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Antoine Coutelle nous présente dans cet ouvrage le texte remanié de sa thèse de doctorat portant sur l’élite urbaine poitevine entre 1620 et 1720. Son étude s’inscrit dans le droit fil des développements récents de l’historiographie urbaine française qui préfère traiter d’interactions, de dynamisme et de mouvements pour appréhender les sociétés urbaines d’Ancien régime. La ville en tant qu’objet d’étude s’est graduellement complexifiée, comme en témoignent les développements féconds autour des notions d’espace ou d’identité. Pour cet ouvrage, l’auteur a parfaitement bien intégré les incontournables de l’historiographie française, tels que Lepetit, Chevalier, Chartier et Élias, tout en considérant les apports des historiens qui ont suivi leurs traces comme Benedict, Coquery et Cassan.

Pour la période moderne, l’historiographie poitevine a postulé un déclin irréversible de la ville, dû à la montée en puissance de l’État absolutiste. L’auteur remet cette interprétation dite « classique » en question. Il refuse d’admettre que l’élite ait pu accepter, avec une attitude fataliste et passive, le déclin d’une capitale régionale florissante qui s’affirmait au XVIe siècle comme la « nouvelle Athènes » grâce à son rayonnement intellectuel et littéraire. Coutelle démontre de façon tout à fait convaincante que l’élite poitevine a su négocier, s’adapter et opérer une mutation de son univers culturel pour assurer le maintien de sa prééminence sociale et de son autorité sur la ville. L’ouvrage porte plus spécifiquement sur les pratiques culturelles, qui lui permettent d’analyser les multiples évolutions insoupçonnées sous la surface lisse des interprétations du repli postulées par l’historiographie traditionnelle.

L’auteur utilise une méthodologie mixte et variée qui oscille constamment entre une démarche quantitative et qualitative. Une constante de cet ouvrage est le « changement de focale », du général au particulier, qui renforce le propos. Coutelle adopte une approche prosopographique qui reconstitue les détails de l’élite poitevine circonscrite à 92 groupes familiaux pour la période, ce qui lui permet de mobiliser une quantité importante de statistiques. En parallèle, il s’attarde, pour chacun des aspects traités, à plusieurs cas de figure, que ce soit des personnages ou des lignages issus de cet échantillon. L’auteur rassemble d’ailleurs une variété et une quantité impressionnantes de sources : oeuvres littéraires, délibérations municipales, registres paroissiaux, testaments, livres de raison, etc. La méthodologie, fondée sur ce corpus étoffé, lui permet de produire une étude intéressante et enrichissante de par la diversité des aspects abordés.

La première partie de l’ouvrage est consacrée à la description de l’élite poitevine. Coutelle traite notamment de sa composition, des liens de solidarité et des antagonismes entre ses différentes constituantes, de ses valeurs et de ses conceptions de la notabilité. Il décrit sa propension à se dévouer au service du roi en plus de l’importance de son engagement dans les charges municipales, qui constituait un passage obligé pour l’élite poitevine. L’auteur rend bien la complexité de cette élite majoritairement composée d’officiers de justice de rang « moyen » qui exerçaient au présidial, institution majeure pour la ville. Il traite également des moyens qu’elle utilisait pour se représenter, pour exprimer sa prééminence sociale et pour maintenir son prestige. La question des représentations est fondamentale pour bien saisir cette élite qui ne constituait pas un groupe social monolithique et figé. Elle était plutôt l’amalgame de plusieurs « corps et compagnies » qui formaient une hiérarchie complexe, chacun ayant son registre représentatif qui s’articulait avec celui des autres groupes au sein de cette frange supérieure de la société.

La deuxième partie porte sur les évolutions qui ont mené à la transformation graduelle de l’imaginaire urbain. L’auteur y décrit une catholicisation marquée qui s’est effectuée grâce à l’application des décrets de la Réforme catholique, doublée d’un catholicisme qui s’affirmait en opposition au protestantisme. Cette affirmation par opposition offrait la possibilité à certains membres de l’élite poitevine de construire et de renforcer leur position sociale au sein de cette ville qui était devenue au XVIIe siècle une citadelle du catholicisme. L’aspect central de cette deuxième partie est l’implantation des Jésuites. Ceux-ci ont eu une influence fondamentale sur les pratiques culturelles de l’élite en imposant de nouveaux critères de distinction sociale, qui ont entraîné une confessionnalisation accrue de l’identité communautaire. Coutelle démontre également que les Jésuites ont modifié le rapport des élites poitevines à la royauté. La cérémonie d’érection de la statue de Louis XIV en 1687 a été selon lui l’articulation concrète de leur rhétorique de glorification de l’autorité qui a provoqué la manifestation de la soumission des élites à l’autorité royale. Cette soumission s’est concrétisée par le fait que les élites s’effaçaient de plus en plus au profit de l’intendant.

La troisième partie porte directement sur trois domaines concrets de pratiques culturelles, soit les bibliothèques privées des élites, la rédaction, la publication et la circulation des écrits et les cérémonies publiques. L’auteur expose une fois de plus la transformation des pratiques culturelles due à l’ascendant des Jésuites. L’ancrage de leur influence et la modification des rapports à la monarchie sont perceptibles par le recul des comportements, des gestes et des codes de la culture humaniste du XVIe siècle. L’élite poitevine a abandonné la poésie autrefois utilisée pour glorifier l’idéal civique et le service du roi. Graduellement, la dignité et la prééminence sociale de ses membres dépendaient moins de leur curiosité intellectuelle ou de leur talent à manier le verbe que du maintien à tout prix de la charge d’officier qu’ils occupaient, tributaire de l’intendant et de Versailles. Le dernier chapitre est le plus intéressant du livre puisque les cérémonies publiques exprimaient la synthèse de toutes ces dynamiques complexes. Elles fournissaient l’occasion à l’élite d’affirmer son rang et sa prééminence sociale. Cette expression contribuait à une identification, à la fois individuelle et collective, qui demeurait un enjeu constant pour cette élite qui s’efforçait de maintenir sa dignité et sa position d’autorité. Les cérémonies révèlent également la hiérarchisation complexe qui pouvait être remise en question et faire l’objet de modifications à l’issue de querelles de préséances, au nom d’une volonté de distinction sociale qui constituait l’identité même des acteurs impliqués.

Au terme de l’étude, il ne fait aucun doute que l’auteur a atteint son objectif de dépasser les interprétations traditionnelles de l’historiographie poitevine. L’histoire de la ville doit désormais se concevoir à la lumière de l’évolution des pratiques culturelles de son élite dirigeante. Comme le démontre l’auteur, cette transformation en profondeur a permis à cette élite, dynamique et toujours en mouvement, de conserver sa prééminence sociale en se maintenant au haut de la hiérarchie urbaine. Si le lecteur peut déplorer la non-considération des catégories sociales inférieures et des populations paysannes des campagnes environnantes, il n’en demeure pas moins qu’Antoine Coutelle nous offre un excellent portrait de l’une des franges des sociétés urbaines de la France d’Ancien Régime.