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On peut dire que la critique a en général bien balisé les thèmes de prédilection de l’écrivain Louis Hamelin en soulignant que ses romans s’inspirent à la fois de l’ampleur du territoire québécois et de la sauvagerie qui lui est, semble-t-il, inhérente. Ses personnages principaux, surtout Sam Nihilo, se présentent comme des alter ego de l’auteur, certes plus sombres ou plus mordants, alors que les personnages secondaires, rébarbatifs ou sauvages, se tiennent aux frontières de la socialité. Cette oeuvre n’est pas nécessairement reconnue pour avoir mis au premier plan l’histoire et l’historiographie. Elle a surtout privilégié la représentation des espaces, urbains ou non, qu’on pense à Ces spectres agités, qui se déroule entièrement à Montréal, ou encore au Joueur de flûte ou à des nouvelles de Sauvages qui oscillent entre la métropole et les grands espaces forestiers[1]. Pourtant, il faut bien constater que l’histoire, quand elle n’est pas celle de lieux en train d’être effacés par l’expropriation comme dans La rage, ou celle muselée et en voie d’extinction des autochtones dans Cowboy, fait irruption comme un enjeu central dans les débordements polyphoniques de La constellation du Lynx, et dans l’essai Fabrications qui s’y rattache.

On peut se demander si nous avons été aveugles à la méthode plus profonde à l’oeuvre chez le romancier Hamelin. Aurait-on omis d’évaluer l’influence de l’histoire dans son désir d’espace romanesque, et réciproquement celle de l’espace dans son ambition plus récente pour le roman d’investigation historique ? On en arrive à penser ainsi que Louis Hamelin fouille l’histoire récente du Québec de la même façon qu’il construit ses représentations du territoire physique de la province : en recherchant la valeur de l’authenticité dans ce qui est à la fois le plus profondément enfoui et le moins immédiatement lisible par l’historiographie traditionnelle. Bref, il y a des aspects du monde physique vécu que l’écriture de l’histoire ne sait pas harnacher. C’est de cela que le roman selon Hamelin tirerait sa vraie puissance. Voilà ce que cet article entend suggérer brièvement dans les limites de ses moyens, et en regard d’un cas précis sur lequel portera exclusivement l’analyse, à savoir l’importance donnée à Ville Jacques-Cartier dans La constellation du Lynx.

Lecture horizontale et lecture verticale du territoire

On a beaucoup commenté la mobilité proche de l’errance des personnages de Louis Hamelin. Ces personnages, tantôt habitent les marges du territoire québécois, tantôt sont divisés par des conflits qui les ancrent dans une temporalité contemporaine[2]. Ce seraient ces personnages aussi qui, dans la littérature québécoise dite éclatée de l’après-référendum de 1980, face au rêve devenu impossible d’une histoire univoque et unidirectionnelle[3], apporteraient la dimension spatiale comme un modèle de lecture alternatif. Cela explique peut-être l’importance qu’a pu avoir l’arrivée du jeune Louis Hamelin sur la scène littéraire en 1989 avec La rage. Un auteur surgissait à point nommé qui mettait à mort les tièdes années 1980, qui ne rougissait pas de ses tendances à la mégalomanie, et qui n’entendait pas racler la boue de ses bottes en rentrant chez lui pour écrire. On devine ainsi qu’il a pu contribuer par son oeuvre à l’intérêt pour l’espace géographique qui s’est développé en études québécoises. Devant une histoire désormais multivoque, ouverte et sans téléologie, à partir de laquelle les historiographes apparus dans les années 1980 ont redessiné un sujet québécois « conscient de son américanité », ayant évolué « normalement » à l’égal de « toute autre société industrielle[4] », peut-être subsistait-il un territoire encore vierge et toujours capturable d’une seule voix, d’un seul souffle, et dans un seul imaginaire, peut-être pas celui vibrant du « nous » de naguère, mais un qui en garde au moins l’ambition ? C’est en tout cas la tâche que la critique littéraire semble avoir réservée à Louis Hamelin. Je veux dire que l’apparent enthousiasme avec lequel ses récits juxtaposent les lieux les plus éloignés les uns des autres sous-entend un modèle d’habitation imaginaire du Québec du tournant du xxie siècle. Modèle qui a certes sa part d’américanité[5], car il peut prendre une ampleur continentale comme dans Le joueur de flûte, mais qui vaut surtout par sa détermination à recouvrir la carte de la province réelle par une autre carte où les blancs, bien que nombreux, sont néanmoins maintenus ensemble, dans une cohérence indéniable, par l’intensité des lieux périphériques investis par les romans. Il est vrai qu’on a coutume de dire que Louis Hamelin explore des lieux hostiles où la cohésion nationale paraît se défaire. Mais c’est que l’écrivain dont on croit qu’il détient dans son seul imaginaire les espaces que la littérature a coutume d’ignorer devient le dépositaire de ces mêmes espaces. Ceux-ci se concentrent en son oeuvre, là où nous, lecteurs, pouvons les tenir dans une vue d’ensemble. Les ruptures du réel sont ainsi désamorcées.

