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Pour son roman L’homme blanc [1], Perrine Leblanc a remporté le Grand Prix du livre de Montréal (2010), le Prix du Gouverneur général (2011), en plus de gagner le « Combat des livres 2011 » organisé par la radio de Radio-Canada. Rarement a-t-on vu, au cours des dernières années, un premier roman être encensé de telle façon par la critique et les jurys de prix littéraires. L’homme blanc raconte une histoire forte et dure qui commence en URSS durant les années 1930 et se termine dans la Russie des années 1990. C’est le récit de vie assez incroyable de Nicolas (Kolia), né dans un goulag sibérien, un homme « blanc » comme la couleur de sa peau et plus tard celle de son habit de clown, lui qui deviendra un artiste de cirque original mais taciturne. Si l’auteure déploie ses connaissances de l’univers historique et culturel qu’elle décrit — une assez longue note explicative à la fin de l’ouvrage en fait preuve —, elle maintient une certaine distance quant aux événements, refusant, par exemple, d’attribuer un nom au camp où le protagoniste a passé sa vie jusqu’à l’âge adulte. La narration, assez traditionnelle, impose également une distance. Ce monde implacable, violent, cruel et absurde n’est jamais présenté avec complaisance, et le pathos y occupe très peu de place.

Violée par un fonctionnaire, la mère de Kolia accouche alors qu’elle est internée dans un camp de la Russie extrême-orientale. Elle peut toutefois garder son enfant auprès d’elle, le nourrir et l’aimer. Dès le départ, on voit que se dessine l’idée d’un destin hors du commun pour son fils, Kolia : « Il était petit, maigre comme tous, mais sa résistance aux éléments et à la cruauté, surprenante chez un enfant né dans la pourriture humaine du camp, jouait en sa faveur dans ses rapports avec les autres. » (18) Malgré la mort de ses parents alors qu’il n’a que six ans, Kolia réussit à bien s’adapter à son environnement. Sa survie et ses progrès intellectuels réels sont dus à la présence dans le camp d’un homme qui agit comme mentor, protecteur et ami : le Suisse Ioussif. Ce dernier enseigne à Kolia le russe, le français, le calcul et lui montre comment survivre dans cet univers où les hommes sont impitoyables.

Libéré en août 1954, Kolia se retrouve à Moscou, mais ce n’est que sept ans plus tard, après avoir exercé plusieurs petits métiers, qu’il commence à s’entraîner pour devenir un artiste de cirque. Sa rencontre avec Pavel, qui l’initie à l’art du clown, est déterminante. À sa demande, Kolia se crée « un personnage de filou évidemment  […], un filou muet, à la peau blanche, comme Pavel » (82), son rôle étant de mettre en valeur les deux grands artistes que sont Pavel et surtout le grand Bounine. S’il retient de son maître un message essentiel — ne pas trop en faire —, Kolia se permet quelques numéros plus audacieux durant ses longues années de clown, dont celui de brûler des livres sur scène, des livres « blancs », non encore écrits. Pourquoi un autodafé de livres, même non écrits ? On peut y voir un clin d’oeil ironique à Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, que Kolia a reçu d’un ami à ses débuts au cirque, mais aucune justification n’est donnée et un certain mystère persiste. Kolia choisit de mettre fin à sa carrière en 1989, au moment où le régime communiste commence à montrer des signes d’effondrement. Il ne faut cependant pas tenter de tisser un lien quelconque entre l’univers romanesque et la vie politique : « Malgré la poussée du changement violemment apparente, l’actualité politique et sociale était pour eux comme une voix off. » (139) Cette phrase peut être comprise comme un commentaire indirect sur le roman lui-même, car jamais Perrine Leblanc ne fait passer les événements sociaux ou politiques au premier plan. Ce qui l’intéresse, c’est le parcours de Kolia, dont les pensées ou la vie intérieure nous restent presque toujours inconnues. Après sa retraite, il décide d’utiliser ses talents de prestidigitateur pour effectuer des vols à la tire, jusqu’à ce qu’on le surprenne, puis qu’on le condamne à la prison pour un an. Le portrait de Kolia à sa sortie de prison est éloquent : « Il avait cinquante-six ans, un dentier dans la bouche, une drôle de tête qu’il avait appris à tolérer ; il avait fait les camps et la Zona, travaillé dans les égouts de Moscou et au cirque ; il n’avait pas souvent eu le loisir de choisir et, maintenant, il était fatigué. » (148) À son retour à Moscou, enfin libre, Kolia découvre qu’un réalisateur allemand qui a connu Ioussif s’est inspiré de sa vie pour en faire un film un peu simpliste, manichéen et « à la limite du mélodrame » (154). Cet événement inattendu le mènera sur la trace de son vieil ami jusqu’en Roumanie, où il découvrira la tombe dans laquelle ce dernier est enterré depuis longtemps.

