Article body

Commençons par une banalité : qu’on le veuille ou non, toute lecture garde les traces des précédentes. J’avoue donc que c’est en quelque sorte conditionné par la lecture du livre de Jonathan Livernois Remettre à demain. Essai sur la permanence tranquille au Québec[1] que j’ai lu Le roman sans aventure[2], dernier ouvrage d’Isabelle Daunais, un des esprits les plus brillants du milieu universitaire québécois. Dans son essai, Livernois aborde la question de ce que Pierre Vadeboncoeur appelle « la permanence tranquille » qui est l’« impression [qu’ont les Québécois] d’être un peuple de tout repos et de toute éternité, [u]n peuple qui flotte sur l’Histoire et qui n’a pas besoin de se presser pour devenir ce qu’il est[3] ». La thèse de Daunais reprend en quelque sorte cette vision qui insiste sur l’anhistoricité chronique de la nation québécoise, mais pour l’appliquer à la production romanesque de celle-ci. Elle se propose d’expliquer pourquoi le roman québécois n’a pas réussi à « briser l’écrou […] du Golfe […] pour aller […] dans le grand océan […] au besoin vers les vieux pays […] découvrir l’Europe et […] y planter la croix[4] », ce qui a toujours été le grand rêve des écrivains canadiens-français (et ensuite québécois). Or, malgré de belles réussites et la création d’une forte institution littéraire, aucun roman québécois n’a acquis de notoriété mondiale. L’auteure du Roman sans aventure formule la thèse suivante :

si le roman québécois est sans valeur pour le grand contexte, s’il ne constitue un repère pour personne sauf ses lecteurs natifs, c’est parce que l’expérience du monde dont il rend compte est étrangère aux autres lecteurs, qu’elle ne correspond pour eux à rien de connu et, surtout, à rien de ce qu’il leur est possible ni même désirable de connaître.

15

Au dire de Daunais, ce que les lecteurs non québécois ne partagent pas avec le lectorat québécois, c’est l’absence d’aventure entendue en l’occurrence non pas comme l’ensemble des péripéties de l’action qui font évidemment partie de l’univers des romans québécois, mais comme un changement décisif vécu par le héros romanesque qui lui fait découvrir un aspect du monde jusque-là inédit et l’autorise (voire l’oblige) à accéder à une expérience existentielle tout à fait nouvelle. Il va donc de soi que ce que vit le héros romanesque est ici considéré comme un reflet de la situation dans la société de référence, celle-ci étant première par rapport à la situation romanesque. Par conséquent, si une société n’a pas connu ce genre de choc, ce traumatisme dû aux grands événements historiques qui transforment la face du pays, elle est incapable de produire un roman qui relaterait ce chambardement révolutionnaire de la conscience nationale :

Tous les grands romans, soutient Daunais, racontent une aventure, lancent dans le monde des personnages qui en rapportent une perception ou une compréhension nouvelle par laquelle ce monde, par la suite, ne peut plus être vu de la même façon. […] Or, dans le cas du roman québécois, aucune question, aucun événement n’ébranle assez le monde où vivent les personnages pour leur offrir, au sens fort du terme, une aventure.

15

Évidemment, c’est valable pour tous les arts. Cependant, si Daunais se concentre sur le roman, c’est qu’il est dans la nature de ce genre littéraire de raconter l’expérience humaine, d’en faire « un événement vécu, une question offerte à la conscience même du personnage » (15). Or, il serait vain de chercher dans le roman québécois une aventure au sens fort, telle que définie par Daunais. C’est ici qu’il nous faut revenir à la « permanence tranquille », qui est aussi une procrastination tranquille, une remise à un lendemain indéfini de la solution au problème de la souveraineté et de l’entrée du Québec dans l’histoire. En refusant les risques de s’exposer aux vicissitudes de l’espace-temps historique, les Québécois demeurent dans une sorte d’idylle. Ils vivent à l’abri des dilemmes que rencontrent les États indépendants jetés dans le tourbillon de l’histoire.

Comme l’a dit il n’y a pas longtemps un collègue d’Isabelle Daunais, le professeur François Ricard, « le Québec […] reste jusqu’à nouvel ordre (et pour encore longtemps, semble-t-il) une simple province[5] ». Lucide constatation de l’état factuel sans que ce statut ait, aux yeux de l’auteur de Moeurs de province, un sens dépréciatif. Je reprends ici la phrase de Ricard pour montrer que la pensée de Daunais, pour originale que soit sa formulation, n’en vient pas moins d’un état d’esprit général propre à ce pays où le fond de l’âme québécoise ne change pas (on pense à Maria Chapdelaine de Louis Hémon), en dépit du maître mot de cette révolution qui s’est avérée, semble-t-il, trop tranquille pour modifier la conscience nationale autrement qu’en surface.