Louis Hamelin aurait donc construit une oeuvre qui investit mieux que toute autre au Québec l’horizontalité du territoire, et qui par là nous rassure en montrant combien les articulations rouillées de l’histoire nationale, et bien plus encore les figures blessantes du présent — chômeurs, exploités, âmes démissionnaires, autochtones aliénés, masculinités meurtries — existent au loin plutôt qu’auprès de nous. Elles existent au loin dans les arrière-pays, mais aussi là-bas, dans le temps second de la littérature plutôt que dans le vif de l’expérience. Des distances, partout, s’imposent, et c’est bien à un grand plan horizontal qu’on a d’abord affaire. Mais voilà qu’en 2010, Louis Hamelin publie La constellation du Lynx, cette grosse machine à problématiser l’histoire politique officielle avec les armes du roman. Et soudain, nous n’hésitons pas à souligner combien friables, incertaines, approximatives, en un mot littéraires s’avèrent les entreprises complémentaires d’un personnage « herméneute » et d’un « archiviste-écrivain » lorsqu’il s’agit d’un événement du passé[6], à savoir la crise d’Octobre, plutôt que des lieux de l’arrière-pays. Le romancier à qui l’on reconnaît le don de faire se rejoindre sur ses pages des expériences sises en Abitibi, dans les forêts du Nord, dans des chalets perdus au fond de zecs, dans le tronc d’un séquoia de l’île de Vancouver ou en plein Montréal devient le romancier qui nous impressionne par la quantité de pistes narratives et politiques qu’il explore en s’attaquant aux archives dispersées de la crise d’Octobre. Pourtant, la géographie, du moins celle humaine, c’est l’histoire. Les représentations et les documents sont forcément distincts pour l’une et pour l’autre, mais il n’est pas avéré que la géographie se rapièce plus harmonieusement que l’histoire. Il n’est surtout pas certain qu’Hamelin approche l’une différemment de l’autre sur le plan de l’efficacité romanesque.

