Article body

On a tellement usé et mésusé du mot modernité, depuis près de 50 ans, que l’on entrevoit le jour où il tombera gentiment en désuétude, tout comme la cigarette ou le Parti libéral. En attendant, voici quelques réflexions sur deux textes, l’un critique et l’autre poétique, où il trouve diversement matière à s’appliquer. La part incertaine, essai sur Hector de Saint-Denys Garneau par François Charron [1], et Entre cuir et peau, choix de poèmes de Lucien Francoeur [2], nous reportent vers deux époques où la tradition fut remise en question.

Un langage amphigourique

François Charron aime Saint-Denys Garneau, au point de lui avoir consacré deux forts volumes. Le premier, d’environ 600 pages, intitulé L’obsession du mal [3], était un essai biographique passablement éloigné de la biographie événementielle. Il analysait surtout les grandes étapes de l’aventure intellectuelle, spirituelle et littéraire de l’écrivain, en relation avec l’idéologie du milieu. Comme les écrits de Saint-Denys Garneau, et en particulier son journal intime et sa correspondance, sont les sources privilégiées pour la connaissance du poète, la biographie de François Charron se nourrissait presque exclusivement de l’oeuvre. Les témoignages de contemporains étaient peu nombreux.

Voici que Charron publie maintenant La part incertaine, essai sur la poésie et les écrits autobiographiques de Garneau. Il y en a pour 300 pages, mais le caractère est petit et le texte égale environ les deux tiers de l’essai précédent. La poésie fait l’objet d’un commentaire systématique, mais elle était déjà très présente dans L’obsession du mal, la dimension biographique lui étant forcément rapportée.

C’est dire qu’on se retrouve en territoire connu, et bien connu. Les grandes orientations du commentaire présenté dans le premier livre sont reprises dans le deuxième, avec la seule différence qu’elles sont appliquées à la lecture des textes au lieu d’être constituées à partir d’eux.

Voilà donc un premier aspect répétitif à signaler : le livre sur l’oeuvre recoupe le livre sur la vie, la vie et l’oeuvre renvoyant constamment l’une à l’autre. Mais il y a un second élément de répétition, encore plus gênant. Il tient au fait que François Charron, qui est poète et qui récuse la rhétorique universitaire — ce qui est parfaitement son droit —, rejette du même coup le développement linéaire des idées. Au lieu de progresser pas à pas dans l’exposé d’une situation ou d’une conjoncture intérieure, il formule d’un seul coup la chose et ses tenants et aboutissants, de sorte que chaque nouvelle analyse s’attache à débrouiller le même écheveau de significations que la précédente. Cela, dans un style chargé qui demande lui-même à être décrypté. En voici un exemple :

Exclu de lui-même comme d’une société farouchement opposée aux changements historiques, Garneau se saisit comme une forme qui ne peut se représenter à elle-même, et où plus rien n’arrive qu’un espace infranchissable. La menace qui survient de la disparition du moi est ressentie comme un signe avant-coureur de la mort. Drame existentiel qui tourne autour du corps de chair, du corps ignoble qu’il faut flétrir et censurer, l’émotion du poème atteint ici son point critique de désolation et de dégoût. Sous couvert d’un discours d’élévation, sévit une doctrine de l’expiation et de l’humiliation chrétienne, dont les effets dévastateurs sur une nature fragile s’inscrivent dans un processus de chosification de la personne humaine. Avec un être de moins en moins crédible, qui veut et ne veut pas se rebeller, la domination rationaliste à coloration eschatologique s’établit comme de force, au détriment d’un horizon éthique de questionnement et de revalorisation de l’expérience sensible.

160

Voilà bien le style et le mode de raisonnement de Charron. Dans un texte d’une vingtaine de lignes, tout le paquet des idées se presse pour la énième fois :

  • le poète est expulsé de lui-même, en exil dans le monde ;

  • le poète est au ban de la société, qui est essentiellement conservatrice et qui refuse l’expérimentation de nouvelles valeurs ;

  • le poète vit sous le coup d’une menace, celle de la disparition de son moi, de son identité ;

  • la disparition de l’identité annonce la mort ;

  • le corps fait l’objet d’une réprobation de la part du poète lui-même (qui est victime des préjugés religieux et sociaux) ;

  • le poète prétend s’élever au-dessus de lui-même, mais il le fait pour mieux piétiner sa nature au nom des valeurs chrétiennes ;

  • le poète est réduit à la dimension de chose (négation de la liberté) ;

  • le poète est coincé entre un besoin de rébellion et l’impossibilité de l’assumer ;

  • sous l’influence de la pensée thomiste, qui est essentialiste et qui valorise les fins dernières, le poète privilégie une raison toute-puissante qui nie les valeurs du sensible.

Ces idées qui sont autant de thèses constamment affirmées et réaffirmées (mais non vraiment défendues) dans l’ensemble du livre s’accompagnent ici d’une proposition plus obscure, qui relève du lyrisme intellectuel de l’auteur. Elle se lit ainsi : « Garneau se saisit comme une forme qui ne peut se représenter à elle-même, et où plus rien n’arrive qu’un espace infranchissable. » (160) Un homme peut se saisir comme une forme ? Cette forme peut ne pas se représenter à elle-même ? Un espace infranchissable peut être cela seul qui arrive dans cette forme ? Comprenons en tout cas que le poète est quelqu’un à qui plus rien n’arrive, victime qu’il est de l’immobilisme social.

