 1938 à 1984 dans la Bibliothèque de la Pléiade et aujourd’hui encore, révisées ou non, dans de nombreuses collections de poche. Au vu d’une production si imposante, si souvent appréciée et si durable – trente-sept pièces, cinq longs poèmes et cent cinquante-quatre sonnets de Shakespeare, édités sans discontinuer de 1857 à nos jours –, il nous a semblé que François-Victor Hugo, à l’heure où fleurissent les translator studies théorisées naguère par Andrew Chesterman (2009), appelait une étude à la fois biographique et génétique opérant un « recentrement de l’attention sur le traducteur » (Delisle, 1999, p. 1). Si c’est au XIXe siècle que certains écrivains ont commencé à conserver systématiquement leurs papiers, le public manifestant alors « une curiosité grandissante pour les manuscrits autographes des grands auteurs contemporains » (de Biasi, 2011, p. 18), il n’en va pas de même pour les traducteurs, fussent-ils par ailleurs de grands auteurs traduisant de grands auteurs. Ainsi la traduction de Milton par Chateaubriand n’a-t-elle pas laissé de traces manuscrites, non plus que celles de Poe par Baudelaire, de Dante par Littré ou de Byron par Goethe, pour ne citer qu’une poignée d’absences parmi les plus regrettables. Victor Hugo, le premier à conserver avec soin ses documents de travail, considérés comme une émanation de sa pensée vivante (de Biasi, 1987), fut également le premier à léguer cette précieuse archive à la Bibliothèque nationale. Il n’est donc guère surprenant que le fils du poète, François-Victor, ait à son tour fait le choix de conserver les brouillons et les mises au net de son propre travail – au moins en partie. Le miracle, en effet, n’est ici que partiel : de sa traduction des sonnets de Shakespeare, par exemple, il ne reste pas assez de feuillets pour permettre une lecture génétique complète de sa pratique traduisante. L’étude traductologique s’en trouve un peu biaisée, certes, mais pas nécessairement affaiblie : quand le matériau s’avère rare ou incomplet, l’approche la plus pertinente consiste sans doute à le laisser parler pour rattacher ensuite son discours, le cas échéant, aux questions de traduction et de création littéraire que pose son époque. C’est donc à partir de trois feuillets seulement, mais aussi d’une évocation de son cadre quotidien, de sa « bibliothèque contextuelle » (Lavieri, 2015, p. 24) et de son « discours méta-traductif » (Hersant, 2018, p. 18) que l’on tentera ici de voir comment traduisait – mais aussi comment travaillait – un traducteur au XIXe siècle.
Si notre portrait de Hugo n’est pas le premier, il bénéficie de l’éclairage de quelques documents d’archive – lettres, carnets et brouillons – dont la plupart, encore inédits, sont conservés à la Maison de Victor Hugo, à Paris[1]. Les archives du musée contiennent notamment la traduction complète (sur des feuillets étroits et dans une écriture minuscule) de trois pièces de Shakespeare : Coriolan (44 feuillets recto-verso), Le Roi Lear (41 feuillets recto-verso) et La Tempête (35 feuillets recto-verso) un brouillon de la traduction de la scène 19 de Roméo et Juliette (1 feuillet); une traduction de « La Reine Mab » (1813) de Percy Bysshe Shelley (19 feuillets recto-verso); la traduction d’un passage des Troyennes d’Euripide (1 feuillet); la traduction des sonnets 19 et 20 de Shakespeare; et une petite curiosité : l’édition originale de la traduction des Sonnets ayant appartenu à Louis Barthou, édition « truffée » de documents divers – dont les brouillons de la traduction des sonnets 1 à 4 de Shakespeare. Notre portrait se composera de deux volets distincts, mais complémentaires – tant il nous semble vrai que « pour progresser dans l’intimité de l’histoire de la traduction, il faut progresser dans l’intimité du traducteur » (Delisle, 1999, p. 2) –, faisant apparaître le grand projet shakespearien dans son contexte puis le traducteur à sa table de travail.
1. Portrait du traducteur en bénédictin
À l’été de 1852, banni par Louis-Napoléon Bonaparte, Victor Hugo s’installe à Jersey, où il s’entoure de sa femme et de ses trois enfants – dont François-Victor, qui rejoint sa famille au mois d’août. C’est là que l’ambitieux projet d’une traduction intégrale de Shakespeare commence à prendre forme; jusqu’alors journaliste politique, n’ayant encore rien traduit et n’ayant du reste appris l’anglais que très récemment, François-Victor commence par la lecture des traductions existantes et de divers travaux consacrés à Shakespeare. Ses archives révèlent ainsi qu’il possédait, recopié par ses soins sur trois feuillets d’une écriture serrée, un article de Léon de Wailly paru en 1834 dans la Revue des deux mondes sous le titre « Sonnets de Shakespeare ».
En octobre 1855, chassée par les autorités britanniques à la suite d’un article de Victor Hugo hostile à la reine Victoria, la famille quitte Jersey pour s’installer dans une autre des îles anglo-normandes, Guernesey. François-Victor « habite une chambre encombrée de livres » au deuxième étage de la nouvelle villa familiale, baptisée Hauteville House (V. Hugo, 1874, p. 23). Le travail de défrichage et d’érudition entamé à Jersey se poursuit et s’accompagne des premières traductions de Shakespeare. L’inventaire de la bibliothèque d’Hauteville House nous apprend que François-Victor Hugo possède notamment le Webster’s Dictionary of the English Language (Webster, 1854) et les trois volumes du lexique trilingue The New Italian, English and French Pocket Dictionary (Bottarelli, 1820); The Plays of Shakespeare dans l’édition illustrée de John Gilbert (Londres, Routledge, 1858-1860) et, dans l’édition de Francis Gentleman, les Poems (Londres, J. Bell, 1774); les Oeuvres complètes, en 13 volumes, traduites par Pierre Letourneur et révisées par François Guizot et Amédée Pichot (1821-1822), les Poèmes et sonnets de William Shakespeare, traduits en vers par Ernest Lafond (Paris, Lahure, 1856), mais aussi de nombreuses études sur la vie et l’oeuvre de Shakespeare[2]. Dans une lettre à son ami Paul Meurice datée du 15 mars 1856, Victor Hugo évoque l’arrivée à Jersey d’une malle contenant des livres pour son fils :
Je reçois votre mot et j’y réponds in haste. […] La fameuse caisse est enfin arrivée […]. Toto est ravi de son Shakespeare; le voilà qui grâce à vous, va pouvoir confronter Letourneur, Laroche et Guizot à Shakespeare, les trahisseurs au trahi. Il partira de là pour faire mieux, et il fera mieux, je vous le garantis.
1950, pp. 233-234; italiques dans l’original
La même année, il écrit au même correspondant pour le remercier d’avoir placé aux éditions Michel Lévy la traduction des sonnets par son fils : « Et que vous avez été charmant pour les sonnets Shakespeare-Toto! je suis bien content de cet arrangement qui va l’encourager » (Hugo et Meurice, 1909, p. 85). François-Victor a déjà fait paraître en 1854, dans une publication locale réservée aux proscrits, l’Almanach de l’exil, un article intitulé « La démocratie dans Shakespeare » (Guille, 1950, pp. 92 et 95); la même année, il rédige un essai sur l’île de Jersey qui paraîtra en 1857, chez Pagnerre, sous le titre La Normandie inconnue. Souhaitant se faire la main avant de s’attaquer à Shakespeare, il traduit le Doctor Faustus de Marlowe, qui paraîtra également quelques années plus tard, en 1858, et qu’il évoquera en termes plaisants dans une lettre du 14 novembre de la même année à son cousin Alfred Asseline :
Tu as peut-être su que Michel Lévy vient de publier un livre de moi, Le Faust anglais, prix un franc. C’est une curiosité littéraire que je te recommande, quand tu auras vingt sols à perdre. Mais il est un volume à paraître chez Pagnerre et que je réclame le droit de t’offrir, il est intitulé Hamlet et a été écrit par moi, sous la dictée d’un certain Shakspeare qui ne manque pas de quelque esprit.
cité dans Asseline, 1885, pp. 179-180
Un certain Shakspeare? François-Victor Hugo, qui uniformisera rapidement la graphie encore incertaine du nom de son auteur, s’en explique dans une longue note publiée dans le deuxième volume des Oeuvres complètes; au terme d’une savante analyse des « signatures manuscrites du poëte », il choisit de rendre « toutes ses lettres à ce grand nom estropié » (1859, pp. 337 et 341).