C’est pourquoi on a sans doute fait preuve de myopie en accueillant La constellation du Lynx comme s’il s’agissait de la première instance de reconstruction romanesque chez Louis Hamelin. Reconstruction effectuée à partir d’un matériau diffus, parfois marginal ou alternatif en regard de l’histoire dominante, et avant tout lié au temps de la vie ordinaire et quotidienne, matériau qu’Hamelin lui-même appelle « l’infrahistoire[7] » en le mesurant à l’aune du personnage romanesque plutôt qu’à celle des structures de temps social. Voir dans cette infrahistoire une chose sans précédent chez Hamelin reviendrait à faire l’impasse sur un travail de composition du monde fictionnel qui est présent dès le début de son oeuvre, dès La rage, si tant est qu’on accepte de maintenir notre attention sur la spatialité et d’en faire un outil de lecture aussi effectif dans La constellation du Lynx qu’il a pu l’être pour d’autres dans les romans précédents. Un travail distinct de celui du romancier archiviste contestataire se révèle alors à nous. Le Hamelin qui a utilisé le roman pour juxtaposer les épisodes épars de la crise d’Octobre et pour imaginer ce qui reste en suspens dans leurs interstices est aussi le Hamelin qui a choisi une exploration verticale de l’espace physique en jeu. Les racines du bouleversement politique sont retracées en quelques lieux excentrés et relativement peu documentés, comme La maison du pêcheur à Percé ou les rues de la banlieue sud de Montréal. Il y a, comme dans Cowboy, comme dans les histoires de Sauvages, un regard horizontal porté sur l’immensité de la province où sont éparpillés des bouts de récits. Mais une bonne partie de La constellation du Lynx, y compris la nature du personnage de l’intellectuel Chevalier Branlequeue et l’aventure humaine qui culminera avec le drame de la cellule Chénier et la mort de Pierre Lavoie/Laporte, est modelée, dirais-je, à même la pâte de Ville Jacques-Cartier tel qu’il a existé sur la Rive-Sud de Montréal dans les années 1960. Certes, Ville Jacques-Cartier a cessé d’exister du point de vue municipal en 1969, un an avant les événements culminants d’Octobre. Mais rien n’empêche d’insister sur sa subsistance symbolique dans les esprits. Cela permet aussi de rappeler, comme le fait le roman d’Hamelin, combien octobre 1970 ne fut pas qu’un mois, mais au moins une décennie quand on pense à tout ce dont il fut le point d’orgue. Avec Ville Jacques-Cartier chez Louis Hamelin, nous faisons alors du surplace, mais pas dans n’importe quel espace du Québec. Ville Jacques-Cartier n’a jamais offert que des paysages instables et un sol meuble ; c’est un lieu qui, bien qu’urbain, n’a jamais vraiment été une ville puisque sa nature, lors de sa brève existence avant son annexion à Longueuil, a été celle d’un grand chantier à ciel ouvert, une urbanisation n’ayant jamais trouvé son accomplissement et qui s’est plutôt éternisée dans le bric-à-brac anarchique de son accroissement. Pierre Nepveu a mis en lumière la dimension « pionnière » de cet espace dans un texte sur l’oeuvre de Jacques Ferron. Il offre une vision symbolique où le quasi-bidonville de Ville Jacques-Cartier dans l’après-guerre aurait été une énième façon pour une certaine québécité de conquérir puis d’agrandir les frontières du lieu à partir duquel est maintenu dans une distance « précaire » ce qui la menace depuis toujours (assimilation culturelle, urbanisme à l’américaine)[8]. Les choses sont différentes avec Louis Hamelin. Quand il situe les sources affectives et, à plus forte raison, ordinaires de son récit dans un Ville Jacques-Cartier recomposé, il passe quant à lui de l’horizontalité à la verticalité. De plus — et c’est cela qui est essentiel —, il le fait sans modifier son objectif, qui est de saisir les diamants bruts de « l’infra ». Il cherche une texture humaine qui ait partie liée non pas tout à fait avec l’urbanité de Ville Jacques-Cartier, mais avec la brutalité de ses architectures étalées au grand jour et dont l’histoire n’a guère consigné qu’un souvenir elliptique. Les fouilles romanesques de l’écrivain Louis Hamelin ne visent pas à produire du symbolique. Qui plus est, elles ne sont pas qu’archivistiques, elles sont aussi archéologiques.

Comment mesurer, plus concrètement, ce passage d’une lecture horizontale à une lecture verticale du lieu ? Écoutons Louis Hamelin lui-même :

On est porté à attribuer une supériorité intuitive à ceux qui ont vécu les événements en se disant : « Lui, il était là. » Sauf que la crise d’Octobre, c’est un événement assez considérable qui couvre un grand territoire, qui va même jusqu’en Algérie, en Angleterre, en Amérique du Sud. Alors le gars qui participe à un enlèvement ne voit pas tout, il a un point de vue assez limité. J’ai plus confiance dans le gars qui confronte plusieurs récits pour essayer d’en tirer une vision[9].

Qui est celui qui confronte des récits multiples pour en extraire une vision ? C’est l’écrivain avant l’historien. Ou mieux : c’est la part d’écrivain qui sommeille en tout historien digne de ce nom, ce qui revient au même. L’histoire est monolithique seulement lorsqu’elle se cristallise en une version définitive. Lorsqu’elle se fait officielle et renvoie le reste dans les marges où règnent les ragots et l’invérifiable. C’est son existence publique en quelque sorte, celle qui manipule l’événement allégé de ses contradictions. C’est la voie royale qui mène au kitsch historique dont a beaucoup parlé l’écrivain Milan Kundera, ce point où les documents en nombre accablant, avec leurs contradictions naguère brûlantes, n’ont plus que la légèreté des choses dérisoires. Le Louis Hamelin qui plonge dans la pâte de l’histoire veut redonner à l’événement sa vitalité d’avant le kitsch historique, c’est-à-dire qu’il veut l’imaginer de nouveau au présent. L’écrivain qui fait cela a un premier frère dans l’historiographe. Celui qui écrit le roman et celui qui écrit l’histoire ont chacun, à un moment de leur travail, une table devant eux couverte de tous les documents, de toutes les versions et de tous les discours en même temps. C’est le plaisir d’un présent revivifié dont je parle. Mais le romancier travaillant de la sorte avec la matière historique qu’il dégage des documents pour en jouir en pleine liberté a également le lecteur pour frère. Le plaisir du présent renouvelé dans l’imagination historique commence ainsi par la reconnaissance du présent mort qui règne partout dans la réalité alentour. Ce présent mort a la forme de versions officielles, orientées, puis peu à peu édulcorées, réduites à n’être plus que les emblèmes à la circulation facile d’un nom, d’une date et de quelques symboles afférents.