Autour de ces idées en gravitent de complémentaires, qui prendront place dans le même essaim à l’occasion d’autres commentaires de poèmes. Par exemple : la communauté nationale, qui prend à son compte le discours religieux écrasant, condamne le poète à croupir dans un espace fermé, irrespirable. En quête d’unité et de transcendance, le poète (qui est platonicien) perd le sens du réel et aboutit invariablement à l’échec et à l’autodestruction. La mère, qui représente la tentation permanente d’une relation fusionnelle, confine son enfant dans une nostalgie des origines qui se prolonge dans les cocons national et religieux. Victime de son temps (Charron se trouve ici en parfait accord avec Jean LeMoyne), Saint-Denys Garneau ne peut que s’enfoncer dans la déréliction, la culpabilité (notamment à l’égard des choses sexuelles) et la fascination pour la mort.

Ces idées ne sont certes pas fausses et rendent compte de nombreux passages de l’oeuvre, mais elles gagneraient à être développées et démontrées plutôt qu’assenées en paquets compacts. Quelques nuances, du reste, s’imposeraient si l’on songe que Saint-Denys Garneau, qui a certainement souffert du climat religieux où il a vécu, n’a pas connu que la pression conservatrice du grand nombre. Il faisait partie d’un groupe, La Relève, qui a élaboré une problématique où l’on faisait place à la personnalité individuelle et à la liberté, où l’on soumettait aussi le cléricalisme et le nationalisme à la critique. Le catholicisme « de gauche » que représente le personnalisme explique mal l’effrayante névrose garnélienne.

Charron d’ailleurs devrait éliminer quelques sources de confusion. Il affirme, par exemple, que la modernité poétique, dont Saint-Denys Garneau serait le premier grand représentant dans notre littérature, suppose la liberté d’esprit et d’action, l’élan nomade de la pensée, de l’affectivité et du désir, le refus de l’unité et de la stabilité au profit de la pluralité, et l’expérience du vide — un « vide non négatif » (93) à ne pas confondre avec celui, glacé, de la « mort grandissante ». Les poèmes de la première partie de Regards et jeux dans l’espace et quelques poèmes des Solitudes, chantant le jeu, l’enfance et la nature festive, correspondent tout à fait à cette disponibilité de l’être accordé à la modernité. Pourtant, ces poèmes sont relativement « légers » et esthétiquement moins riches que les poèmes qui expriment le désespoir. Ces derniers explorent l’aliénation à laquelle le poète est condamné (par son milieu, affirme Charron), mais l’acuité de cette inspiration fait bien d’eux les poèmes les plus novateurs et les plus chargés de sens de la littérature de cette époque. Comment concevoir qu’une attitude régressive, suicidaire, tributaire (dit Charron) de la pire des traditions idéologiques, conduise à une telle réussite littéraire ? Comment la modernité peut-elle naître de la suffocation réactionnaire ? Sur ce point comme sur tant d’autres, l’auteur ne dépasse guère le stade de la simple affirmation, qui n’explique rien.

L’essai de François Charron est d’une lecture ardue, pour des raisons qui tiennent essentiellement à la rhétorique qui s’y déploie (en se recroquevillant…), mais il présente le très grand mérite de couvrir l’ensemble des écrits de Garneau et de leur apporter souvent un éclairage convaincant. On aimerait que les fondements théoriques de l’analyse, tant philosophiques que psychanalytiques ou idéologiques, soient explicités et qu’ils mènent à des démonstrations des grandes thèses appliquées aux textes plutôt qu’à d’inlassables redites, mais on peut certainement tirer profit des lectures proposées, si opaques et, parfois, si dogmatiques soient-elles.

L’Amérique en blouson

Parmi les chantres modernes de l’Amérique, dans notre littérature, Lucien Francoeur est l’un des premiers et des plus importants. Gaston Miron, dès le début des années 1970, saluait cette voix originale, qui se distinguait nettement de la poésie de l’enracinement dont l’Hexagone s’était fait le véhicule. L’Amérique de Francoeur n’est pas ce continent intime que Pierre Nepveu nous a révélé dans son essai intitulé Intérieurs du Nouveau-Monde [4]. Elle est cette terre quelque peu hystérique, flamboyante et rock qui a fomenté la contre-culture, endossant les instincts et les rêves propres à l’adolescence non encore abrutie par le Système. La révolte, donc. La révolte qui est une immense exigence de vie, d’affirmation du corps, du moi, de la nature vécue, sur fond de musique hyper-rythmée et de drogues libérantes.