L’étude et la traduction de Shakespeare, sans doute commencées au printemps de 1856 (Leuilliot, 1986, p. 144), sont aussi des remèdes contre l’ennui et la mélancolie qui guettent les proscrits. De ce travail colossal, Théophile Gautier écrira ainsi que « le second fils du grand Victor l’a réalisé dans les tristes loisirs de l’exil » (2011, p. 90). Son frère Charles s’initie à la photographie, sa soeur Adèle tient un journal (1984), son père écrit Les Contemplations (1856), sa mère rédige un mémoire sur son illustre époux, enfin toute la famille occupe de son mieux, avec plus ou moins d’enthousiasme, les jours et les années qui passent. Victor Hugo résume ainsi la situation de ses deux fils proscrits : « Isolement, intimité, renoncement, apaisement de la nostalgie par la pensée; telle est la vie de ces hommes » (1874, p. 28). François-Victor lui-même, comme il l’avoue en novembre 1855 à Asseline, reste cependant « en proie à ce triple ennui : l’exil, le mois de novembre et le dimanche anglais » (cité dans Asseline, 1885, p. 177). Il ajoute : « J’ai pour unique distraction le travail. […] Notre maison est bien un couvent de bénédictins » (ibid., p. 180). Dans une lettre adressée trois ans plus tard au même correspondant, alors qu’il s’apprête à publier ses premières traductions du théâtre de Shakespeare, Hugo mentionne à nouveau les avantages et les rigueurs d’une vie monacale :
Si tu connaissais ma nouvelle existence, tu serais étonné de sa régularité. Toutes mes occupations, toutes mes distractions sont classées heure par heure, et presque minute par minute. L’exilé, vois-tu, ressemble au bénédictin : sa vie est celle du couvent, moins les voeux, bien entendu. Tu ne peux te figurer comme cette monotonie est salutaire, et comme les journées passent vite quand elles se ressemblent tant. […] Je donne Shakspeare à la France, bornant mon voeu pour le moment à être le drogman fidèle de cet immense génie. C’est un travail énorme : trente-six drames, cent vingt mille vers à traduire! trente-six préfaces à faire! en quatre ans!
ibid., pp. 161-164
La même image sera reprise par son neveu Georges Hugo (1902, p. 13) évoquant, une trentaine d’années plus tard, le souvenir de son oncle, « le bénédictin de la famille, le savant, l’élégant François-Victor Hugo […] silencieux et pensif, avec de charmantes manières un peu tristes » (1902, p. 13). Enfin, dans une lettre d’avril 1858 où il cherche à convaincre son éditeur de le rémunérer comme il convient, Hugo recourt une fois encore à l’image du moine-traducteur :
Nous allons faire ensemble, non pas une traduction de Shakespeare, mais la traduction de Shakespeare. Pour ce travail, j’apporte une science, trop chèrement acquise, du vieil idiome saxon, une patience de bénédictin, un labeur de cinq années, une série de nuits blanches et de jours bien noirs, toutes les recherches de la critique, toutes les trouvailles de l’histoire.
cité dans Hovasse, 2008, p. 488; italiques dans l’original
C’est qu’aux traductions elles-mêmes s’ajoute un paratexte monumental, Hugo ayant choisi, pour son édition « révolutionnaire » (Morse, 2016, p. 94), alimentée aux meilleures sources de l’époque, d’accompagner chaque pièce d’une préface très fouillée, et d’un appareil critique riche en notes, commentaires et autres documents historiques.
Le moine bénédictin, célèbre pour la patience et le soin qu’il met à ses travaux, est également tenu au voeu de pauvreté. De fait, dur à la tâche, François-Victor est toujours sans le sou. Dans une lettre d’avril 1852, peu avant son départ pour l’exil, Victor Hugo écrit à son épouse : « Mon pauvre Toto n’est pas riche. Il me demande 50 francs par mois » (1950, p. 90). Cette situation de dépendance n’évolue guère dans les premières années à Jersey et à Guernesey, et l’on peut supposer que François-Victor s’est aussi lancé dans la traduction de Shakespeare pour des raisons financières. Dans une lettre de mai 1856 à Paul Meurice, il mentionne « les 300 fr. des Sonnets presque dévorés » (Leuilliot, 1986, p. 144); une lettre de 1869 à son frère Charles nous apprend que l’intégrale de Shakespeare lui a été payée 14 775 francs en dix-huit versements (soit 820 francs par volume), et que Pagnerre lui a ensuite payé 9 000 francs le droit de publier une deuxième édition (Guille, 1950, p. 162).
À Guernesey, François-Victor fait une rencontre capitale pour le traducteur comme pour le jeune homme : Emily de Putron, fille d’un armateur de l’île, dont Alfred Asseline rapporte que François-Victor
[…] la trouva penchée sur Shakspeare, dont elle avait fait sa lecture favorite. C’est Shakspeare qui fut leur union. Elle savait déjà à fond la langue anglaise, même celle de l’avant-dernier siècle; – intelligente et vive, elle en voulut posséder toutes les ressources et elle travailla près de son ami; ils s’aidaient en s’enseignant l’un l’autre. Elle fut un peu de la traduction de Shakspeare.
1885, pp. 233-234
Si cette collaboration n’a laissé aucune trace sur les quelques brouillons qui ont survécu, on peut imaginer avec Marie-Claire Pasquier que François-Victor, non content d’entretenir avec Emily une relation sentimentale couronnée par des fiançailles et un projet de mariage, bénéficiait de « son aide en amont (pour le mot à mot) et en aval (pour recopier les manuscrits) » (1997, p. 100). Certes, celui que sa mère surnommait volontiers « le fort en thème » ou « le fort en anglais » (Clément-Janin, 1922, pp. 80 et 108), et dont elle vantait « l’aptitude des langues » (Leuilliot, 1986, p. 143), s’est avéré un traducteur remarquable à bien des égards; mais on est rassuré de savoir qu’en plus de ces atouts – et de ses précieux dictionnaires – l’angliciste débutant a pu compter sur les « compétences philologiques et linguistiques » de sa collaboratrice de l’ombre (ibid., p. 144). Le mariage devait avoir lieu une fois l’intégrale des traductions achevée : François-Victor, toujours dépendant de son père financièrement, espère que ses dix années de travail lui apporteront au moins une certaine liberté matérielle. Or sa fiancée, depuis longtemps affaiblie par la tuberculose, meurt peu avant l’achèvement de l’intégrale, en 1865; François-Victor lui dédiera le quatorzième des dix-huit volumes publiés chez Pagnerre : « À miss Emily de Putron, humble souvenir d’un ami. »
Peu après sa rencontre avec sa future fiancée, François-Victor a composé pour elle un poème dont le brouillon a été conservé; nous en livrons ci-dessous une reproduction (Figure 1) et une transcription, d’abord parce que ce document témoigne d’un amour placé sous les auspices de Shakespeare, ensuite parce qu’il confirme que le choix de rendre les vers en prose, sur lequel nous reviendrons, ne procède en aucun cas de quelque déficience métrique de la part du traducteur.
Figure 1
François-Victor Hugo, brouillon d’un poème pour Emily de Putron, Guernesey, 1856.
