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Né dans sa propre négation, le roman canadien-français se continue dans l’équivoque. Romancière, c’est-à-dire créatrice de personnages imprévisibles, complexes, troublants, Laure Conan l’est en quelque sorte malgré elle[1].

Le roman Angéline de Montbrun (1884) de Laure Conan est un objet complexe, hybride, plein de contradictions. Il est déjà le produit d’une femme dévote, pudique, signant toutes ses oeuvres d’un pseudonyme devenu permanent, mais aussi de l’une des premières écrivaines professionnelles du pays, auteure de l’un des rares best-sellers du xixe siècle et, ce n’est pas peu dire, l’un des classiques québécois[2] les plus étudiés à ce jour. Il s’agit au surplus d’un roman, genre repoussoir de l’époque, abonné de l’Index, et reconnu pour son influence indue sur les moeurs [3] ; un roman, pourtant, qui s’impose au Canada français grâce à l’appui du clergé, accueilli comme un modèle de vertu et d’édification, « un livre dont on sort comme d’une église[4] ». Le paradoxe n’est d’ailleurs pas qu’un effet de réception puisque le dualisme, thématisé par l’oeuvre, paraît affiché dès l’épigraphe : « L’avez-vous cru que cette vie fut la vie ? » L’opposition s’avère structurante, et le récit prend ainsi la forme d’une démonstration en deux temps : le bonheur idyllique, l’existence « sans histoire » de l’héroïne éponyme, qui fait place à une prise de conscience douloureuse, sans issue, sinon celle d’écrire les dédales du conflit intérieur, un drame à la fois religieux et littéraire.

La réconciliation de ces deux qualités donne un ouvrage dans lequel l’enchaînement des événements découvre une causalité défaillante, l’accumulation d’« actes de Dieu » aussi imprévisibles qu’incongrus : chute du père, suivie de son décès ; accident de la fille, qui entraîne sa défiguration ; refroidissement du promis et rupture des fiançailles. Il existe en fait divers endroits dans le texte où les choix de l’auteure et sa volonté supposée d’adhérer à une morale prédéterminée font défaut à la vraisemblance du récit et au développement de son personnel romanesque. Charles ab der Halden en souligne les longueurs et la « gaucherie de composition[5] », Louis Fréchette, le « manque de précision[6] » dans l’exposition du sujet, et Madeleine Gagnon, l’homogénéité d’un récit sans intrigue, dont les personnages « parlent tous le même langage[7] ».

Malgré ces lacunes, force est de constater que l’amalgame des considérations chrétiennes et littéraires participe aussi très distinctement de la réussite de l’ouvrage. Précédant le livre, dont il facilite et oriente la publication, ce maillage se manifeste dans la posture auctoriale de Conan, dans la corrélation forte suggérée par Jean-Noël Dion entre « argent et écriture, argent et religion[8] », qui rappelle les motivations financières de l’écrivaine et la primauté de sa mission apostolique sur ses ambitions personnelles[9]. La complicité du religieux et de la poétique se ressent encore dans la nature intertextuelle de son premier ouvrage qui, comme le soulignent Nicole Bourbonnais[10] puis Mathilde Kang[11], se construit autour d’une réécriture du Journal (1862) d’Eugénie de Guérin, grand modèle de piété féminine de son époque, et dont les écrits furent également publiés, selon ses éditeurs du moins, à des fins d’édification. Par-delà ce génotexte, Daniel Vaillancourt[12] et Marie-Andrée Beaudet[13] montrent enfin tout ce que l’oeuvre canadienne doit à la sensibilité doloriste des livres de piété, en particulier L’imitation de Jésus-Christ, de même qu’aux motifs de la tradition mystique.

Dans la foulée de ces études récentes, il ne fait aucun doute que le livre de Laure Conan se situe, pour citer Beaudet, « à la croisée des champs littéraire et religieux[14] ». Le présent article veut montrer que la religion représente cependant plus qu’une trace lisible dans le tissu intertextuel, plus qu’une influence ou un moyen pour l’auteure de rendre acceptable la « maternité » de sa publication. Sur un autre plan, elle opère également comme un élément constitutif de l’ouvrage, une force agissante, indissociable non seulement de son succès d’estime, à l’époque, mais de sa littérarité et de son intérêt continu comme roman psychologique, l’un des premiers du genre au Canada français. Privilégiant une lecture proche du texte, nous nous intéresserons à la manière dont le roman sert le discours religieux, l’encadre, le motive, lui donne force d’exemple, et inversement, à la façon dont le religieux sert le roman, pour montrer comment la perte des illusions qui succède à l’éveil spirituel du personnage d’Angéline devient le déclencheur de sa quête romanesque, ce voeu « démonique[15] », selon l’expression de Lukács, d’un être aux prises avec une crise de valeurs, confronté à l’écart irréparable entre ses désirs et la réalité.

