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La littérature canadienne-française aborde la Deuxième Guerre mondiale a posteriori ; elle se l’approprie et se la représente certes, après coup, avec Gabrielle Roy en 1945, puis avec Jean-Jules Richard en 1948, mais le drame de la guerre ne suscite pas de stylisation littéraire de ce qui se vit de ce côté-ci de l’Atlantique. Il faudra bien, un jour, s’expliquer la chose, comprendre pourquoi la fiction ne semblait pas donner prise sur l’événement, sur les événements, comment ceux-ci n’ont pas dramatisé le quotidien au point de dérouter des écrivains. Combattants et non-combattants ont donc laissé la guerre se terminer avant de se la représenter dans la fiction ou dans les journaux et souvenirs publiés par la suite.

Pour qui veut parler de la guerre au moment où elle se déroule, il y a ample matière sur le plan culturel, à condition que l’on s’arrache d’une gangue d’idées reçues et que l’on regarde au-delà du miroir éblouissant de l’omniprésente conscription. Prendre ses distances à l’égard des clichés, c’est accepter de reconnaître que le conflit est ailleurs, un peu loin, géographiquement et culturellement ; non pas pour chercher quelque argument politique en faveur d’un abstentionnisme, mais pour éviter de laisser l’histoire du Québec d’alors se faire submerger par celle de la France déroutée et combattante. Regarder autrement, c’est admettre que, de ce côté-ci de l’Atlantique, la guerre est un moment de prospérité économique, même si la jouissance de la prospérité est différée. C’est reconnaître qu’un travail de création artistique a, ici même, une puissance de « libération » tant l’effervescence culturelle s’impose lorsqu’on l’identifie.

Reconstituer la trajectoire du père Couturier à Montréal durant la guerre, c’est reproduire ce qu’on a fait pour les exilés français à New York et c’est aussi, du coup, souligner ce dont Jean Le Moyne convient dans l’immédiat après-guerre avec les historiens de l’art. Au Canada français, l’innovation culturelle que provoque la guerre est artistique plus que littéraire.

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C’est d’une importance extrême pour le Canada que vous puissiez y dire ces vérités, y porter ce ferment. C’est de l’action apostolique par excellence. Et c’est votre privilège que vous puissiez leur faire entendre tout cela sans les blesser, c’est une véritable bénédiction [1].

Ce commentaire de Maritain au père Couturier résume bien la signification de l’activité de celui-ci à Montréal et à Québec durant la guerre. La lettre même indique une communauté d’esprit entre le philosophe et le dominicain, le philosophe étant familier avec le Canada français depuis 1934 et le dominicain ajoutant son savoir et son expérience à ceux d’autres confrères dominicains canadiens et français, soucieux de l’avancement spirituel et intellectuel du Canada français [2].

Le commentaire de Maritain est fait à l’occasion de la publication aux nouvelles Éditions de l’Arbre d’un recueil de textes du père Couturier, Art et catholicisme, signe de l’activité éditoriale canadienne-française exceptionnelle du temps de la guerre.

Outre la composante catholique du propos — « action apostolique », « bénédiction » —, le vocabulaire toujours choisi de Maritain décrit judicieusement le milieu et l’époque. Maritain, qui connaît bien son monde, évoque des « vérités » nouvelles qui seront un « ferment » à action plus ou moins lente parce qu’il sait l’orthodoxie chatouilleuse de la hiérarchie catholique. Ces « vérités » à propos de la France, de l’art religieux et de l’art moderne risqueraient en effet de « blesser » si ce n’était le « privilège » du doigté d’un clerc capable de dédouaner une audace.

Les séjours du père Couturier au Canada français s’inscrivent à la fois dans cette culture de la guerre que personnifient les artistes, les universitaires, les écrivains en exil et dont New York est alors le centre, ainsi que dans cette panoplie d’activités culturelles et intellectuelles au Canada français qui font voir qu’en Amérique du Nord, non seulement la guerre a une réalité bien différente de celle du front européen, mais qu’elle est même l’occasion d’un développement culturel inédit et d’une effervescence intellectuelle dont on n’a pas véritablement pris la mesure.

Marie-Alain Couturier, un parcours inédit (1897-1940)

Né dans un milieu bourgeois de Montbrison le 15 novembre 1897, Pierre-Charles-Marie Couturier participe aux combats durant la Première Guerre mondiale ; c’est à son retour qu’il s’intéresse aux beaux-arts. En 1919, il se joint aux fondateurs des Ateliers d’art sacré, Maurice Denis et George Desvallières, et ce n’est qu’en 1925 qu’il reçoit l’habit dominicain et le prénom de Marie-Alain. Ordonné en juillet 1930, il s’était distancié de L’Action française lors de la condamnation de la revue en 1926 [3]. C’est à cette époque, et plus particulièrement vers 1928, que Paul-Émile Borduas travaille avec Pierre Dubois dans la Meuse et entend peut-être parler des Ateliers d’art sacré [4].

Signe de son engagement artistique dans sa vocation dominicaine, Couturier codirige, à compter de janvier 1936, la revue L’Art sacré avec le père Régamey. C’est la guerre qui le surprend en Amérique, où il s’établit du 8 janvier 1940 au 30 août 1945. Son pied-à-terre est aux États-Unis, mais il effectue de fréquents séjours à Montréal et à Québec, faisant l’expérience, peu enthousiasmante, d’un enseignement à l’École des Beaux-Arts, dirigée par Charles Maillard, et celle, plus positive, d’un enseignement à l’École du meuble, dirigée par Jean-Marie Gauvreau et où enseignent aussi Paul-Émile Borduas et l’historien et critique d’art Maurice Gagnon [5].