Pourtant, comme Bernard Pozier le remarque avec justesse dans sa préface, les poèmes réunis dans Entre cuir et peau nous obligent à nuancer l’image qu’on pourrait se faire du poète à partir des seules exaltations californiennes. Le rock poétique de Francoeur compose curieusement avec tout un fond littéraire français ou européen, Arthur Rimbaud au premier chef (il est l’inspiration majeure et les poèmes lui font souvent référence), mais aussi Paul Verlaine, Charles Baudelaire, Alfred de Musset, Germain Nouveau, Stéphane Mallarmé (!) et beaucoup d’autres auteurs dont les noms ou certains titres sont repris. Les nombreuses citations non déclarées qui émaillent le discours ne témoignent pas nécessairement d’une culture approfondie. On constate que le poète s’intéresse surtout aux titres, dont il fait la matière de ses vers — par exemple : « les fleurs du mal » (244), « le matin des magiciens » (247), « le crépuscule des idoles » et la « naissance de la tragédie » (235), énoncés qui sont redevables bien entendu à Baudelaire pour le premier, à Friedrich Nietzsche pour les deux derniers, et à… Louis Pauwels, lequel fait bizarre figure entre les susnommés. Mais enfin, tout cela inocule une saveur bien française (ou européenne) au texte.

Le texte à l’américaine est donc truffé de références étrangères, et même de références québécoises, aussi bien au Survenant de Germaine Guèvremont qu’aux Pays-d’en-haut de Claude-Henri Grignon, à Émile Nelligan, Gatien Lapointe, Gilles Vigneault, Juan Garcia et Félix Leclerc ! Les écrivains forment une vaste confrérie, et pas question de discrimination entre les populaires et les intellos. En cela, l’espace littéraire que constitue Francoeur au fil des citations ressemble à son Amérique décontractée, où le soleil luit pour tous.

Par la multiplicité des appels lancés dans toutes les directions de la culture, avec une frénésie bon enfant, la poésie de Francoeur affiche quelque chose de convivial qui la rend très fréquentable — malgré un certain goût pour les mots rares (certains semblent forgés, comme « arénuleuses » [173]), voire une préciosité qui est aux antipodes de l’esthétique rock telle qu’on l’imagine spontanément. Fréquentable, et abordable aussi, parce qu’elle vise immédiatement à faire impression et à emporter l’adhésion. On s’attend à des violences de voyou et on découvre plutôt des espèces de complaintes où, souvent, le poète nous fait part de sa solitude ou de son désespoir. « La chanson du malmené » (160-162), dont le titre évoque Guillaume Apollinaire, rebrasse les états d’âme chaotiques d’un homme exposé à tous les déboires d’une existence survoltée. La problématique existentielle, nous dit-on dans la « Notice biographique » (253), a constitué la tonalité originelle de la poésie de Francoeur et, après les frasques des premiers poèmes publiés, elle revient irriguer en douce l’inspiration. Celui qui écrit : « depuis l’enfance/venu au monde/détesté de tous/montré du doigt » (183) est-il bien ce « bum » dont on nous parle (préface, 14) ? En fait, toutes sortes de veines se croisent dans la poésie de Francoeur, de la plus presleyenne à la plus parigote, en passant par la montréalaise (Montréal est l’objet d’un culte particulier) et, chose étonnante, elles cohabitent fort bien.

On peut seulement regretter que le travail de l’écriture ne dépasse guère l’exploitation occasionnelle de jeux sur les sonorités (« Tabou ta bouche tatoue ta peau de mystères » [174]) et l’utilisation, que j’ai mentionnée plus haut, d’énoncés (le plus souvent, des titres de recueils, de romans ou d’essais, mais aussi d’autres « labels ») empruntés à une kyrielle d’auteurs :

j’entends la voix de Jim Morrison

stentor et grand dieu des routes

141

Germaine Guèvremont serait bien étonnée de se trouver transplantée en plein contexte kerouakien.

Ce qui pourrait sembler des facilités est en harmonie avec une poétique « cuir et peau », c’est-à-dire du dessus, de l’apparaître. La modernité, disait Roland Barthes, supprime la profondeur au profit de la surface. Beaucoup plus intelligent et roué qu’il ne veut le montrer, Francoeur exploite avec un esprit ludique la dimension publique, voire touristique des thèmes qu’il aborde. J’en veux pour exemple cet hymne à la Californie dont les accents sont on ne peut plus prévisibles :

ô Californie que j’aime tant

avec tes palmiers alignés à perte de vue

comme une voie impériale pour l’horizon

et tes oranges à manger impunément

à pleines dents […]

141

On dirait une annonce publicitaire, et il est vrai que la rébellion contre-culturelle ne vise guère à réformer la mentalité de consommateur qui s’est développée particulièrement aux États-Unis, mais revendique plutôt le droit de jouir intégralement et tout de suite des plaisirs de ce monde, sans se soucier des rituels établis.

À la rigueur des codes littéraires inspirés de la tradition, Francoeur substitue une inspiration désinvolte qui provoque une salutaire remise en question des habitudes de lecture. Cela ne fait sans doute pas une oeuvre, au sens le plus haut du terme (il est à remarquer que maints textes parmi les chansons réunies à la fin sont plus denses, plus articulés que bien des poèmes), mais peut mener à de nouvelles et fécondes explorations du langage, celui-ci ne faisant qu’un avec la sensation vivante.