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Le rôle clé joué au Québec par le catholicisme progressiste dans l’acceptabilité sociale de la modernité culturelle n’est plus à démontrer. Gilles Marcotte établissait dès 1980 ce que l’introduction du vers libre devait à la mouvance personnaliste incarnée par la génération intellectuelle de La Relève, avec sa conception tout intérieure d’une spiritualité vécue dans la recherche, le mouvement et le doute plutôt que dans la satisfaction assise d’un catholicisme conformiste[1]. Les idées personnalistes sont également au coeur de La modernité au Québec. La crise de l’homme et de l’esprit, 1929-1939[2], synthèse d’Yvan Lamonde qui souligne à quel point le catholicisme progressiste français, plus ouvert et adapté aux défis du monde contemporain, a servi de repère à de nombreux intellectuels d’ici à la recherche de nouveaux modèles de sortie de crise. C’est dans une perspective similaire que le sociologue Jean-Philippe Warren, dans L’art vivant. Autour de Paul-Émile Borduas[3], retrace les affinités qui ont uni pour un temps le père de l’automatisme à certains catholiques éclairés avant la publication, en 1948, du manifeste Refus global dont l’anticléricalisme précipite la rupture avec plusieurs de ces anciens alliés. Dans la première moitié des années 1940, en effet, la majorité des écrits effectuant la promotion de l’« art vivant » sont produits par des catholiques progressistes, « passeurs » culturels attentifs à la dimension formelle autant qu’à ce qu’ils perçoivent comme la portée spirituelle des oeuvres modernes. Par-delà leur statut documentaire pour l’histoire de l’automatisme et de l’acceptabilité sociale de l’art moderne au Québec, ces textes témoignent également de transformations significatives dans les pratiques essayistiques elles-mêmes, et c’est à cet aspect que je m’intéresserai plus spécifiquement ici. En effet, les années marquées par la Seconde Guerre mondiale représentent au Québec une période majeure de redéfinition du statut de l’artiste, mais aussi du rôle du critique dans l’interprétation des arts et plus globalement des règles de légitimité des discours touchant la constitution du savoir. Une telle remise en cause trouve ses échos dans la poétique même des essais des catholiques progressistes, dont l’engagement en faveur d’une redéfinition de la valeur de l’art se répercute aussi sur le plan de la rhétorique argumentative. Cet article s’attachera donc à dégager les principales formes qu’emprunte l’apologie de l’art moderne entre 1940 et 1945, en identifiant les types d’arguments, de stratégies formelles et de lieux communs qui en structurent le propos.

S’ils témoignent de l’atteinte d’un nouveau seuil interprétatif, les écrits sur l’art du début des années 1940 ne sont tout de même pas pionniers : en effet, Esther Trépanier a montré que, dès les années 1930, certains journaux montréalais anglophones comme francophones défendent les principes fondateurs d’une modernité artistique qui, bien que relative au regard des pratiques européennes de la même époque, sont le signe d’une redéfinition des paramètres du jugement artistique[4]. Être « moderne », dans ce contexte, c’est alors surtout être de son temps et préférer, par exemple, les représentations urbaines d’un Adrien Hébert au pittoresque régionaliste soutenu par l’élite clérico-nationaliste. C’est aussi s’ouvrir au caractère subjectif de l’acte de création, qui peut même primer la représentation de l’objet tant que l’oeuvre conserve une portée humaniste, horizon essentiel des amateurs d’art de l’époque. Par ailleurs, à la fin de la décennie, un plus grand nombre d’associations et de galeries permettent au public montréalais d’apprivoiser les oeuvres modernes européennes[5], en particulier celles de l’École de Paris, qui constituera longtemps la référence dominante des critiques et des artistes. Pour Trépanier, la tendance en faveur du contemporain est si lourde qu’un « point de non-retour » est atteint en 1937 avec l’improbable « conversion esthétique » du très traditionnel critique d’art de La Presse, Reynald. C’est cette année-là, en effet, qu’il finit par commencer « de “voir”, d’apprécier, d’aimer même cette peinture contemporaine[6] ». À la fin de la décennie, le processus d’autonomisation à l’égard des sujets et des manières traditionnelles de peindre paraît donc beaucoup plus acceptable au public montréalais éclairé en dépit d’une résistance persistante à certaines avant-gardes, soit le surréalisme et l’abstraction, toujours jugés irrecevables.

