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Depuis la publication en 1973 de Venice. A Maritime Republic de Lane, de nombreuses études sur Venise ont vu le jour, études synthétisées ici par Joanne M. Ferraro. L’auteure, qui a notamment publié Marriage Wars in Late Renaissance Venice en 2001, ouvrage lui ayant valu le prix du meilleur livre de la Society for Study of Modern Women, brosse le tableau d’une Venise multiculturelle. Ferraro porte une attention particulière à l’influence de l’environnement maritime et des réseaux d’échanges sur la fabrique urbaine. Quatre préoccupations marquant l’historiographie récente sont au coeur du propos : la construction des identités vénitiennes, le multiculturalisme vénitien, la hiérarchie sociale et enfin le genre, compris comme un construit socioculturel illustrant des rapports de pouvoir. Ces préoccupations viennent compléter des thématiques institutionnelles, politiques et économiques traditionnelles. L’auteure s’appuie notamment sur les archives d’État vénitiennes, les registres cadastraux et une abondante littérature secondaire.

L’ouvrage se divise en neuf chapitres thématiques, précédés d’une chronologie historique détaillée. Le premier chapitre est consacré aux mythes fondateurs de la cité flottante et à la (re)construction physique de la ville en relation avec l’eau. S’inspirant des travaux de Crouzet-Pavan, Ferraro souligne le rôle du milieu maritime dans la configuration urbaine. L’influence orientale et byzantine qu’on y dénote est due à l’intégration de la cité à un réseau d’échanges méditerranéen. L’expérience commerciale et coloniale de Venise marque la cité dans la dimension multiculturelle de sa vie matérielle jusqu’au XVe siècle. Ce multiculturalisme, sujet du second chapitre, se traduit par des mélanges architecturaux et par des échanges commerciaux et intellectuels transformant les conditions de vie et les manières de vivre.

Le chapitre trois porte sur les développements politiques, ainsi que sur la vie de la classe dirigeante vénitienne, le Patriciat. Dans la lignée des travaux de Perizolo sur les intérêts interclasses, Ferraro souligne la cohésion relative de la population derrière l’oligarchie marchande, toutes deux unies par des intérêts environnementaux et commerciaux mutuels. L’étude du Patriciat est poussée jusqu’aux portes des XVe et XVIe siècles, où l’intérêt se tourne vers la propriété terrienne dans le cadre de l’établissement d’un État territorial italien. Si le Patriciat a conservé si longtemps le pouvoir, c’est en raison, selon Ferraro, de sa forte direction, de ses intérêts mutuels avec les autres groupes sociaux, d’une administration efficace et d’une approche constitutionnelle mouvante.

Le quatrième chapitre est consacré aux autres constituantes du corps social, des citoyens aisés aux pauvres gens. S’intéressant aux identités et aux formes de la sociabilité, l’auteure souligne le spectre varié des affiliations sociales. Le rôle de la profession, de la paroisse, de la confession, de la faction, du Carnaval et des familles dans la formation de l’identité y est abordé. L’attention est fixée au chapitre suivant sur la vie matérielle et les habitudes de consommation à partir de la seconde moitié du XVe siècle. Rejetant la thèse du déclin économique, Ferraro souligne l’importance de la réorientation métropolitaine de l’économie vénitienne par le développement de la production de biens manufacturés, alimentaires et textiles. Le sixième chapitre porte, pour sa part, sur le mythe de la République idéale. Construit dans le contexte d’expansion italienne au XVe siècle, ce mythe vénitien est marqué par les idéaux classiques grecs et romains des humanistes italiens. Ce mythe, témoignage du programme politique du Patriciat, est bien présent dans les rituels et les cérémonies publiques. Or, il n’est qu’une façade ; et la cohésion vénitienne, un vernis idéologique.

L’analyse des résistances internes à l’ordre oligarque est au coeur du septième chapitre. La dissidence religieuse lors de la Réforme, le rôle de l’Inquisition face aux hérésies et aux femmes mystiques, l’institutionnalisation étatique de la pauvreté ou encore la régulation sexuelle patriarcale du Patriciat sont les thèmes exploités. On sent bien ici le travail de Ferraro, spécialiste d’histoire du mariage, de la famille et de la loi à Venise. Néanmoins, la déviance sexuelle n’y est étudiée que par l’optique de pratiques hétéroérotiques extraconjugales. L’absence de mention des pratiques homoérotiques, même dans les cas de prostitution, voile les autres expériences sexuelles vécues au cours de l’époque moderne à Venise et assimile dans le discours la sexualité à des pratiques hétéroérotiques. L’émergence d’une sous-culture sodomite à Venise à partir du XVe siècle a été l’objet des travaux de Ruggiero, que Ferraro cite pourtant. En outre, le traitement de la déviance y est institutionnel et se concentre sur la répression, masquant tout un pan de l’expressivité humaine ainsi qu’une part de l’agentivité des acteurs de l’Histoire.

Le huitième chapitre se concentre, quant à lui, sur Venise à l’âge baroque et au XVIIIe siècle. Période de vitalité économique et culturelle, Venise réoriente alors son économie vers l’Europe continentale et ses territoires italiens, où les campagnes se proto-industrialisent. Ville de divertissements et de spectacles, Venise accueille un important tourisme jouant un rôle majeur dans son économie et son rayonnement culturel au XVIIIe siècle. Le tourisme a su se développer malgré la menace ottomane au XVIIe siècle et celle des Habsbourg au siècle suivant, qui obligèrent Venise à une neutralité européenne. Enfin, le chapitre neuf évoque brièvement les développements politiques, économiques, culturels et sociaux de Venise de sa chute devant les armées de Napoléon en 1797 jusqu’à nos jours, où la cité fait face comme jamais auparavant à la menace des eaux montantes de la lagune.

Malgré un traitement de la marginalité et de la déviance incomplet et témoignant d’un léger manque de nuances, Ferraro réussit en grande partie son pari de synthétiser une partie signifiante de l’historiographie sur la cité de Venise. Son livre, richement illustré, représente une synthèse très utile pour tout étudiant, public cultivé ou chercheur voulant se familiariser ou mettre à jour ses connaissances sur l’histoire urbaine, culturelle et sociale de la ville flottante. Comportant une bibliographie bien fournie, Ferraro inclut à son récit des suggestions de lecture et des pistes d’investigations permettant d’approfondir le sujet. De plus, l’inclusion de compléments d’information sur la réalité vénitienne placés à des points stratégiques du récit contribue à humaniser et à alimenter celui-ci.