Ô beauté! je retrouve une patrie en toi,
Je ne sens plus l’exil lorsque tu viens à moi
Et peu m’importe ce qu’il dure.
Ces yeux d’un ciel ardent reflètent le rayon;
Tu me fais oublier cette blonde Albion
Avec ta brune chevelure.
J’oublie en te voyant les lieux où je te vois;
Je ne me souviens plus, en entendant ta voix,
Que c’est la langue d’Angleterre.
Tu changes mes malheurs en une illusion!
Et quand tu m’apparais, ô douce vision,
Je ne sais plus sur quelle terre!
Qu’importe l’ouragan qui m’a conduit ici.
Sois bénie à jamais, toi qui finis ainsi
Mon naufrage par une fête!
Pareil à Ferdinand alors qu’il aborda
Dans cette île enchantée où vivait Miranda,
Je ne maudis plus la tempête!
« Confronter […] les trahisseurs au trahi », écrivait Hugo père. L’avis du fils n’est pas si différent, semble-t-il; dix ans plus tard, dans l’« Avertissement » qui ouvre le premier volume des Oeuvres complètes, il prendra ses distances avec ses devanciers :
En publiant une traduction nouvelle de Shakespeare, nous croyons devoir expliquer en quoi cette traduction diffère des précédentes.
D’abord cette traduction est nouvelle par la forme. Comme l’a dit un critique compétent [Auguste Vacquerie] dans Profils et Grimaces, elle est faite, non sur la traduction de Letourneur, mais sur le texte de Shakespeare. […] Aussi ne faut-il nullement s’étonner si la traduction de Letourneur est pleine de périphrases, si elle enveloppe la pensée du poëte de tant de circonlocutions, et si elle est restée si loin de l’original. […] La traduction littérale de Shakespeare étant devenue possible, nous l’avons tentée. Avons-nous réussi? Le lecteur en jugera.
1865, pp. 33-34; italiques dans l’original
La traduction de Letourneur – vingt volumes en six ans, de 1776 à 1783 – a fait autorité en France pendant un demi-siècle avant d’être entièrement révisée par François Guizot et Amédée Pichot, qui ajoutent aux pièces de Shakespeare les poèmes narratifs et un choix de six sonnets – les tout premiers à être traduits en français. Hugo ne se montre pas moins sévère avec la traduction révisée, comme le montre une lettre adressée en 1858 à Sara de la Fizelière :
Mon procédé, à moi, est le procédé littéral. Mais ce système n’est guère nécessaire que pour les oeuvres capitales comme celles de Shakespeare, de Dante ou de Milton. Je ne sais s’il ne serait pas un inconvénient pour des romans ordinaires qui ont besoin de se lire facilement.
Je suis en ce moment tout occupé de la correction des épreuves de l’Hamlet que Pagnerre compte publier à la fin du mois. Vous pourrez donc bientôt juger de la valeur de mon procédé, en comparant ma faible prose à la merveilleuse poësie du grand Will. Oh! que de fois il a fait mon désespoir! que son génie, que sa forme sont difficiles à saisir! Mais enfin, je ne me rebute pas. Et ce n’est pas trop de mille journées de travail pour faire connaître à la France cet immense esprit, encore si mystérieux malgré les éclaircissements et les commentaires des critiques, malgré les traductions déjà faites; quand je dis malgré, je devrais dire à cause de ces traductions. Vous qui savez l’anglais, comparez la traduction de Guizot au texte, et vous verrez combien cette interprétation, pourtant la plus fidèle, est éloignée du modèle.
1865, f° 3
Le travail de traduction proprement dit est précédé et accompagné par une multitude de lectures préparatoires, qu’il s’agisse de littérature élisabéthaine ou d’études contemporaines sur Shakespeare en français ou en anglais; pour ses traductions et ses commentaires, Hugo lit notamment Beaumont et Fletcher, Edmund Burke, John Dryden, James Hazlitt, David Hume, Samuel Johnson, parmi des dizaines d’autres (Guille, 1950, p. 288). Plusieurs voyages en Angleterre seront l’occasion d’un pèlerinage dans la ville natale de Shakespeare et de séances de travail et de lecture à la bibliothèque du British Museum; la librairie Redstone de Guernesey a mis à sa disposition un Premier Folio de 1623, mais toute édition antérieure trouvée à Londres lui semble préférable. La traduction bénéficie également de longues discussions avec Emily de Putron, mais aussi avec Victor Hugo lui-même : grand admirateur de Shakespeare, celui-ci a accepté en 1863 de rédiger une préface qui sera publiée, en 1865, en tête du quinzième et dernier volume des Oeuvres complètes. Voilà comment le père se fait le premier thuriféraire du fils :
Un jeune homme s’est dévoué à ce vaste travail. À côté de cette première tâche, reproduire Shakespeare, il y en avait une deuxième, le commenter. L’une, on vient de le voir, exige un poëte, l’autre un bénédictin. Ce traducteur a accepté l’une et l’autre. […] Oeuvre de critique, oeuvre de philologie, oeuvre de philosophie, oeuvre d’histoire, qui côtoie et corrobore la traduction; quant à la traduction en elle-même, elle est fidèle, sincère, opiniâtre dans la résolution d’obéir au texte; elle est modeste et fière; elle ne tâche pas d’être supérieure à Shakespeare. […] Le traducteur actuel sera, nous le croyons et toute la haute critique de France, d’Angleterre et d’Allemagne l’a proclamé déjà, le traducteur définitif.
1865, pp. 28-30
En 1865, son grand projet enfin achevé – le dernier volume des Oeuvres complètes paraîtra l’année suivante –, François-Victor quitte Guernesey pour s’installer à Bruxelles, avant de se fixer à Paris. Emily est morte au début de l’année, sa mère meurt en 1868, son frère en 1871; après un dernier séjour en 1872 à Guernesey, où son père reste seul face à l’océan, il tente de soigner à Auteuil une tuberculose rénale. Un soir d’août 1873, Edmond de Goncourt est invité à dîner par Hugo père, alors de passage à Paris; il évoquera dans son journal un François-Victor au plus mal : « Dans l’humide jardin de la petite maison, François Hugo est couché dans un fauteuil, le teint cireux, les yeux à la fois vagues et fixes, les bras contractés dans un pelotonnement frileux. Il est triste de la tristesse de l’anémie » (1891, pp. 85-86). À l’automne suivant, malgré ses souffrances, le traducteur épuisé corrige les épreuves d’une nouvelle édition de son Shakespeare, sans appareil critique, à paraître chez Alphonse Lemerre. Il meurt le 26 décembre 1873, dans l’appartement du 20 rue Drouot où il a emménagé avec la veuve de son frère. Victor Hugo, qui décrit dans son journal le lent déclin du malade depuis janvier, pénètre vers midi dans la chambre de son fils : « Victor semblait dormir. J’ai soulevé et baisé sa main, qui était souple et chaude. Il venait d’expirer, et si son souffle n’était plus sur sa bouche, son âme était sur son visage. J’ai baisé Victor au front, et je lui ai parlé bas. Qui donc entendrait, si ce n’est la mort? » (1913, p. 215).
2. « Les sonnets Shakespeare-Toto »
Les souvenirs de ses familiers, le journal de sa soeur, les dithyrambes de son père et sa propre correspondance donnent de François-Victor Hugo l’image d’un traducteur scrupuleux, curieux, courageux, conscient de l’ampleur comme de la grandeur de sa tâche. Quant à la qualité de son travail, elle a fait l’objet au fil des siècles de jugements plus ou moins louangeurs ou sévères, la postérité conservant de ses traductions une image contrastée – une impression d’élégance désuète, de travail sérieux où se mêlent insuffisances et trouvailles[3].