Art moderne et hommes de dieu

Conjuguée au retour d’Europe de Pellan (1940) et au dynamisme créé par l’enseignement de Borduas à l’École du meuble, la présence à Montréal de figures majeures du personnalisme français aura un impact significatif sur l’apprivoisement de la peinture non figurative par le public canadien-français et donnera une impulsion décisive à l’essai sur l’art pendant les années de guerre. Il faut souligner celle, entre autres, du dominicain Marie-Alain Couturier qui, forcé de prolonger son séjour américain pendant les cinq années du conflit, aura conféré une acceptabilité nouvelle à l’abstraction par la caution catholique que lui donnait son statut d’homme d’Église. Pour Couturier comme pour Maritain, l’art moderne, même non figuratif, pouvait être conciliable avec la spiritualité catholique puisqu’il donnait accès à une réalité cachée mais non moins légitime : celle de la subjectivité de l’artiste, qui transformait les données brutes du réel en rendant perceptible la sphère intérieure, mystérieuse, voire mystique de l’âme humaine. Par-delà le sujet représenté et sa conformité au réel, ces oeuvres donnaient à voir une rationalité supérieure, propre à susciter une élévation de l’âme, contrairement à la majorité des oeuvres pieuses n’ayant de religieux que leur sujet. Par la recherche inquiète de ses artisans, l’art vivant, comme on appelait alors la pratique opposée à l’académisme, représentait pour ces catholiques réformistes l’équivalent artistique du renouvellement personnaliste de la foi.

Ce sont des principes similaires que défendent les promoteurs québécois de l’art moderne du début des années 1940, qui soutiennent l’art contemporain grâce à une vision spirituelle de l’art incompatible avec l’anticléricalisme que mettra de l’avant Refus global en 1948. Peu nombreux en dépit du volume relativement important de leurs publications, ces intellectuels et artistes entretiennent des liens plus ou moins serrés avec Borduas et sont au coeur du milieu de l’art contemporain, qu’ils commentent tout en y participant parfois comme praticiens. Ainsi, l’architecte Marcel Parizeau et Maurice Gagnon, premier historien de l’art spécialiste d’art moderne au Québec, enseignent avec Borduas à l’École du meuble, alors que Jacques de Tonnancour (également professeur) et John Lyman (cofondateur avec Robert Élie et Borduas de la Société d’art contemporain) sont peintres eux-mêmes. Plusieurs autres sont critiques d’art ou publient à l’occasion dans des journaux d’obédience libérale, comme Robert Élie, Jean Vallerand et Henri Girard au Canada, ou encore Charles Doyon au Jour. Le Quartier latin, journal étudiant de l’Université de Montréal, est également un lieu de publication privilégié pour la promotion de la modernité en art. Signalons enfin que l’ex-jésuite François Hertel, ami personnel de Borduas, joue aussi un rôle dans ce réseau.

C’est toutefois dans les nombreuses monographies et dans les revues culturelles que l’on retrouve les écrits les plus significatifs quant à l’ampleur et à la complexification de la réflexion sur l’art moderne. Maurice Gagnon, par exemple, fait paraître deux livres[7] pendant la période et dirige la collection « Art vivant », où seront publiées[8] ou annoncées[9] non moins de douze monographies sur des artistes canadiens contemporains. La collection paraît aux Éditions de l’Arbre de Robert Charbonneau, qui dirige La Nouvelle Relève, dans laquelle on peut lire plusieurs de ces écrits sur l’art. De nombreux autres articles paraissent dans deux revues littéraires fondées à l’époque, Gants du ciel et surtout Amérique française, où l’on retrouve souvent l’ébauche des essais qui, repris et augmentés, seront publiés entre 1943 et 1945 dans la collection « Art vivant[10] ».