LA LITTÉRATURE ET LE RELIGIEUX

À l’instar de Bertrand Daunay, certains diront que la religiosité d’une oeuvre, comme sa littérarité, dépend entièrement de l’interprétation qu’en font les autorités en place à chaque époque, dans chaque communauté[16]. Dans un roman comme Angéline de Montbrun, le monument semble en effet perdre quelque peu de sa solidité dès lors qu’on le coupe de son contexte, de cette société et de ses valeurs chrétiennes dans lesquelles l’oeuvre s’inscrit si fortement, ne serait-ce déjà que par sa pratique citationnelle. Difficile en outre de considérer l’ouvrage sans tenir compte de son auteure et de la persona pieuse, modeste et même privée de cette dernière, protégée par un pseudonyme, selon les usages du temps[17], et effacée jusque dans la narration grâce au vieux subterfuge des lettres éditées par un tiers[18]. Que penser encore de ce roman construit autour d’une héroïne apparemment décidée à vivre seule, dans le renoncement de tout, même de son fiancé, et qui fait donc le choix controversé du célibat, tout comme l’avait fait Conan plus jeune, ainsi que l’a bien souligné Le Moine[19]. Certainement, les études psychanalytiques et féministes ont trouvé leurs propres explications à cette histoire, devenue subversive sous leur lunette grossissante. Pourtant, malgré leurs points de vue critiques, la notion de péché paraît incontournable, que l’on parle de désir d’inceste, de narcissisme, voire de masochisme moral[20].

Angéline de Montbrun et la quête de son héroïne ne peuvent se comprendre sans le conflit engendré par la faute, ou les fautes, indépendamment de questions telles que : qui les a commises, pourquoi, et ont-elles seulement eu lieu, ou ne sont-elles qu’imaginaires, voire subconscientes ? Même si l’on fait abstraction de son contexte historique, le texte invite à une lecture « religieuse », ou plutôt, il incite à considérer partout le poids de la foi chrétienne et de son biais sur les différentes consciences qui s’expriment dans les pages du livre, et spécialement sur celle d’Angéline dans les « feuilles détachées » de la troisième partie. Il n’y aurait pas de roman si cette dernière n’essayait pas de suivre, malgré sa douleur, l’enseignement de la religion, si elle n’était pas consternée par son désespoir et par sa propension à regarder en elle-même, dans ses propres profondeurs, plutôt que de porter son regard vers le haut, comme on le lui recommande explicitement : « Le curé de Valriant me dit alors : “Ma fille, regardez le ciel”. Ma fille… ce mot, que mon père ne dirait plus jamais, me fut cruel à entendre. Et me tournant vers la terre je pleurai[21]. » Pécheresse de son propre aveu, et dont le corps même se rebelle[22], la jeune femme n’est plus en mesure d’entendre la parole du clerc, dont elle déforme et personnalise le sens afin d’accentuer son sentiment de culpabilité. Ce faisant, cependant, elle exerce aussi une qualité essentielle du chrétien, comme du personnage romanesque : le libre arbitre. Mais nous y reviendrons.