Jean Larose, en rendant récemment hommage à Gilles Marcotte (lequel est aussi une référence importante d’Isabelle Daunais) émet, selon son habitude, des propos fort sarcastiques pour décrire ce qu’il appelle l’immaturité de la littérature québécoise résultant directement de l’immaturité d’une nation aliénée qui n’aspire pas à franchir la frontière qui la sépare de l’âge adulte : « On ne se décrit que pour sentir son moule. On ne se sépare pas de sa matrice. Nul moyen de prendre de la distance, de naître. » Et à la page précédente :

Qu’appelle-t-on maturité ? Ce mot-là semble intraduisible en québécois. Quand on y tient à ce point, l’aliénation peut-elle jamais venir à maturité ? Et pourquoi n’y aurait-on pas tenu ? Avait-on si peu à quoi (se) tenir ? La précieuse plaie ouverte de notre aliénation ! La maturité, on avait cru comprendre que c’était la condition du roman, sans trop savoir ce que ça pouvait bien manger en hiver[6].

Isabelle Daunais passe au crible de son hypothèse les grandes oeuvres de la littérature québécoise : celles de Philippe Aubert de Gaspé père, de Louis Hémon, de Gabrielle Roy, d’Anne Hébert, de Marie-Claire Blais, d’Hubert Aquin, d’André Major, de Réjean Ducharme et de quelques autres, en s’arrêtant au seuil des années 1980, ce qui laisse quand même en friche les trois ou quatre dernières décennies, y compris toute la littérature migrante. Elle explique cette limite assignée volontairement à son travail en disant qu’on n’a pas encore assez de recul pour soumettre à l’analyse les oeuvres créées pendant cette période plus récente.

En toute honnêteté, j’avoue avoir tiqué après la lecture de l’« Introduction » de son essai. Il me semble que c’est non seulement la thèse elle-même qui est franchement choquante (du moins elle l’a été pour moi), mais que c’est aussi le terme d’« aventure » dans l’acception nouvelle que lui confère Daunais qui expliquent ma réaction. En progressant dans la lecture, bien que j’aie compris sans peine que l’étymologie du mot permet cet emploi détourné de l’usage auquel nous sommes tous habitués, j’ai buté plus d’une fois en suivant les analyses, fort brillantes et convaincantes par ailleurs, en devant me rappeler constamment le nouveau sens d’« aventure ». Sans oser rectifier le mot de l’auteure, il me semble que le terme « crise » aurait peut-être été moins troublant.

D’un point de vue plus global, il m’est difficile d’admettre que l’auteure ait si promptement évacué le contexte extralittéraire et surtout la sociologie de la réception, pour ne pas dire tout crûment les lois du marché international du livre, qui ne rendent pas toujours justice aux oeuvres de valeur qui nécessitent parfois un peu de chance et un coup de pouce financier pour se faire connaître du public mondial. Le fait est pourtant là : aucun des romans québécois ne figure sur la liste des oeuvres qui ont accédé au « grand contexte » kunderien, c’est-à-dire au panthéon mondial de la littérature.

Quant à la thèse de Daunais selon laquelle les romans québécois n’intéressent que les lecteurs natifs qui y voient le reflet de l’état idyllique dans lequel ils vivent, moi-même et quelques milliers de québécistes du monde entier sommes là pour la contredire. Qui plus est, j’enseigne dans mon université la littérature québécoise et je certifie par la présente, en pouvant au besoin le jurer sur les cendres d’ancêtres connus et inconnus, que mes étudiants ne voient pas dans la littérature québécoise, et surtout pas dans les romans québécois, des textes qui leur seraient hermétiques à cause de la vision idyllique de la société qu’ils mettent en scène. Il est vrai que chaque oeuvre d’art d’une certaine valeur esthétique (ce qui implique aussi forcément une part d’éthique, d’histoire, de culture, etc.) est avant tout un objet à plusieurs facettes, polysémique. Il est donc possible que mes étudiants, mes collègues québécistes et moi-même soyons capables de déceler dans le roman québécois quelque chose qui, sans l’annuler, n’est pas cette part idyllique que met en relief Isabelle Daunais. Ce n’est ici ni le temps ni le lieu pour entamer une discussion sur les raisons de la popularité, ou d’une certaine popularité, restreinte aux milieux universitaires de littéraires francophones, de la littérature québécoise. Il serait vraiment tentant de lancer une enquête qui éclairerait les raisons de cet intérêt, car beaucoup porte à croire que les québécistes de tous les pays en dehors du Québec, en consacrant des années de leur activité professionnelle à la littérature des bords du Saint-Laurent, ne constituent pas une société de masochistes qui recherchent éperdument un plaisir inavouable en se mortifiant par la lecture des romans québécois[7].