Le réseau du père Couturier : les amis français

En l’espace de cinq ans, le père Couturier se crée un réseau de contacts qui fournit un bon index des lieux de changements qui s’opèrent alors au Canada français. Son réseau français compte Jacques Maritain, Henri Laugier et Élisabeth de Miribel. Ancien de L’Action française, Couturier connaît Maritain et ses positions depuis au moins 1926. Si l’on se fie, comme on le verra, à la récurrence chez Couturier de l’idée de la primauté du spirituel et à sa promotion d’un retour à l’esprit du Moyen Âge, il paraît évident qu’il connaît Humanisme intégral [6] du philosophe néothomiste. C’est donc spontanément que, à son arrivée en Amérique, comme Maritain, il « apprend à regarder » et, s’il n’est pas attiré par « la civilisation américaine », il est « passionnément intéressé par tous les problèmes qu’elle pose [7] ». Il ne met guère de temps à prendre note des « querelles de boutique » locales ; le passage de Jules Romains à Montréal (« qui fait un pétard du diable ») lui fait voir que celui-ci est « mal entouré » d’une « petite bande d’anticléricaux sans vraie grandeur [8] ». De Chicago, Maritain lui répond immédiatement : « Malgré les conflits de boutique, je suis sûr que vous découvrez au Canada beaucoup de choses intéressantes et beaucoup de bien à faire. Mais je ne crois pas qu’il y ait là la même soif [qu’à New York]. Voyez-vous un peu les garçons de La Relève [9] ? »

Couturier continue d’apprendre à regarder, de se laisser pénétrer de l’esprit des lieux et fait part à Maritain de son intuition d’un « pays où il y a tant d’âmes, plus ou moins consciemment avides de libération [10] ».

L’esprit de Maritain est toujours présent dans l’ouvrage que Couturier consacre à Marcel Parizeau au moment de son départ du Canada. La valorisation du Moyen Âge et des abbayes romanes tout comme le rappel de la verticalité — ce qui s’élève vers le ciel — lui font conclure que le problème de l’architecture est un problème spirituel [11].

En plus de la correspondance, les agendas du père Couturier permettent d’identifier ses réseaux et la récurrence de certaines visites faites à des connaissances ou à des amis [12]. Henri Laugier, auquel il rend visite treize fois, est de ceux-là. Physiologiste d’envergure, Laugier se retrouve à Londres en juin 1940 et reçoit du général de Gaulle une mission qui l’amène à Montréal, où il sera professeur de physiologie générale à l’Université de Montréal durant trois ans. Gravitant dans les milieux de la France libre à New York et à Montréal, il dirige aux Éditions de l’Arbre une collection intitulée « France forever », qui sera, avec ses douze titres de 1942 à 1945, le signe le plus manifeste de la contribution de l’édition montréalaise à l’effort de guerre [13]. Amateur d’art moderne et ami de Picasso, Laugier assiste, à l’hiver 1940, à une conférence du père Couturier, dont il admire immédiatement le courage dans le milieu « authentiquement conservateur » que les deux concitoyens en exil découvrent. À la fin de la conférence, il pose au père Couturier une question qui sera la flamme de leur profonde amitié et à laquelle Couturier tentera de répondre au fil des ans :

Comment expliquez-vous que l’élite cultivée ait en général une connaissance réelle des manifestations d’avant-garde les plus militantes, et pour elles un goût marqué, dans la littérature, la poésie et la musique, alors que le divorce est quasi total, à de très rares exceptions près, entre ce public cultivé et la peinture moderne [14] ?

Avec Marthe Simard et Auguste Viatte à Québec, Élisabeth de Miribel est la cheville ouvrière de la France libre au Canada français. Couturier rencontre fréquemment cette déléguée du général de Gaulle au Canada [15]. Assez près de cette femme remarquable, Couturier l’appuie et l’encourage à être fidèle à sa solitude [16]. Élisabeth de Miribel est le rappel constant de l’engagement du père Couturier dans la France libre, qui prend aussi la forme de visites à l’amiral d’Argenlieu et au colonel Georges Vanier [17]. Cet engagement est porté par une certaine vision de la France qui lui fait souligner en août 1940, à propos de la liberté et de l’Église de France, cette « corruption de l’autorité spirituelle par son extension abusive à des domaines qui ne relèvent pas d’elle [18] ». Le dominicain perçoit la durable existence de deux France dans la mentalité canadienne-française ; il sent partout des « malentendus » à propos du sens que doit prendre « la fidélité à la France » et est d’avis qu’il « faudrait pouvoir s’expliquer [19] » cet attrait pour la France d’avant 1789. Bien des fidélités lui paraissent devoir être calibrées : l’idée que l’Église ait droit à un respect absolu « ne doit jamais servir à couvrir entièrement l’action politique ou privée des hommes d’Église et des fidèles [20] ». Être fidèle à la France, c’est « être fidèle à cet instinct-là de justice et de liberté, à cet esprit-là contradictoire, incommode, insupportable à certains [21] […] ».

Une constellation amicale canadienne-française

Le réseau canadien-français du père Couturier comprend des mécènes et des appuis gouvernementaux. C’est le cas de Blanche Dunn, qui apparaît treize fois à l’agenda, mais à propos de laquelle nous n’avons rien trouvé. À quatre occasions notées, le père Couturier rend visite à madame Thibaudeau, épouse d’un riche homme d’affaires et proche de Gilson et de Maritain, tandis qu’à au moins six occasions, il voit Jean Bruchési, sous-ministre au Secrétariat provincial, sorte de proto-ministère des Affaires culturelles. La peintre Louise Gadbois sera la grande amie du père et une collaboratrice constante [22].

Sa fréquentation des peintres — Borduas, Alfred Pellan (sept entrées à l’agenda chacun) —, du directeur de l’École du meuble, Jean-Marie Gauvreau (neuf entrées), de l’architecte Marcel Parizeau (sept entrées), de Maurice Gagnon (cinq entrées), des gens de La Nouvelle Relève et de l’éditeur Claude Hurtubise (trois entrées), sans compter leurs rencontres dans des expositions, permet de croire que les idées du père Couturier circulent déjà auprès de ces créateurs au moment où la première exposition « Oeuvres surréalistes de Borduas » a lieu à l’Ermitage, au printemps 1942, et bien avant que Refus global ne soit publié en août 1948.