Pour juger à notre tour, non pas seulement (ni même principalement) de la qualité du travail de Hugo, mais aussi et surtout de sa façon de travailler, on s’en tiendra ici à trois sonnets. Ceci pour la double raison que les manuscrits de la traduction de trois pièces de théâtre de Shakespeare conservés à la Maison de Victor Hugo sont à peine remaniés (ce qui en limite l’intérêt génétique) et que ceux des sonnets 1, 2, et 19 permettent au contraire d’observer certaines pratiques du traducteur à l’oeuvre[4]. Les ratures et ajouts que présentent ces brouillons font en effet apparaître sur la même page plusieurs états de la traduction en cours, dont on parvient généralement à reconstituer la chronologie. On peut comparer ces brouillons entre eux, mais aussi avec les deux versions publiées, l’édition de 1865 (Pagnerre) apportant quelques modifications à celle de 1857 (Michel Lévy). Quant à l’édition anglaise qui a servi de source au traducteur, il s’agit probablement de The Pictorial Edition of the Works of Shakspere en huit volumes de Charles Knight (1839-1843), dont le septième volume contient notamment les sonnets. Nous citerons cette édition plutôt que d’autres plus récentes, car elle s’en distingue sur certains points mineurs (ponctuation, traits d’union) qui ne sont pas sans importance; il serait dommage d’affirmer, par exemple, que le traducteur a remplacé tel point final par un point d’exclamation alors que celui-ci figure bien dans l’édition Knight, ou qu’il a hardiment assemblé par un trait d’union « master mistress » (qui apparaît ainsi dans les éditions modernes) alors que l’édition Knight propose déjà « master-mistress ».
Les cent cinquante-quatre poèmes composant le recueil paru en 1609 (sous le titre Shake-Speares Sonnets) ont pour thèmes principaux, voire exclusifs, l’amour sous diverses formes et la cruauté du temps qui passe. Leur agencement au sein du recueil de 1609 raconte une histoire en trois temps : le poète exhorte un jeune homme à se reproduire pour que sa beauté lui survive, puis il exprime son amour pour un beau jeune homme, avant de déclarer sa flamme à sa maîtresse. Très au courant des controverses qui entourent l’ordre des sonnets depuis leur première édition, Hugo bouleverse celui-ci pour donner plus de cohérence à l’ensemble : « Exposition, complications, péripéties, dénoûment, rien ne manque à ce drame intime où figurent trois personnages : le poëte, sa maîtresse et son ami » (Shakespeare, 1857, p. 34).
2.1 La prose et le dictionnaire : sonnet no 1
Figure 2
Dans cette première traduction française du premier sonnet de Shakespeare, on constate d’abord que les pentamètres iambiques sont rendus par de la prose (Figure 2). Un tel geste n’a rien de très original à cette époque : depuis Chateaubriand au moins – qui, dans la préface de sa traduction du Paradis perdu de Milton, et plus encore dans celle de ses propres Martyrs, amorçait une réflexion sur le poème en prose –, la traduction romantique tend à rejeter la transposition en vers de la poésie. Pierre Letourneur au XVIIIe siècle et Émile Montégut au XIXe ont traduit en prose le théâtre de Shakespeare. « Les poèmes sont soumis au même traitement. Hugo ne juge pas nécessaire de justifier son choix d’une prose souple qui reprend la division en strophes, ni dans l’édition séparée des Sonnets, ni dans l’édition des oeuvres complètes » (Cottegnies, 2004, § 2). Quand le sonnet shakespearien se compose de trois quatrains et d’un distique final, le tout créant un bloc sans espace entre les strophes, Hugo modifie d’abord la disposition originale (avec des strophes détachées correspondant à deux quatrains et deux tercets dans l’édition Michel Lévy) avant de la restaurer (avec des strophes détachées correspondant à trois quatrains et un distique dans l’édition Pagnerre). Le brouillon de cette traduction pourrait faire croire, de prime abord, que le choix de la prose et de la répartition en strophes n’a pas été fait d’emblée (Figure 3) :
Figure 3
En réalité, nous n’avons pas affaire ici à une version en vers que le traducteur aurait mise en prose ensuite, mais à une traduction ligne à ligne du sonnet anglais. Il s’agit donc probablement d’un premier jet – hypothèse que semblent confirmer la numérotation du poème (la même encore que chez Shakespeare), le caractère provisoire de nombreuses formulations et, surtout, la présence de corrections immédiates. Ainsi la ligne 4 est-elle entièrement biffée en cours d’écriture (
), et non à l’occasion d’une campagne de corrections menée une fois le sonnet entièrement traduit; la ligne 5, qui la remplace, n’est pas insérée dans un espace interlinéaire, mais se déploie à son aise sur le feuillet encore vierge. Il est possible, quoique improbable, qu’à ce stade Hugo ait envisagé de transformer ces lignes de mot-à-mot en vers à part entière. Mais le rythme n’est pas ici la préoccupation première du traducteur, soucieux avant tout de rendre aussi clairement que possible le sens parfois confus, ou du moins ambigu, de ce premier sonnet. Avec le passage à la prose (le paragraphe absorbant des lignes qui ne sont des vers qu’en apparence), de nombreuses modifications sont apportées au premier jet. En voici un premier exemple avec, dans l’ordre, l’original anglais, le brouillon de la traduction que nous datons d’environ 1855, la première édition de 1857 et la deuxième édition de 1865 :Shakespeare |
But as the riper should by time decease, His tender heir might bear his memory. |
Hugo 1855 |
L’être mûr <cherche>, avant de tomber,
A perpétuer son souvenir dans un tendre héritier. |
Hugo 1857 |
et qu’une fois flétrie par la maturité, elle perpétue son image dans un tendre rejeton. |
Hugo 1865 |
et que, fatalement flétrie par la maturité, elle perpétue son image dans un tendre rejeton. |
Le brouillon montre Hugo remaniant la syntaxe de sa traduction : alors qu’il s’apprêtait à écrire « Laisser un tendre héritier qui perpétue son souvenir », il se ravise et reformule la phrase sans en modifier vraiment le sens. La correction du vers 3 et celle du vers 4, synchroniques, sont motivées par une même différence de construction verbale – « veut laisser » devient « cherche à perpétuer ». La version publiée révèle une correction plus radicale, et plus regrettable : filant la métaphore de la rose, Hugo fait de cette fleur le sujet grammatical du vers 4, ce qu’elle n’est pas en anglais. Autrement dit, il introduit une erreur qui ne figurait pas sur le brouillon, où « the riper » était assez correctement rendu par « l’être mur »; on relève au passage que l’angliciste en herbe ignore sans doute qu’en anglais, quand on ne compare que deux éléments, le comparatif a valeur de superlatif : « the riper », c’est le plus mûr des deux, c’est-à-dire le parent menacé par son âge. Continuant de filer (abusivement) la métaphore végétale jusqu’au bout de la strophe, Hugo substitue au « tendre héritier » du brouillon un « tendre rejeton ». Cet écart procède d’un choix conscient et non d’une erreur de compréhension, Hugo remplaçant une traduction littérale par un faux sens volontaire. Dans la plupart des cas, ses erreurs sont d’ordre syntaxique plutôt que lexical, le traducteur se fiant généralement à son dictionnaire monolingue ou à son lexique trilingue, comme le confirment quelques exemples prélevés dans ce premier sonnet et faisant apparaître, dans l’ordre, le mot anglais; sa définition dans le Webster (1854); sa traduction française dans le Bottarelli (1820); et sa traduction par Hugo :
increase > progeny, issue, offspring > augmentation > postérité
churl > one who is miserly, a niggard > avare > ladre
niggard > sordidly parsimonious, avaricious > chiche, avare > en économie
Le vers 10 donne lieu à plus de remaniements, sur le brouillon d’abord, puis sur les deux versions publiées successives :
Shakespeare |
Thou that art now the world’s fresh ornament, And only herald to the gaudy spring, |
Hugo 1855 |
Toi qui es maintenant le frais ornement du monde Et < ><qui n’es encore que le héraut> du printemps joyeux, |
Hugo 1857 |
Toi qui es maintenant le frais ornement du monde, qui n’es encore que le héraut du printemps splendide |
Hugo 1865 |
Ô toi maintenant le frais ornement du monde, qui n’es encore que le héraut du printemps splendide |
Le tout premier jet peut surprendre : « qui ne fais encore que servir de héraut » semble plutôt alambiqué pour rendre « only herald »; il est possible que Hugo ait commencé par voir en « herald » un verbe plutôt qu’un substantif (il peut être l’un et l’autre) et que, déconcerté par l’absence de verbe correspondant à « héraut » en français, il ait imaginé la périphrase « servir de héraut » pour conserver une forme verbale. Qu’il ait compris son erreur ou choisi d’alléger sa formulation, il hésite ensuite entre une simple apposition (« toi […] le héraut unique ») et une proposition relative (« toi […] qui n’es encore que le héraut »), et opte pour la relative. On peut le regretter, puisqu’elle comporte une erreur absente de l’apposition : ici only est bien un adjectif (« unique héraut ») et non pas un adverbe (« seulement un héraut »), lequel, en anglais, s’accompagnerait nécessairement d’un article défini ou indéfini (« thou art […] an / the only herald »). La deuxième correction notable intervient entre le brouillon et la version imprimée : le printemps « joyeux » devient le printemps « splendide ». Les deux sens étant proposés par son dictionnaire Webster (« showy, splendid, gay, merry »), on peut supposer que Hugo a préféré « splendide » pour enrichir la chaîne assonantique « maintenant – ornement – encore – printemps – splendide », reportant ainsi aux vers 9-10 un effet sonore qu’il n’avait pu reproduire aux vers 3-4 : « riper – tender – heir – bear – memory »[5].
