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Ceux qui ont lu Marie-Ève Thérenty, Micheline Cambron et Guillaume Pinson savent que la presse et la littérature ont non seulement profité de nombreuses zones de contact au xixe siècle, mais qu’elles se sont aussi et surtout influencées. Rythme, posture, ton, fiction : c’est au sein de cette même culture médiatique qu’elles se sont développées, conjointement, s’empruntant forme et fond. Cela va presque de soi quand on pense à la littérature bas-canadienne : au xixe siècle, cette dernière est-elle ailleurs que dans les colonnes des journaux, juste avant un extrait du traité d’agriculture de Joseph Perrault ou de la Revue encyclopédique sur le moyen de préserver les grains et le pain des souris ? J’en choquerai encore plusieurs — mais pas L’Oreille tendue[1], par contre, qui est dans mon équipe : Arthur Buies, le meilleur écrivain canadien-français du xixe siècle, est d’abord et avant tout le rédacteur de La Lanterne, journal qu’il a tenu à bout de bras, seul, pendant une année. Il est aussi ce chroniqueur, au Pays, au National et ailleurs, longtemps dévalorisé au sein d’une histoire littéraire obnubilée par les genres canoniques et dépréciant, comme l’avait vu François Ricard, le divertissement et la légèreté de la chronique.

Évidemment, quand on tient pour acquis que la littérature canadienne-française s’est autonomisée quelque part au début du xxe siècle, qu’elle a bien dû se dégager des circonstances et du quotidien, des combats politiques, des idéologies, il est normal de croire que le journal perd de son importance comme ancrage littéraire. Sans compter que les journaux de combat, aiguillons multiples, ont le plus souvent cédé le pas à une presse d’information à grand tirage à la fin du xixe et au début du xxe siècle. Après l’époque épique d’Olivar Asselin et Jules Fournier, le journaliste vivait plutôt sa vie d’écrivain ailleurs que dans son journal. On dira par exemple que Gérald Godin était journaliste à Québec-Presse ou au Nouvelliste, et qu’il était poète. Poésie et journalisme ont été deux sphères distinctes de sa vie. Au mieux, on peut imaginer que les reportages du journaliste-écrivain ont été des brouillons d’oeuvres à venir.

Mais sortons donc de la circonscription de Mercier et parlons de Charlotte Biron. L’étudiante au doctorat à l’Université Laval et à l’Université Paul-Valéry propose une autre vision des choses quant aux rapports entre journalisme et littérature. Son ouvrage, Mavis Gallant et Gabrielle Roy, journalistes[2], Prix de la recherche émergente du CRILCQ 2014, épate. Après avoir lu récemment l’ouvrage de Rachel Nadon paru chez Nota bene, La résistance en héritage. Le discours culturel des essayistes de Liberté (2006-2011)[3], aussi tiré d’un mémoire de maîtrise, j’en viens à être jaloux de leurs directeurs respectifs et particulièrement enthousiaste face à ce qui s’en vient pour les études québécoises.

Charlotte Biron s’attache donc à deux cas majeurs : Gabrielle Roy, journaliste au Bulletin des agriculteurs, et Mavis Gallant, journaliste au Standard. Et comme chez Marie-Ève Thérenty, que l’auteure cite volontiers (tout en étant consciente du caractère américain du parcours des deux romancières), les zones d’influence sont manifestes entre le roman et le reportage : l’hypothèse de l’étude de Biron « tient à un double déplacement : un premier déplacement dans le monde, corps à corps avec le réel, et un second déplacement textuel, résultat de leur propre subjectivité, de leur manière de fabriquer un reportage ou une feature story à partir des faits, des événements, des noms et des lieux » (13). En bref, « les articles de Gallant et de Roy ne sont ni des “brouillons” de l’oeuvre à venir ni les produits indifférenciés du journalisme. Ils incarnent le point de départ de l’écriture de deux grandes plumes du Québec et du Canada » (13). Leurs textes journalistiques du début des années 1940 valent par eux-mêmes et pour eux-mêmes : voilà qui contribue à désenclaver les genres mineurs, à remettre de nouveau en question le canon. Le travail de Charlotte Biron permet du même coup de mieux voir à l’oeuvre l’émergence culturelle des femmes au Canada français, les stratégies pour passer de la sphère privée à la sphère publique, ce que les travaux récents de Mylène Bédard sur les femmes patriotes (1830-1840), par exemple, ont contribué à mettre en relief. On s’étonnera tout de même de l’absence de références aux travaux de Chantal Savoie dans l’ouvrage de Charlotte Biron, engendrant une sorte de hiatus dans son survol des figures journalistiques féminines (22).