Roman qui n’innove pas d’un point de vue formel, L’homme blanc trouve sa force dans ses constructions narrative et dramatique, alliées à l’habileté de Perrine Leblanc pour traiter d’un sujet riche et plutôt inusité dans la littérature québécoise. On ne peut pas non plus sous-estimer l’intérêt indéniable qu’elle a su créer pour une certaine étrangeté du monde russe — cette Russie lointaine et mystérieuse — et les années noires de l’URSS, en s’assurant bien d’éviter le piège des clichés et autres stéréotypes. En restant éloignée de ce qu’elle appelle les « voix puissantes de la littérature du goulag » (173), l’auteure a procédé à un choix judicieux qui lui a permis de proposer une autre lecture des événements. Kolia n’a pas d’opinion politique, n’est détenteur d’aucun message, n’est le porte-parole de personne. Il n’est qu’une victime parmi d’autres, dont le seul crime aura été de naître dans un camp. Pour toutes ces raisons, il n’est pas étonnant que Perrine Leblanc ait opté pour la narration hétérodiégitique, puisque Kolia, l’homme blanc, c’est surtout le clown blanc, celui qui ne parle pas et dont l’histoire doit être racontée par quelqu’un d’autre. Est-ce aussi pour cela qu’elle a privilégié une langue classique, plus résolument attachée à la norme française que québécoise ? Chose certaine, la réussite de son roman réside dans l’art de raconter, dans la précision du rythme et dans la justesse du ton.

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Avec Drag [2], Marie-Christine Arbour nous entraîne aussi dans un univers d’artistes. Claire, la protagoniste, est une artiste peintre qui ne travaille pas beaucoup. Sa rencontre avec Nicolaï, un grand pianiste moscovite qui a cessé de jouer depuis qu’il a émigré au Canada, provoquera chez ce dernier l’envie de se remettre au piano et même de composer quatre préludes originaux. Si le titre renvoie à l’expression drag queen, qui caractérise l’apparence de Nicolaï, le roman est marqué par l’exploration des amours marginales. Du balcon de son petit appartement d’un quartier pauvre de Vancouver, Claire observe cette étrange voisine d’en face qu’elle surnomme d’abord Babouchka. Bien que Nicolaï arbore une longue chevelure et qu’il mette des vêtements féminins démodés, le tout lui donnant l’apparence d’une vieille paysanne russe, son corps présente plusieurs signes évidents de virilité. Claire, quant à elle, porte les cheveux très courts et s’habille en homme. Depuis son adolescence, elle semble en lutte constante avec son apparence, son corps, son identité. À dix-sept ans déjà, « elle déplorait le caractère irréversible de la féminité » et essayait de « se désister de son rôle de femme » (9) en se faisant couper les cheveux comme ceux d’un garçon. Plus de quinze ans plus tard, son allure masculine et le travestissement de Nicolaï leur valent le surnom de drag couple dans le quartier qu’ils habitent.

Le roman de Marie-Christine Arbour se distingue également par son style composé de phrases courtes — souvent très courtes — et d’innombrables sentences (ou aphorismes) qui imposent un léger ralentissement au rythme rapide de la narration. Il est difficile de bien définir les énoncés aphoristiques ou sentencieux qu’Arbour privilégie, mais il est certain que le caractère gnomique de ces phrases entraîne le texte du côté de la réflexion morale. Les difficultés inhérentes à la pratique narrative aphoristique résident dans la recherche du ton juste et la légitimation des énoncés romanesques. Si plusieurs d’entre eux font preuve d’une réelle originalité ou d’une véritable invention, d’autres semblent sortis d’un répertoire de clichés. Entre une belle formule comme : « Il n’y a pas de plus beau passe-temps que l’inertie » (75) ou une autre plus ambivalente comme : « Rien n’est plus menaçant que la chasteté » (9), on retrouve des propositions moins heureuses. Que penser par exemple de : « Savoir damne ; mais ignorer tue » (56) ; « Ce qui décline s’affirme » (67) ; « Si l’autre est invention, alors le soi est mensonge » (77) ? Le plus souvent, les sentences proviennent du narrateur, mais à quelques occasions, ils émanent de la pensée d’un personnage, surtout de Claire. Ces énoncés se rattachent à une situation, et la résument en quelque sorte. En revanche, d’autres donnent parfois l’impression de s’imposer sans que la situation romanesque appelle une telle pensée.