De tous les peintres qu’il fréquente, John Lyman est celui dont le nom apparaît le plus souvent (quinze fois) à son agenda. De celui qui avait fondé la Société d’art contemporain en janvier 1939, il dira en 1945 :

Il a maintenu ici, presque seul, l’esprit et la tradition de l’art indépendant, sans fléchissement, sans compromission. Il a été en France l’élève de Matisse. Revenu au Canada, il a fondé une « Société d’art contemporain » qui groupe les meilleurs artistes. Par l’ascendant de son esprit, par l’intégrité de son caractère, il exerce parmi les artistes une très profonde influence.

DAV, 238

Couturier dira dès le printemps 1941 qu’il a « livré ici de belles batailles, côte à côte avec de bons et vrais amis : la vie finit par être partout pareille [23] ».

Un art chrétien, un art vivant

L’intérêt que porte déjà Couturier à l’art sacré attire son attention sur l’art religieux au Canada français et, très tôt, il entend susciter les « commencements d’une renaissance de l’art religieux [24] ». Il écrit à son frère :

Mais ici la situation est très particulière. Toute la masse du peuple est chrétienne. Il n’y a cependant jamais eu d’art dans ce pays longtemps privé de ses élites et dont toute la vitalité s’est employée à se maintenir et à regagner du terrain sur ses vainqueurs. Aujourd’hui où tout est fini, c’est le sens d’une vraie culture chrétienne qu’il faut travailler [25].

Pour le père Couturier, l’art sacré couvre tout le domaine de l’architecture des églises et des monastères, y compris leur décoration intérieure — les vitraux, la statuaire et les ornements liturgiques.

Dans le cadre de l’Institut scientifique franco-canadien animé par le philosophe Étienne Gilson, Couturier donne deux conférences à l’Université de Montréal, les 3 et 10 mai 1940. La première est intitulée « Un art religieux canadien est-il possible ? Les problèmes » et la seconde « Les possibilités de solution ». Le conférencier fait le constat d’un art chrétien décadent et de la possibilité de sa renaissance, et pose le problème plus général de « l’art chrétien dans le monde moderne [26] ». Le dominicain, qui pense toujours rejoindre la France, est conscient du moment :

Il s’agit de savoir si, même en temps de guerre, les choses dont nous nous occupons méritent qu’on s’en occupe — si les problèmes que j’ai posés devant vous sont de vrais problèmes et méritent qu’on s’y arrête, même quand il y a des gens, qui sont nos amis et nos frères, qui se font tuer, et si ces problèmes appartiennent précisément à un certain ordre de choses, et s’ils supposent une certaine conception de la vie et de la pensée humaines, qui sont précisément les choses et les conceptions pour lesquelles, par-dessus toutes les combinaisons et tous les intérêts politiques, nos frères et nos amis se battent [27].

Il est aussi conscient des clans : « Je tiens à vous dire aussi autre chose : je me suis aperçu de certains clans […]. Mais je suis ici parce que je suis libre, j’apporte, comme disait Lacordaire, une certaine liberté : ce que je puis vous apporter de meilleur, c’est cette liberté, une entière liberté de pensée et de parole [28]. » Déplorant qu’on se contente d’aller dans les maisons de commerce spécialisées « sans inquiétudes et sans problèmes » et qu’on achète des statues ou des tableaux d’autel comme on commande des radiateurs ou des parquets, le dominicain est d’avis que l’art religieux a atteint « un degré de médiocrité et de bêtise artistiques proprement scandaleux » et il observe « un fait brutal : tout ce qui est ancien, de quelque style que ce soit est admirable ou du moins charmant, émouvant, et tout ce qui date de moins de cent ans est vulgaire, prétentieux, sans âme [29] ». Le conférencier donne déjà la mesure de son questionnement :

Comment ce clergé, par ailleurs fervent et dévoué, comment ces catholiques, sincères et capables de sacrifices, peuvent-ils aimer, goûter de telles choses ? Comment ne voient-ils pas la nullité, la niaiserie de tout ce qu’ils mettent dans leurs églises ? À quel état d’âme, à quel état de coeur cela répond-il donc en eux [30] ?

Cette décadence de l’art religieux, signe d’une décadence plus globale de la civilisation chrétienne, s’explique depuis le xviiie siècle par une triple dissociation : « séparation des artistes et du grand public ; séparation des artistes et des milieux officiels ; et, dans l’oeuvre d’art elle-même, dissociation de plus en plus profonde des éléments plastiques et du sujet représenté [31] ». Le résultat de ces processus fut d’éloigner les grands artistes des sujets religieux. La renaissance d’un art religieux se fera lorsque les artistes créeront « des oeuvres qui puissent être acceptées et aimées des fidèles [32] » et que le clergé et les fidèles sauront « discerner et vouloir des oeuvres d’art véritables [33] ». Elle s’est faite en France grâce « à ces petites équipes d’indépendants [34] » ; les Delacroix, Corot, Manet, Cézanne, Matisse ont rendu possibles les Denis et Desvallières, « et par eux la renaissance de l’art chrétien [35] ». Il y a toutefois un prix à cette renaissance, une obligation d’être à jour : « Car pour qu’il y ait un art chrétien dans un pays, il faut d’abord qu’il y ait dans ce pays un art vivant. Avec tout ce que cela comporte de liberté et de risques acceptés [36]. »

Conséquent avec lui-même, le père Couturier, le 15 mai de cette même année, va chez les hommes d’affaires pour leur faire comprendre l’utilité de l’artiste et discuter de ce qu’ils ont fait et pourraient faire pour le renouveau de l’art chrétien. Au Ritz-Carlton, devant le Club Kiwanis Saint-Laurent, le conférencier souligne que ce qui reste de l’empire de Byzance, ce sont des traces d’art et très peu d’économie. Il extrait d’un article du New York Times le plaidoyer d’un Américain qui montre que ce sont les artistes français qui, aujourd’hui, permettent de jeter des ponts entre l’Europe et l’Amérique et de créer une solidarité dont bénéficient aussi les hommes d’affaires du Canada français. Le père a son franc-parler, évoquant « la camelote » dans certaines églises et ces « grasses statues béates de plâtre colorié [37] ».