Changeons maintenant un seul mot dans les paroles d’Hamelin citées plus haut ; remplaçons le mot « récit » par celui de « lieu » dans la dernière phrase. On se le permettra sans trop de scrupule puisque, dans tout le passage, il est réellement question de géographie avant toute référence à l’histoire ou même au temps. Qui rassemble alors les lieux pour en tirer une vision ? C’est toujours là le pouvoir de l’écrivain et de son frère historiographe, bien sûr, sauf que la vision qui en résulte, le patchwork de lieux, peu importe ce dont il a l’air, n’aura pas une bien grande valeur de controverse face au récit historique consensuel. En effet, la part narrative du roman peut tenter de s’opposer à la grande histoire scolaire sur son propre terrain, mais pas sa part géographique. On suppose toujours que la géographie est subordonnée à l’histoire en tant que cette dernière dirait d’abord où elle doit commencer et où elle doit non pas tout à fait s’arrêter, mais cesser d’être remarquable. Or écoutons Hamelin, à propos de son travail préparatoire à La constellation du Lynx :

J’ai d’abord flirté avec une forme qui aurait pu être beaucoup plus proche de l’essai, dans laquelle je conservais les vrais noms des personnages historiques […]. J’ai finalement décidé de jouer la mécanique romanesque, parce que je suis instinctivement un romancier. Je voyais l’histoire mythique comme fond de toile, mais je voulais ajouter des paysages d’Abitibi, que je n’aurais pas pu inclure dans un essai au sens strict. Je n’aurais pas pu caser ça et je n’aurais pas pu mythifier autant avec un essai[10].

Il faut à l’écrivain un lieu mythique en mesure de redoubler la profondeur subversive de son roman de reconstruction historique. Qu’entendre par « lieu mythique » dans ce contexte ? Il faut entendre le lieu réel, fourni par les documents eux-mêmes, où sont comme repliés les non-dits, les silences et les syncopes de l’affaire. Le lieu qui, d’autre part, renferme un potentiel d’évocation à peine effleuré par l’histoire dominante et jusqu’ici ignoré des autres écrivains eux-mêmes. Telle est La maison du pêcheur à Percé[11], tel est le bungalow de la Rive-Sud où mourra Pierre Lavoie/Laporte, tels sont à bien y penser la majorité des lieux excentrés dans l’oeuvre de Louis Hamelin. Mais avant tout, telle est la valeur de Ville Jacques-Cartier dans La constellation du Lynx. C’est un lieu excentré dans l’espace (parce qu’il était suburbain et populaire) et dans le temps (parce qu’il a absolument disparu dans sa forme des années 1960). La constellation du Lynx est un roman où l’accroissement de la documentation factuelle — ce qui s’est vraiment passé — dépend ainsi d’un accroissement proportionnel du mythe territorial québécois — le lieu où ça se serait vraiment passé. Le premier est un travail de reconstruction ; le second, d’imagination. Et Ville Jacques-Cartier est pour Louis Hamelin le lieu par excellence du mythe québécois entourant la crise d’Octobre. C’est le lieu de son investigation verticale au sens évoqué plus haut. Mais avant de passer à un examen plus approfondi du Ville Jacques-Cartier de Louis Hamelin, demandons-nous, plus précisément, ce qu’implique pour le roman la distinction entre ces lectures horizontale et verticale.