2.2 La boucle et l’alexandrin : sonnet no 2
Figure 4
La traduction du deuxième sonnet est toujours en prose, bien sûr, mais cette fois l’oreille y repère deux alexandrins, l’un au tout début du sonnet : « Lorsque quarante hivers assiégeront ton front », l’autre à la deuxième strophe : « Où est tout le trésor de tes jours florissants ». Sans doute faudrait-il en ajouter un troisième, si l’on veut bien césurer ailleurs qu’à l’hémistiche : « Combien l’emploi de ta beauté mériterait » (Figure 4). À la même époque, du reste, un étage au-dessus de François-Victor à Hauteville House, Victor Hugo malmenait pareillement le grand vers classique : « J’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin », écrivait-il dans les Contemplations, publiées un an avant les Sonnets par le même éditeur (1856, p. 108). Le vers de douze syllabes, presque toujours divisé en deux parties égales de six syllabes, se retrouve découpé en trois morceaux de quatre syllabes, par le père : « J’ai disloqué / ce grand niais / d’alexandrin » comme par le fils : « Combien l’emploi / de ta beauté / mériterait ». Cette triple occurrence dans la version française du sonnet no 2 fait naître une hypothèse : Hugo aurait-il, dans sa traduction en prose, négligemment jeté quelques alexandrins? L’effet recherché consisterait à séduire l’oreille du lecteur par un rythme plaisant, à la fois familier et inattendu dans un paragraphe en prose. Pierre Jean Jouve, évoquant sa propre traduction des sonnets de Shakespeare, parle à ce propos d’« alexandrins noyés »; ayant fait lui aussi le choix de la prose, il prétend se garder d’y introduire quelque métrique familière :
Il n’était pas question de traduire en vers, de faire correspondre un vers syllabique français au mètre anglais. […] Il fallait découvrir une forme française […] qui fût une prose intérieurement organisée. […] L’organisation est celle d’une prose subdivisée en mesures variables (point important, pour éviter l’erreur de « l’alexandrin noyé »), variables et sensibles.
1955, pp. 24-25
Si l’image est belle, le principe énoncé semble discutable : pourquoi, dans une traduction en prose, l’apparition plus ou moins discrète de décasyllabes ou d’alexandrins serait-elle forcément une « erreur »? Jouve lui-même, du reste, n’a-t-il pas parsemé sa traduction d’alexandrins[6]? Au même titre qu’une figure de style ou qu’un effet sonore comme l’allitération ou l’assonance, le surgissement de l’alexandrin dans une traduction en prose peut souligner un renversement, asseoir une ouverture, produire une formulation d’autant plus mémorable ou délectable que son rythme la détache de son environnement prosaïque. Hugo a-t-il consciemment recherché cet effet?
Une comparaison entre les versions successives d’une même traduction, du brouillon à l’édition révisée en passant par la première édition, permet d’esquisser une première réponse. L’unique alexandrin que l’on relève au sonnet no 1, par exemple, disparaît entre l’édition de 1857 (« et qu’une fois flétrie par la maturité ») et celle de 1865 (« et que, fatalement flétrie par la maturité ») : la modification n’apportant pas de changement notable au sens de la phrase, on a l’impression que Hugo est intervenu ici pour faire disparaître l’alexandrin. Qu’en est-il des trois alexandrins qui truffent le deuxième sonnet? Cette fois, l’édition révisée ne se distingue en rien de la première, qu’elle reprend à la virgule près; il faut donc se tourner vers le brouillon pour voir si, entre le premier jet et la première édition, des interventions du traducteur révèlent un projet d’incorporation ou, au contraire, d’effacement de l’alexandrin (Figure 5).
Figure 5
Le premier des trois alexandrins « noyés » dans la prose du sonnet apparaît dès ce premier jet, non retouché; en l’état, avec sa position en première ligne, ses douze syllabes, le retour à la ligne et l’assonance finale des trois nasales, il a tout l’air d’un véritable alexandrin qui ouvrirait un sonnet classique : « Lorsque quarante hivers assiégeront ton front… » Hugo l’a-t-il conçu ainsi? Sur les cent cinquante-quatre sonnets de Shakespeare en français, douze commencent par un alexandrin césurable à l’hémistiche[7]; c’est assez fréquent pour supposer que Hugo a parfois souhaité cette majestueuse entrée en matière, et assez rare pour imaginer que ces alexandrins sont le fruit du seul hasard – car enfin, toute phrase comporte un certain nombre de syllabes, et il arrive que ce nombre s’établisse à douze comme à neuf ou à quinze. Pour qui sait ouvrir l’oeil et tendre l’oreille, fait remarquer Jacques Roubaud, dans la rue, dans la presse, « le vieil alexandrin est partout[8] » (1988, p. 196). Et puis, il n’y a pas mille manières de traduire « When forty winters shall besiege thy brow »; ainsi la formulation de Hugo se retrouve-t-elle dans la traduction en prose de Guizot (Shakespeare, 1822, p. 435) comme dans la traduction en alexandrins rimés de Déprats (Shakespeare, 2021, p. 251)[9]. S’il avait voulu effacer l’alexandrin par addition ou soustraction d’une syllabe, comme dans sa révision du sonnet no 1, le plus simple aurait été de remplacer le « Lorsque » initial par un « Quand »[10]; mais, à supposer qu’il y ait songé, Hugo aurait alors produit une cancanante allitération : « Quand quarante ». La seule traduction littérale possible est celle qui, née sur le brouillon, survit dans les deux versions publiées. La création et le maintien de l’alexandrin au premier vers du sonnet 2 ne nous renseigne donc pas vraiment sur cet aspect-là du projet traductif.
