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Dans un texte magnifique qu’elle publiait en 1992 dans la revue canadienne-anglaise Tessera, France Daigle évoquait la salle de lecture d’une bibliothèque publique où une femme s’attardait à lire quelques pages des livres laissés de table en table par d’autres lecteurs : « The woman does not care for the books that are on the shelves. She reads only what others have left behind [1]. » Ce geste d’adoption ou d’appropriation, la femme le répète plusieurs fois. Elle se contente d’ouvrir chacun des ouvrages au hasard pour n’en lire que des passages apparemment sans suite. On ne sait jamais, à vrai dire, s’il s’agit du même mouvement, des mêmes ouvrages abandonnés, encore et toujours, ou si l’histoire se transforme et se renouvelle, comme on serait en droit de s’y attendre. Y a-t-il une progression dans ce mouvement sporadique de la lecture ? Nous n’en savons rien. Mais au milieu de l’espace jonché de livres, la lectrice itinérante domestique le hasard et lui impose un ordre provisoire, une séquence.

Dans une autre image récurrente du même texte, une femme gravit une colline au sommet de laquelle l’Atlantique s’offre à son regard. Elle entend au loin certains signes d’une continuité sous-jacente : un train, une rivière, le vent se laissent deviner. Mais ce vent même crée des intermittences dans la réception des sons. Toutes ces discontinuités semblent maintenant centrales aux gestes de cette femme. Elles seront reprises sous d’autres formes et se résumeront plus tard dans l’évocation du travail de la tisserande dont le refrain en français (« Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage ») scandera le rythme particulier de l’écriture de Daigle : chaque fois, un texte naîtra de cette mystérieuse suture entre l’absence et la présence. De certains phénomènes décomposés, tels l’entrecroisement des fils dans le tissu, le vol rythmique de l’oiseau ou la perte momentanée de la personne aimée, surgissent un fragile sentiment de continuité, une suite. Puis, à nouveau, l’ordre est transfiguré par l’absence, par un soudain espacement. L’oeil et l’oreille s’y laissent invariablement tromper. Alors, en retrait pour mieux capter l’objet de son observation, le personnage, absorbé par son itinérance, n’entend et ne voit que la figure syncopée du manque.

Comme le battement des ailes

Ces structures de l’intermittence constituent le fil conducteur, la trame même de l’oeuvre de France Daigle. Évoquant le battement des ailes de l’oiseau, le texte se donne à déchiffrer comme envol et immobilité. Si le geste de la lectrice occasionnelle frappe par sa discontinuité et son intentionnalité, il n’en reste pas moins porteur du fil ininterrompu du sens, du récit immanent de la mémoire, dans l’attente de son déchiffrement. Chez Daigle, l’identité se pose donc comme une horizontalité séquentielle : elle est de l’ordre du génome, du « numéro d’identification personnelle », de la notation des signes et de leurs espacements volontaires. Tel se lit le texte par où une subjectivité s’infiltre et vient à l’existence. Les premières oeuvres poétiques, plus expérimentales sur le plan formel, ont toutes cherché à représenter la logique particulière qui semblait présider au hasard du surgissement du sujet dans le monde. Comment ce sujet est-il arrivé à trouver sa place dans la suite des choses ? À force de répétitions, des appartenances identitaires semblaient se construire. La culture acadienne n’était-elle pas le lieu même où se jouait et se rejouait cette répétition ? Il revenait au texte de tracer, à partir des divers modes de la discontinuité, la combinatoire de ces naissances successives du sujet, depuis son itinérance première jusqu’à sa mort.

Dans son étude des figures du double dans la poésie et le récit chez Daigle, Stathoula Paleshi a montré la pertinence des dispositifs de la rupture dans l’ensemble de l’oeuvre, « composée de propos fragmentés qui semblent de prime abord ne pas avoir de lien direct entre eux [2] ». D’autres études, dont celles de Véronique Roy et de Raoul Boudreau notamment, ont souligné la méfiance de France Daigle à l’égard de tout récit dogmatique qui chercherait à imposer une lecture unique de l’histoire [3]. Enfin, dans son étude du « style elliptique » des premières oeuvres plus formalistes de cette écrivaine, Margaret Cook a montré que « le rythme hésitant du langage parlé à l’intérieur de chaque texte fonctionne en opposition à un rythme établi entre les textes, à travers chaque livre », comme si l’écriture cherchait à joindre au sein d’un univers de la ressemblance les fragments disjoints de l’expérience du sujet dans son approche de la culture quotidienne [4].