Dans la perception horizontale du territoire historique que favorise Hamelin dans des livres comme Cowboy, Betsi Larousse, Le joueur de flûte ou Sauvages, la durée est très peu imprimée dans l’espace matériel. Les figures de croissance sont absentes ; tout est déjà là. Il est donc difficile de saisir les façons dont les signes du passé s’articulent avec ceux du présent dans l’espace commun. Cela dit, tout ce qui est visible l’est à outrance. Il y a une rareté des mystères, et par conséquent des embrayeurs fictionnels. C’est pourquoi ces textes tendent plus au monologue intérieur, à moins qu’ils présentent dans l’intrigue un caractère bancal parfois soulevé par les critiques[12]. Au contraire, dans le point de vue vertical que l’on retrouvait en partie avec le thème de l’expropriation dans La rage et qui domine La constellation du Lynx, la narration, qu’elle soit subjective ou polyphonique, devient un moyen subversif. Ainsi en est-il du récit de l’agronome dans La rage :

Nous mettions les terres en friche sur nos fiches. C’était des terres zonées vertes par les péquistes […]. Nous avions une mission. C’était bien beau sur les cartes et sur le cadastre de la ville. Nous marchions sur les terres en automne et la zone verte était plutôt or, brune et vert-de-gris, fangeuse par endroits inondés où les quenouilles en rangs serrés perçaient la glace de novembre […]. On tombait sur des dépotoirs épars, où des charrues d’avant la guerre achevaient de souder leur soc à la glèbe refermée[13].

Nul besoin d’insister sur le contraste un peu didactique — fréquent chez Hamelin — entre la cartographie abstraite de la technocratie et l’expérience vive du lieu réel. On remarquera toutefois la texture évoquée de ce lieu : le pied s’y enfonce, des tiges sont figées dans la glace, des objets du passé affleurent par quelque extrémité devenue presque indistincte. On pourrait appeler un tel endroit « le cimetière de l’histoire », c’est-à-dire le lieu qui exprime tout à la fois la logique et la cruauté de celle-ci. Les objets y sont abandonnés sans contexte ni explication à une alternative implacable qui décidera de quel bord ils chavireront : le bord de l’assimilation raisonnée ou le bord du récit vagabond qui, peut-être, butera sur l’objet du passé au hasard de son passage. Ce « peut-être », ce « hasard » sont les véritables noms de la liberté du romancier selon Louis Hamelin. Et il y a de ces cimetières de l’histoire dans tous ses romans. Ils forment les plans inventés par l’écrivain pour que son entreprise individuelle se mesure à forces égales avec celle de la grande histoire officielle. Si les personnages faillibles et incertains des romans depuis La rage empêchaient de voir nettement cette méthode à l’oeuvre, La constellation du Lynx, avec Ville Jacques-Cartier, la met sans contredit en valeur.

Ville Jacques-Cartier dans La constellation du Lynx

Ville Jacques-Cartier a existé entre 1947 et 1969 sur la Rive-Sud de Montréal, avant d’être annexé à la ville de Longueuil. Deux de ses portions avaient préalablement fait sécession pour former Préville et LeMoyne, mais le détail est négligeable ici car elles continuèrent de partager les us étranges qui singularisèrent l’aire de Ville Jacques-Cartier durant cette époque. Il nous faut parler d’un lieu à l’origine très pauvre où l’implantation des organismes et services municipaux n’arrivait pas à égaler la vitesse de croissance considérable de l’urbanisation. Les premières maisons étaient fabriquées à la va-comme-je-te-pousse, la plupart du temps avec des matériaux glanés au petit bonheur[14]. Les familles y étaient encore nombreuses. La misère y était fort apparente. C’est un lieu unique dans l’histoire du Québec, et dont la légende est inversement proportionnelle à la documentation dont on dispose[15]. La description qu’en fait Hamelin rehausse les traits qui ont nourri cette légende :

C’était souvent de simples cambuses sans fondations ni eau courante, en bois recouvert de papier goudron. Sentinelles de fond de cours, les bécosses montaient la garde. Devant la maison, là où aurait dû se trouver le trottoir, passait l’égout à ciel ouvert qu’on enjambait en marchant sur deux ou trois planches jetées en travers du fossé[16].