Trêve de plaisanterie (nécessaire) : Le roman sans aventure d’Isabelle Daunais est une oeuvre qui s’inscrira certainement dans le débat sur le rayonnement (ou plutôt sur l’absence d’icelui) de la littérature québécoise, au même titre que le très célèbre fragment de la lettre d’Octave Crémazie à l’abbé Casgrain qui commence par ces mots devenus une des citations phares pour tout amateur de littérature québécoise : « si nous parlions huron ou iroquois, les travaux de nos écrivains attireraient l’attention du vieux monde[8] ».

Comme je l’ai dit plus haut, le fond historico-sociologico-politique de la thèse d’Isabelle Daunais n’est pas nouveau. Elle a su cependant l’utiliser sur le terrain romanesque. Dans ce contexte, l’idée de la permanence tranquille, rebaptisée ici « idylle[9] », acquiert la force irritante d’une idée qui nous a surpris, mais contre laquelle nous sommes à court d’arguments et dont nous sommes finalement forcés d’admettre le bien-fondé tout en nous réservant la possibilité d’une revanche quand notre esprit finira par se débloquer. Je suis certain que ce livre deviendra une balise incontournable pour quiconque travaille sur (ou tout simplement s’intéresse à) la littérature québécoise. Faut-il souhaiter aux Québécois qu’ils quittent leur idylle pour mériter enfin un grand roman ? Mais cela déposséderait de leur objet de culte ces milliers de québécophiles masochistes qui en seraient réduits, faute de leur idole, à devenir des sadiques ! Les Arcadies se font rares. Il faut les protéger à tout prix, même au prix de la non-notoriété globale de leur production romanesque locale. Au xvie siècle, on disait en paraphrasant Ovide : « Bella gerant alii, tu felix Austria nube ! » (« Que les autres fassent la guerre, toi, ô l’heureuse Autriche, marie-toi ! ») parce que l’Autriche, au lieu de faire la guerre, menait une politique dynastique en mariant, pour s’assurer la paix, ses nombreuses princesses à des princes des pays voisins. Il conviendrait donc d’exprimer à l’adresse du Québec et des Québécois un voeu analogue (que me souffle un collègue latiniste) : « Bella gerant alii, dulcí Québec óti utáris ! », en remplaçant « nube », devenu dans sa forme consacrée peu fréquent au bord du Saint-Laurent, par une forme dérivée de « otium » — « état de ce qui est calme », donc par extension « idyllique ».