Ces analyses convergentes — et la mienne ne sera pas très différente, en réalité — ont attiré notre attention sur l’importance d’une poétique de la fragmentation dont toute l’oeuvre de France Daigle serait la démonstration et la mise en forme. Bien que le recours à une telle esthétique, souvent rapprochée de celle du cinéma, soit largement documenté dans l’ensemble de l’oeuvre de Daigle [5], je me propose d’y revenir maintenant en creusant la notion même d’intermittence ou plus précisément celles d’espacement et de séquence. Il faut dire que, chez bon nombre de critiques, la fragmentation de la phrase et de la trame narrative chez Daigle est ramenée à une problématique identitaire, propre à une collectivité acadienne disloquée par l’histoire de la déportation et par la minorisation subséquente. Tant dans les premiers écrits que dans les romans plus récents, tels Un fin passage et Petites difficultés d’existence, la fragmentation du texte ne rompt ni n’obscurcit ce sens particulier. Elle le fait plutôt apparaître, à la manière d’une série de nombres tirés au hasard qui, d’abord immotivés, révèlent tout à coup leur principe et leur combinatoire. Peut-être est-ce à ce type de hasard motivé qu’il faut ramener une culture et une histoire acadiennes qui tiendraient ainsi de l’immanent et de l’accidentel. En effet, comme dans l’ouvrage tissé ou le mouvement des ailes de l’oiseau en vol, le bris de la continuité est constamment corrigé par la perception d’une extraordinaire illusion de persistance visuelle. Il semble que les gestes souvent conjugués de l’écrivain et du cinéaste, chez Daigle, s’abolissent justement dans un fantasme d’immobilité que le mouvement incessant du réel vient constamment trahir, mais qu’il ne renie pas.

C’est pourquoi toute naissance, en tant qu’émergence soudaine de l’individualité dans le monde, entraîne, dans cette oeuvre, une recherche méthodique des fils éparpillés de l’histoire. Ainsi, une femme emblématique chemine dans la bibliothèque, à l’affût des signes désertés d’autres présences intermittentes. Ailleurs, caméra au bras, une cinéaste effectue le montage de centaines d’images orphelines. De la même façon, fascinée par « une certaine fixité [6] », l’écrivaine rappelle ses personnages à l’ordre de leurs gestes répétés. Ceux-ci, souvent sans liens apparents, ne cessent de clignoter, du plus proche et du plus lointain de leurs récits de vie. La romancière, « biographe » et « autobiographe », cherche dans cette intermittence le réconfort d’une certaine liberté, d’une imprévisibilité qui ouvrirait sur la transformation et le renouvellement du sens. Dans Histoire de la maison qui brûle, c’est ainsi qu’elle observe la scène où évolue son personnage : « Toujours des gens, des voitures, des camions passent qui me la cachent un moment, comme une sorte de mouvement inentravé et inconditionné_. » La naissance de ce personnage, traqué dans sa culture et dans son histoire, et pourtant « inentravé » et « inconditionné [7] », constitue le paradoxe central de l’oeuvre de France Daigle. Dès lors, à tout coup, aux lieux de rencontre créés par l’écrivaine, une séquence devra imposer sa logique au hasard.

L’intermittence

Tant dans les premières expérimentations formelles, proches de l’illusion cinématographique [8], que dans les derniers récits entrecroisés, l’intermittence sert à articuler au sein de cette écriture les diverses représentations d’une identité désormais partagée entre le passé et le présent, la mort et la naissance, le collectif et l’individuel, l’ombre et la lumière, l’invisible et le visible. Si l’intermittence signifie le mouvement répété de l’occultation et du dévoilement, elle suggère aussi une sorte d’immobilité, une absence de tout mouvement à partir de laquelle le regard se forme. Ainsi, cette intermittence relative permet de « remonter jusqu’à la première image du livre, à ses premières impressions de rue et même jusqu’à la première immobilité de cette femme qui ne bouge pas, n’a toujours pas bougé » (MB, 80). Dès la naissance de toute chose, il y a hésitation, perte et récupération du sens, comme un son à la fois porté et déporté par le vent. C’est par cette seule notion d’intermittence que l’identité du sujet, projeté hors de son territoire, peut être sollicitée.

