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Les deux ouvrages qui font l’objet de cette chronique exigent à mon avis une prise de position idéologique, ce qui met le soussigné dans une situation peu commode, qui ne lui permet pas d’avancer masqué en faisant abstraction de ses propres convictions. Mais, en même temps, cette confrontation avec des idées placées à un niveau aussi sublime provoque une profonde réflexion intellectuelle et affective ; elle nous tire de l’état de somnolence dans lequel nous sommes habitués à passer notre vie de tous les jours, anesthésiés et, pour ainsi dire, vaccinés contre les idées de grandeur, d’absolu — le propre de l’intellectuel tel que je le conçois (même assoupi dans le confort des constructions a-idéologiques) étant une faculté d’empathie qui lui permet de sortir de ses convictions personnelles conscientes ou semi-conscientes afin d’essayer de comprendre les opinions des autres. Inutile de dire que c’est là ce qui distingue l’intellectuel de l’idéologue confortablement enfermé dans ses opinions et incapable de s’ouvrir aux autres systèmes de pensée.

Les ouvrages dont je parle montrent en outre que le vieux fonds chrétien — qu’on a souvent tendance à considérer comme définitivement dépassé — ne cesse de constituer pour nous un point de référence incontournable et que les problèmes de spiritualité auxquels nous sommes exposés chaque fois que, éperonnés par un fait ou par une oeuvre d’art, nous nous mettons à nous poser des questions disons « verticales » qui freinent notre traversée plane et plate de voyageurs de l’espace bidimensionnel ne manquent pas de nous hanter.

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Je croyais naïvement que la jeune génération de Québécoises et de Québécois, élevée dans une ambiance laïque, était délivrée de ces préoccupations spirituelles et que, une fois passée la mode nouvel-âgiste qui était un adieu de leurs grands-parents à la religion des aïeux, elle constituait un exemple, rare dans le monde, d’une frange sociale totalement libérée de l’influence confessionnelle. Si c’est peut-être vrai en général, l’ouvrage de Sara Danièle Bélanger-Michaud constitue un démenti flagrant de ce diagnostic trop hâtif. Dans son essai intitulé Cioran ou Les vestiges du sacré dans l’écriture [1], texte écrit selon les règles du discours universitaire, on lit en filigrane l’aveu personnel de la fascination qu’éprouve la jeune chercheuse pour le célèbre veuf inconsolable de Dieu. Je me surprends, en y repensant, à confondre le sujet de ce livre avec le choix et la démarche de l’auteure. Bélanger-Michaud s’est donné pour tâche de relever, dans l’oeuvre de Cioran, les traces d’un sacré dépourvu des assises institutionnelles que représentaient tant les Églises que la foi elle-même, étant donné qu’« [o]n ne sait pas comment penser le sacré en dehors du cadre institutionnel, quel qu’il soit » (12). Comme elle le dit dans la première phrase, « [l]a réflexion qui s’amorce avec ces pages concerne deux pôles centraux : le sacré et l’écriture, et les différentes relations qui s’établissent entre eux dans l’oeuvre de Cioran » (11). Il est difficile d’imaginer une pensée plus exigeante et plus douloureuse que celle du Roumain, qui s’adonne à une quête de sacré sans la foi, en persistant à demeurer dans le doute à la fois épistémologique et ontologique, dans un no man’s land qui engendre l’angoisse et le malaise. Sa posture est par essence tragique. Comme le dit l’auteure de l’essai, selon Cioran, même le salut, si salut il y a, « ne doit pas résulter d’une recherche d’équilibre, ou d’une tentative d’atteindre quelque chose qui ressemblerait à l’état d’équanimité du bouddhisme » (87). Dans ses écrits, l’écrivain joue et rejoue le drame d’un exclu volontaire de la société des croyants, en forçat spirituel qui ne cesse de mettre en scène sa recherche, ses crises, ses réflexions sans presque jamais quitter son Golgotha personnel et quasi permanent : il ne cesse de vivre « le drame religieux de l’incroyant [2] » (41). Sa propre parole n’a pour lui aucune fonction thérapeutique, ce n’est pas une confession qui soulage l’âme et la conscience du confessé. Le mal existentiel de Cioran se sait être le reflet d’une condition insupportable et inguérissable : « Il tartine ses affects, ses malaises et ses misères sur le papier jusqu’à créer une oeuvre, sérieuse, profonde, sentie […]. » (98) Se mettant en scène au vif de sa réflexion, Cioran ne propose à ses lecteurs ni enseignement spirituel ni consolation. Le caractère sincèrement convulsif de sa démarche l’éloigne de la sérénité des philosophes. Ainsi qu’il l’avoue lui-même : « Les philosophes ont commencé de m’être indifférents du jour où je me suis rendu compte qu’on ne pouvait faire de philosophie qu’avec indifférence, c’est-à-dire en faisant preuve d’une indépendance inadmissible par rapport aux états d’âme [3]. » (80) Cioran n’imagine pas que sa pensée puisse être autre qu’incandescente.