+

Comment définir Fabrications[10] de Louis Hamelin ? Le premier terme, fort inexact, quoique tentant, serait « le journal (de bord) de La constellation du Lynx ». Or, cet essai n’a pas été écrit en même temps que le roman en question, mais après, sans doute parce que le sujet (la crise d’Octobre 1970) ne cesse de préoccuper Hamelin. Ne déclare-t-il pas, à la fin de son essai : « Je ne pourrai vivre sans octobre » (226) ? D’où vient cette obsession chez l’homme qui n’avait qu’onze ans en 1970 et qui, au moment où se jouaient les événements que l’on connaît sous le nom de crise d’Octobre, ne pouvait pas être conscient de leur portée ? Hamelin semble être à ce point passionné par Octobre qu’à deux endroits liminaires de Fabrications, dans la dédicace et à l’avant-dernière page de son texte, il envisage l’avenir, le sien et celui de sa progéniture, à l’enseigne de la crise. L’essai est dédié à « Mérédith, qui aura 57 ans en l’an 2070 » (c’est-à-dire lorsqu’on célébrera le centenaire d’Octobre ; Hamelin souligne) et, juste après avoir proclamé qu’il ne pourra vivre sans octobre (« mais je ne m’ennuierai pas de la mort de Pierre Laporte », ajoute-t-il), il formule cette phrase délibérément ambiguë où « octobre » signifierait tout simplement un mois automnal propice aux promenades si, dans la phrase précédente, il n’était pas question d’Octobre 1970 et de Pierre Laporte : « [J]’irai au bois, le poids rassurant du porte-bébé[11], son lent balancement sur mon dos, la main de mon fils dans la mienne, regarde, écoute. Je vais t’enseigner le mois d’octobre. » (226) Évidemment, dans cette phrase en mille-feuille dans laquelle, mine de rien, il parvient à superposer les thèmes de la nature et de l’histoire, consubstantiels pour sa vision du monde, on retrouve Louis Hamelin tel qu’on le connaît. Remarquons cependant que, sous le couvert de cette touchante scène familiale qu’il met au premier plan, il n’en dit pas moins qu’il espère faire de ses enfants les légataires de l’héritage national et de la passion toute personnelle du papa. Selon un lieu commun, au Québec, contrairement aux « vieux pays », la géographie l’emporte sur l’histoire. Si c’est vrai, Hamelin est une exception, mais son engouement pour l’histoire, et plus particulièrement pour la crise d’Octobre 1970, cache une profonde réflexion historiosophique allant bien au-delà des événements concrets ; il fait même de cette réflexion le sujet profond de Fabrications. Au cours de son essai, il revient donc quasi obsessionnellement à deux manières de traiter l’histoire :

À un bout du spectre, il y a la conception chaotique, tolstoïenne de l’histoire comme résultante d’une innombrable accumulation de hasards. La somme de hasards qui s’additionnent, s’annulent, finissent par s’équilibrer, c’est le mouvement de l’histoire. Et à l’autre bout, t’as[12] les théoriciens du complot, qui croient au pouvoir individuel de la volonté sur l’événement, à une histoire déterminée par le petit nombre, par une poignée occulte, maîtresse du destin du monde. La première vision est dominée par l’aléatoire et les coïncidences […], la seconde par les puissances occultes qui forment le gouvernement invisible, autrement dit ces individus et entités […] qui paraissent tirer les ficelles de l’actualité, et ultimement de l’histoire.

216

Cependant, même si Hamelin déclare avoir essayé, dans son roman, de se maintenir dans un juste milieu entre les deux conceptions de l’histoire ainsi définies[13], dans cet essai qui constitue une sorte de plaidoyer du romancier, il n’en montre pas moins les multiples failles de la version officielle d’Octobre, à commencer par l’inversion fondamentale de cause à effet : « on n’a pas envoyé l’armée parce que deux personnes ont été kidnappées, on a permis que deux personnes soient kidnappées pour pouvoir envoyer l’armée ! » (217)

Si le ressassement de quelques faits réinterprétés à la lumière de cette thèse pourrait être à la longue fatigant pour un non-Québécois, l’essai reste fascinant pour un amateur de littérature. Par des moyens propres à l’écrivain (excellent !) qu’il est, Hamelin passe d’un registre factuel à des bribes de fiction qu’il improvise sans crier gare, en invoquant, telles les âmes des morts lors d’une nékuya intérieure, Sam Nihilo, son double de La constellation du Lynx, et un certain Hamelin pour les besoins d’une conversation ou d’esquisses de dialogues par le biais desquels il s’adonne à une psychomachie extériorisée. D’autres fois, il a recours à ses prédécesseurs littéraires ès théories du complot, parmi lesquels j’avoue avoir été étonné de découvrir, aux côtés des Américains Don De Lillo et Norman Mailer, un Jacques Ferron, lequel, dans sa correspondance avec John Grube, n’hésite pas à invoquer toutes les organisations traditionnellement soupçonnées d’agir secrètement sur le déroulement de l’histoire du monde, à l’exception peut-être des templiers. Les écrivains états-uniens sont évoqués dans le contexte de l’interminable enquête sur l’assassinat de John F. Kennedy, ce qui constitue un prolongement, que j’appellerais universalisant, de la querelle des « tolstoïens » et des « conspirationnistes » ; universalisant car, que cela nous plaise ou non, tout ce qui concerne la puissance mondiale que sont les États-Unis prend tout de suite une dimension planétaire, tandis que, n’en déplaise à mes amis québécois[14], il faut vraiment beaucoup d’empathie et de québécophilie pour qu’un étranger trouve une pâture intellectuelle et/ou affective suffisante pour consacrer plus d’une demi-heure de son temps à ressasser les causes secrètes de la crise d’Octobre 1970.