Le sixième vers est plus intéressant à cet égard, car on voit un alexandrin se défaire et se refaire à chaque nouvelle correction : « Où est tout le trésor de tes jours
< > épanouis ». Un seul mot est corrigé, mais il l’est à trois reprises sur le même brouillon, et le sera une fois encore avant publication. En anglais, ce mot est lusty, que Hugo traduit d’abord par épanouis (biffé), puis par florissants (biffé), puis par verdoyants (biffé), et pour finir, dans la version publiée, par florissants, qu’il a pourtant biffé et remplacé sur le brouillon. Pourquoi tant d’allers retours? Les trois adjectifs sont plus ou moins synonymes, et cette fois Hugo s’écarte un peu de son dictionnaire Webster (« Exhibiting lust or vigor, stout, strong, vigorous ») et de son lexique Bottarelli (« robuste, gros »). Sans doute cherche-t-il par tâtonnements l’adjectif qui formera avec le substantif « jours » la collocation la plus acceptable. Mais la dimension sémantique n’est pas seule en jeu : choisir florissants ou verdoyants plutôt qu’épanouis, c’est aussi, la diérèse étant ici obligatoire, opter pour l’alexandrin. Dans le cas du sixième vers du sonnet 2, on voit donc Hugo faire le choix réfléchi, mûri, du passage de treize à douze syllabes.Un autre aspect de cette correction graduelle mérite d’être souligné. Quand, dans sa traduction du sonnet précédent, Hugo substituait un « printemps splendide » à un « printemps joyeux », il remplaçait simplement un mot par un autre et s’y tenait jusque dans les deux versions publiées. Ici, il revient par deux fois sur des mots qu’il a d’abord biffés; dans la chaîne lexicale qui se met en place sur le brouillon, puis entre celui-ci et la version publiée, certains mots sont successivement le remplacé et le remplaçant : « épanouis > florissants > verdoyants > épanouis > florissants ». Ce phénomène peut sembler curieux; l’examen de bien d’autres manuscrits de traduction montre qu’il est courant. Il apparaît du reste quelques vers plus loin dans le même sonnet : pour traduire « Proving his beauty by succession thine », Hugo commence ainsi : « Et si tu prouvais que sa beauté [11]. C’est qu’il est parfois tortueux, le chemin qui mène au choix définitif d’un mot au détriment de tous les autres, et que, pour citer Claude Simon évoquant la création littéraire, « il peut même arriver que l’on soit ramené à la base de départ, seulement plus riche d’avoir indiqué quelques directions » (1986, p. 31).
… », il s’interrompt, biffe le dernier mot, le remplace par « », qu’il biffe à son tour et remplace par « est ». Une fois encore, le même mot a été d’abord supprimé, puis restauré. Les brouillons de Charles Scott-Moncrieff traduisant Proust, ceux de Ludmila Savitzky traduisant Joyce, parmi bien d’autres, illustrent cette même pratique où l’on devine des raisons d’ordre tour à tour sémantique, syntaxique, phonique ou métrique, et qui nous semble illustrer les hésitations et les repentirs des traducteurs2.3 L’éphèbe et la dame brune : sonnet no 19
Figure 6
La première strophe de ce sonnet s’ouvre sur un alexandrin et se referme sur un autre, dont le brouillon nous dira plus loin s’ils ont été ciselés dès le premier jet (Figure 6). Le vocabulaire semble directement tiré du lexique trilingue de Bottarelli, comme le montrent ces quelques exemples – avec, dans l’ordre, un extrait du sonnet; les mots concernés et leur traduction française dans le lexique; le syntagme où ils apparaissent dans la traduction de Hugo :
blunt thou the lion’s paws > Blunt : émousser > Paw : patte > émousse les pattes du lion
her own sweet brood > Brood : couvée > ses propres couvées
Pluck the keen teeth > Pluck : arracher > Keen : pointu, aigu > Arrache la dent aiguë
one most heinous crime > Heinous : odieux > un crime […] le plus odieux de tous
En plus des questions de métrique et de lexique, ce sonnet en fait surgir une autre qui relève, aux yeux de certains de ses traducteurs, de la morale ou de la bienséance. On sait que le recueil de Shakespeare oppose deux figures contradictoires : d’un côté le jeune homme « blond » ou « beau » (fair youth), objet d’un amour homo-érotique sans doute idéalisé, auquel il s’adresse dans les sonnets examinés ci-dessus; de l’autre la Dame « brune » (Dark Lady) qui lui inspire une passion plus violente et plus charnelle. La dimension homosexuelle, qui continue de diviser la critique (Miller-Blaise, 2021, pp. 867-870), a tant perturbé certains traducteurs du XIXe siècle qu’ils ont choisi de modifier ou même d’ignorer les sonnets concernés. Line Cottegnies relève ainsi que Chateaubriand, dans sa traduction du sonnet 71, « prend le parti de féminiser l’être aimé en usant de l’adjectif “malheureuse” », et qu’Ernest Lafond, dans une entreprise de normalisation à l’échelle du recueil entier, « opère des substitutions de pronoms personnels » (2021, pp. 980 et 982) jusqu’à transformer les déclarations d’amour au jeune homme en poèmes dédiés à une femme. Quant à Léon de Wailly, s’il surjoue l’indignation avec malice –
Mais, grand Dieu! qu’aperçois-je en relisant quelques-uns des premiers sonnets? Lui au lieu d’elle! Presque tous sont dans le style direct, vous et toi : est-ce que je me serais trompé? est-ce que ces sonnets seraient adressés à un homme? Shakspeare! grand Shakspeare! te serais-tu autorisé de l’exemple de Virgile?
1834, p. 688
c’est pour mieux affirmer que la passion qui attache Shakespeare à son dédicataire n’est « rien de plus qu’une ardente amitié et une adoration intellectuelle » (ibid., p. 692). Telle est aussi la position de François-Victor Hugo, pour qui les sentiments exprimés dans les sonnets adressés au jeune homme relèvent d’un idéal d’amitié masculine; dans sa présentation du recueil, il écrit ainsi à propos de Shakespeare : « Il était épris d’une courtisane, le voilà qui s’éprend d’une âme; dans son désespoir d’avoir tant aimé par la chair, il se met à n’aimer que par l’esprit » (1857, pp. 45-46). Dans le sonnet 20 apparaissent les formulations les plus ambiguës de tout le recueil, par exemple « ô toi, maître-maîtresse de ma passion! ». Le traducteur prend alors soin d’ajouter cette note : « C’est à propos de ce sonnet que plusieurs critiques anglais, entre autres Coleridge, ont cru nécessaire de défendre la mémoire de Shakespeare contre certaines insinuations honteuses. Nous avouons franchement que nous ne pouvons voir ici la nécessité d’une telle apologie[12] » (ibid., p. 117). Tenant de l’hypothèse de l’amour platonique, Hugo se garde en conséquence de toute censure; dans sa traduction du sonnet 19, « my love » est rendu à deux reprises par « mon bien-aimé », Hugo ne pratiquant donc ni la féminisation (ma bien aimée) ni l’évitement (mon amour). Un examen des états de la traduction sur le brouillon lui-même, mais aussi dans la première édition et dans l’édition révisée, permet de voir se stabiliser ou se métamorphoser les divers éléments – mètre, lexique, genre – décrits ci-dessus.
Figure 7
François-Victor Hugo, traduction du sonnet 19 de Shakespeare, c. 1855
On constate tout d’abord que le brouillon du sonnet 19 est le premier à faire apparaître une double numérotation : en chiffres arabes et entre parenthèses, le numéro XIX correspondant à l’édition anglaise; en chiffres romains, le numéro 122 attribué par le traducteur, qui se fait ici l’éditeur du recueil et propose à son lecteur, en toute fin d’ouvrage, une table de concordance (Figure 7). On relève ensuite que ce brouillon est le plus retouché de ceux que conserve la Maison de Victor Hugo. Comme ses ratures et ajouts interlinéaires le rendent parfois difficile à déchiffrer, nous en proposons une transcription :
/Temps dévorant, émousse les pattes du lion
Et
fais dévorer par la terre <ses propres couvées>.Arrache la dent
<aigue> de la mâchoire du tigre féroceEt brûle dans son sang le phénix à la longue vie :
<Fais> les saisons gaies et tristes, <dans ton vol rapide>,
Et fais
<dispose comme> tu veux, t/Temps au pied léger,Du monde immense et de toutes ses grâces
<qui se fanent>.Mais
de tous <il est un crime que je te défends, le plus odieux de tous> :Oh! ne creuse pas avec tes heures le beau front de mon bien-aimé,
<Et> n’y dessine pas de lignes avec la plume de l’âge :
Laisse-le,
, <Laisse- il passe/r immaculé dans ton cours,>< > <Comme le> modèle de beauté des générations futures.