Couturier enfonce à nouveau le clou, mais en pointant plus clairement du doigt les vecteurs d’une renaissance. Il souligne « les dons natifs, les dons obstinés du peuple canadien-français [38] », ces dons encore vivants chez les artistes : « les peintures et les dessins d’enfants, dans ce pays, sont merveilleux. Parmi les jeunes élèves de Borduas, à Montréal, et de Lemieux, à Québec, il en est dont les oeuvres ont une force, une audace et une sûreté de goût qui nous font honte à nous tous, professeurs ou artistes d’un certain âge [39] ». Il faut donc sauver ces dons, « respecter ces sources vives », en commençant « par une réforme sévère des méthodes de formation des professeurs de dessin, laïcs ou religieux [40] ». Alors on pourrait refaire « dans ce pays chrétien un art chrétien : un art sans vulgarité et sans prétention et qui en même temps serait un art vivant [41] ».

À l’enseignement, aux conférences et aux relations, le père Couturier ajoute l’exposition comme moyen de communication. Il organise à l’École du meuble, du 31 mai au 8 juin 1941, une exposition d’artisanat religieux dont il préface le catalogue. Il y propose « d’échapper à la copie perpétuelle des styles du passé » (DAV, 251) et y décrit l’esprit évangélique en art chrétien comme « un art de grandeur et de vérité et non pas un art de luxe et d’ostentation » (DAV, 252). Il plaide à nouveau pour « un art religieux vivant » (DAV, 251) qui trouve ses sources dans une foi et des formes vivantes.

L’art moderne et les affranchissements requis

Parallèlement à la promotion d’une renaissance de l’art sacré, le père Couturier mène surtout une réflexion et un combat susceptibles de permettre l’enchâssement de l’art contemporain dans la pensée chrétienne. Ce faisant, il entreprend aussi, consciemment ou pas, de répondre à la question de son ami Laugier sur le divorce entre les élites et la peinture moderne.

Dans une conférence à l’École du meuble sur le divorce actuel entre le public et l’artiste, Couturier, présenté par Lyman, conteste d’abord le sens donné à la tradition en précisant qu’elle « n’est pas la conservation de poncifs reçus une fois pour toutes » ni la répétition de ce qui a été fait, des répétitions « vidées de ce qui faisait le prix du modèle [42] ». La transmission implique plutôt le mouvement, l’assimilation de ce qui est transmis.

Tout en le précisant et en l’approfondissant, il reprend un propos qu’il avait tenu devant les hommes d’affaires, celui des trois étapes d’affranchissement de l’art indépendant : de l’académie et de la bourgeoisie, du monde réel et de la représentation du monde extérieur, de l’intelligence pure en faveur de la spontanéité pure. Sa tâche est pédagogique : expliquer la peinture moderne à un public habitué à voir et à comprendre des tableaux qui font appel à la mémoire et non à la sensibilité de l’artiste ni à la leur. Du coup, il résume ce qu’est l’art moderne : pour « faire du moderne », il ne s’agit que d’être soi-même [43].

À nouveau, une exposition vient concrétiser le travail de Couturier et de ses amis. L’exposition de la peinture « indépendante » présentée à Québec, au palais Montcalm, du 26 avril au 3 mai 1941, et chez Morgan à Montréal, du 16 au 28 mai, sous le titre « Peinture moderne », est l’occasion, écrit Couturier dans la préface au catalogue, de retrouver au Canada français « les bienfaits de la liberté dans les arts » (DAV, 250) qu’il a connus en France. L’exposition permet le rappel d’un « affranchissement » : « Nous avons pu constater en Europe la stérilité des formules d’académie et la faillite totale des arts “officiels”, qu’ils soient fascistes, nazis ou staliniens. » (DAV, 250) Les visiteurs sont prévenus : « cet art, libre dans ses évocations et ses procédés d’expression, comporte [des] obstacles pour un public non préparé » (DAV, 250). Mais Couturier sait qu’« au-delà des premières barrières », cet art indépendant ouvre au public « des routes sans fin, des royaumes enchantés » (DAV, 250).

À Maritain, il confie que le projet a « fait un pétard du diable avant même d’avoir commencé : on [l]’accuse de démolir “l’enseignement des Beaux-Arts” dans la province de Québec — la politique s’en mêle, le gouvernement, mais pas encore les évêques [44] ! » C’est à ce moment que le père publie Art et catholicisme, dont l’avant-propos est éclairant ; l’auteur y fait allusion à

l’inquiétude née des malentendus qui ont depuis longtemps détaché le catholicisme des formes les plus caractérisées, et donc en un sens, les plus importantes de la vie moderne. [Il] enten[d] par là les formes par lesquelles cette vie s’est séparée du passé mais par lesquelles elle s’est pourtant renouvelée [45].

Rien de mieux pour illustrer l’affranchissement des artistes modernes que de prêcher par l’exemple. Le père Couturier, qui reconnaît avoir échoué dans son enseignement à l’École des Beaux-Arts l’année précédente, fait équipe avec Paul-Émile Borduas, Louise Gadbois, Éric Goldberg, John Lyman, Louis Muhlstock, Alfred Pellan, Goodridge Roberts, Jori Smith et Philip Surrey pour marquer, ici, l’affranchissement des artistes des académies. Dans une lettre à Charles Maillard, directeur de l’École, ces peintres affirment : « à mesure que nous avancions dans la connaissance de notre art, nous n’avons cessé de déplorer les méthodes d’enseignement de ces “Écoles” et […] il nous a fallu des années pour nous en dégager, pour en oublier les formules et les habitudes, pour nous en désintoxiquer ». Le dominicain en rajoute en rappelant que « les vrais Maîtres de l’art contemporain ont tous été étrangers à ces milieux-là [46] » ; à telle enseigne qu’on a vu, « d’année en année, tout ce qui compte quitter cette école et la renier [47] ».