Les études conaniennes récentes se sont intéressées à l’origine de l’abattement d’Angéline, et à établir notamment si la faute initiale avait été commise par la fille ou par le père[23]. Le roman offre pourtant ses propres éclaircissements à ce sujet. Le problème est, pour en revenir aux remarques d’ab der Halden, qu’ils n’apparaissent guère convaincants d’un point de vue narratif. Concrètement, le récit central fournit peu d’informations factuelles et, surtout, n’insiste pas sur les incidents traumatiques qui mènent à l’écriture du journal. L’ouvrage dans son ensemble paraît de même peu concerné par l’établissement d’une succession d’événements clairs et plausibles, l’exposition de leurs causes, de leurs conséquences. L’écoulement du temps et la progression de l’histoire se traduisent plutôt par une enfilade d’anecdotes, certaines récentes, d’autres pas, qui mènent le plus souvent à des citations littéraires, généralement à connotation religieuse. « Oeuvre palimpseste[24] », pour reprendre le mot de Bourbonnais, le roman brouille constamment la ligne entre le présent et le passé, le réel et le symbolique, les souvenirs personnels et une conception beaucoup plus souple de l’histoire, grande et petite, locale et internationale, dont les annales s’enchaînent comme autant de prétextes pour parler de souffrance morale. Ainsi, il est tantôt question du « cousin » d’Angéline, la figure historique bien connue de Chevalier de Lévis, puis de sa mère, Mme de Montbrun, et encore d’Octave Crémazie, grand poète national — tous trois mentionnés dans la même entrée du 25 septembre, ce que nous avons étudié ailleurs[25] —, sans oublier non plus les noms de Silvio Pellico et d’Eugénie de Guérin, qui côtoient organiquement ceux des habitants de Valriant. Chaque personnage et leurs aventures malheureuses sont rappelés à la mémoire grâce à leurs lettres ou à leurs paroles rapportées, grâce à leurs mots à eux donc, qui se substituent à ceux d’Angéline pour souligner l’universalité de l’expérience humaine. Ces figures, toutes décédées ou qui trépassent avant la fin du roman, peuplent l’imaginaire de l’orpheline comme autant de miroirs déformants de sa propre vie, des jalons qui permettent de mesurer, mais aussi de dramatiser sa douleur. Mlle Désileux est un bon exemple de ce procédé, elle qui est également une personne à charge de Charles de Montbrun, solitaire, vieille fille et défigurée. Comme pour Angéline, les détails de son parcours restent flous, cependant la dernière lettre qu’elle écrit inspire à sa jeune amie un rêve qui convoque ses propres appréhensions concernant la mort :

La nuit dernière, j’ai fait un rêve qui m’a laissé une étrange impression.
Il me semble que j’étais dans un cimetière. L’herbe croissait librement entre les croix, dont plusieurs tombaient en ruines. Je marchais au hasard, songeant aux pauvres morts, quand une tombe nouvelle attira mon attention.
[…] Je la regardais [Véronique], invinciblement attirée par le calme de la tombe, par le repos de la mort, et je l’interrogeais, je lui demandais si elle regrettait d’avoir souffert, de n’avoir jamais inspiré que de la pitié[26].

AM, 225

Les détails de l’histoire, de chacune des histoires, importent assez peu en définitive et, indépendamment de ce qui devrait normalement composer le squelette d’un ouvrage narratif, celui-ci se soumet aux impératifs d’une quête spirituelle, exprimée à travers les accents pathétiques de la littérature. Les méditations et rêveries que provoquent les écrits des gens qui souffrent et « qui appren[nent] à souffrir » (AM, 259) composent la chair du livre et, sans doute, représentent une somme plus conséquente, plus riche aussi, que les événements proprement racontés, qu’il s’agisse de la mort de Charles de Montbrun, de l’entrée au couvent de Mina, de la rupture des fiançailles entre Angéline et Maurice, ou encore, comme dans l’extrait suivant, de cette simple visite pour remercier des voisins. Le passage paraît représentatif de ces nombreuses entrées du journal dans lesquelles « l’action » se révèle secondaire, et dont le récit s’arrête avant sa conclusion, laissant place à une énième contemplation sur le fardeau de l’âme chrétienne :

Ce soir, il m’a pris fantaisie d’aller les remercier [les deux voisins]. Je les ai trouvés assis sur le seuil de leur petite maison. Marie, jolie et fraîche à faire honte aux roses, enfilait des graines d’actée pour s’en faire des colliers, et Paul la regardait faire.
En la voyant si charmante, je me rappelai ce que j’étais, alors que Maurice m’appelait « La fleur des champs », et une tristesse amère me saisit au coeur.
[…] Pauvres petits ! que deviendra celui des deux qui survivra à l’autre ? Une grande affection, c’est le bonheur de la vie, mais aux grandes joies les grandes douleurs. Pourtant, même après la séparation sans retour, quel est celui qui, pour moins souffrir, consentirait à avoir moins aimé ?
Mon père aimait ces vers de Byron : « Rendez-moi la joie avec la douleur : je veux aimer comme j’ai aimé, souffrir comme j’ai souffert. »