Le rêve de la différence hante donc profondément l’univers poétique et romanesque de Daigle. Le propre de l’écriture est justement de mettre en échec le voile de la continuité, car sa densité étouffe toute initiative individuelle et entrave toute émergence du nouveau, de l’inédit, du provisoire. L’oeuvre de l’écrivaine s’engage ainsi dans une lutte à finir avec l’éternité. La permanence de l’art réside dans le renoncement aux figures illusoires de la durée. Comment alors déconstruire ce qui s’offre au regard et à l’ouïe comme un récit unique, imposant sa logique de l’ininterrompu à tout cela qui, de toute évidence, jonche les territoires fragmentés de la mémoire ? Quels sont donc ces clignotements qui façonnent le récit et qui, nous le verrons, président à l’entrée du sujet dans son histoire ?

Dès les premières oeuvres poétiques, l’intermittence se résume aux modes assez simples de l’alternance. Daigle privilégie alors les récits parallèles, notés sur la page par une graphie particulière ou une disposition des textes en face-à-face. Par son hésitation entre deux perspectives concurrentes, le récit cherche alors à reconstituer l’instabilité du réel observable et de l’imaginaire. Parfois l’angle de la caméra, posée comme une véritable instance narrative, détermine ce que nous savons des événements relatés. À d’autres moments, elle s’éclipse et le personnage semble prendre en mains sa propre histoire, en la dérobant au regard abusif du cinéaste virtuel.

La mise en regard de deux modes discursifs différents, celui de la littérature et celui du cinéma, permet d’interroger la narrativité en tant que lieu où naît et s’illumine le sujet. Car on ne peut naître sans être vu, et le personnage de Daigle est d’abord animé par la lumière du regard. Le sujet représenté appartient dès lors à plusieurs « territoires » et sa fiction est fondamentalement intermédiale. Son histoire s’exprime, du reste, le plus souvent sous le mode de la distanciation et de l’étrangeté et se comporte en cela comme une « deixis pluritopique », pour reprendre la définition de l’intermédialité proposée par Germain Lacasse : « Celle-ci provoque de nouveaux récits de mémorisation où le sujet est mis en relation avec des espaces distants, familiers ou étrangers, supposant une deixis maintenant manifestée dans le langage, et que nous qualifions de pluritopique puisqu’elle repose sur la relation d’un sujet avec plusieurs territoires [9]. » En fait, l’intermédialité (cinéma et littérature) est justement une manifestation de l’intermittence. Dans les oeuvres poétiques de Daigle, celles des années 1980 et du début des années 1990 du moins, ce mode de coexistence des formes suggère la juxtaposition de multiples « territoires » médiatisés, parmi lesquels la littérature et le cinéma dominent par leur aptitude particulière à rendre compte de la distanciation et de l’espacement au coeur de l’identité.

Airs de famille selon Wittgenstein

Si ces premières oeuvres, axées sur une mise en scène de la fragmentation, ont permis de manipuler les jeux d’alternance et d’interpénétration, les « effractions [10] », les dévoilements et les dérobades, c’est dans 1953. Chronique d’une naissance annoncée que la question de l’intermittence émerge pour la première fois non seulement comme un élément de la mécanique textuelle, mais comme un véritable déterminisme théorique par lequel s’engendre le personnage. 1953. Chronique d’une naissance annoncée est un livre remarquable. Il forme à ce jour le pivot de l’oeuvre de France Daigle et le concentré de toutes les tensions narratives et idéologiques qui l’animent.

Cette curieuse autobiographie s’articule sur deux propositions, marquées dans la présentation du récit par diverses formes de l’intermittence. D’une part, la naissance du Bébé M. dans le Moncton des années 1950 permet de transposer le sujet minoritaire dans une logique de la surdétermination. Car le Bébé M., comme les sonorités de son nom l’indiquent (BBM), est le résumé de toutes les statistiques, de toutes les données médiatiques, de tous les événements répertoriés, de toutes les images et les représentations qui servent de cadre à son émergence difficile dans un monde à la fois hypertrophié et infiniment pauvre. D’autre part, en effet, la naissance du Bébé M. attire l’attention sur la pauvreté endémique de la vie monctonnienne. L’enfant, menacée de mort, « imperméable aux nutriments nécessaires à sa survie [11] », dont la chronique nous rappelle la naissance et la guérison ultime, permettra d’interroger de manière fondamentale les lieux où se conjuguent, au sein même de l’histoire, l’indigence et la surabondance qui caractérisent la culture ambiante. Contrairement à ce Moi « pulvérisé », instance « à la volonté défaillante », que décrit Gilles Lipovetsky dans L’ère du vide [12], le sujet naissant de 1953 appartient à un volontarisme exigeant, un guet de tous les instants, qui assureront sa survie, en dépit de la maladie congénitale dont cette enfant souffre dès les premiers instants. Certes le monde relaté par Daigle enveloppe de sa démesure la nouvelle-née. Mais cette enfant, chez qui l’infirmière note déjà « une intention d’inaccessibilité, un semblant de camouflage » (1953, 17), s’affirmera très tôt par sa maîtrise séquentielle de l’histoire et sa capacité de mettre en ordre l’excès et l’excédent.