Dans quel tableau de la ville ou de la campagne inclure de telles descriptions ? À quoi associer cet état apparemment perpétuel de mutation domiciliaire ? Le Ville Jacques-Cartier de Louis Hamelin n’est pas l’espace intermédiaire dans l’urbanité des années 1960 que beaucoup retiennent aujourd’hui. Il n’est pas non plus un espace intermédiaire dans la marche vers le progrès de l’histoire consensuelle de la Révolution tranquille. C’est lui-même qui, dans sa facture, est transition, métamorphose, instabilité, incomplétude. Le sol, meuble et terreux, n’y est littéralement pas stable. Les maisons sont des ébauches de l’idée que l’on se fait d’une maison. Dans les lignes d’Hamelin, il est de surcroît clair que le bien le plus commun et encore le plus stable, ce sont les déjections s’écoulant à ciel ouvert. De la merde, donc. Le sol de ce qui s’appelle « ville » est un humus composé de merde. Ce que dévoile cette ville dont les résidents enjambent les égouts béants, c’est le grand mystère communal des infrastructures qu’on ne saurait ni ne désirerait voir dans la distance de notre vie citoyenne et de notre paix municipale. Hamelin en remue pourtant les traces massives qui n’auront été visibles que dans la fenêtre brève du quasi-accident municipal de Ville Jacques-Cartier. Derrière la misère des égouts béants se devinent alors, par une association qui ne relève pas de la rhétorique mais de la causalité, les autres traces d’un passé éloigné dans le temps et dans l’espace :

Léon Godefroid, le père de Gode, avait fait partie des hordes de chômeurs dont le gouvernement avait cru pouvoir se débarrasser en les envoyant défricher les terres basses et brûlées de l’Abitibi, et dont les mouches, les souches et les mois d’hiver à moins quarante avaient fini par venir à bout. Dans leur mouvement de reflux, ces colons manqués s’étaient retrouvés mêlés aux masses d’ouvriers pauvres et qui traversaient le pont Jacques-Cartier avec leurs trâlées d’enfants pour s’établir sur la rive et dans la campagne environnante, aux portes de Montréal. Les cultivateurs du coin leur cédaient des terrains pour quelques centaines de piastres et ils se bâtissaient des cahutes avec tout ce qu’ils pouvaient trouver. En Abitibi, ils avaient au moins appris à bâtir des cabanes. La nuit ils allaient débâtir les wagons de chemin de fer laissés sans surveillance et avec ce « bois de char » ils élevaient leurs maisonnettes au bout des champs[17].

Ville Jacques-Cartier a poussé sans effacer les marques de son édification. Il a été l’image du fonctionnement d’une ville avant d’être celle d’une ville réellement habitable. Les infrastructures n’y ont pas eu le temps d’être recouvertes et dissimulées, car il a fallu sans cesse les propager, en construire d’autres. Pour Hamelin, ces infrastructures sont les traces encore lisibles, pour qui sait s’y arrêter et faire marcher ses propres facultés d’imagination, d’une aventure pionnière sans observateur ni objectif. Point n’est besoin alors de registre ou de recensement officiel pour savoir que ceux qui, en déshérence, ont échoué là de l’Abitibi ou d’autres lieux excentrés sur la carte sociohistorique trouée de la Révolution tranquille sont les mêmes qui ont creusé la terre pour y déposer les infrastructures de la légende, tout compte fait les seules traces ayant suffisamment marqué les imaginaires pour se voir consignées dans la mémoire populaire comme dans l’Histoire officielle. Ville Jacques-Cartier a été une ville de pionniers en ce sens-là, en ce sens populaire et politique qui réunit les chômeurs, les bâtisseurs d’infrastructures, et les oubliés de l’histoire. Nous, lecteurs, en devenons convaincus avec le romancier qui en conçoit la fiction, car qui d’autre aurait accepté de vivre en enjambant la merde de ses voisins tout en ayant le savoir-faire pour édifier une ville habitable dans un tel fatras ? Qu’importent ici les noms réels de ces êtres disparus ? Puisque l’histoire n’en avait que faire, le romancier le lui rendra bien en ancrant les personnages sur le territoire physique de Ville Jacques-Cartier, mais surtout en les faisant héritiers d’un mode de vie caractéristique du territoire. Et à qui verrait là une autre dérive vers l’idéologie de l’enracinement national dans la race surhumaine déchue, on fera remarquer que les traces légendaires de Ville Jacques-Cartier, égouts, terre battue, charpentes en contreplaqué, chiens errants, sont les mêmes qu’ailleurs dans la mesure où elles sont l’oeuvre de bâtisseurs aliénés venus de toutes les marges du Québec et que personne n’a voulu côtoyer. À ceux, d’autre part, qui s’éterniseraient sur les raisons probables mises en récit par la reconstitution fictionnelle du meurtre commis par la cellule Chénier, dans le roman d’Hamelin, on rappellera que ce qui, des événements d’Octobre, a été le plus largement passé sous silence est le fait que les revendications premières du manifeste du Front de libération du Québec (FLQ) étaient de nature marxiste et donc internationaliste. L’ouvrier, le chômeur, le laissé-pour-compte, et surtout la valeur réelle de leurs gestes dans le progrès social du Québec constituaient le coeur des revendications politiques en jeu, avant l’indépendance de la nation. Hamelin ne le rappelle pas directement dans son roman, mais sa méthode de lecture verticale de l’infragéographie et de l’infrahistoire ne peut pas manquer de le révéler.