Toujours est-il que l’essai d’Hamelin est fascinant, non pas en raison du recours à l’histoire récente des États-Unis, mais parce qu’il montre, à travers son exemplification locale, une attitude universelle de l’homme, à savoir le besoin d’habiter un monde qui possède un sens sans être jamais sûr que ce sens n’est pas une construction de l’esprit avide de vivre dans un monde qui n’est pas absurde. Telle était d’ailleurs une des thèses de son roman[15] par rapport auquel l’essai qui nous occupe constitue ce que Genette proposait d’appeler un métatexte[16] et qu’on pourrait, dans ce contexte, baptiser « auto-métatexte », vu que le texte commenté et le texte-commentaire sont d’un même auteur. Hamelin, en intellectuel et non en idéologue, propose — on l’a vu — une interprétation complexe qui essaie de concilier les deux conceptions de l’histoire. Dans Fabrications, le raisonnement est que l’essentiel réside dans la méthode qui, dans La constellation du Lynx, est celle du romancier. Hamelin est persuadé que, compte tenu de l’impossibilité d’accéder à la vérité des faits historiques, le meilleur moyen de s’en approcher est encore le recours à la fiction. En ce sens, Fabrications est un plaidoyer du romancier qui ressent le besoin de s’expliquer sur le fait d’avoir osé donner son interprétation d’événements réels dans un récit fictif. Il croit que le savoir des acteurs des événements ne fournit que des informations partielles et loin d’être objectives, tandis que la vérification des renseignements provenant des sources gouvernementales est quasiment impossible. Qui plus est, les acteurs des événements ne sont guère enclins à témoigner. Dans cette situation, une reconstruction des faits effectuée par un romancier qui a étudié et soumis à l’examen critique toutes les sources accessibles a des chances de donner une réponse globale. On voit cependant que le recours à la fiction comme méthode de reconstruction des faits ne suffit pas à Hamelin. Voilà pourquoi il revient à la charge avec son essai, probablement pour souligner qu’il est prêt à soutenir sa vision de la crise d’Octobre sans avoir recours à « la formule d’exorcisme moderne : Les héros de ce roman appartiennent à la fiction romanesque, et toute ressemblance avec des contemporains vivants ou morts est entièrement fortuite ; également la similitude de noms propres[17] », ce qui prouve indubitablement que le sujet du roman de 2010 est pour son auteur plus qu’un sujet de roman : c’est une passion personnelle qui prend quasiment l’envergure d’un devoir patriotique.

Je me demande si Isabelle Daunais apercevrait dans La constellation du Lynx un roman « avec aventure[18] ». J’en doute, car lui non plus n’a pas dépassé « l’écrou du Golfe ». Influencé par la lecture du Roman sans aventure, je concède que cet événement important dans l’histoire du Québec qu’était la crise d’Octobre s’est terminé somme toute par le retour à l’idylle. C’est ce qui unit peut-être ces deux essais, par ailleurs si différents, vu que celui de Daunais déclare la spécificité idyllique et hors-histoire du Québec et de ses habitants, tandis qu’Hamelin vient de consacrer un deuxième ouvrage à un événement historique contemporain, sans compter ses contributions au Devoir.

Il est fascinant de suivre, grâce à cette chronique, des fragments des débats intellectuels du Québec, en lisant et en essayant maladroitement de commenter des ouvrages dont la qualité intellectuelle garantit la satisfaction et assure à leurs auteurs l’estime du soussigné, qui se demande jusqu’à quand on tolérera les commentaires, sans doute parfois erronés et souvent fort subjectifs, de quelqu’un qui, s’il n’est pas tout à fait un extraterrestre, est indubitablement un extraquébécois. En préparant la présente chronique, je crois avoir enfin compris ce qui m’attire au Québec. C’est certainement parce que, vivant dans un des pays favoris de Clio, je suis en quête d’un refuge idyllique que j’aimerais avoir pour patrie d’élection. Si, par contre, dans ce havre de non-histoire je tombe sur un événement saillant et sur son archéologue acharné, il est tellement rassurant de constater que dans un autre pays que le mien on se perd aussi en conjectures pour découvrir la vérité dans un entrelacs de théories de conspiration, et que je ne m’y sens jamais dépaysé de ma patrie bien, bien réelle.