Ce sont sans doute ses amitiés avec ces peintres anglo-montréalais qui l’ont amené à faire deux conférences en anglais en juillet 1941 à la suite desquelles il a reconnu « l’influence de Laugier » (DAV, 259). L’une portait sur l’idée « que l’on pouvait se consoler des ruptures de l’unité sociale du Moyen Âge, parce que ces systèmes étaient au point de départ du mouvement d’idées qui nous a donné “l’art abstrait” » ; l’autre sur le thème : « Is it possible with abstract art to keep the integrity of tradition [48] ? » (DAV, 259)

Développement de sa conférence de janvier 1941 sur « Le divorce entre le public et les artistes » et suite de sa réponse à la question de son ami Laugier, la conférence qu’il prononce à New York le 9 mars 1942, intitulée « Abstraction et humanisme », coïncide avec le premier tableau abstrait de Borduas, « Abstraction verte », de l’automne 1941. La référence à l’humanisme n’est pas sans parenté avec celui de Maritain, cet « humanisme intégral » que le philosophe-essayiste avait appliqué à la philosophie et à la pensée en octobre 1934, à Montréal, et qui deviendrait le titre de son ouvrage de 1936 [49].

La rupture de l’artiste avec son milieu social l’amène à refuser de faire quelque art « officiel ». Pour Couturier, l’art moderne promu et vécu par les artistes justifie que « le nom d’artistes indépendants [prenne] la valeur d’une définition » (DAV, 337).

La rupture de l’art lui-même avec la représentation du monde extérieur entraîne une nouvelle conception de l’art comme « expression du monde intérieur de l’artiste » (DAV, 337) et non plus du monde extérieur. Grâce à cette conception, « ce que les mots n’expliquent pas, ce que les raisonnements et les actions elles-mêmes n’arrivent pas à nous prouver, un peu de musique ou un peu de peinture nous le révèlent » (DAV, 338). C’est par cette voie qu’on atteint à l’humanisme :

Ce fond commun d’humanité, sans lequel il n’y aurait pas d’art humain et qui permet à une fugue de Bach ou à un thème grégorien, à une sculpture nègre ou à un archaïque grec de nous parler un langage que nous entendons à travers toutes les distances de l’époque ou du temps, ce fond commun d’humanité n’a que faire de ce monde extérieur, plein d’objets utiles ou plaisants.

DAV, 338

Il en est de même de la musique, qui instruit du fait que « pour atteindre ainsi par la beauté des formes le plus profond et le plus pur de nous-mêmes » (DAV, 338), nul besoin de faire usage des formes naturelles du monde extérieur. C’est l’art vivant ou indépendant qui a doté « la peinture des pouvoirs d’enchantement de la musique. Ce que la musique faisait avec des notes et des rythmes, [les peintres vivants] voulaient le faire avec des couleurs et des lignes, avec des formes dans la lumière et l’ombre. » (DAV, 339)

Pour que ce passage fût possible, « il fallait donner à l’esprit des pouvoirs et des libertés qui auraient l’amplitude en quelque sorte infinie de cet esprit lui-même, des libertés assez pures désormais pour être sans limites » (DAV, 339). Cet esprit de liberté, Couturier le trouve chez Rembrandt : « Ce qui m’émeut dans le regard immobile de ce vieil homme, c’est l’âme de Rembrandt qui vient affleurer à la surface de ces yeux sombres — et cette âme de Rembrandt, je la sens aussi bien dans ces grasses mains, qu’un peu de rouge esquisse à peine dans l’ombre » (DAV, 340) ; il le trouve aussi chez le douanier Rousseau : « ce sont les libertés qu’il prend avec la réalité qui nous révèlent notre propre royaume intérieur, qui nous font passer nos frontières, qui nous délivrent » (DAV, 340). L’évacuation de la nécessité traditionnelle du monde extérieur libère et confronte à l’innovation : « l’absence totale de représentation et donc la liberté totale de la beauté dans une oeuvre est une liberté infiniment précieuse » (DAV, 340). Cette conjugaison de la liberté et de la beauté constitue « un des moyens les plus sûrs d’élévation spirituelle et donc de libération » (DAV, 340-341). L’asservissement de la beauté « nous asservit et sa dégradation nous dégrade, ses compromissions nous compromettent » (DAV, 341). Ce projet est un nouveau projet colombien : « il est pour nous une Amérique nouvelle, la découverte d’une terre au-delà des mers. Avec tout renouvellement de l’art, un monde nouveau nous est donné […]. » (DAV, 341)

Dernière rupture qui rend l’abstraction possible et humaine, celle qui s’opère au coeur même de l’activité artistique et qui remet en cause « la régence, si souvent indiscrète, de la raison et de la volonté » (DAV, 343) au profit de l’inconscient : « En réalité, à peu près complètement soustrait au domaine et au pouvoir de la raison et de la volonté, ce qu’il y a en nous de plus pur et de plus précieux n’est ni libre ni conscient. Là sont les sources et les véritables lois de notre monde intérieur, notre vrai royaume […]. » (DAV, 343) Cette valorisation de l’individu est porteuse d’humanisme parce qu’elle montre une voie vers l’homme universel : « toute l’histoire de l’art moderne nous indique que ce ne sont pas les caractères les plus communs, les plus généraux, c’est au contraire le maximum de singularité qui permet d’atteindre par l’art la plus profonde et la plus constante humanité » (DAV, 344). Le conférencier le formule autrement : « En art, le vrai principe d’humanisme est une fidélité absolue à soi-même, au plus secret, au plus singulier de soi-même. C’est par ce qu’il y a en elle de plus individuel que l’oeuvre prend une valeur absolue et universelle. » (DAV, 344)