AM, 214[27]

Et encore, sur la même page, cet extrait à propos d’une visite au jardin où un serviteur, ce « brave Désir », lui révèle un rosier desséché :

Puis il m’a donné beaucoup d’explications que je n’ai guère entendues. Je regardais le pauvre arbuste, qui n’a plus, à bien dire, que ses épines, et je pensais au jour où Maurice me l’apporta si vert, si couvert de fleurs.
Que reste-t-il de ces roses entrouvertes ? Que reste-t-il de ces parfums ?
Fanées les illusions de la vie, fanées les fleurs de l’amour ? Pourquoi pleurer ? Ni les larmes ni le sang ne les feront revivre.

AM, 214

Dans de telles instances, les excursions ou « péripéties » d’Angéline, dans le jardin, au champ, sur la grève, ou près du frêne où Maurice avait gravé leurs initiales (AM, 261), paraissent accessoires, une façon d’assurer la continuité du récit, muté en un simple support pour accueillir les réflexions de la jeune femme. Les promenades des uns et des autres, les lettres reçues et envoyées remplissent principalement une fonction de monstration du réel, en accord avec le format diaristique, lequel sert d’ancrage spatiotemporel aux diverses citations et souvenirs, en plus de les motiver bien sûr, et même de leur donner valeur d’image, d’exemplum. Ces passages servent encore de contrepoids à ces autres endroits dans le texte où l’écriture se passe de contexte et ne se rattache à un aucun événement, aucune lettre ou lecture. C’est le cas de cette entrée du 6 juillet où, sous le titre « Oublier ! est-ce un bien ? Puis-je le désirer ? », cinq paragraphes de plus en plus longs s’enchaînent, des propositions débutant toutes par « Oublier » et dont la conclusion prononce un jugement brutal : « Non, la consolation n’est pas là ! » (AM, 234) Ailleurs, à côté de ces digressions plus « littéraires », certaines pages touchent spécifiquement aux textes de la liturgie, sortes d’homélies qui expliquent la parole de Dieu en montrant son application concrète dans la vie d’Angéline. On peut rappeler par exemple les divers échos à L’imitation de Jésus-Christ et à sa leçon sur l’impossibilité du bonheur, « cette plante d’ailleurs qui ne s’acclimate jamais sur terre » (AM, 203), étudiés entre autres par Beaudet[28]. Nous mentionnerons également cette méditation sur l’histoire de Jésus et de la Samaritaine, évoquée dans l’entrée du 1er octobre. Repensant à la Samaritaine, l’orpheline songe à combien elle aurait elle-même besoin de boire de cette eau vive qui étanche la soif :

« Seigneur, disait la pauvre Samaritaine, donnez-moi de cette eau, afin que je n’aie plus soif. »
Profonde parole ! mes larmes ont coulé chaudes et abondantes sur le livre sacré. Quelle soif de naufragé peut se comparer à mon besoin d’aimer ?
[…] Et, mon Dieu, ce besoin d’aimer qui s’accroît de tous nos mécomptes, de toutes nos tristesses, de toutes nos douleurs, est-il si difficile de comprendre qu’il n’aura jamais satisfaction sur la terre ?

AM, 274

Cette dernière phrase, comme plusieurs autres présentes ici et là dans le roman, résume l’oeuvre entière. Il n’y a pas qu’une seule clé de lecture, mais des dizaines, à commencer par le mot de Lacordaire : « L’avez-vous cru que cette vie fut la vraie vie ? » Sortes de mises en abyme, ces phrases, citations et récits enchâssés mettent en relief à la fois la structure bipartite de l’oeuvre et le rapport paradoxal de cette dernière à la fiction, à l’importance du faux pour valoriser le vrai. À cet égard, l’épigraphe se révèle d’ailleurs significative puisqu’elle tient lieu de préface, dans la tradition amorcée par les premiers romanciers canadiens[29], et ne représente pas uniquement une mise à distance du roman, mais une invitation à considérer le pouvoir de la littérature et sa capacité à pousser plus loin le discours théologique. Par conséquent, la religion pose une question et Angéline de Montbrun l’illustre, encore et encore, par diverses historiettes disséminées et par des interrogations nombreuses, toutes rhétoriques puisque la réponse est connue d’avance, mais menant à un constat si difficile à accepter, pourtant, qu’il est constamment rejeté au profit de nouvelles questions.