René Plantier a consacré, à ce sujet, de belles pages à l’analyse du préambule de 1953. Dans ces lignes où il est question de l’aller-retour de la balle au cours d’un match de tennis symbolique, Plantier remarque l’importance extraordinaire de la distanciation qui permettra au spectateur de s’emparer des structures de l’intermittence et d’en comprendre les enjeux. L’aller-retour de la balle, frappée tour à tour par les joueurs, renvoie aux structures d’indécision qui façonnent la culture acadienne. « D’une institution à une autre, la revendication de l’esprit critique et du libre examen se développe dans la variété des moyens linguistiques. La méfiance à l’égard du passé, présenté comme une solution permanente à toutes les situations, substitut d’une pensée personnelle, construit le rythme d’une aventure et non d’une répétition [13]. » Une telle aventure vise justement à insuffler aux aléas de l’histoire une sorte de continuité, une combinatoire qui, se déployant dans l’écriture, provoquera dans le monde une multiplicité de lectures intentionnelles. Dans 1953, bien que cette distance soit associée aux personnages adultes de Brigitte et d’Élizabeth, sa présence est déjà pressentie dans le corps malade du Bébé M., dont le combat acharné pour la survie préfigure le « corps psychologique » (1953, 81) par lequel l’enfant comprendra et ordonnera les événements de sa naissance. Ce récit « positiviste », au sens où en parlait récemment Pierre Campion, ne cachera jamais sa duplicité volontaire. La naissance de l’enfant est aussi celle de la distance interprétative, celle qui permet, selon les mots de Campion, « la constitution d’un sens par l’élaboration d’un autre sens, c’est-à-dire l’activité en elle-même créatrice et problématique qui articule deux opérations auctoriales [14] ». Nous sommes donc au coeur de l’intermittence, puisque, chez Daigle, il semble bien que le sujet naisse toujours d’abord du refus viscéral (littéralement, nous le verrons) d’adhérer à la plénitude pure et univoque de l’histoire. « Le couvert de la réalité permet aux êtres humains de goûter à des plaisirs simples, sans toujours s’encombrer du détail de la face cachée des choses. De la non-linéarité de la continuité, par exemple. » (1953, 26-27) Cette continuité, nous l’avons vu, se dépose sur la fragmentation comme une conscience transparente et entêtée : elle est la « partie invisible » de l’histoire.

Dans les fragments numérotés de ses Investigations philosophiques, Ludwig Wittgenstein s’était intéressé lui aussi au « chaos de la continuité » (1953, 27). Quels jeux de langage pouvaient donc permettre de rendre compte de l’intermittence et de ses structures en écho ? Pour Wittgenstein, ces jeux aléatoires reposaient sur des structures répétitives, facilement repérables, des « airs de famille », que les espacements, les trous de mémoire, les ruptures de l’histoire n’arrivaient pas à effacer entièrement. « Il y a quelque chose de commun à toutes ces constructions » : la naissance, donc, en tant que rupture de la séquence, ne pouvait être saisie que par une profonde logique de la récurrence. Déjà ne pouvait-on pas dire que le nouveau-né venait à sa culture, ayant en partage des « airs de famille » ? Ainsi les « jeux » que nous jouions finissaient par obéir à une régulation que seule la distance du sujet par rapport à ces enjeux permettait de saisir. Seul le geste systématique pouvait être le produit d’une conscience spectatrice et interprétative du monde [15]. À la manière de l’observateur minutieux mis en scène par le philosophe allemand, la narratrice plurivoque de 1953 cherche à déstructurer la continuité de l’histoire afin de faire place à l’émergence d’une nouvelle individualité. Du même souffle, elle propose d’autres « régulations » par lesquelles il deviendra possible de jouer à nouveau le jeu combinatoire de la culture. Il reviendra à l’écriture, bien plus tard, de comprendre et de mettre en scène les formes récurrentes de ce jeu multiple.