Cette démarche a un prix, celui du chemin à découvrir, de la démarche elle-même : « au croisement de certaines routes, dont nous ne savons jamais où elles vont et d’où elles viennent — sentiers enchantés qu’il n’est au pouvoir d’aucun homme de retrouver dès qu’il les a quittés » (DAV, 345). Cette voie est une ligne du risque : « Cette singularité de l’absolu indique immédiatement les risques et les prix de l’aventure : tous les ponts coupés derrière soi, presque pas de bagages, la solitude personnelle croissante [50]. » (DAV, 345)

Là où s’exprime la jeune peinture, Couturier est présent. C’est le cas à l’exposition des Sagittaires, qui se tient du 1er au 9 mai 1943. Dans ses propos lors du vernissage de cette exposition dont le critère d’admission était d’avoir moins de trente ans, Couturier célèbre la jeunesse, « pure et précieuse comme un diamant » et qui, plus qu’une réalité temporelle, « doit être une force spirituelle, une puissance de l’âme » (CH, 140). L’artiste doit aussi s’identifier à la liberté : « ce qui limite en lui et tue la liberté termine et tue la jeunesse » (CH, 140). Celui qui suscite une certaine critique du passé par sa valorisation de la peinture moderne propose aussi un nouveau rapport aux « maîtres » : « Les maîtres ne donnent pas de recettes, ils nous apprennent, au contraire, à les redouter et à les fuir : ils nous enseignent le courage, l’audace, le risque, la volonté d’une aventure sans limites. » (CH, 141) [51]

Un an plus tard, Couturier a l’audace de proposer des orientations à une véritable peinture canadienne ; la tâche était délicate dans une société où la religion et le nationalisme étaient traditionnellement les deux critères fondamentaux d’autodéfinition. Il demande d’abord si une peinture canadienne serait

une peinture dans laquelle la conception des formes plastiques elles-mêmes, le sens des valeurs des lignes, des couleurs en tant que telles (c’est-à-dire en tant que lignes, couleurs, etc.), seraient essentiellement modifiés, déterminés par les caractères ethniques et géographiques du pays et du peuple canadien, par ses traditions, ses convictions et ses moeurs. Le rouge, le bleu, le jaune, les traits et les valeurs du dessin ne seraient pas les mêmes au Canada qu’au-delà des frontières.

CH, 163

Il rappelle qu’il y a peu ou pas d’écoles nationales de peinture alors et que cela « tient, sans doute, à l’évolution générale des arts, qui par l’élimination progressive du “sujet” a de plus en plus ramené la peinture à ses caractères essentiels et communs » (CH, 164). Il existe à vrai dire une seule école, l’École de Paris, l’école française des Indépendants, qui est d’abord et avant tout « une réalité spirituelle » (CH, 165), « un certain esprit » (CH, 166). La « bonne peinture » au Canada est celle des peintres qui

relevaient et relèvent encore de l’esprit et de la vie qui régnaient à Paris. Ou pour parler plus exactement, c’est précisément parce qu’ils étaient fidèles à cet esprit et à cette vie qu’ils ont pu être indépendants, personnels, divers. Dans ce sens-là la bonne peinture, au Canada, c’est encore de la peinture de l’École de Paris.

CH, 167

On comprend qu’il ait eu la délicatesse d’ajouter : « Et honni soit qui mal y pense ! » (CH, 167) [52]

Au même moment, l’artiste Couturier peint au couvent dominicain de Québec une Pentecôte, rappel on ne peut plus symbolique du souffle de l’esprit.

Sa collaboration à un ouvrage collectif sur Fernand Léger au printemps 1945 tient à une circonstance, leur participation commune au jury du Grand Prix de la Peinture de la province de Québec en février 1945. Depuis 1943, Léger, qui est à New York, a une idée précise de l’ouvrage. Le peintre a fait une conférence à Montréal en 1943 et vient d’en faire une autre, en mai 1945, au moment où Fernand Léger. La forme humaine dans l’espace [53] paraît aux Éditions de l’Arbre. Léger a pris l’initiative de la publication, dont il confie la responsabilité éditoriale à Maurice Gagnon. Il écrit à celui-ci : « Le père Couturier. Je vais lui demander de parler du “vitrail” roman et gothique par rapport à ma couleur pure [54]. »

Poursuivant sa logique, le père Couturier use de sa liberté pour aborder un sujet plus large, « Léger et le Moyen Âge », dont le propos emprunte à l’idée catholique du temps d’un retour à l’esprit du Moyen Âge. Le dominicain cherche l’impression médiévale chez Léger : « Y a-t-il certains éléments essentiels qui seraient communs entre l’art spiritualiste du Moyen Âge et l’art d’un peintre dont l’oeuvre est strictement abstraite et s’est même constamment inspirée des formes les plus mécaniques de notre temps ? » (FHE, 17) Il lui faut alors composer avec la définition même de l’art moderne :

le caractère « religieux » d’une oeuvre ne tient pas nécessairement, ni même principalement à la représentation d’un sujet sacré, mais bien plus profondément, elle tient au caractère, à la qualité même des formes plastiques. Et cette « qualité-là » leur vient directement, spontanément, des dispositions intimes de l’esprit et du coeur — et non pas du sujet représenté ou de quelque formule plus ou moins hiératique. Car s’il n’en était ainsi, comment des arts qui n’impliquent pas représentation d’un sujet, comme la musique ou l’architecture, pourraient-ils être religieux et sacrés ?

FHE, 18-19  ; l’auteur souligne

À la différence de l’art réaliste réduit à l’ordre naturel, l’abstraction « réalisant un certain transfert de l’ordre naturel à l’ordre plastique fait déjà tomber des barrières, tranche des liens et confère ainsi à l’art abstrait une aptitude, une disposition réelle à cette “consécration“ qui, sous une forme ou sous une autre, est essentielle à tout art religieux » (FHE, 19). Tout comme chez les maîtres anonymes du Moyen Âge, la tâche du peintre moderne consiste à « soustraire les formes plastiques à l’instabilité perpétuelle du monde mouvant où nous vivons » (FHE, 21). Dès lors, « de telles oeuvres, si belles et si nobles qu’elles soient, sont actuellement purement “profanes”, mais […] elles ont, dès maintenant et du fait même de leur abstraction, tout ce qu’il faut pour pouvoir devenir “religieuses” » (FHE, 22).

