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Inspiré par des ouvrages américains et allemands qui ont modélisé l’émergence des professions libérales et la professionnalisation des métiers du bâtiment au XIXe siècle, Dave Lüthi trace un portrait de la naissance de la profession d’architecte en Suisse Romande. Plutôt que de mettre en valeur les architectes d’exception, l’auteur examine la « masse anonyme » des bâtisseurs, soit la centaine de constructeurs, qui ont oeuvré, avant 1940, à ériger le patrimoine bâti des divers cantons de la Suisse francophone.

D’entrée de jeu, quelques définitions de l’architecte « moderne » trouvées dans des ouvrages français (de Philibert de l’Orme à Viollet-le-Duc) permettent à l’auteur de conclure qu’il n’existait pratiquement aucun architecte romand pendant l’Ancien Régime, si l’on entend par architecte, un « praticien du dessin et des mathématiques » et un « intellectuel sachant concevoir et projeter. » Malgré les particularités administratives des différents cantons, l’architecture est demeurée « traditionnelle » jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, car les bâtiments étaient essentiellement l’oeuvre d’artisans affiliés aux différents corps de métier de la construction. Toutefois, l’introduction lente des motifs de l’architecture « à l’antique », par des amateurs locaux et des architectes venus principalement de France, a changé lentement les habitudes après 1690. Les nouveaux motifs architecturaux ont été graduellement intégrés aux petites « écoles » régionales formées par la sédentarisation et l’embourgeoisement des artisans.

L’auteur explique que la professionnalisation de l’architecte débute véritablement après 1800. Jusqu’alors, l’architecture était encore un métier intimement lié à la taille de la pierre, à la connaissance des détails et des charpentes, et le savoir-faire constructif était transmis sur le chantier. Selon Lüthi, l’architecture comme profession a pris racine dans les dynasties familiales de constructeurs qui se sont intéressées aux publications savantes. Alors qu’avant 1800, le père entrepreneur collectionnait et étudiait les livres d’architecture afin d’avoir accès aux chantiers les plus prestigieux, après 1800, le fils étudiera le dessin, la conception et les nouvelles tendances dans les grandes écoles de Paris, de Berlin, de Karlsruhe ou de Munich. Pendant les premières décennies du XIXe siècle, l’apprentissage pratique du métier sur le chantier restait répandu et les premiers Suisses qui ont étudié à l’étranger ont souvent recherché une formation supplémentaire plutôt qu’un diplôme. Mais après 1830, avec l’émergence des styles néo-gothique et néo-renaissance, une formation académique était devenue un atout important permettant aux architectes de satisfaire une clientèle alors constituée principalement par les différents pouvoirs ecclésiastiques et publics, et la bourgeoisie grandissante.

Par la suite, Lüthi examine les enjeux liés à la formation de l’architecte qui ont accompagné la naissance de la Suisse moderne pendant les années 1840. L’établissement d’un gouvernement fédéral mena à la création de l’école Polytechnique de Zurich en 1855. Gottfried Semper, architecte allemand de grande renommée, fut désigné pour y enseigner l’architecture, conférant au nouvel établissement une réputation immédiate. L’enseignement de Semper a contribué à développer une véritable architecture nationale symbolisée par les nombreux bâtiments et équipements commandés par la Confédération. La création des premières revues d’architecture suisses dans le dernier quart du siècle a consolidé l’image d’une architecture nationale fortement influencée par la doctrine de Semper et de ses disciples. Mais malgré la qualité de la formation dispensée à Zurich, l’attrait de l’École des Beaux-arts de Paris est resté important. Ainsi, jusqu’à 1900, plusieurs architectes de la Suisse Romande ont acquis une double formation, l’une technique à Zurich, et l’autre artistique à Paris. Cette dualité technique et artistique fut aussi reflétée dans les programmes pédagogiques des écoles cantonales d’arts libéraux et mécaniques qui ont répondu aux besoins locaux en offrant des formations en architecture.

Autour de 1900, la profession d’architecte s’est développée sur deux axes : celui de l’architecte fonctionnaire à l’emploi des administrations territoriales, et celui de l’architecte en pratique privée qui répond au marché grandissant des sociétés immobilières et de la bourgeoisie. Bien que les liens entre les architectes et les différents paliers du pouvoir étaient étroits, rares furent les architectes qui se sont engagés activement en politique. Par contre, nombreux furent les architectes-constructeurs qui ont été promoteurs d’opérations immobilières dont certaines furent suffisamment rentables pour leur permettre de délaisser la pratique.

Les derniers chapitres du livre examinent les mécanismes par lesquels la profession d’architecte s’est formalisée au début du XXe siècle. La formation d’ordres professionnels a vraisemblablement balisé et harmonisé la compétition entre architectes et ingénieurs. Devant l’audace des ingénieurs, les architectes se sont fait défenseurs des canons esthétiques traditionnels sans pour autant négliger les innovations technologiques, comme l’emploi du béton armé. L’architecte tirait alors son autorité de sa double formation technique et académique, bien qu’aucun diplôme particulier ne fût obligatoire pour exercer la profession. Fort de leur esprit de corps, les architectes ont été en mesure de maintenir une mainmise sur les concours, qui furent un véhicule privilégié pour faire valoir leur expertise et leur doctrine. Le développement d’une critique journalistique indépendante n’a pas vraiment ébranlé le prestige des architectes académiques avant l’émergence du mouvement moderne durant les années 1920.

Bien qu’elle n’explique que les premières étapes de la professionnalisation de l’architecture, l’histoire régionale esquissée par Dave Lüthi possède une résonance universelle. En effet, sa structure thématique pourrait vraisemblablement s’appliquer à d’autres régions occidentales, avec une temporalité et des acteurs différents. Toutefois, la faiblesse principale de cet ouvrage demeure l’absence d’un modèle théorique capable d’expliquer les liens entre la professionnalisation des métiers de la construction et les processus de modernisation politiques, sociaux et économiques qui ont présidé à l’apparition de la figure de l’architecte professionnel durant la première ère capitaliste. Il est aussi décevant que l’auteur accorde si peu d’importance aux composantes de l’érudition architecturale qui furent nécessaires à un individu pour acquérir la distinction symbolique d’architecte professionnel expert. Ainsi, le lecteur cherche en vain pourquoi la connaissance des styles architecturaux, réduits par l’auteur à de courtes définitions, fut déterminante dans la constitution de cette distinction.

Malgré son intérêt indéniable, cette courte synthèse ne fait, en somme, qu’esquisser le potentiel d’une sociologie architecturale qui saurait démontrer comment l’étude de l’architecture peut approfondir notre connaissance de la société et de ses formes bâties.