Bélanger-Michaud traque les aléas de la pensée cioranienne qui refuse tout à la fois le camp des croyants et celui des athées, les uns et les autres étant enfermés dans une certitude qui lui est foncièrement étrangère [4]. L’auteure propose une lecture capable de saisir la spécificité d’une écriture située entre essai philosophique et littérature : « la figure de l’homo sacer est, pour moi, simplement ce sujet qui pense et cherche (le sens, la transcendance) à partir d’un espace d’exception et d’exclusion — une figure qui se réfléchit et se déploie sur un mode littéraire » (55). Si Cioran est un littéraire, c’est par la dimension foncièrement personnelle et concrète de son approche du sacré, vécue sur un mode affectif qui, tout en invitant à la connaissance intime de son cas particulier, fuit toute abstraction, toute généralisation. C’est que dans un monde tel qu’il le conçoit, où le sacré perd son caractère institutionnel et s’écarte de ses liens avec des objets autrefois symboliques comme la croix, où la transcendance ne s’incarne plus dans l’immanence, il faut chercher un spirituel dégagé désormais de son support matériel ou dogmatique.

À plusieurs reprises, Bélanger-Michaud laisse transparaître sa figure de lectrice passionnée sans que ces interventions ponctuelles nuisent à l’exégèse : « J’ai reçu la pensée de Cioran au point de stagner avec lui, de m’installer dans cet espace solitaire où on envoie des prières à un Dieu muet en qui on ne croit pas. » (284) Ou bien, en parlant de l’impossibilité d’assimiler la pensée cioranienne à un discours strictement universitaire qui en appauvrirait le sens, elle ajoute : « La singularité du rapport qui s’établit entre un texte et un lecteur m’interpelle plus que l’idée abstraite de la multiplicité de ces rapports. » (293) Bref, fidèle à la nature de son objet singulier et inclassable où les affects du penseur exigent d’être lus avec une empathie propre à les soustraire à l’universel et à l’objectif, le livre de Bélanger-Michaud propose de repenser (et de re-sentir) l’oeuvre du grand solitaire devant l’Éternel comme un court-circuitage de tensions entre son producteur et celui qui se met à son diapason affectif.

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Inutile de présenter Yvon Rivard aux lecteurs de Voix et Images. Dans son dernier livre, Aimer, enseigner [5], il prouve qu’un vrai professeur ne cesse jamais de l’être. À la retraite depuis quelques années, Rivard poursuit les réflexions du moraliste qu’il a toujours été. Cette fois-ci, il traite de la question épineuse de l’éros pédagogique. Riche de son expérience de trente-cinq ans d’enseignement, l’auteur analyse la relation maître-élève en commençant par expliquer, pour lui-même et pour ses lecteurs, les motifs qui ont décidé de sa carrière pédagogique. Après avoir envisagé la première réponse (« Pourquoi étais-je devenu professeur ? Pour gagner ma vie en restant le plus près possible de ce que j’aimais le plus ? Cette réponse qui jusqu’alors m’avait suffi, en fait, n’expliquait rien du tout […]. » [10]), il en arrive à celle qu’il vient de découvrir au moment de la retraite : « Non […], j’avais besoin de partager avec des élèves ce que je recevais de la littérature parce que je n’arrivais pas à supporter seul une telle expérience. » (10)