Dans l’ensemble de ce corpus, le discours d’accompagnement est investi d’une double responsabilité : il s’agit avant tout de rendre intelligibles les oeuvres s’inscrivant dans un paradigme moderne perçu comme profondément déroutant, mais aussi de se constituer en modèle interprétatif qui offre un vocabulaire pour en rendre compte. J’y distinguerai deux types de discours dominants selon qu’ils veulent établir la légitimité de l’art moderne (le discours didactique) ou inciter le spectateur à plonger dans l’oeuvre (le discours subjectif). Parfois exclusives, parfois concomitantes, ces deux veines discursives ont en commun d’investir le registre épidictique, celui de l’éloge (de l’art vivant) et du blâme (de l’académisme).

La veine didactique

Qu’il s’agisse de critique journalistique ou d’articles de revue plus substantiels, presque tous les écrits sur l’art de l’époque comportent une forte dimension didactique qui frôle le militantisme esthétique et rend la prose assez répétitive. En accompagnant l’essor des peintres regroupés autour de Pellan ou de Borduas, la critique se donne une mission de formation du public qui la porte à réitérer les fondements sur lesquels elle s’appuie. Deux types d’arguments dominent dans ces considérations didactiques qui visent à la fois à instruire et à emporter l’adhésion. Il y a d’abord les propositions essentialistes, qui tentent de démystifier l’art moderne en définissant sa nature, puis le recours à l’histoire, qui tâchera d’ancrer la modernité dans une certaine continuité temporelle.

Il faut rappeler que les considérations essentialistes ont des racines vivaces en ce Québec formé à la scolastique néothomiste, et qu’elles président à la majorité des démonstrations d’envergure jusqu’à la fin des années 1930. Arrêtons-nous un instant à la définition de la création artistique proposée dans le chapitre d’ouverture de Peinture moderne publié par Maurice Gagnon en 1940 :

La nature, cette esthétique divine, relève d’un ordre dont nous sommes impuissants à sonder l’envergure. Mais Dieu a voulu que nous lui ressemblions quelque peu dans ce domaine en nous permettant de la recomposer selon une esthétique qui serait de nous, à nous, une esthétique humaine. Transposition de la nature, changement de valeur, d’ordre, suffisent à engendrer une organisation intellectuelle et sensible qui nous délecte parce que nous nous y reconnaissons à chaque instant[11].

Cette définition identifie les principes cardinaux qui soutiennent la défense de l’art moderne par les catholiques progressistes de l’époque. D’abord, l’analogie effectuée entre esthétique divine et esthétique humaine apparaît comme l’un des arguments clés qui permettra bientôt de légitimer l’abstraction en postulant l’autonomie relative de ces deux ordres de création. Véritable lieu commun maritainien de l’art, cette vision de l’artiste démiurge suggère que la peinture, possédant ses lois propres tout comme la nature, n’a pas à se plier à l’imitation du monde. La « réalité seconde » d’où procède l’oeuvre d’art présenterait une « nécessité aussi mystérieuse et arbitraire que celle qui fait dans la nature pousser un arbre vert, une fleur jaune, rose, etc.[12] ». Néanmoins, la liberté du créateur n’est pas absolue, et la définition de Gagnon insiste sur deux dimensions complémentaires de l’oeuvre : « organisation sensible », certes, mais aussi « organisation intellectuelle ». Il adhère ici encore au néothomisme de Maritain et pare à l’un des principaux reproches des détracteurs de l’art non figuratif qui l’accusent de n’être qu’une basse création de l’« instinct » — autrement dit des sens, avec toute la connotation péjorative qu’y associe traditionnellement l’Église. L’intelligence étant, dans la perspective catholique, le propre de l’homme, l’idée que le « jaillissement intérieur » d’où procède l’art abstrait doive être organisé par un « ordre » permet d’échapper à la perspective du chaos que les opposants s’empressent de dénoncer comme étant l’Anarchie dans l’art[13]. Enfin, la définition de Gagnon met l’accent sur la nécessité de se reconnaître dans l’art, affichant ainsi une préoccupation humaniste qui l’éloigne d’un formalisme « matérialiste » auquel l’intérêt de la critique pour la forme (la ligne, la couleur, les volumes) pourrait prêter flanc. Puisque la reconnaissance du monde réel n’est plus de mise, c’est dorénavant aux « lois secrètes et mystérieuses du coeur et de nos représentations intérieures[14] » que donneront accès ces oeuvres.