Mais
<qu’importe>! acharne-toi, vieux Temps : en dépit de tes attaques,Mon bien-aimé vivra toujours jeune dans mes vers.
Nous avons vu que la traduction des quatre premiers vers de Shakespeare, c’est-à-dire la première strophe dans la version en prose de Hugo, fait apparaître deux alexandrins noyés. Sur le brouillon, on voit l’un d’eux prendre forme sous nos yeux. Premier jet du premier vers : « O temps dévorant, tu émousses les pattes du lion ». Soit quinze syllabes. Dans le deuxième état, on passe d’un indicatif à un impératif – non plus tu émousses, mais émousse – avec la suppression concomitante du « tu » initial. Hugo gagne ainsi une syllabe, puis une deuxième en supprimant le « O » qui ouvrait le vers. Cette double correction le rapproche de l’original : dans le sonnet anglais, il n’y a pas de « O » d’apostrophe, et « blunt » est bien un impératif. Surtout, elle produit un vers de douze syllabes : « Temps dévorant, émousse les pattes du lion ». Ici l’alexandrin a été voulu, recherché, façonné à coups de ratures. On peut en dire autant du quatrième vers, qui compte quatorze syllabes sur le brouillon, mais en perd deux dans l’édition de 1857 comme dans celle de 1865.
Sur le plan lexical, on observe quelques hésitations dès la première strophe. Avant d’opter pour la « couvée » suggérée par son lexique Bottarelli, Hugo a traduit « her own […] brood » par « ses propres petits », inspiré peut-être par la définition de son Webster’s : « the young birds hatched at once; as a brood of chickens or of ducks. » Ce premier jet est remplacé sur le brouillon par « ses plus douces couvées », qui deviendra dans l’édition de 1857 « ses propres couvées ». L’omission de l’adjectif « sweet » semble donc être consciente; s’il est vrai qu’il serait maladroit d’écrire « ses propres douces couvées », on comprend mal pourquoi Hugo a choisi de renoncer au second plutôt qu’au premier de ces adjectifs, dont l’absence porte moins à conséquence. Au troisième vers, il écarte « pointue » au profit d’« aigue », les deux termes étant directement repris de son Bottarelli – « Keen : pointu, aigu ». Si cette intervention n’affecte guère ni le sens ni le mètre, la retouche lexicale du vers suivant produit un deuxième alexandrin dans la même strophe : « le phénix à la longue vie » du brouillon devient, dans l’édition publiée, « le phénix séculaire ».
Le vers 7 se clôt sur une boucle lexicale : « ses grâces éphémères » (premier jet) > « ses grâces qui se fanent » (correction sur brouillon) > « ses grâces éphémères » (édition 1857). Boucle toute provisoire, puisqu’on lit dans l’édition de 1865 : « ses délices éphémères ». Le vers 8 est entièrement biffé, et remplacé dans l’interligne par deux variantes : «
» > « » > « le plus odieux de tous », qui se maintient dans l’édition publiée. Cette nouvelle boucle lexicale démultiplie ainsi une même erreur sur deux lignes, « most » n’étant pas ici un superlatif mais l’équivalent de « très »; le crime de vieillissement dont se rend coupable le vieillard Temps est donc « très odieux » – ou, dans la graphie encore en cours à l’époque, « très-odieux ».Quant à la traduction de « my love » par « mon bien-aimé », on voit qu’elle figure déjà sur le brouillon sans hésitation manifeste. S’il s’agit bien là d’un premier jet, ce qui semble probable vu le nombre et la nature des corrections, c’est la première fois que « my love » est traduit de cette manière : la seule occurrence de « my love » précédant celle-ci dans le recueil, au sonnet 13, est traduite par « mon ami » (1857, p. 229). Mais, le brouillon de la traduction du sonnet 13 ayant disparu, on ignore s’il portait la trace d’éventuelles hésitations du traducteur. Ce que l’on sait, en revanche, c’est que l’édition révisée de 1865 s’écarte sur ce point de la première édition de 1857 (Figure 8) :
Figure 8
François-Victor Hugo, traduction du sonnet 19 dans l’édition de 1857 (p. 236) et celle de 1865 (pp. 136-137)
La version de 1865, on l’a vu, corrige la version de 1857 en restaurant l’agencement original du sonnet shakespearien – lequel, s’il ne forme qu’un seul bloc, est divisé (par ses rimes sinon par des sauts de ligne) en trois quatrains suivis d’un distique. L’édition révisée apporte en outre de menues retouches à la ponctuation (des virgules apparaissent, un point-virgule remplace un point) et au lexique (on passe de « grâces » à « délices »; de « la plume de l’âge » à « ton antique plume »; d’« un modèle » à « un type »; de « vieillard » à « vieux »; de « tes attaques » à « tes injures »). L’une de ces corrections lexicales présente un intérêt particulier : à deux reprises, « mon bien-aimé » est remplacé par « mon amour ». Cette traduction littérale de « my love » a certes pour elle de coller davantage à l’anglais; mais, s’il est vrai que certains sonnets ne peuvent grammaticalement être assignés à un destinataire masculin ou féminin, il se trouve que celui-ci comporte un « him » qui empêche toute ambivalence. Une normalisation de la traduction de « my love » à l’échelle du recueil entier, et non dans le seul sonnet 19, aurait pu faire penser qu’entre 1857 et 1865 Hugo avait pris conscience de la dimension homo-érotique des sonnets que sa note évacue avec tant d’assurance. Or il n’en est rien, et l’édition Pagnerre comporte une bonne dizaine d’occurrences de la formulation « mon bien-aimé » pour traduire « my love ».
Conclusion
Ses brouillons montrent un Hugo très appliqué, voire perfectionniste, revenant jusqu’à trois ou quatre fois sur la traduction d’un mot ou d’une tournure, qu’il modifie sur le manuscrit même, puis entre le manuscrit et la version publiée chez Michel Lévy, puis entre celle-ci et la deuxième édition chez Pagnerre. Ces modifications semblent motivées par une recherche de précision ou de clarté, le travail prosodique se limitant le plus souvent à la création ou à la suppression d’un alexandrin. En admettant qu’il s’agit bien là d’un premier jet, le manuscrit donne à penser que le choix de traduire en prose les sonnets de Shakespeare s’est fait en amont, en non pas au terme de divers essais sur la page : à l’évidence, Hugo n’a jamais envisagé de métamorphoser en vers français ses lignes de mot à mot provisoire. Il semble donc s’agir d’un principe, non d’un renoncement.
Reste à savoir – à éprouver – ce que vaut la prose en quoi Hugo transpose la poésie de Shakespeare. Henri Meschonnic condamne « non la prose comme rythme, mais la prose comme énoncé et simple traduction du sens des mots » (1999, p. 263), et il ne fait guère de doute que c’est cette prose-là qu’il perçoit chez Hugo. Le souci prosodique n’y apparaît que secondaire, alors même que le traducteur amoureux, on l’a vu, savait composer des vers très acceptables avec autant ou plus d’aisance que tout autre littérateur de son temps. Peut-être a-t-il voulu éviter le vers conventionnel, celui « que les rimailleurs […] bourrent de clichés, pour faire le vers » (ibid.); peut-être aussi s’est-il gardé d’empiéter sur les prérogatives paternelles : « L’alexandrin, c’est papa. Signer Hugo des alexandrins qui ne soient pas de Victor, ce serait un crime de lèse-majesté » (Pasquier, 1997, p. 105). L’examen des brouillons n’infirme ni ne confirme aucune hypothèse, mais montre au moins que François-Victor Hugo, au moment de traduire les pentamètres de Shakespeare, choisit de ménager une place aux alexandrins – mais d’en limiter et le nombre et l’effet.
