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[L]’homme est une maladie mortelle de l’animal[1].

Je cherche partout ce que je n’ai pas perdu : mon souffle, ma vie, mon chemin[2].

Dans son beau recueil Outrenuit[3], comme il l’avait fait déjà dans Verchiel[4], Benoit Jutras emprunte un ton prophétique. Dès les premiers poèmes, une voix s’élève et nous parle depuis l’autre côté du mal, là où pourtant la douleur persiste : « Ma vie est là, anatomie, paysage nain, mes mains sont plus grandes que ma mort. […] Je viens de l’air noir, je porte la peur, la révélation. » (11) De cet univers en miettes où tout se mélange en une sorte de maelström (sexes, générations, espèces, règnes, etc.), celui qui prend la parole est autant le témoin que la victime. Au fil du livre, le ton oscille entre la profération et le recueillement, l’exacerbation et le dépouillement. De ce fait, la vérité dont on cherche à rendre compte ne tient pas de la révélation, mais de la simple reconnaissance de ce qui était là, déjà, et demeure dans toute manifestation de la matière mise à mal, cela que l’humain, dans sa course folle vers sa fin, refuse de reconnaître comme sien : le mal, la douleur, l’animalité. Si bien qu’on pourrait parler au sujet de cette parole d’un prophétisme de la constatation, comme si le regard ne pouvait se porter devant qu’en partant de très loin derrière.

C’est depuis ce mouvement de reconnaissance et suivant un processus de retournement que s’écrivent les poèmes. Il s’agit de prendre les choses et les êtres à rebours, au revers d’eux-mêmes, en allant par exemple de la non-matière vers la matière, de la désintégration vers la recréation, afin de voir ce qui se trame dans les coulisses du jour. Car il ne s’agit pas de naître, dans cet enfer dantesque où tout se décline sur le mode de la disparition et de la virtualité, mais de renaître de ses cendres. Ainsi, associée au mal, « toute lumière [apparaît] comme un bûcher » (21) :

Parce qu’elle est mon mal, mon avalement, la lumière sera ma mère. De ma laideur, elle fera un oiseau de victoire, de mon ignorance, un château sous la terre.

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Cette lumière loin de la clarté. Celle-là du soleil mangé et de l’outrecorps, celle-là du refus. Cette lumière, je suis sa fourrure, je reste en elle malgré les épîtres, le ciel blanc. […] Je vis sur le dos de quelque chose.

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Or la renaissance ne pourra avoir lieu que si le sujet parvient à mourir. Aussi n’aura-t-il de cesse de revivre sa propre mort. Les trois suites intitulées « Limbes » donnent à penser que ce cycle est voué à un éternel recommencement. Il semble que pour achever le mouvement de destruction il faille se prêter au désastre, en offrant son corps en sacrifice : « mourir quatre fois, faire l’amour, pénitence, faire son deuil dans les langes, vivre une seule fois, ensuite connaître la soif, le sel, ensuite toucher quelque chose, un fil de soie, un oeil fermé, un dieu de passage » (19). Cette lumière obscure transfigure moins qu’elle ne métamorphose, suivant la pente de l’animalité. Rien d’étonnant qu’on trouve dans ces poèmes une telle abondance de poils, de sexes, d’humeurs, de sueur, comme si l’animal se heurtait au désir de sainteté et inversement. D’où ces autoportraits au scalpel, pourrait-on dire, où le corps sous tous ses aspects se donne en pâture : « J’ai vécu un jour, deux jours : satyre, christ, pâtre, panique, moiteur de personne pour tout assourdir. J’ai eu l’amour des chèvres et des chiens, la maladie d’avoir dix ventres pour l’abandon. Toutes mes nourritures, je les donne au musée de l’homme. » (16)