La définition que proposent les défenseurs de l’art moderne met de l’avant la valeur changeante des formes d’art en fonction du temps : « [C]’est dans ce perpétuel devenir […], dit Gagnon, qu’il y a la solution seule possible de la vie artistique qui, si elle est vie, est opposée à toute stagnation, à toute fixité, à toute répétition des formes absentes d’inspiration[15]. » Dans cette caractérisation de l’art vivant — terme qu’ils préfèrent à moderne — se lit une dénonciation en creux de l’académisme, opposition qui déchirera bientôt le petit monde montréalais des arts[16]. Cette concurrence pour la définition de l’oeuvre d’art est d’ailleurs si fondamentale que l’antinomie apparaît comme l’une des stratégies discursives emblématiques de ce corpus, qui oppose non seulement art vivant (« vrai », « inspiré ») et académisme (art « mort » recyclant des « recettes » et des « trucs »), mais aussi son équivalent au sein du public (d’un côté le happy few composant le public « choisi[17] », de l’autre le « goût inepte d’un public ignorant[18] »). Une autre antithèse structurante, celle qui oppose le régionalisme à l’universalisme en art, recoupe la question du choix du sujet par l’artiste : la reproduction de réalités locales « extérieures » contre l’expression d’une « nécessité intérieure » perçue comme universelle.

La seconde stratégie est le recours au discours savant, et tout particulièrement à l’histoire. À la faveur des opportunités éditoriales provoquées au Québec par l’Occupation en France ainsi que de l’apport de plusieurs intellectuels formés à l’étranger (les « retours d’Europe »), le début des années 1940 constitue une période où les Canadiens français s’approprient l’histoire des arts occidentaux et s’investissent d’une autorité nouvelle, publiant sur le sujet des synthèses nourries par des références récentes tant en français qu’en anglais : Peinture moderne de Gagnon, Figures de la danse de Marcel Valois (1943) ou Musique de Léo-Pol Morin (1944), qui proposent des panoramas de la production contemporaine dans ces autres « arts vivants » que sont la danse et la musique. En parallèle avec la figure de l’artiste moderne émerge donc également la figure — moderne elle aussi — du spécialiste grâce auquel le public canadien-français peut espérer s’initier à un art qui appelle dorénavant son discours d’escorte : « Ce n’est pas la tâche des artistes d’expliquer et de commenter [les disciplines artistiques], encore moins de les codifier. C’est la tâche des critiques et des théoriciens[19] », peut ainsi affirmer le critique musical et amateur d’arts visuels Jean Vallerand.

Même dans le format plus modeste de l’article, les peintres locaux se retrouvent immergés dans une histoire des arts européens qui légitime à la fois la production des artistes et la compétence de leurs commentateurs. Le critique Paul Dumas présente par exemple John Lyman comme un élève de Matisse qui « va revivre la grande expérience de Cézanne[20] ». Par ailleurs, il est frappant de constater que le recours à l’histoire ne vise jamais à marquer le potentiel de rupture de ces avant-gardes, mais souligne au contraire leur enracinement dans une tradition où se rencontrent tant Rubens que Delacroix. Les défenseurs catholiques de la modernité posent ainsi un principe de permanence qui de tout temps aurait distingué l’artiste « vivant » de son envers « académique », le premier explorant, puisant à la source de la spontanéité et de l’intériorité tout en tenant compte de la tradition. Paradoxalement, ils optent ainsi pour la continuité alors que la modernité, on le sait, est au contraire associée aux ruptures successives, à une « esthétique du changement et de la négation[21] ».

La veine subjective

Parallèlement à ce discours didactique traditionnel, les critiques d’art moderne explorent également des avenues plus créatives où se déploie une subjectivité lyrique teintée d’affinités symbolistes[22]. Pour parler des oeuvres et de la sensibilité contemporaine, les écrits sur l’art du début des années 1940 suscitent en effet un engagement plus personnel de la part du critique et s’incarnent parfois même dans des formes qui mettent en jeu la frontière avec la création littéraire : fragment aphoristique chez Tonnancour, autobiographie distanciée par une narration au « tu » chez Vallerand, saynète dialoguée chez Hertel, qui fait discourir des entités abstraites telles « le Peintre » ou « Nijinski » personnifiant l’essence de leur art[23]. Plus inventifs, ces textes sont néanmoins parcourus de lieux communs révélateurs de leur vision de la création.