Après avoir fustigé les méfaits du nouveau modèle de professeur, réduit par les exigences du système néolibéral à celui de quêteur de subventions pour la recherche au détriment de sa fonction de pédagogue [6], Rivard passe en revue des exemples d’abus sexuels commis par des professeurs envers leurs élèves, puisés dans des films de Denys Arcand (Le déclin de l’empire américain, Les invasions barbares), et dans des romans de J. M. Coetzee (Disgrâce), de Philip Roth (La bête qui meurt), ou de Marie-Sissi Labrèche (La brèche), en proposant, en contrepoint, des cas où le professeur (en fait, la professeure) sait se retirer avant de tomber dans l’illicite, comme l’héroïne de Gabrielle Roy (en réalité, l’auteure elle-même qui se met en scène) de Ces enfants de ma vie, ou bien un personnage de Ray Bradbury (la nouvelle « Une histoire d’amour »). Le récit de Nancy Huston d’un amour heureux entre une élève (elle-même) et son jeune instituteur ne contredit pas les exemples de l’exploitation de l’élève par son maître, parce qu’il s’agit là d’un cas rarissime de sentiments partagés et de l’assentiment conscient d’une élève exceptionnellement mûre et d’ailleurs nullement passive.

Rivard insiste sur le fait que ce « piratage sexuel » (95) est, de fait, une agression menaçant l’intégrité et l’équilibre psychique de l’élève, même si celle-ci se montre consentante. En analysant des modalités de transfert et de contre-transfert, il insiste sur l’immaturité de ces « professeurs de désir » (32) incapables de surmonter le désir sexuel et de le sublimer en un désir spirituel (pour en rester là), celui-ci exigeant de garder une saine distance qui permet de réaliser la vocation pédagogique de l’enseignant sans nuire à un élève soumis à l’autorité du maître. Enseigner, ce n’est pas abuser de la confiance de l’enfant ou de l’adolescent, mais bien au contraire accompagner le développement spirituel de celui ou de celle qui nous a été confié(e) sans succomber à la tentation de la chair.

Si j’écris cet essai, dit Rivard, c’est pour défendre l’école contre les prédateurs sexuels et les fossoyeurs intellectuels, et me rappeler à moi-même qui n’enseigne plus le devoir de lire et d’écrire […], et pour me rappeler que ce travail n’a pas de fin, car le moi qui pense le monde risque de se pétrifier s’il ne s’expose pas au monde qui lui donne sa pensée, comme le font les théories loin des oeuvres et les oeuvres loin de la vie.

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Il semble que Rivard ait voulu, par la même occasion, donner une somme de sa vision de la littérature, en s’écartant apparemment du sujet principal de son essai. Dans les parties finales de son ouvrage, il passe en revue sa propre oeuvre littéraire et exprime une opinion critique à l’égard de la littérature d’imagination. Selon lui, les romanciers feraient mieux de renoncer à la tentation de l’évasion pour examiner, comme le dit Virginia Woolf, « un moment un esprit ordinaire, au cours d’un jour ordinaire » (cité par Rivard, 182). Même dans cette prise de position contre le romanesque, on perçoit la continuité d’une pensée empreinte de sérieux et du besoin de saisir la vérité sur le monde.

Chaque fois que je lis un essai d’Yvon Rivard, il provoque d’abord chez moi un réflexe de réticence devant ce qui me semble constituer un ensemble de vieilles idées ressassées. Chaque fois aussi, face à la probité morale que prône cet auteur et à la qualité de ses réflexions, je constate avec une certaine honte que cet effet de lecture tient au fait que j’aborde l’oeuvre essayistique de Rivard depuis la perspective horizontale de la quotidienneté pressée. Pour la lire, je dois sortir un moment du cocon de ce qu’on pourrait appeler la mentalité postmoderne, qui est ici avant tout une attitude ironique et distanciée à l’endroit de la réalité. Non que je me considère comme le monstre décrit par Rivard et que j’utilise l’arme de l’ironie pour me disculper ; mais l’ironie est une attitude très commode et cette postmodernité-là s’accouple souvent avec un libéralisme qui postule implicitement que chacun devrait se débrouiller avec ses capacités innées dans un monde où la fortune sourit aux forts.