Un mouvement de polarisation et d’attraction mutuelle fait le sujet tantôt plus grand que nature, le rendant à même d’absorber le monde (« La forêt aux cent pas, c’est moi. J’attire le noir pour l’aimer dans mon ventre. » [17]), tantôt le fait tout petit et le condamne à être dévoré par lui. Vivre dans ce livre est une manducation. Tout passe par la bouche : les corps, les voix, le paysage. Les limbes seraient-elles situées au centre du corps, là où l’humanité se perd au profit de l’animalité ? Quoi qu’il en soit, le sujet multiplie les identités qu’il nie dans un même souffle, jusqu’à ce qu’elles se dispersent en échos : « ceci est ma croix, je suis chacun de mes quatre sexes de nuit : papa, maman, amour, vapeur. Je suis le plus jeune des tremblements. Le sang aveugle qui vole » (25), « ici voyez j’ai mon visage de ceci n’est pas moi je ne suis pas le malade la fessée l’orthodoxe » (37 ; l’auteur souligne). Dans la suite intitulée « Traité », les poèmes empruntent un « tu » autoréflexif et sur le mode de la répétition commandent à la « Première personne » un enchaînement de métamorphoses. Le salut, s’il n’est pas dans la mort, se trouverait peut-être dans la multiplication, puis la dissémination : « Multiplie-toi dans la nourriture, les images, sois fait de fumées ordonnées, de vers blancs, de vingt-deux douleurs par famille, de chants étouffés dans les cercles anciens. » (55) C’est ainsi que le sujet endosse tour à tour les attributs des saints et ceux des parias : juif, nègre, etc. Chacune des identités est exacerbée et, comme atteinte d’excroissance, révèle ce qui dans l’amour blesse : le rejet, le refus.

Chaque nuit est une outre où le sujet se noie pour retrouver au matin le même autre, voué à avancer seul dans l’insensé[5]. Il faut remonter le temps pour trouver la nuit derrière la nuit, et avec elle l’animal derrière l’homme, la mère derrière l’enfant. Il faut multiplier les identités pour effacer la première personne et se remettre soi-même au monde, affranchi de son passé et de l’amour blessé : « sur mon épaule maman mon animal mon enfant, partout de mes mains la nuit je la pousse. Parce que dire moi c’est dire merci ciel brûlure, c’est dire comme un oracle je marche dans mon ventre. » (93)

Entre les textes en prose hallucinés se glissent de très courts poèmes en vers titrés « Shonagon », du nom de la célèbre auteure japonaise, et sous-titrés « choses » (de fatigue, de dieu, de pureté, etc.). Ils prennent l’allure de listes (répondant ainsi aux Notes de chevet de l’écrivaine), dans lesquelles on peut lire à la fois un inventaire (de ce qui reste du désastre), une nomination rituelle (de ce qui aurait conservé le sens) et un exercice d’ascèse, de dépouillement, de dénuement (du sens même il importe de se départir). Sans doute, pour qui a « l’âme du détail transparent » et « voyage dans les feux » (26), faut-il apprendre à renaître léger. Or, seul renaît léger celui qui s’est dépris de soi, semblent nous dire les poèmes. Car c’est la honte, dernier recours de l’animal terré dans l’humain, plutôt que la lumière, qui transfigure et sanctifie : « j’allais dire pardon maintenant/je demande un poème qui humilie » (120).

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Il est aussi question de douleur dans le très réussi Rapport de stage en milieu humain[6] de Bertrand Laverdure, mais elle passe par l’ironie et la caricature. La citation de Comment tuer Shakespeare de Normand Chaurette mise en épigraphe donne d’emblée le ton et indique la visée : « se peut-il que la douleur soit insupportable,/justement parce qu’elle n’est rien ? » (11) Nous sommes en présence d’un sujet en deuil d’un amour qui, pour n’avoir duré que sept mois, n’en fut pas moins fulgurant. La douleur est cuisante, mais plutôt que de s’adonner à l’élégie, le sujet en fait un objet de dissection ; plutôt que de se complaire dans la tristesse, il se livre à une entreprise de liquidation. Il y a parfois du sarcasme dans cette poésie de l’hypermodernité qui exacerbe la souffrance, où le corps est découpé en morceaux et exposé.

Maintenant un juste équilibre entre les références littéraires, nombreuses, et celles à la culture populaire, les poèmes tantôt magnifient l’amour, tantôt le raillent, procédant à son démantèlement tout en rendant crédible et perceptible la douleur, ce qui crée un effet de proximité dans la distance :

Je vends mon foie, je loue ma graisse, je prête mes reins.

Je me répands sur Kijiji.

12

Je flatte l’animal qui définit notre époque. Mes phrases persiflent. Elles ressemblent à des chameaux. Les professeurs inventent de nouveaux quiz. Nous révisons des examens volés. Rien ne se passe tout à fait selon les formulaires.

Sphinx sans propriétaire, deux ans, ne grignote pas, adore détruire les caresses, très cher.