En juin 1945, Couturier reprend ce propos sur « les virtualités religieuses de l’art abstrait [55] ». Empruntant à l’esthétique de la création de Maritain, il pose cette question : « En quoi l’imitation libre d’une opération divine est-elle moins religieuse que la copie servile de ses oeuvres [56] ? » Le dominicain estime effectivement que le naturalisme n’appelle pas le spirituel : « c’est l’art naturaliste, l’art réaliste qui, de soi, est antireligieux, alors que l’art abstrait, ayant coupé ces liens, participe déjà à une certaine liberté spirituelle, à un “détachement” qui le prédispose à ce transfert et à l’expression des réalités sacrées [57] ». En ce sens, « une oeuvre entièrement abstraite peut avoir une valeur profane ou une valeur religieuse, tout comme une peinture représentative [58] ».

On est alors au moment du débarquement de Normandie. Couturier boucle son expérience canadienne : il publie ses Chroniques en juillet 1945, son hommage à Marcel Parizeau, mort prématurément, la même année, et l’ouvrage sur Léger paraît. Il est de retour en France le 30 août 1945, deux mois avant la démission du directeur de l’École des Beaux-Arts, Charles Maillard, qui avait connu de sérieux démêlés avec les étudiants en juin, au moment de la conférence de Léger [59].

Un projet avorté d’exposition à Paris (1947)

À Paris, Jean-Paul Riopelle apprend que Breton projette une exposition surréaliste pour 1947. En contact avec le père Couturier, il sait que celui-ci envisage de faire un voyage au Canada en novembre 1947 pour préparer une exposition de peinture canadienne devant avoir lieu à Paris au début de 1948. Le projet achoppera pour différentes raisons circonstancielles : l’insistance de Jean Bruchési à imposer au père Couturier la codirection de l’exposition et le choix des exposants avec les directeurs des deux Écoles des Beaux-Arts du Québec ; l’oubli de Maurice Gagnon, que Couturier s’était adjoint, d’inclure John Lyman dans le projet ; puis les désistements successifs symptomatiquement reliés aux efforts du père Couturier pour spiritualiser l’art et l’art abstrait en particulier.

Riopelle est le premier à se désister : « étant donné la tension qui existe entre Breton et Couturier (ou tout autre moine), il est clair que les peintres qui exposeront avec Couturier se verront éliminés par Breton. Personnellement, sans l’ombre d’un doute, ma décision est prise, je m’oppose à ce que mes toiles, si toutefois il en choisissait, partent pour Paris [60] ». Riopelle doute aussi du succès d’une exposition officiellement organisée par un gouvernement.

Fernand Leduc, aussi à Paris, avalise la décision de Riopelle. Il écrit à Borduas en mars 1947 : « Ce qui est beaucoup plus clair et plus catégorique, c’est la position surréaliste au sujet de toute intervention cléricale (où qu’elle soit) autour des oeuvres. Le fait par exemple d’exposer dans une organisation à laquelle le père Couturier est mêlé est un acte d’apostasie surréaliste [61]. » En juillet, il réitère à Borduas sa décision de ne pas donner dans l’équivoque : « La religion s’avère le principal et le plus puissant ennemi à tout avancement de la pensée et par conséquent à l’émancipation de l’homme. Nous n’avons pas le droit de faire le jeu de ses représentants [62]. »

Borduas, qui, à Montréal, avait davantage fréquenté le père Couturier que Riopelle et Leduc, adhère au projet du dominicain, mais finit par se désister. La mort dans l’âme, sans doute, le père Couturier saborde son projet.

La reconnaissance de Couturier par les contemporains

Cet épisode d’un regard de Paris sur le père Couturier et du regard de peintres qui lui sont moins proches ne peut gommer la reconnaissance de son travail au Québec durant la guerre. Dans son ouvrage Sur un état actuel de la peinture canadienne [63] de 1945, Maurice Gagnon écrivait à propos de Léger et de Couturier :

Ces deux hommes ont été d’accord pour reconnaître la qualité de la peinture vivante au Canada, pour l’estimer la seule peinture canadienne, pour en admettre les transformations subites et étonnantes. Ils nous ont encouragés de leur présence, de leur action, de leur pensée. Ils nous ont aidés à tenir le coup contre les académismes qui sont aussi violents au Canada qu’ailleurs. Tous deux firent chez nous une oeuvre éminente. Ils ont eu de plus le mérite de risquer dans notre bataille quelque chose de leur ardeur et de leur prestige… Nous sommes et demeurons leurs obligés [64].

Dès 1943, au moment même de la présence de Couturier à Montréal, Borduas reconnaissait : « Ces dernières années, Montréal est devenue une ville intéressante. Plusieurs des réfugiés européens qui y sont venus vivre en ont considérablement relevé le niveau culturel. Je crois qu’on est mieux informé aujourd’hui dans les cercles artistiques et que de plus en plus les gens s’intéressent aux arts [65]. » Dans Refus global, Borduas situe dans son style contenu la place de Couturier dans l’aventure automatiste : « Le père infatigable organise deux expositions sensationnelles des “Indépendants”, l’une à Québec, l’autre chez Morgan. Les exposants sont recrutés au sein de la CAS [Contemporary Art Society]. Il multiplie les conférences, les articles de revues ; il publie Art et catholicisme. La glace est rompue [66]. »

Gabrielle Borduas, l’épouse de Paul-Émile Borduas, reconnaît une autre facette du travail du père Couturier :

Je viens vous remercier pour la paix que vous m’avez donnée quand je suis allée vous voir ; il y a des années que je ne l’avais plus. Ça m’a permis d’être plus en confiance, plus sereine ; je suis allée à confesse, et parce que vous, vous avez pris une certaine responsabilité à mon sujet, à notre sujet, en comprenant qu’il faille prendre tous les risques […] ; le père Régis n’aurait pas pu me dire une chose comme ça, j’en suis certaine maintenant, vous me permettez de vivre et de sauver tout [67].