Je me souviens avec un soupçon de honte que, vers 2005, invité par les jeunes rédacteurs de Contre-jour à écrire un texte pour le dossier consacré à Rivard, j’avais commis un article insensé [7] en me référant à Bataille et consorts. Ce n’est pas un moment glorieux de ma carrière et, si j’ose le partager avec les lecteurs de Voix et Images, c’est que cette réaction traduit bien le désarroi dans lequel me plongent les écrits de cet auteur. Habitué à jongler avec des idées — y compris, et pourquoi pas ? avec celles de la transgression — et pourtant assez bon bougre dans ma vie privée, je ne savais pas comment réagir à ses textes sereinement moraux. Il m’a appris que les vérités simples n’ont pas d’âge.

Dire des vérités simples paraît démodé et banal ; un discours moral étonne également à cause d’un sérieux (sans pathos toutefois) dont on a perdu l’habitude, d’autant plus qu’en blâmant les nietzschéens universitaires, Rivard semble se rapprocher de principes moraux universels, certes, mais exprimés dans des termes de la religion chrétienne : « Que ça nous plaise ou non, […] cela nous ramène à l’esprit chrétien qui défend les faibles » (103), affirme-t-il. En cela, Rivard est proche d’autres intellectuels québécois qui ont connu l’enseignement des pères : du regretté Pierre Vadeboncoeur et de Bernard Émond, par exemple. Afin d’expliquer l’incontournable référence chrétienne dans ses films, ce dernier avoue qu’« [a]u fond, pour [lui], c’est la question de l’éthique qui est centrale. Et ce qu’il peut y avoir au-dessous ou au-dessus [lui] apparaît comme une sorte de décoration », bien qu’il rectifie, quelques lignes plus bas : « J’ai beau dire par boutade que ce qu’il y a au-dessus ou au-dessous de l’éthique m’apparaît comme une sorte de décoration, je suis profondément attaché à cette décoration-là [8]. » Et il poursuit à la page suivante, au sujet du catholicisme des Canadiens français : « Je tiens à ce patrimoine et je sais son importance. […] [J]’y vois un ensemble de métaphores qui peuvent servir à orienter une vie vers le bien. » (115) C’est que les principes éthiques, pour être exprimés, compris et intériorisés par tous, doivent s’incarner dans une imagerie qui, dans le cas de la civilisation occidentale, qu’on le veuille ou non, est chrétienne. Que nous nous considérions comme colonisés par le discours chrétien [9] ou que nous acceptions de plein gré cet héritage des ancêtres, c’est à travers des métaphores bibliques et évangéliques que nous exprimons les faits de la morale universelle.

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Paradoxalement, donc, les deux essais présentés dans cette chronique ont ceci en commun qu’ils expriment en termes chrétiens la tragique condition de l’homme qui ne croit plus en Dieu, mais qui ne cesse de tourner autour de ce vide [10] en échafaudant des apories existentielles et quasi-théologiques (Cioran décortiqué par Bélanger-Michaud), ou bien en rappelant que, pour les héritiers de la culture chrétienne, le langage le mieux adapté pour exprimer l’impératif moral universel est celui de la religion dans laquelle ils ont grandi (Rivard). Plus que d’un improbable retour à la foi de l’enfance, je crois qu’il s’agit là d’une empreinte indélébile de la langue, façonnée pendant des siècles par la référence quotidienne à la théorie et à la pratique religieuses. Tout porte à croire que cette victoire (posthume ?) d’une référence religieuse sérieusement incrustée dans la langue se révélera durable, en dépit de l’évanouissement de son objet qui est la foi. À mon avis, le postsécularisme qui pointe çà et là comme une nouvelle mode intellectuelle ferait donc mieux de tempérer ses ambitions : peu importe l’époque et les statistiques de la croyance ou de l’incroyance, « celui qui croyait au ciel/celui qui n’y croyait pas [11] » se servent du même discours dès qu’ils se mettent à parler de morale. Nous sommes tous indistinctement « une rose », même si nous sommes devenus « un réséda ». C’est aussi bien le cas de Cioran lu par Bélanger-Michaud (et sans doute celui de l’auteure elle-même) que de Rivard.