13 ; l’auteur souligne

Plusieurs poèmes décrivent l’approche amoureuse et l’après-rupture en mimant les annonces qu’on trouve sur le site Kijiji. On y côtoie le meilleur : ce qu’on projette au seuil d’une relation, et le pire : ce qui s’avère délétère au revers de l’étreinte. Et cela se répète depuis la nuit des temps. La rupture, cette catastrophe toujours-déjà annoncée, cet échec programmé qui bousille l’espoir, est ainsi à la fois affrontée et banalisée, apprivoisée et conjurée. Le livre fait aussi référence à Facebook, où le couple, à ses heures extravagantes, s’est donné en spectacle :

Nous avons détruit ensemble un canapé. Photo likée vingt fois. J’avais pris la pose des gens déraisonnables sont en voie de disparition de Peter Handke. Tête première sur le coussin restant, les jambes en queue d’avion. Tu écartais les bras avec un sourire d’extase à la Sainte-Thérèse du Bernin. Complètement délavés par l’alcool, la nuit même, nous formions un couple incompatible, un couple irréprochable.

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Suit une annonce où le corps de l’amant éploré se mêle au meuble détruit, la chair et les coussins défaits formant une matière incertaine, sorte de magma dont la valeur affichée est niée : « homme de peu de foi, corps qui ronfle, coutures paranoïaques, 12 000$ à payer avec un chèque qui rebondit » (19 ; l’auteur souligne). On solde l’amour, ses souvenirs, ses vestiges, comme on vend n’importe quoi sur Internet. Caricatures de ce qui apparaît déjà caricatural, les annonces semblent franchir un degré de plus dans le processus d’abandon, de détachement. On jette du lest, on se déprend, se défait de sa peine en la découpant pour en faire des objets, des poèmes. La poésie elle-même est à vendre au plus offrant : « Mon livre est une nouvelle application. » (21)

Le ludisme et l’autodérision n’excluent pas la lucidité. Au contraire ils semblent la servir, puisque ce couple improbable ne semble pas pouvoir tenir ailleurs que dans ce cadre double et paradoxal. De même les souvenirs ne s’évoquent que mêlés à la fiction des livres, des films, des images : « Tu as écrit “s’abîmer lentement” sur ton dessin. Nous avons ri avant d’en tirer des conclusions maussades. Nous savions trop qu’il n’existe que la tragédie et le burlesque. Que l’ennui est un mode de distinction sans issues. » (16) Dans tous les cas, le brouillage a pour effet de déréaliser la douleur paroxystique. Par ailleurs, des faits banals sont transformés en épopées, en grandioses événements : autrement dit en littérature. Au fond, le livre est fidèle à ce que cet amour aura été, une mascarade, une pièce tragique en représentation, une scène de balcon.

Divisé en trois parties intitulées respectivement « Effet Werther », « Effet Doppler » et « Histoire secrète d’une secte normande qui a enfin réussi à distiller le cuir des animaux », le recueil suit un mouvement de détachement croissant. La dernière partie présente des poèmes en vers aux titres animaliers ayant l’allure de fables. Dans cet étrange bestiaire, l’amour apparaît comme un combat qui s’étend à l’ensemble du règne animal (du buffle à l’huître en passant par le cochon et la chèvre), ignorant de l’individualité et même de l’humanité. Un combat sans merci où le sens à son tour se perd, aussi souvent qu’il recommence. L’amour en effet y est assimilé à un langage et la langue à un insecte qui nous scrute et nous menace de l’intérieur :

Ce que j’invente à chaque seconde est un nouvel insecte

moins effarouché.

Psoriasis-amour, le scutigère nous inspecte.

Dans ma main gauche un infinitif

dans ma main droite un autre infinitif

pour finir je tape des mains.

68

De l’humain chassé de l’amour il reste l’animal, semble nous dire le poète, bon à vendre à la criée, et plus rien une fois qu’il a été vendu. Mais cette liquidation n’est-elle pas également une façon de mimer le « travail du deuil », expression retorse participant de cette dictature du bonheur dérivée de la logique économique et qui interdit d’avoir mal (« J’ai mal, et personne ne me croit. » [30]) ? « À la criée du salut nous voici/armés de désespoir[7] », écrivait Gaston Miron. « [J]’offre des poèmes mironiens » (66), écrit Bertrand Laverdure. Parions qu’à sa criée à lui, il n’y a point de salut. Rien qu’un animal qui grogne, insauvable. « La nuit sauvée », écrit Giorgio Agamben en commentant Walter Benjamin,

est le nom de cette nature restituée à elle-même, dont le chiffre […] est la caducité et le rythme la béatitude. Le salut, dont il est ici question, ne regarde pas quelque chose qui est perdu et doit être retrouvé, qui est oublié et doit être rappelé : il concerne, plutôt, le perdu et l’oublié comme tels — c’est-à-dire un insauvable. La nuit sauvée est relation avec un insauvable[8].