La peintre Louise Gadbois, fidèle au travail de Couturier jusqu’à la mort de celui-ci, lui écrira en 1953 : « De plus en plus je réalise ce qu’ont été pour nous les années de guerre et leurs merveilleuses répercussions actuelles. Sans elles, ce désert serait inadmissible. Nous vous devons mer et monde [68]. »

À la suite du décès du père Couturier, le 9 février 1954, le père Albert-Marie Lemay d’Ottawa écrit au père Régamey, grand ami de Couturier. Son propos apporte un autre point de vue, indiquant peut-être que l’épisode de 1947 a fini par rattraper le dominicain : « C’est étonnant comme son séjour ici nous a peu marqués. On semble s’être employé, dans certains milieux, à le faire oublier. Je comprends pourquoi le père Couturier se montrait toujours réticent et même agacé, quand il nous arrivait de parler du Canada français [69]. »

Quant à Riopelle et à Claude Gauvreau, c’est à la guerre elle-même qu’ils attribuent la percée qui se fait en peinture. Ce dernier écrivait en 1969 dans « L’épopée automatiste vue par un cyclope » :

Le non-figuratif révolutionnaire naquit au milieu de la guerre […], laquelle, en dépit des tragédies atroces mondialement, fut bonne pour les jeunes intellectuels d’ici puisqu’elle nous permit de voir en abondance les chefs-d’oeuvre universels de toutes les époques et de toutes les disciplines chassés d’Europe par l’invasion nazie. Je me souviens d’une inoubliable exposition Van Gogh [70].

Conclusion

On sait, par la chronique du mouvement automatiste de François-Marc Gagnon et par les travaux de Jacques Michon sur l’édition en temps de guerre, l’intensité de la vie culturelle et intellectuelle durant cette période. Expositions, conférences, circulation de peintres et d’écrivains rappellent que, si, sur le plan économique, la guerre fut en Amérique une période de prospérité, elle fut aussi une période d’effervescence culturelle. L’analyse du passage du père Couturier permet de voir en action cette dynamique du milieu culturel. Déjà, Couturier publie aux Éditions de l’Arbre Art et catholicisme, Chroniques, Fernand Léger et Marcel Parizeau, et son bon ami Laugier y publie aussi deux titres. Conférences et livres du dominicain portent les idées et les valeurs pour lesquelles ses compatriotes et amis se battent sur le front européen, ce qu’il n’oublie pas de rappeler.

Près des amis de la France libre à Montréal et à Québec — de Miribel, Viatte —, Couturier ne manque aucune occasion de remettre en cause l’image de la « France éternelle » et pétainiste qui prévaut au Canada français, y préférant nettement celle d’une France acquise à la liberté. À cet égard, il diffuse la pensée de Maritain, convoquant l’idée de la primauté du spirituel en art, la promotion d’un retour à l’esprit humaniste du Moyen Âge et une esthétique de la création artistique à l’image de la création divine. Durant plus de dix ans, dans des circonstances différentes, les deux penseurs catholiques auront bien vu l’avidité de libération des Canadiens français.

Le projet de développer « le sens d’une vraie culture chrétienne », de jeter des ponts entre l’art moderne et l’art chrétien et de faire voir les « virtualités religieuses » de l’art abstrait l’invite à explorer un certain nombre d’idées qui deviendront dans l’après-guerre des épistémès, des idées récurrentes et qui seront autant de balises décisives dans l’affranchissement spirituel et intellectuel du Canada français. L’idée et la défense de la liberté d’abord, pour cet homme qui s’affiche comme homme libre et qui définit la liberté intérieure du peintre comme la voie d’une possible élévation spirituelle au sens le plus large du terme. Cette liberté des « Indépendants » motive la critique franche que fait Couturier, avec d’autres, de la formation artistique, de l’académisme de l’École des Beaux-Arts et de son directeur, Charles Maillard. Chez lui, les maîtres sont ceux qui dénoncent les poncifs de la tradition répétitive.

L’importance du sujet, valorisé depuis les années 1930, trouve un nouveau foyer dans la promotion de la démarche moderne qui consiste à être soi-même d’abord et avant tout, en misant sur l’expérience personnelle non plus seulement consciente mais aussi inconsciente. Cette audace porte un risque et comporte un prix, celui de la solitude. Mais c’est aussi cette singularité qui seule permet de rejoindre ce qu’il y a de commun avec l’humanité, ce qui est universel.

L’entreprise de spiritualisation de l’art, de mise en évidence des dimensions spirituelles de l’art abstrait témoigne du sens même de la démarche du père Couturier : faire valoir l’esprit qu’il donne symboliquement à voir dans sa murale sur la Pentecôte au couvent dominicain de Québec.

Liberté et esprit s’incarnent dans l’idée d’art moderne, d’art vivant — contrairement à un art passéiste, vidé de la vie. Cet art vivant et moderne, qui mise sur les formes et la couleur et qui n’a pas de sujet, complique manifestement son association à quelque forme de nationalisme ; c’est par la pratique d’un art vivant et moderne que le dialogue avec le contemporain peut devenir un dialogue international, une façon d’être soi en peignant à l’unisson du temps présent.

C’est l’apprentissage que font Pellan, Borduas, les jeunes peintres indépendants. Et on n’a pas manqué de voir et de souligner que le lexique de Couturier — « royaumes enchantés », « sentiers enchantés », « ponts coupés [71] » — rejoint souvent celui des premiers textes de Borduas et leurs variantes — « révision des comptes [72] », « secret d’une perpétuelle jeunesse [73] », « rupture totale [74] », « anti-académisme [75] ».

Si l’épisode de l’exposition avortée de 1947 fait voir les limites de cette spiritualisation originale de l’art abstrait par un dominicain, il n’empêche que le père Couturier aura fourni des visas ponctuels aux explorations artistiques cruciales du temps de la guerre et aura permis des affranchissements qui ne pouvaient pas ne pas devenir continuels.