Au premier rang de ces topoï figure l’intériorité, valeur toute personnaliste qui postule un lien entre le mystère de la création et une transcendance rarement formulée en termes catholiques, mais comportant une indéniable composante spirituelle. Nous avons déjà vu que l’expression de la « personnalité de l’artiste […] et, à travers lui, de l’homme[24] » s’avère essentielle pour soutenir la dimension humaniste de productions artistiques où ne prime plus l’imitation du réel. Mais sur le plan formel, c’est l’évacuation presque complète du fait objectif dans l’argumentaire critique qui paraît symptomatique de cette primauté accordée à l’intériorité, même dans une collection comme « Art vivant » dont les titres portent pourtant des noms d’artistes (Borduas, Pellan, Lyman ou Marcel Parizeau). Paradoxalement, ces ouvrages présentés comme des biographies ne comportent presque aucune date ni fait marquant et se concentrent sur le « courant caché de sentiment et de pensée » qui, pour Marie-Alain Couturier, « à travers l’infinie variété des circonstances, par des choix et des refus à peine conscients, [assure] l’unité de toute une vie[25] ».

La synesthésie représente un autre lieu commun récurrent de la critique d’art moderne puisque, très souvent dans ces textes, le vocabulaire utilisé pour rendre compte de l’effet du rythme, de la couleur ou de la structure des oeuvres réfère simultanément à plusieurs formes d’« art vivant » qui se trouvent ainsi amalgamées. On retrouve dès lors des descriptions fondées sur la fusion de plusieurs disciplines artistiques dont le point commun est d’échapper au prosaïsme et à la suprématie de la rationalité. « Le son est plastique/La mélodie est geste/La musique est danse[26] », peut ainsi affirmer Charles Eliott Trudeau dans une formulation tout à fait typique de la critique d’art moderne. C’est dans cette optique que Lyman est qualifié de « musicien de la peinture[27] », que les toiles de Chagall deviennent des « poèmes de couleur[28] » et les compositions musicales de Vallerand, un « édifice[29] » comportant son équilibre propre. Mais par-delà la diversité des formes qu’ils empruntent, c’est l’expression d’une « poésie » pure qui formerait l’essence supérieure et quasi mystique de ces arts de l’indicible, suivant la conception de Maritain et de l’abbé Brémond avant lui : « [L]a poésie, cette alchimie indéfinissable avec laquelle l’homme s’efforce d’extraire de lui-même l’inexprimable, par le truchement des mots, des sons et des couleurs[30]. »

Intimement lié au pouvoir alchimique attribué à la poésie, le dernier ensemble de lieux communs concerne le statut de l’artiste. Le peintre moderne est alors présenté comme « mage », « prophète » ou « grand prêtre », figures issues du champ lexical du mysticisme et dérivées d’une imagerie romantique assez stéréotypée. Tous ces qualificatifs suggèrent une relation au divin, l’accès à un autre ordre du réel par le biais de l’attention de l’artiste à un mystère néanmoins tout-puissant. Autre métaphore, la figure de l’enfant, avec ses connotations de pureté et de spontanéité, rejoint quant à elle les préoccupations éducatives du professeur Borduas et de ses collègues, pour la plupart adeptes de « pédagogie personnaliste ». L’expression, attribuée à François Hertel (autre professeur), désigne une vision de l’enseignement basée non sur la transmission (académique) des techniques artistiques, mais sur un accompagnement personnalisé tâchant de « respecter la personnalité de l’enfant […] [et d’]acheminer ses facultés à leur épanouissement[31] ». Aussi n’est-il guère surprenant que Le petit prince de Saint-Exupéry, fable publiée à la même époque (1943), ait l’heur de plaire aux défenseurs de l’art vivant qui manifestent une empathie spontanée à l’égard de ce personnage d’enfant « obligé d’expliquer ses dessins aux grandes personnes[32] ». La parenté avec certains motifs exploités dans l’oeuvre poétique de Saint-Denys Garneau, notamment le jeu et la joie, montre également avec acuité ce que ces lieux communs empruntent à des références et à un esprit d’époque qui transcende la critique d’art. Maurice Gagnon joue d’ailleurs de ce dialogue entre les disciplines artistiques en reproduisant le poème « Le jeu » de Saint-Denys Garneau dans le chapitre dévolu à « L’enseignement de l’art » dans son État actuel de la peinture canadienne[33].