Cet animal perdu et oublié, cet être tenu dans un cri, c’est peut-être par lui que tout peut recommencer.

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Mes ancêtres reviendront de la guerre[9], de François Guerrette, est le genre de livre qu’on aurait envie de citer à pleines pages, tant sa beauté fascine. C’est que depuis son dernier recueil[10], l’auteur a atteint un remarquable équilibre entre la virtuosité des images et la rigueur de la pensée qu’elles incarnent. Il nous propose cette fois une méditation sur la filiation, question épineuse pour qui constate que l’héritage qui lui revient a d’avance été dilapidé, ce qui du coup rompt la lignée comme le sens de l’histoire. Comment rétablir la filiation, indispensable à qui voudrait sauver ce qui peut (peut-être) encore être sauvé ? Voilà le questionnement auquel se prête le sujet à la mémoire trouée, dont les jours s’étendent devant lui comme autant de territoires minés : « Je descends d’une longue lignée de naufragés que la peur fait grandir […] personne n’est en sécurité dans le corps qu’on m’a donné. » (9)

Où que le regard porte la catastrophe a lieu. On y assiste en direct, placé aux premières loges : « À travers mes yeux mes ancêtres voient le monde brûler. […] Il me faudrait au moins la force brute d’un apôtre ou d’un acrobate suicidaire pour garder ouvertes mes paupières et décrire l’enfer avant de le déserter. » (10) Et ici comme chez les deux autres poètes, le salut n’est pas devant, où rien de bon ne se profile, mais derrière, ou en dessous, dans ce qui sommeille en l’homme : la nuit, l’insu, le sauvage, l’animal.

Les mots ne seront jamais assez violents, assez simples pour traduire mon désir de redevenir indigène.

12

Je ne suis pas différent des autres animaux nés les veines ouvertes, j’ai soif, froid, honte au milieu de tous ces corps qui ressemblent au mien, chiens de garde qui pleurent en allant travailler […]. Je suis cerné.

15

Mes organes vitaux forment un commando fidèle mais décimé, ravagé comme un coeur de chevreuil après la saison de la chasse.

16

La catastrophe est ressentie dans le corps qu’elle démembre, éviscère, dissèque, fait éclater. L’animalité s’éprouve à travers la peur panique de la destruction. Le vertige aussi, qui monte de l’intérieur du corps, là où s’agitent les fantômes : « Enfermé quelque part en moi, l’enfant que j’ai été sait de quel sommet je suis tombé. » (23)

Le temps s’accélère à la vitesse des changements climatiques : de manière exponentielle. C’est ce qui crée le vertige : « la rapidité de l’univers continuera/de me faire jouir et peur en même temps » (20). Une fois détruite, la terre laissera dans son sillage un « bruit de bête blessée » (17). Mais ce bruit de bête blessée, ce grognement — qui peut-être est ce qui nous relie le plus solidement à la terre —, n’est-il pas précisément la piste à suivre, le fil à saisir et à tendre, seule possibilité de raviver le sens ? « Puisque hurler ne fait pas reculer les tempêtes, ne réveille pas dans mon crâne les pleines lunes qui dorment, je suis prêt à commettre le plus doux sacrilège : transformer le bruit en parole et la parole en lumière. » (26) Comme si ce doux sacrilège rendait de nouveau possible l’espoir, les poèmes qui suivent renouent avec la volonté, la curiosité, le désir. La honte et la peur une fois transfigurées, leur pouvoir de destruction se transforme en ouverture de champ :

il faut être fort simplement fort

se laisser dévorer de l’intérieur

par la peur lorsque le corps devient

une épave attirée par les plus hauts sommets

28

« Les symptômes de l’éblouissement sont précieux » (30), écrit le poète. C’est peut-être qu’aveuglé, on peut de nouveau rêver avec les mains, et échapper à la laideur de ce que l’on voit. Derrière ses paupières, au plus intime de soi, on sauve l’humain de la noyade, on résiste à la tempête : « Rester droit comme un phare allumé est ma contribution, quand soleil et lune demeurent introuvables, ma tête hors d’usage refuse de tomber./La sève dans mes lèvres est celle d’un arbre mille fois foudroyé, jamais abattu. » (30) Ainsi, c’est seulement une fois l’animalité endossée, lorsqu’il hurle de nouveau avec les chiens redevenus loups, que le sujet recouvre la liberté, et rétablit la filiation. Pour cela il convient de s’adonner à l’excès, de s’abandonner au vertige. Ce n’est pas là un but, mais une méthode.