Avec la lecture verticale du territoire québécois qui débouche sur la mise au jour des infrastructures oubliées en des lieux mis à l’écart de l’histoire, ce sont donc l’accident de parcours, le détritus, l’objet orphelin, l’objet à demi enseveli, en quelque sorte l’inquiétante étrangeté au sein du territoire qui acquièrent une importance centrale dans la composition du récit. Le détail ordinaire est le point de départ de toutes les échappées narratives, car c’est à travers lui que passeront éventuellement les fils de l’histoire alternative recherchée par un écrivain comme Louis Hamelin. C’est le paradigme indiciel au sens où l’entend l’historien Carlo Ginzburg[18] qui est alors favorisé, et c’est bien de subversion qu’il est ainsi question. La trace a une plus grande valeur d’authenticité que le signe du fait qu’elle n’est pas encore enclose dans un récit ou dans un autre dispositif d’explication préalable. C’est le potentiel de recréation fictionnelle de la trace qui est harnaché à la réalité matérielle et à la légende de Ville Jacques-Cartier pour refaçonner du mythe. Hamelin construit de la sorte le cadre affectif dans lequel d’autres traces plus consistantes et déjà en voie d’être codifiées (tous les matériaux de l’enquête sur Octobre menée par l’écrivain, coupures de journaux, entrevues, etc.) seront réunies et pourront s’éclairer mutuellement. La même mise en plan a lieu en ce qui concerne la spatialité qui met à égalité les quarante-cinq changements de voix narratives de La constellation du Lynx, comme il a été dit ailleurs[19]. Il y a chez Hamelin une multitude d’histoires potentielles là où l’Histoire elle-même semble avoir passé tout droit ou avoir cédé à la simplification, à la symbolique, voire à l’ellipse. Il faudrait appeler cela une archéologie de l’avant-hier. Ces micro-excavations composent un réseau de connexions et de solidarités qui vient s’imprimer sur la carte de nos appartenances culturelles de façon doucement controversée. À ce réseau, on octroiera la valeur d’authenticité recherchée par Hamelin dans sa revisite, qui est aussi une archéologie des événements d’octobre 1970. Ses acteurs ont beau être fictifs ou semi-fictifs comme les personnages de La constellation du Lynx, sa structure et son existence même sont pour leur part indéniables.

Pour qui veut mettre en exergue une communauté de lieux à l’existence intangible mais pourtant sensible, la polyphonie, le choeur semblent être les formes de mise en récit privilégiées. Ce qui porte le nom de fiction tient alors moins de l’invention ou de la mystification, et davantage du choix des liens que l’on composera afin de faire voir les réseaux référentiels enfouis sous la surface du territoire consensuel — réseaux dont on reconnaîtra ou non l’existence, et surtout dont on accréditera ou non la valeur dans les institutions de l’histoire et de la critique culturelle. Mais des lieux comme le Grand-Nord contemporain ou le Ville Jacques-Cartier d’avant-hier chez Louis Hamelin ne devraient pas décourager le regard analytique. Bien au contraire, on supposera que la difficulté d’approche qu’ils présentent est la garantie de leur richesse précisément parce qu’ils n’offrent pas de métaphores adéquates à nos aspirations et à nos utopies culturelles. Si ces utopies venaient à se réaliser, il faudrait bien que ce soit en incluant les portions d’espace qui ne correspondaient pas à leurs structures rêvées. Quelle cartographie partagerait-on alors ? Et qu’en ferait-on ? Des écrivains comme Louis Hamelin veillent aux avant-postes.