Entre critique d’art et poésie, d’ailleurs, la frontière est parfois assez mince dans ces textes qui misent sur l’analogie comme stratégie d’évocation des images suscitées par les oeuvres. Lorsqu’il s’agit non plus d’énoncer des généralités didactiques sur l’art mais d’aborder directement les toiles, la critique privilégiera en effet un discours interprétatif qui rend compte d’une plongée personnelle dans l’oeuvre. Plutôt qu’en spécialiste, le critique se pose alors en interlocuteur modèle, incarnation du cercle de happy few réceptif à la sensibilité atypique exprimée par l’artiste moderne. À l’occasion, la parole interprétative s’emballe jusqu’à devenir elle-même quasi poétique, comme dans cet extrait où Lyman recourt à l’anaphore et à l’allitération pour évoquer les sujets d’inspiration de son confrère Morrice :

Eau qui coule, eau miroitante, moutonnante, houleuse, des fleuves et des estuaires, des calanques et des lagunes, des golfes et du large, c’est elle « le principal personnage » du tableau. C’est la marée qui ramène à la tombée du jour les barques de pêche bretonnes aux voiles ocre et rouille ; c’est la nappe nacrée où glissent des gondoles ; la vague émeraude moussant sur l’anse de galets qu’ouvre entre les falaises une valleuse normande ; le flot pervenche qu’effleurent les voiles gonflées de régates ; c’est aussi, sous le roc neigeux de Québec, le courant glauque que franchit parmi les glaçons un traversier[34].

En dépit de la singularité que l’on pourrait attendre d’un tel discours subjectif, il est frappant de constater la récurrence des images employées pour donner accès aux impressions suscitées par les oeuvres. Ainsi, le caractère spirituel, voire mystique attribué à l’art se traduira fréquemment par l’image d’un ciel piqué d’étoiles, de fulgurances de lumière dans la voûte céleste ; l’importance accordée au rythme et à la courbe suscitera quant à elle son lot de métaphores liées à la mer, avec ses vagues et ses ressacs, ses noyades. Tant chez Sylvestre au contact de la poésie de Supervielle que chez Gagnon touché par un tableau de Pellan ou encore chez Vallerand évoquant sa découverte de la musique, on investit un axe de la verticalité assez baudelairien qui ouvre à la fois sur l’infini cosmique et sur les tréfonds de l’océan. C’est l’exploitation de ce type d’imagerie qui permet à Robert Élie de « narrativiser » des toiles abstraites de Borduas en leur donnant une consonance universelle dont la sensibilité, encore une fois, est très près de celle de la poésie de Saint-Denys Garneau ou de Grandbois :

N’y a-t-il rien de plus émouvant que de regarder danser les extrêmes rayons de la lumière à mille pieds sous l’eau. […] Parfois un rayon épuisé laisse s’échapper une goutte de lumière qui se transforme aussitôt en étoile dans ce paysage nocturne[35].

Ce lyrisme critique ne passe pas inaperçu à l’époque : on y fait parfois référence dans la réception critique et, dans Amérique française, qui publie pourtant abondamment ces écrits sur l’art, on retrouve même une « Interview imaginaire de Maurice Gagnon » où un interlocuteur fictif de mauvaise foi épingle sa « prose picturale » en lui mettant en bouche des propos calqués sur ceux des artistes dont il commente les oeuvres : « [L]es mots [de la critique] sont comme des couleurs : l’inspiration nous les jette. Nous devons nous abandonner aux effluves du subconscient qui voltigent toujours au tréfonds de notre âme. Je respecte l’inspiration qui est comme le dessin, révélation-massue de l’être[36]. » Ces recoupements soulignent à quel point une partie de la critique emprunte elle-même aux principes de l’art vivant : plus près de l’évocation que de la description formelle, le discours analogique qui rend compte de l’expérience de l’oeuvre opte pour la transposition métaphorique dans tout ce qu’elle a de suggestif, d’indicible. Bref, il privilégie la connaissance par la poésie à la rationalité du discours explicatif, dans une démarche qui, poussée à bout, s’avère mimétique avec la forme d’art dont elle rend compte.