La folie est une porte de sortie, raccourci que je choisis pour me rendre au fond du gouffre où la lumière rebondit, recommence, redonne au silence un sens furieux, un don pour la musique.

31

où je vais plus besoin

de parallèles ni de méridiens

pour retrouver mon chemin j’écoute

mon souffle laisser des traces d’animaux

préhistoriques dans les airs

33

Ici encore le sens de l’histoire passe par la mort du sujet : « Il m’arrive de percevoir dans ma voix les échos de mon cadavre, je n’ai rien à craindre de lui : sa langue paternelle apaise dans mon ventre les papillons qui n’ont jamais su s’envoler, sortir de leur cage et aller à la recherche d’un rôle au théâtre des enfants trouvés. » (32) C’est donc de filiation paternelle qu’il s’agit, c’est elle, la plus fragile, et sans doute la plus difficile à porter, qu’il importe de légitimer et de rendre à la lumière. Or c’est l’un des aspects les plus émouvants de ce livre que de revendiquer et d’affirmer une belle virilité, à la fois sensible et fière, en toute lucidité et en toute liberté.

À ce sujet, il est intéressant de constater que les quatre suites du livre ne portent pas de titre, mais sont précédées d’épigraphes (Gaston Miron, Fiodor Dostoïevski, Roland Giguère, Paul Éluard), ce qui est peut-être pour l’auteur une façon d’établir ses filiations littéraires. Dans la troisième, le sujet revient sur son parcours, procède à une sorte de récapitulation. Conformément à l’épigraphe[11], il ne trouve rien derrière, rien à droite ni à gauche, et devant lui qu’un lieu de désolation, qu’une absence d’héritage. Mais cette absence même, semble-t-il, permet de déployer un monde, un « hémisphère secret », là seulement où le « guerrier [peut repartir] en mission » (40).

Armé d’un langage né de la mer où chaque voyelle est un courant d’air, je refuse de cesser le feu ; de me taire et de regarder l’horizon se détacher de la route qui mène à une première journée sans guerres.

44

Les mots dont le sens déclenche des glissements de terrain provoquent un agrandissement du monde, un continent fantôme où les arbres, en s’épanouissant, rajeunissent. Où les astres ont des racines sous-marines qui leur permettent d’atteindre au matin leur plein mûrissement, leur âge de floraison.

54

Ainsi étendue à l’échelle de l’univers, la guerre devient un instrument de survie, une protection contre le naufrage, le suicide, et gagne même un pouvoir d’engendrement. Elle rend possible tout recommencement. Le voyage ouvre l’espace en reliant l’avenir au passé. L’homme libre est un homme qui voyage. Il a « le courage des géants qui savent si bien trébucher, se faire mal et se relever » (58), il parcourt « toutes les étapes de la rage avant de lever les voiles, pour de bon, direction genèse » (58) :

à mon réveil je serai invincible une bête/en voie de réconciliation

48

J’aimerais succomber, laisser rugir dans ma poitrine l’ours brun pour le libérer, le suivre, l’aimer. Je ne fais confiance qu’aux animaux qui ont peur de tuer, de chasser et d’être chassés.

53

En somme, François Guerrette, comme à leur façon Benoit Jutras et Bertrand Laverdure, poursuit une quête de réconciliation. Une réconciliation difficile, mais nécessaire, entre un homme pris de vertige devant l’horreur du monde et ce que ce spectacle réveille de violence en lui. Cette filiation rétablie entre l’homme et l’animal ouvre la voie vers un certain apaisement. Et peut-être est-ce là la seule façon de sauver ce qui peut encore l’être de notre monde. On l’aura compris, on est ici aux antipodes de la nostalgie, d’un romantisme mièvre ou d’une vision nouvel âge. Ce à quoi les trois poètes nous convient, c’est à une prise de conscience radicale, indispensable en ce temps où notre animalité, oblitérée durant des siècles, fait retour souvent à notre insu et de façon insidieuse, et sous une forme réductrice ou aliénante[12]. Or ce qu’il convient de faire, ce n’est ni revenir en arrière en reniant notre animalité, ni foncer droit devant en reniant notre humanité, mais maintenir la relation entre les deux de manière à échapper à la tentation téléologique et à renouer avec l’expérience. Autrement dit, de « se risquer dans ce vide » entre l’humain et l’animal, comme le suggère Agamben[13], d’entrer dans cette nuit qui à la fois les sépare et les relie, et d’ainsi raviver le sens de notre humanité.