Le récit péristaltique

À sa naissance, le Bébé M. souffre d’une maladie emblématique dont rend compte abondamment son dossier médical, rédigé par Garde Vautour et Garde Comeau, à l’Hôtel-Dieu de l’Assomption de Moncton. Au début, les infirmières ne se sont pas inquiétées des diarrhées incessantes et de la maigreur de l’enfant. Cependant, le diagnostic du médecin vient rapidement confirmer qu’elle est victime d’une maladie rare de l’intestin, la maladie coeliaque, l’empêchant de digérer les aliments qu’elle consomme. Dès les premières pages de 1953, il est clair que la maladie de l’enfant se reporte au niveau symbolique : « Ces diarrhées hors du commun ne sont que la conclusion du processus maladif qui commence on ne sait où au juste, peut-être dans le pancréas, peut-être dans le foie, peut-être dans l’estomac. Ou peut-être dans le cerveau, dans la zone où s’exprime le refus. » (1953, 16) Nous apprenons bientôt que cette maladie du refus se présente à la narratrice comme une « attirance positive, une porte sur la vie » (1953, 17). En fait, les symptômes montrés par l’enfant éclairent les mouvements d’avancée et de recul de la digestion et la logique de l’intermittence qui règle l’absorption et l’évacuation de la matière. Ainsi la maladie coeliaque, si elle est refus de l’absorption (refus d’absorber ou d’être absorbée), signale du revers la nécessité d’une transformation « péristaltique » des événements qui entourent la naissance du sujet à sa culture.

1953 abonde en renseignements médicaux de toutes sortes. Dès sa venue au monde, le refus de l’enfant est littéralement viscéral. Tout son système digestif exprime son rejet de l’environnement matériel et culturel. Ce monde-là ne passe pas. Or 1953 cherche à évoquer le passage de ce refus initial vers une absorption des éléments disparates de la culture ambiante. Comment cette enfant du refus pourra-t-elle éventuellement devenir acadienne, consentir à cette matière autrefois inassimilable et aujourd’hui digérée, assimilée, appropriée ? À force d’insister, le corps de l’enfant malade cesse de rejeter les nutriments réels et symboliques qui lui sont offerts, alors que s’accomplit son insertion dans le discours culturel et dans la mémoire collective. Naître est ainsi faire son entrée dans la séquence des événements en cours, ayant repéré dans cette continuité apparente un interstice où inscrire sa différence. Un mouvement péristaltique se met en marche, à l’image des contractions rythmiques de l’intestin au moment de l’absorption des nutriments et de l’évacuation des déchets.

L’intermittence est alors une façon de se constituer comme sujet dans la culture, ou plutôt comme sujet de la culture. Elle se substitue graduellement aux mouvements involontaires d’absorption et de rejet qui, semblables aux contractions viscérales, caractérisent les premiers contacts entre l’enfant et le monde. S’inspirant des études de Françoise Dolto, France Daigle relie donc la découverte des automatismes corporels, ceux de la digestion notamment, à la construction d’un sujet volontaire, porteur de sa propre histoire et de celle du monde qui a précédé sa naissance : « certains ont des images du corps absent, cela prouve que tout le monde sent tout le temps qu’il a un estomac, sent tout le temps qu’il a un tube digestif qui, continuellement, péristalte. Il ne sait pas très bien comment. Cette sensation inconsciente fait partie du silence des organes. » (1953, 27, en italiques dans le texte) Au début, le Bébé M. ne fait que « rôder autour de la maladie au lieu d’y entrer pleinement » (1953, 17). Il faudra évidemment que l’enfant traverse ce dérèglement des organes qui l’empêche d’accéder à la vie. « Péristalter », voilà ce que fait le corps psychologique du sujet à l’approche de sa propre culture et de son identité en devenir. Peut-être n’aura-t-il jamais conscience de ce mouvement silencieux par lequel l’étrangeté de ce qui existe déjà se fait familière. Par l’intermédiaire des infirmières et de l’ensemble du corps social, la maladie coeliaque dont souffrait l’enfant lui aura permis de comprendre son rythme d’insertion dans la séquence de l’histoire et de concilier ainsi graduellement son avènement et son refus d’abord viscéral des événements. Le personnage tutélaire de Brigitte évoque à son tour cette transformation en faisant appel à des concepts relatifs à la greffe des organes. Dans le domaine de l’identité, conclut-elle, il faudrait parler à la fois d’une « pharmacologie du refus » et d’une « pharmacologie de l’acceptation » (1953, 75). Ces deux pôles, propres au corps physique et au corps social, renvoient aux mécanismes complémentaires de la digestion et de l’expulsion et aux mouvements péristaltiques qui assurent la survie de l’individu. Sans doute peut-on dire aussi que cette opposition trouve dans le contexte de la société acadienne un champ privilégié. Quelles autres sociétés, mises à part les collectivités minoritaires, cherchent autant à affirmer le paradoxe de leur refus et de leur acceptation des autres ?