Il ne semble pas, toutefois, que les lecteurs spécialisés aient apprécié cette adéquation entre forme et contenu de la critique. En 1945 par exemple, lorsque paraît Sur un état actuel de la peinture canadienne, c’est la prose poétique de Gagnon que condamne la recension de L’Action nationale plutôt que l’art moderne lui-même : « [I]l [l’auteur] s’abandonne trop volontiers à son dévergondage verbal et recourt à des images audacieuses et loufoques, à des comparaisons qui ne sont pas raison[37]. » Par ailleurs, la fin de la guerre marque aussi l’essor d’un contre-discours catholique dont l’offensive à l’endroit de l’art moderne emprunte parfois la forme de démonstrations à caractère philosophique[38], parfois celle d’une propagande religieuse jouant sur l’amalgame avec d’autres objets de paranoïa idéologique[39].

Mais l’après-guerre, c’est aussi et surtout le passage du discours d’accompagnement des critiques aux écrits des artistes eux-mêmes, qui révèlent par leurs prises de position contrastées la polarisation croissante du milieu de l’art vivant. En 1945-1946, par exemple, Fernand Leduc et Claude Gauvreau publient dans les pages du Quartier latin les bases théoriques de ce qui sera bientôt appelé l’automatisme, et dont le parti pris formaliste s’avère finalement peu compatible avec la sensibilité qu’y avaient projetée les écrits personnalistes. D’autre part, la Société d’art contemporain (SAC) vit ses derniers moments en janvier 1948, lorsque le conseil de direction nouvellement élu refuse de suivre son président, Paul-Émile Borduas, qui souhaite exclure plusieurs membres lui paraissant faire preuve d’« académisme moderne ». Cette tentative de réforme avortée provoque à la fois le sabordage de la SAC et une série de ruptures entre Borduas et les membres du conseil qui avaient pourtant été des complices de longue date : l’incontournable John Lyman ainsi que l’historien de l’art Maurice Gagnon, dont la croisade pour l’art moderne avait entraîné sa démission de l’École du meuble à l’automne précédent[40]. Mais surtout, la parution à quelques mois d’intervalle des manifestes Prismes d’yeux et Refus global en 1948 met au jour les dissensions importantes qui polarisent le milieu canadien-français de l’art moderne. Alors que la posture fédérative du groupe de Pellan à l’endroit de toute initiative « qui n’obéit qu’à ses plus profonds besoins spirituels dans le respect des aptitudes matérielles de la plastique picturale[41] » reste très proche de la sensibilité catholique progressiste, le manifeste révolutionnaire et anticlérical des automatistes n’est finalement endossé que par les inconditionnels de Borduas.

Dans la pratique de l’essai, les années 1940-1945 auront donc été une période d’expérimentation enthousiaste, nourrie de foi en une conception spirituelle et poétique de l’art ouverte à tous les renouveaux. Avec leur double perspective de spécialisation du discours et d’exploration de la subjectivité critique, les écrits sur l’art de l’époque empruntent eux-mêmes les principales avenues de la modernité et rendent manifeste une redéfinition — moderne elle aussi — du statut de l’artiste canadien-français qui transcende le strict domaine de la peinture pour essaimer dans toutes les disciplines de la culture. S’éloignant du modèle de l’intellectuel engagé qui avait été le lot de la génération précédente plongée dans la grande époque nationaliste et les affres de la crise économique, le peintre des années 1940 représente en effet de manière emblématique le nouveau statut de l’artiste nourri d’une vision beaucoup plus exclusivement esthétique, explorant avec audace les virtualités du médium artistique et délaissant le régionalisme pour atteindre l’universel de la conscience humaine.