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The Mausoleum Club stands on the quietest corner of the best residential street in the City. It is a Grecian building of white stone. About it are great elm trees with birds—the most expensive kind of birds—singing in the branches. […] Just below Plutoria Avenue, and parallel with it, the trees die out and the brick and stone of the City begin in earnest. Even from the Avenue you see the tops of the sky-scraping buildings in the big commercial streets, and can hear or almost hear the roar of the elevated railway, earning dividends. And beyond that again the City sinks lower, and is choked and crowded with the tangled streets and little houses of the slums. In fact, if you were to mount to the roof of the Mausoleum Club itself on Plutoria Avenue you could almost see the slums from there. But why should you? And on the other hand, if you never went up on the roof, but only dined inside among the palm trees, you would never know that the slums existed which is much better.
Stephen Leacock, Arcadian Adventures With the Idle Rich (1914)
Dès les premières pages de son ouvrage satirique mettant en scène la haute bourgeoisie d’une métropole nord-américaine anonyme — Montréal pour ne pas la nommer — Stephen Leacock aborde plusieurs aspects du rapport des élites à l’espace urbain au début du XXe siècle : des quartiers résidentiels qui se distinguent nettement du reste du tissu urbain; des institutions où se retrouvent les riches et puissants; un centre-ville en expansion dont dépend leur fortune; ces quartiers industriels et ouvriers où l’insalubrité se conjugue trop souvent à la précarité. Bien que, comme le suggère Leacock, pourquoi se soucier de ces lieux quand on peut s’enfermer dans le confort du « Mausoleum Club »?
Néanmoins, l’ouvrage de Leacock n’aborde qu’une frange des élites urbaines, cette haute bourgeoisie qui, pendant un temps du moins, a contrôlé plus de la moitié de l’économie canadienne. Dès le départ, la préparation de ce numéro spécial a d’ailleurs confronté son éditeur aux problèmes que pose la définition du terme « élite ». Comme beaucoup de concepts en sciences sociales, il est plus souvent utilisé que défini et recouvre différentes réalités. Lorsqu’on parle d’élites, on désigne généralement deux types de groupes. D’abord, ces hommes et ces femmes qui occupent, de par leur influence politique et économique, une position dominante dans une société donnée — une ville par exemple. Il peut également identifier les membres d’un groupe particulier qui se distinguent de leurs pairs par leur excellence, par exemple une élite sportive. Il y a évidemment recoupements entre ces deux acceptations du terme, les dominants assumant généralement qu’ils doivent leur influence à leurs qualités, réelles ou supposées. Bref, la question des critères utilisés pour identifier les membres de ce groupe soulève son lot de problèmes. C’est un questionnement qui n’est d’ailleurs pas sans tourmenter les individus s’identifiant eux-mêmes à l’élite. En d’autres mots, qui doit-on laisser entrer au « Mausoleum Club »?
Lorsqu’on parle des élites et de la ville, deux problématiques s’imposent dans l’historiographie. D’une part, la question de la gouvernance ou, comme le demandait Robert A. Dahl dès 1963[1], qui gouverne? Quels sont les acteurs qui détiennent le pouvoir politique dans la ville et comment l’exercent-ils? D’autre part, la question du rapport des élites à l’espace urbain. Car ce groupe est indiscutablement au centre du processus de spécialisation de l’espace et des pratiques de ségrégation et d’agrégation qui caractérisent la ville moderne. Ce numéro de la Revue d’histoire urbaine met l’accent sur cette seconde problématique et les articles qui le composent nous rappellent que les élites jouent un rôle central dans la fabrication de l’espace urbain — leur pouvoir sur l’espace —, mais également que les élites se définissent à partir et au sein de certains de ces espaces auxquelles elles tâchent d’attribuer un prestige, de la distinction — des espaces de pouvoir.
Kathryn Wilkins et Peggy Roquigny nous permettent de découvrir quelques-uns de ces espaces que les membres des élites londoniennes et montréalaises investissent dans la deuxième moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe. Moment fort de la sociabilité élitaire, la « Season » de Londres est non seulement l’occasion de tisser des alliances entre individus et familles, de veiller à la reproduction sociale du groupe et au prestige de ses membres, mais également à l’origine d’une transformation du West End de la capitale britannique. Wilkins démontre que ce district n’est pas seulement le théâtre de la « Season », mais que la sociabilité élitaire contribue à un enclavement de ce secteur, à la privatisation de certains de ses espaces et à d’importants mouvements de population à mesure que certains secteurs gagnent ou déclinent en popularité. Dans le même esprit, Roquigny nous entraîne dans les espaces de loisir de la bourgeoisie anglo-montréalaise où se pratique la danse. Comme à Londres, cette activité permet aux membres des élites montréalaises de se retrouver, d’abord dans le cadre des espaces privés que représentent les résidences cossues du Square Mile et de Westmount, puis dans les espaces plus publics que représentent les salles d’associations, les salles de bal des grands hôtels et les salles de danse commerciales. Roquigny montre bien comment la bourgeoisie s’adapte à ces nouveaux espaces, développant des pratiques qui préservent un certain entre-soi. Dans les deux cas, des espaces de loisirs deviennent d’importants marqueurs de statut social.
Les articles de Carole O’Reilly et Patrick Vitale nous permettent plutôt d’aborder la façon dont les élites fabriquent la ville, contribuent directement à la formation et à la transformation du tissu urbain. Dans les deux cas, l’action se situe en milieu périurbain et concerne des acteurs qui font autant qu’ils fuient la ville, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Michèle Dagenais[2]. O’Reilly explore le cas de Manchester et montre comment la recomposition des élites de la région entraîne également une recomposition de l’espace urbain. Les négociations entre deux familles de l’aristocratie terrienne de la périphérie de la ville et les nouvelles élites municipales de Manchester mènent à la vente d’un domaine privé et à sa transformation en un vaste parc public. Les cas étudiés montrent que cette aristocratie terrienne, même si elle n’a rien d’urbain, a une influence notable sur la façon dont la ville de Manchester s’étend. Pour sa part, Patrick Vitale nous amène vers une toute autre « périurbanité ». Son étude de la banlieue torontoise de Thorncrest Village, qui est aménagée à partir de 1945, nous révèle l’univers d’une classe moyenne aisée qui ne cadre pas à première vue avec l’idée d’élite. L’analyse minutieuse que propose Vitale des efforts faits par les concepteurs et les promoteurs de cette banlieue, ainsi que par ses premiers habitants pour en faire un milieu hautement planifié et exclusif nous détrompe rapidement. On a affaire à des acteurs qui raffinent et diffusent un idéal suburbain élaboré dès la fin du XIXe siècle par et pour des élites voulant fuir la ville. Que ce soit par la sélection de ses habitants, par les normes et les règlements qui y sont adoptés, par les discours qui servent à la mettre en marché, la banlieue de Thorncrest Village représente un espace où s’exerce le pouvoir d’experts en planification et en promotion immobilière, mais aussi un espace de prestige pour ceux qui y prennent résidence.
C’est donc avec plaisir que je présente ce numéro spécial aux lecteurs de la Revue d’histoire urbaine/Urban History Review et que je les invite à suivre, au fil de ces quatre textes, les aventures urbaines d’élites qui sont loin d’être oisives.