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L’intimité passée au crible de la pensée queer[Record]

  • Marie Parent

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  • Marie Parent
    Collège militaire royal de Saint-Jean

En 2015, j’assistais à une table ronde portant sur les avancées du féminisme dans une librairie montréalaise, quand une autrice d’une soixantaine d’années avait parlé des relations intimes – désignant autant la vie amoureuse et sexuelle que l’organisation domestique – comme d’un territoire que n’avait pas réussi à infiltrer le militantisme féministe auquel elle participait depuis les années 1980. Ce constat d’échec s’accompagnait chez elle d’une certaine résignation ; elle avait affirmé, je la paraphrase de mémoire, que les féministes feraient peut-être mieux d’accepter que c’est une dimension de la vie qu’elles n’arriveront pas à réformer. Il s’agissait fort probablement d’un moment de découragement passager pour elle, mais cette déclaration, qui m’avait alors surprise et choquée, m’est restée longtemps en tête. C’était deux ans avant #MeToo, cinq ans avant la vague de dénonciations qui allait frapper le monde culturel québécois. À l’été 2020, quand la question de l’intime allait s’immiscer sur les scènes politique, médiatique et éditoriale du Québec, la violence et le harcèlement sexuels, le sexisme, les abus de pouvoir, la honte et la haine de soi qui en découlent, se retrouveraient au coeur de l’actualité et replongeraient les féministes de manière plus urgente que jamais dans ces débats. C’est ce fil rouge de l’intime, mais surtout la façon dont il vient modifier la perspective des questionnements féministes, que j’ai voulu suivre dans différents ouvrages publiés dans les deux dernières années. « Le personnel est politique » ; cette phrase attribuée à Carol Hanisch et devenue un slogan féministe depuis les années 1970, je l’ai toujours comprise comme une assertion théorique qui contenait un projet non encore advenu, un programme à réaliser. Mais face aux contradictions que révèlent nos modes de vie, nos relations intimes, les trajectoires imprévisibles de nos désirs, le discours militant semble rencontrer ses limites. Comment « lire » ce qui se passe entre les gens, dans les chambres à coucher, dans les salles de bain, voire dans les bureaux des universités ou des maisons d’édition ? Comment désamorcer les mécanismes d’exclusion et d’effacement qui s’y rejouent sans cesse  ? Les trois ouvrages recensés ici puisent du côté de la pensée queer et ouvrent le chemin à un renouvellement fécond de la réflexion sur l’intime. Dans un des premiers chapitres de l’essai, Toffoli raconte la déception qui l’a frappée au terme de sa lecture du roman I Love Dick (1997) de l’écrivaine américaine Chris Kraus, qui la place devant un constat très semblable à celui formulé par la personnalité féministe dont j’ai parlé au début de ce texte : le désir pour les hommes conduirait nombre de femmes à s’oublier, voire à accepter l’humiliation et la violence, et ce combat « serait perdu d’avance » (32). À cette vision désenchantée de la condition des femmes hétérosexuelles, Toffoli oppose la critique radicale de Monique Wittig, qui, en faisant du lesbianisme une façon d’échapper au caractère figé et oppressif des relations hommes/femmes, rejette l’obligation pour les femmes de « s’accommoder » des hommes et resitue la question du désir sur le terrain politique. Toffoli n’y voit pas une panacée, mais plutôt une source d’espoir et d’inspiration, une façon de percer l’impasse que représente pour plusieurs le couple hétérosexuel. Le court passage par Wittig mène Toffoli à une exploration plus large de la manière dont nous pourrions redéfinir nos relations intimes, en choisissant d’accorder la primauté à l’amitié plutôt qu’à l’amour, par exemple, ou en optant pour le célibat, à une époque où « la sexualité vécue avec un partenaire détermine l’identité » (81) : « Il y a quelque chose de profondément inspirant dans cette posture de refus, …

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