Le roman, tel que pratiqué par Laure Conan dans ce premier opus, se met clairement au service de la religion. Dans son article sur la « signification de la multiplicité formelle de Angéline de Montbrun[30] », Alexandre Amprimoz met en lumière cet aspect du livre en soulignant l’importance de la parabole, qu’il attribue au récit central, et qui transforme selon lui « le roman psychologique en roman religieux[31] ». Nous parlerons à notre tour de l’écriture allégorique de Conan, qui donne vie aux idées et concepts abstraits de la morale, à la fois dans l’oeuvre prise comme un ensemble et dans la construction même du roman, dans tous ses recoins et replis. Du point de vue du schéma narratif, on peut ainsi dire que l’oeuvre souffre de ces constants retours à l’allégorèse. Sur le plan du développement psychologique de l’héroïne, cependant, on peut voir qu’elle y gagne beaucoup.

LA RELIGION ET LE LITTÉRAIRE

Si le roman sert le religieux, en montrant comment les leçons de la morale s’illustrent dans la vie des personnages, la religion sert à son tour le roman. En effet, Angéline de Montbrun n’est pas un livre édifiant à l’image de tant d’autres ouvrages du xixe siècle, dans lesquels les protagonistes se marient, entrent au couvent ou meurent dans l’abnégation, autrement dit, dans le plein accomplissement de la volonté divine. Cet ouvrage se présente plutôt comme l’accomplissement d’une destinée malheureuse, celle d’une jeune femme désolée, belle et comblée jadis, défigurée maintenant, qui a fait le choix de vivre seule dans l’ancienne demeure familiale, là où tout lui rappelle le « souvenir sacré » (AM, 213) d’un père décédé et l’affection passée d’un ami. Il s’agit encore de l’aventure d’une passionnée des lettres qui, au contraire de ce que lui conseillent ses proches et la société, décide de renoncer et au mariage et à l’habit pour s’user dans le désespoir, contempler sa propre souffrance en lisant des histoires semblables à la sienne. Mais plutôt que d’y trouver des réponses, nous l’avons vu, elle n’y voit que des raisons de s’inquiéter et de remettre en question la validité de l’enseignement divin.

Certes, les ouvrages cités dans son journal sont pour la plupart des textes de piété, et Angéline demande constamment le pardon de Dieu, se rend à l’église, se montre charitable, prie. Toutefois, on retrouve dans ses entrées diaristiques de nombreux extraits de la poésie de Lamartine, d’Hugo et de Crémazie, de même que plusieurs renvois à l’oeuvre romanesque de Chateaubriand, des écrits lyriques et mélancoliques qui redoublent plus qu’ils n’allègent son fardeau, et révèlent au passage un tempérament finalement plus réceptif aux désolations des écrivains qu’aux déclamations des apologistes. L’héroïne se réfère ainsi fréquemment à Eugénie de Guérin, une figure pieuse de la littérature morale contemporaine, mais également une simple femme, dépitée comme elle et qui, plutôt que de l’encourager sur la voie de la guérison, l’incite plutôt à amplifier sa douleur, par comparaison :

Comme disait Eugénie de Guérin, les grandes douleurs vont en creusant comme la mer. Et le savait-elle comme moi! Elle ne pouvait aimer son frère comme j’aimais mon père. Elle ne tenait pas tout de lui. Puis rien ne m’avait préparée à mon malheur. Il avait toute la vigueur, toute l’élasticité, tout le charme de la jeunesse. […] Sans ce fatal accident !

AM, 231

Le fait que la mort de son frère ait été causée par la phtisie, alors qu’il était à l’étranger et récemment marié, change tout aux yeux d’Angéline. Les deuils des deux femmes ne sont pas égaux, et certainement la Canadienne peut se plaindre plus légitimement de son sort cruel. Eugénie ne représente plus un modèle, mais un étalon de mesure, un exemple contre lequel jauger l’intensité de son désespoir et, même, le justifier.