Les archives de François-Victor Hugo apportent un précieux éclairage sur le contexte de sa traduction de Shakespeare, sur ce qu’Antoine Berman nomme son « horizon », c’est-à-dire « l’ensemble des paramètres langagiers, littéraires, culturels et historiques qui “déterminent” le sentir, l’agir et le penser d’un traducteur » (1995, p. 79). S’il est vrai que « les textes traduits sont muets sur [les] mobiles des traducteurs » (Delisle, 1999, p. 4), les archives sont autrement bavardes : la correspondance, la bibliothèque et les manuscrits de François-Victor Hugo permettent de savoir à quelle date, dans quel ordre, à quel rythme, à partir de quel texte original, à l’aide de quelles sources secondaires, grâce à quelles collaborations, dans quelles conditions matérielles, avec quels outils et même pour quels motifs probables – l’ennui, l’amour, l’argent – il a traduit Shakespeare tout au long de son exil anglo-normand. Ses brouillons nous permettent quant à eux, de manière presque miraculeuse et toujours émouvante, de suivre pas à pas un raisonnement probable, de comprendre par déduction pourquoi tel mot a été supprimé, puis restauré, comment tel syntagme a d’abord été interprété, dans quelle surprenante mesure le dictionnaire unilingue et le lexique trilingue ont inspiré les choix lexicaux – autant d’opérations qui esquissent les contours d’une pratique, voire d’une méthode, et illustrent l’intérêt qu’il peut y avoir, selon la percutante formule de Berman, à « aller au traducteur » (1995, p. 73).
Appendices
Note biographique
Patrick Hersant enseigne la littérature anglaise, la traduction et la traductologie à l’université Paris 8, et anime à l’École normale supérieure un séminaire de « Génétique des traductions ». Ses recherches actuelles portent sur la collaboration auteur-traducteur, les manuscrits et les correspondances de traducteurs. Auteur d’une monographie sur la première traductrice de Joyce en français, Portrait d’une traductrice : Ludmila Savitzky à la lumière de l’archive (avec Leonid Livak, Sorbonne Université Presses, 2024), il a dirigé deux ouvrages collectifs : Traduire avec l’auteur (dir., Sorbonne Université Presses, 2019) et Au miroir de la traduction (co-dir. Esa Hartmann, Archives contemporaines, 2019), ainsi que deux numéros de revue consacrés aux archives de traducteurs : « Translation Archives » (co-dir Anthony Cordingley, Méta, 66, 2021) et « Dans l’archive des traducteurs » (Palimpsestes, 34, 2020). Également traducteur, il a notamment publié en français des ouvrages de Philip Sidney, R. L. Stevenson, Edward Lear, Robert Macfarlane, Seamus Heaney et Hannah Sullivan.
Notes
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[1]
Sur la découverte de ces documents à la fin du XIXe siècle, v. Hovasse (2009, p. 416).
-
[2]
Deux inventaires de la bibliothèque de Victor Hugo à Hauteville House figurent en annexe de Barrère (1965, pp. 281-316). Si la bibliothèque abrite une si riche section anglaise, « elle le doit, aussi bien pour Shakespeare que pour les autres auteurs anglais, beaucoup plus à François-Victor qu’à Victor Hugo. Ce dernier […] ne lisait pas l’anglais » (ibid., p. 32).
-
[3]
La place faisant ici défaut pour citer ces jugements, nous renvoyons le lecteur à quelques critiques particulièrement pertinentes : de Wailly (1860, p. 318), Fort (1960, pp. 112-113), Nemer (1971, p. 96), Etkind (1982, p. 175), Pasquier (1997, pp. 106-107), Meschonnic (1999, p. 240) et Déprats (2007, § 11-18).
-
[4]
Également conservés à la Maison de Victor Hugo, les brouillons de la traduction des sonnets 3 et 4 comportent peu de corrections intéressantes; celui de la traduction du sonnet 20 ne fait apparaître que les six premiers vers et ne présente qu’une correction minime.
-
[5]
Ce report d’un effet sonore ou stylistique quelques vers plus loin n’est rare ni chez Hugo, ni ailleurs; comme le fait remarquer un autre éminent traducteur des sonnets de Shakespeare, Yves Bonnefoy, « toutes les langues n’ont pas leurs “bonheurs” aux mêmes points » (1981, p. 96).
-
[6]
Voir sur ce point Hersant : « Dans sa préface, [Jouve] affirme qu’il entend éviter “l’erreur des alexandrins noyés”; c’est pourtant bien ce qui s’entend, de façon parfois assourdissante, dans sa traduction. […] L’un des aspects du projet de traduction de Jouve consiste donc bien, malgré ce qu’il en dit, à substituer l’alexandrin français au décasyllabe anglais » (2004, § 9).
-
[7]
Voir par exemple le sonnet 90 : « Donc, hais-moi si tu veux : maintenant, si jamais » et le 149 : « Peux-tu dire, ô cruelle, que je ne t’aime pas », ainsi que les sonnets 19, 23, 43, 85, 89, 95, 104, 106 et 142.
-
[8]
Roubaud cite un slogan de la Société générale : « Pour ne rien vous cacher votre argent m’intéresse » et une manchette de journal : « Il ignorait que sa maîtresse était un homme ».
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[9]
On retrouve cette même formulation chez Bertrand Degott (2017) et chez Claude Dubosq (1918). D’autres versions existent cependant – par exemple Yves Bonnefoy (1994) : « Lorsque quarante hivers assiégeront ta face »; Émile Lebrun (1927) : « Quarante hivers, plus tard, cernant ton front, creusant »; Jean Malaplate (1993) : « Lorsque quarante hivers assiègeront ta tête »; Pierre Jean Jouve (1955) : « Lorsque quarante hivers auront assailli ton front »; Jacques Darras (2013) : « Lorsque quarante hivers feront siège à ton front »; Frédéric Boyer (2010) : « quarante hivers à l’assaut de ton front ».
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[10]
Six autres sonnets de Shakespeare commencent par « When »; chaque fois, Hugo traduit ce mot par « Quand ».
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[11]
En cela, un brouillon de traduction se rapproche de ce que l’on observe parfois sur les manuscrits d’écrivains. Daniel Ferrer fait ainsi remarquer, à propos d’une boucle lexicale relevée chez Flaubert : « On observe, en un point du scénario d’“Hérodias”, qu’il faut six couches d’écritures pour passer de “ville” à “la ville” et une septième pour revenir enfin à “ville”. La génétique postule que ce parcours ne s’annule pas, que le point d’arrivée n’est pas, malgré les apparences, identique au point de départ... Cette proposition, d’allure fort peu scientifique, se justifie parfaitement si l’on considère que l’élément redevenu identique est inséré dans un contexte qui a été modifié et conserve, dans son nouvel équilibre, la trace des fluctuations de l’ensemble du système – y compris le mouvement circulaire du mot “ville” » (1994, p. 104).
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La citation de Coleridge : « It is noticeable, that not even an Allusion to that very worst of all possible Vices (for it is wise to think of the Disposition, as a Vice, not of the absurd & despicable Act, as a crime) not even any allusion to it in all his numerous Plays—whereas Johnson, Beaumont & Fletcher, & Massinger are full of them. O my Son! I pray fervently that thou may’st know inwardly how impossible it was for a Shakespere not to have been in his heart’s heart chaste » (1980, pp. 42-43).
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List of figures
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