Autre aspect à noter, qui témoigne, mine de rien, de l’évolution des rapports des études québécoises avec la littérature anglo-québécoise : la dualité linguistique des deux romancières, analysées du même souffle. Celles-ci sont aussi à cheval sur plusieurs mondes et cultures, ce que d’aucuns appellent le Canada. Charlotte Biron le dit bien à propos de Roy et de Gallant : « Leurs articles exposent et défont tout à la fois les barrières linguistiques et culturelles entre les “deux solitudes” dans un geste d’appropriation global que seules peut-être une Franco-Manitobaine et une Anglo-Québécoise pouvaient accomplir. » (97) Peut-être, oui. Ce n’est pas sûr, mais on peut l’imaginer.

Enfin, il faut noter la justesse de l’analyse de Charlotte Biron. Je retiens notamment ces quelques mots, témoignant d’une sensibilité qui cherche et trouve : « C’est bien ce franchissement de la distance, de la route soumise au vent et à la pluie jusqu’à la maison hospitalière, de soi vers l’autre, qui caractérise le rapport à l’altérité chez la journaliste. » (89) Et de la romancière, comprend-on. Gabrielle Roy a su construire sa propre écologie du réel. Charlotte Biron nous le montre éloquemment, tout comme pour Mavis Gallant.

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C’est aussi ce réel, qui est à la mode ce printemps, que Mathieu Arsenault cherche dans son plus récent ouvrage. Il le fait en jouant avec son iPhone, assis dans des bars qui n’ont pas toujours le chic de la Buvette chez Simone. Le guide des bars et pubs de Saguenay[4], dont la longueur se rapproche dangereusement de celle du haïku, a une identité générique bicéphale : essai-poèmes. Comme le dit L’Oreille tendue, surreprésentée dans cette chronique :

En page de gauche, un essai sur la façon de saisir le réel aujourd’hui

En page de droite, des poèmes, sans ponctuation ni majuscule. Chacun est coiffé d’un titre, en l’occurrence le nom d’un bar, d’un pub ou d’un club[5].

C’est comme ça pendant cinquante et une pages. On chasse le réel.