Au demeurant, l’épistolière française paraît bien entourée dans le roman, accompagnée par une variété de figures maudites ou malheureuses qui servent aussi de baromètres émotionnels, de la « jeune fille livrée au cancer dont parle de Maistre » (AM, 208 ; souligné dans le texte) « à saint Augustin, ce coeur profond, qui pleura si tendrement sa mère et son ami », « ce fils de tant de larmes » (AM, 237), en passant par Atala, l’héroïne de Chateaubriand, à qui l’on conseille de ne pas « tant regretter son amour » (AM, 260). Il y a encore tous les personnages du roman même, dont les lettres à leur amie ne réussissent guère à la sortir de ce cercle vicieux de la comparaison. En fait, sous bien des aspects, Angéline de Montbrun n’est pas dissemblable des héros romanesques que l’on dit problématiques, voire de certains « antihéros » comme Don Quichotte, Emma Bovary ou Charles Armand, protagoniste de L’influence d’un livre (1837), proclamé premier roman canadien[32]. À leur instar, la protagoniste de Laure Conan perd contact avec la réalité tant elle se laisse entraîner par des histoires fictives, ou du moins romancées, qui parlent de destinées extraordinaires, de personnages admirés et admirables auxquels elle se compare et, consciemment ou non, qu’elle imite. La littérature morale, qui se voulait un secours, un moyen d’apprendre et de tendre vers le mieux — et qui remplissait effectivement ce rôle dans la première partie, lorsqu’elle lisait avec son père —, devient progressivement une béquille, un handicap. Maintenant qu’elle se retrouve seule, une plume à la main, elle repense à tous ces gens affligés et, plutôt que de les plaindre, se plaint avec eux. À propos de Mie Prigioni (1832) de Silvio Pellico, ce « [l]ivre admirable qui apprend à souffrir », Angéline ne peut faire autrement que de s’extasier : « Pauvre Silvio ! qui n’a pleuré sur lui ? Son livre si simple et si vrai laisse une de ces impressions que rien n’efface, car le plus irrésistible des sentiments, c’est l’admiration jointe à la piété. » (AM, 259)

Il n’y a pas de morale victorieuse dans cette dernière partie du livre, mais la religion n’en demeure pas moins omniprésente et devient même un moteur de l’action, de l’écriture. Elle agit notamment comme un rappel des manquements de l’héroïne, de sa vanité, de son incapacité à simplement accepter la mort de son père et à accorder son pardon à Maurice. Ainsi, alors qu’un prêtre entre chez elle, en proclamant comme à l’habitude « paix à cette maison et à tous ceux qui l’habitent », Angéline, elle, ne demande qu’à pleurer encore :

Oh ! laissez-moi l’aimer dans les larmes, dans la douleur. Ne commandez pas l’impossible sacrifice, ou plutôt Seigneur tout-puissant, […] ce sentiment où j’avais tout mis, sanctifiez-le, qu’il s’élève en haut comme la flamme, et n’y laissez rien qui soit du domaine de la mort.

AM, 264 ; souligné dans le texte

Cette référence au « domaine de la mort », l’endroit où, selon Bossuet, vont « toutes nos pensées qui n’ont pas Dieu pour objet[33] », révèle la conscience trouble de l’orpheline, qui assimile de cette façon sa posture aux pêcheurs qui se considèrent sages et qui, « se refermant dans l’enceinte des choses mortelles, s’enseveli[ssent] avec elles dans le néant[34] ». On le sait, Angéline connaît la leçon, mais dans sa douleur, elle ose pécher par orgueil. Or, ici, le prêtre était bien présent pour accompagner le serviteur Marc dans la mort, et lui donner les derniers sacrements. Cependant Angéline, complètement absorbée par sa propre douleur, comme une véritable héroïne de roman, ne peut faire autrement que de déformer et de personnaliser à nouveau le propos du prêtre, figuration concrète de l’Église.

Alors que la première partie du roman montrait des personnages heureux, trouvant dans le monde et ses conventions un environnement propice à l’accomplissement de leurs aspirations, la dernière partie voit s’effondrer la fragile architecture de leurs vies. Angéline regrette de ne pas avoir tenu de journal alors que son père vivait, mais le résultat de cette écriture, même pleine d’intrigues et de rebondissements, n’aurait pas donné un roman, pas le roman qui fut tant apprécié de la critique canadienne-française. Pour citer l’« Étude sur Angéline de Montbrun » de l’abbé Casgrain, qui sert de préface à la première édition du livre :

[Laure Conan] a deviné le genre du roman moderne qui en fait la supériorité : l’étude plus achevée des caractères et des situations, l’analyse d’une âme, la perfection de la forme se déployant au milieu des événements les plus simples, et tout cela sans rien du fracas et des grandes intrigues qui caractérisent l’ancienne manière[35].