Cependant, l’équilibre précaire entre ces deux pôles est parfois rompu, déclenchant de longues périodes de rejet ou d’acceptation. L’intermittence cesse. Il n’existe plus d’espace dans cette suite des choses qui se referme sur elle-même. Le corps n’obéit plus aux rythmes péristaltiques et s’abandonne à un certain désespoir. Dans 1953, le personnage d’Élizabeth, figure emblématique dans toute l’oeuvre en prose de France Daigle, semble souvent « nager sur place ». Elle « arrive à ce point précis de l’existence où la suite des événements semble avoir le dessus sur leur contenu, leur signification. Elle ne connaît pas vraiment de façon de rompre le fil » (1953, 76-77). Il faudra désormais chercher le rythme, un nouvel espacement, « l’instant nucléaire » (1953, 129) dans la séquence des événements qui se succèdent depuis toujours, depuis que le monde dans lequel l’on naît est un lieu à la fois de fragmentation et de réciprocité. Si les personnages adultes de Brigitte et d’Élizabeth dans 1953 ont souvent l’impression d’une immobilité oppressive, on sait aussi que la démarche péristaltique imprime au corps un mouvement inexorable vers l’avant, vers le devenir et surtout vers la transformation ultime de la matière.

Le plus extraordinaire, c’est que l’intermittence informe la structure même du récit autobiographique dans 1953. On y remarque d’emblée les alternances entre les événements socio-politiques et le combat contre la maladie dont souffre le Bébé M. On comprend que cette alternance n’en est pas vraiment une et qu’elle prendra la forme d’un rythme vital d’absorption et de rejet. Le match de tennis, d’abord décrit dans le préambule, puis repris à divers moments du récit, imprime à l’oeuvre une profonde symbolique de la réciprocité. Nous savons, dès la première page, que ce « renvoi de la balle » constituera non seulement un réflexe décisif sur le plan formel, mais aussi une véritable scène, au sens fort, engageant le sujet à dépasser le seuil de sa naissance : « indépendamment d’aimer ou de ne pas aimer cette scène, on devine que ce déploiement de force physique trouvera son égal du côté métaphysique » (1953, 9). Le corps matériel et le corps non pas spirituel, mais culturel, se mirent dans un jeu d’alternance dont il s’agit avant tout de comprendre les règles.

Chez France Daigle, la démarche péristaltique, c’est en fin de compte celle de l’écriture dans toute son audace. « Car la folie est relativement nécessaire à celui ou celle qui s’embarque dans cette longue entreprise d’assimilation et de transformation, tout à fait péristaltique, au cours de laquelle il faut passer par tous les états de la matière, au nom d’une chose plus grande qui, elle, vit. Car un romancier ne vit pas, il broie. » (1953, 81) Ces propos d’une admirable cohérence thématique résument assez fidèlement les mobiles profonds d’une oeuvre qui se nourrit, depuis une trentaine d’années, des rapports de complicité entre le refus et l’acceptation. Seule l’intermittence, par ses structures de répétition et ses allers-retours, vécue par le biais de cette « chose plus grande » qu’est l’écriture, permet d’entrevoir la réconciliation de ces deux « défis » existentiels. La structure séquentielle ne quittera plus l’oeuvre de Daigle. Les romans subséquents reprendront les structures d’alternance qui restent, sur le plan narratif, les formes les plus élémentaires de l’intermittence. En outre, dans Un fin passage et Petites difficultés d’existence, les personnages continueront, à l’instar du Bébé M., d’affronter le hasard de leur naissance singulière et l’improbable enchâssement de leur marginalité fondamentale dans les interstices de la culture.