Pendant un mois de résidence d’artiste au centre Bang de Chicoutimi, en septembre 2014, Mathieu Arsenault a occupé ses soirées par une tournée des bars de la ville de Saguenay — moins La Baie, trop loin à pied. Il refera l’expérience à Rimouski, quelque temps plus tard. Mais, c’est dans cette ville de Saguenay, où l’on parle de tuer (l’orignal et le temps), qu’Arsenault repense naturellement à La bête lumineuse de Pierre Perrault. Entre Les raquetteurs (1958) et le film de 1982, le cinéma direct est devenu difficile, voire impossible à faire : « Quand le sujet filmé est conscient que son image est captée et qu’elle va circuler, il perd sa candeur et se met à résister de toutes les manières possibles. Il cherche à contrôler sa représentation. » (20) Stéphane-Albert, le professeur de littérature mal adapté à la réalité de la chasse (soyons poli), se met dans La bête lumineuse à jouer un personnage caricatural, érotisant l’arc, palabrant avec le jardinier Maurice (qui a voyagé d’un film de l’ONF à l’autre), écrivant ses poèmes sur des bouts de cartons de cigarettes et de chocolat (« le papier même de notre aliénation », dit-il dans le film). Mais est-ce vraiment la caméra qui fait de lui un « poète si stéréotypé » (20) ? Ça reste à voir. Il n’empêche que, pour Arsenault, l’accès au réel ne passe plus par la caméra du cinéaste ou par celle du photographe. C’est désormais à partir du téléphone, assis au bar, que l’on peut noter la vie des hommes et des femmes de Saguenay, avoir « accès au réel ordinaire » (26). On reconnaît là, au passage, la vision qu’Arsenault a des nouvelles technologies : contrairement à ceux qui s’inquiètent de l’inculture généralisée et de la disparition de la culture occidentale (d’une minute à l’autre, j’imagine), l’essayiste montre bien que les médias sociaux engendrent un « contact quotidien avec l’écriture », « l’intuition de l’archive, l’intuition d’écrire dans ce minuscule décalage par rapport au hic et nunc qui est à la source de toute conscience historique[6] ». C’est encore au coeur de ce décalage qu’Arsenault s’installe, conscient des autres et conscient de lui-même — tout en s’effaçant derrière sa bière. Les notes prises sur son iPhone sont des vers qui seront, à terme, jetés sur la page de droite. L’auteur évitera ainsi de plaquer sur la clientèle des vingt-cinq bars et pubs qu’il a fréquentés ce qu’il appelle des « tropes d’existence », c’est-à-dire des récits qui expliqueraient ces destins à peine entrevus. Arsenault sait pourtant qu’on n’en sort jamais. Que les tropes reviennent, vaille que vaille. Ce n’est qu’à la fin, constatant que ces poèmes ne sont pas plus près du réel que ceux d’un autre, que l’auteur fait bifurquer l’essai. Sorte de palinodie ? Je ne sais trop, mais au départ, on pouvait croire que Mathieu Arsenault accordait au cinéma direct une capacité hypertrophiée de saisir le réel ordinaire. Pourtant, Grand Louis, dans Pour la suite du monde, n’est pas si différent de Stéphane-Albert dans La bête lumineuse : les deux savent bien comment jouer leurs rôles respectifs. Sans compter que Pierre Perrault n’hésitait pas à créer des rencontres « fortuites » sur L’Isle-aux-Coudres, pour que l’intrigue se construise d’« elle-même ». Et cette image de la « cueillette » de l’eau de Pâques, dans le film, n’a-t-elle pas été tournée après coup, sur le bord d’un petit ruisseau près des studios de l’ONF, à Ville Saint-Laurent ? Mathieu Arsenault sait probablement tout cela. Il en conviendra, montrant finalement que le réel brut n’a jamais été touché du doigt par Pierre Perrault, pas davantage que par tout autre réalisateur de l’ONF. Mais, pour le dire, il aura sans doute fallu tenter l’expérience du réel auparavant :

Si le réel ordinaire se dérobe à la captation, le téléphone-carnet nous donne la possibilité d’en faire l’expérience singulière mais, pour qu’elle puisse se produire, il faut accepter que cette notation in situ et les poèmes qui en résultent n’en transmettront rien. Ce n’est en effet qu’au prix de ce travail d’écriture perdu d’avance qu’on atteint cet état où on devient soi-même l’étranger dans un lieu public et qu’on parvient à cette vision périphérique capable de percevoir les multiplicités constituées de tout ce qui émerge du réel ordinaire.

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Atteinte du réel ou pas, il y aura tout de même des poèmes, sur la page de droite. C’est ce qui importe, au fond. Par exemple, « Bar de l’hôtel Rimouski » :

le sang pisse et les corps tombent en convulsions

à tva sports

take my breath away succède à enya

et michel faubert attend son lift

reste tout seul au comptoir

quand la barmaid part combler le vide

laissé par la scène du salon du livre

qu’on vient tout juste de démonter

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Difficile d’en être sûr, parce qu’il est mort depuis cent quinze ans ; n’empêche que j’ai l’impression qu’Arthur Buies retiendrait, aujourd’hui, des aspects semblables du réel s’il séjournait de nouveau en été, dans le Bas-du-Fleuve. Mais ce n’est qu’une impression de littéraire, bien évidemment.