Non, le roman, tel qu’il est compris et reçu à l’époque, n’est pas qu’une suite d’événements plus ou moins vraisemblables, mais une quête humaine, morale, l’aventure d’un être amené à se construire, ou à se déconstruire, dans le temps, et au contact des autres. Lukács, qui étudie lui aussi le « roman moderne » à l’aube du xxe siècle, définit plus précisément le genre comme « l’épopée d’un monde sans dieux[36] » où le protagoniste paraît livré à son propre libre arbitre, confronté à l’absence de cette « voix qui, sans équivoque, lui montrerait le chemin à suivre[37] ». L’ouvrage de Laure Conan possède cette dualité qui fait sentir la « voix » de la religion et rappelle le droit chemin, pour toutefois s’en éloigner promptement. Ou plutôt, Angéline, elle, s’en éloigne. Elle sait ce qu’elle devrait faire, mais, orgueilleuse, elle y renonce, et à chaque nouvelle entrée de ses « feuilles détachées » choisit de persister. Le roman n’est toutefois pas le récit d’une défaite, mais d’une épreuve, et pour le dire avec Pierre-Joseph-Olivier Chauveau :

Job, que notre auteur cite quelquefois, n’est pas toujours tendre ; il se permet des imprécations qui, isolées de son oeuvre sublime, ne seraient pas jugées très édifiantes. Angéline de Montbrun ne va pas si loin ; mais elle a d’amères paroles, d’injustes reproches, qui sont dans la nature de l’âme humaine, qui donnent un cachet de vérité ou du moins de vraisemblance à ce qu’elle écrit. L’idée religieuse n’en a que plus de mérite à triompher dans ces conditions[38].

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Le premier livre de Laure Conan n’est pas un roman à thèse, montrant le triomphe de la religion par le récit de personnages et l’émergence d’une héroïne qui se soumettent finalement aux leçons de la loi chrétienne. Ici, l’histoire suit le parcours inverse. Elle fait voir l’ubiquité du Tout-Puissant, alors que tous les proches de Charles de Montbrun — Angéline, Mina, Maurice et même Véronique Désileux, Marc et les autres — « vi[vaient] en lui un peu comme les saints vivent en Dieu » (AM, 142), pour ensuite montrer un monde sans lui, sans la présence tangible de ce père, du Père. Dans ce roman, le conflit moral prend le pas sur l’action. Conséquemment, la trame diégétique paraît étouffée par de nombreux rappels à la religion, aux sentiments moraux, et à un mode de lecture symbolique inspiré de l’allégorèse. Parallèlement, l’abandon de la thèse et d’un schéma narratif plus traditionnel permet à la thématique religieuse de révéler l’émergence d’une héroïne complexe, problématique, chrétienne certes, mais une chrétienne en situation de crise. Selon Gilles Marcotte, Angéline de Montbrun est le premier personnage de roman féminin du Canada français[39]. Mais si le roman est double, « né dans sa propre négation[40] », son héroïne l’est également. Elle s’élève à la fois au rang de modèle de piété féminine, à l’instar des nombreuses figures littéraires auxquelles l’orpheline se compare, et du même coup réalise le type même du héros moderne, cet antihéros qui se distingue par ses égarements, sa faiblesse, son inaction. Angéline, malgré sa foi, son éducation, sa société, fait montre de libre arbitre par rapport aux diktats de la religion et se questionne sur ses croyances, sur la manière de les appliquer à sa propre vie ; elle remplit le rôle de confesseur aussi bien que de confessée. Cette auto-exploration est rendue possible grâce au soutien de la littérature, et de la littérature d’inspiration religieuse tout spécialement. Ainsi, celle qui n’a « jamais lu de roman » (AM, 144), et qui « ne s’inquiète [donc] pas des larmes » versées en écrivant ses propres doutes, réalise un roman qui en fera pleurer d’autres ; un roman malsain selon certains, édifiant selon d’autres, mais un roman néanmoins, littéraire et religieux.