Dans le premier tiers du roman, la narration mise sur les va-et-vient constants entre le présent et différentes époques du passé, où il est surtout question des relations de Claire avec des garçons et des hommes qu’elle a fréquentés et aimés, mais aussi de la mort de son père et de la relation tumultueuse avec sa mère très catholique. Le récit devient plus linéaire à partir du moment où le narrateur se concentre sur l’histoire d’amour entre Claire et Nicolaï. Tous les renversements identitaires et sexuels qu’implique cette union entraînent d’abord le récit vers des pistes nouvelles, mais cette voie s’essouffle avant la fin du roman. L’exploration de la pensée à travers les aphorismes s’apparente alors à une revalorisation des rôles plus traditionnels. On se retrouve finalement face à une femme dans la trentaine qui, après avoir redonné vie à un homme plus âgé, accepte sa demande en mariage : « Sa vie jusqu’ici n’avait été que de la négation niée : avec Nicolaï, elle a appris à dire oui. Elle porte son alliance avec fierté. Elle lui appartient désormais. » (178) Il paraît difficile d’imaginer une constatation plus réactionnaire. Le roman se conclut donc sur la renaissance d’un artiste grâce à sa muse, qui lui redonne la volonté de créer et d’interpréter de la grande musique, alors qu’elle s’efface. Drag est un petit roman qui ne manque pas d’intérêt, porté par le style vif et bien défini de Marie-Christine Arbour. Il est seulement dommage de voir la réflexion sexuelle, générique et identitaire se transformer, à la fin, en un retour à des idées éculées. Ce roman d’une styliste habile méritait un aboutissement plus convaincant.

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Le court roman de France Théoret, Hôtel des quatre chemins [3], laisse place à la naissance de l’auteure. En fait, pour reprendre une expression devenue célèbre dans les études féministes grâce au livre d’Hélène Cixous, Madeleine Gagnon et Annie Leclerc [4], le roman raconte une difficile « venue à l’écriture ». Du moins la conclusion du récit suggère-t-elle cette hypothèse : « feuilles blanches, cahier de notes, stylo-bille, livres de lecture sur ma table de travail attendent. Je suis assise au centre de mon espace solitaire. […] Les mots viennent » (118). Ce qu’Évelyne, la narratrice, écrira apparaît moins important que la décision qu’elle a prise d’écrire : « Il n’y a rien à raconter. J’expérimente un art. » (112) Cette nouvelle vie rendue possible au moyen de l’écriture ne survient qu’au moment où elle atteint l’âge de trente-quatre ans, après s’être séparée d’un mari dont il n’avait pourtant jamais été question auparavant. Avant d’en arriver là, la narratrice semble avoir connu une vie familiale et personnelle difficile. Le récit présente donc le parcours et l’apprentissage d’une adolescente devenue une jeune femme dans l’univers des idées et des mots.

Grandir au sein d’une famille traditionnelle, conservatrice et mesquine dans le Québec religieux des années 1940 et 1950 ne permet pas facilement l’épanouissement d’une jeune fille qui adore la lecture et s’intéresse au développement de sa pensée. Dès les premières pages, on est frappé par l’emploi de termes qui renvoient à des émotions, à des états ou à des comportements moraux : servilité, obéissance, respect, humilité, humiliation, honte. Ces mots reviennent sans cesse et contribuent à maintenir une atmosphère étouffante autour de cette famille de petits commerçants qui quitte Montréal pour s’installer dans un village des Laurentides après la faillite de leur épicerie-restaurant. Éva et Rémi, les parents d’Évelyne, sont présentés comme des personnages obtus, imbus de leur nouveau succès commercial, même s’ils dirigent le minable Hôtel Saint-Colomban (celui des « quatre chemins » du titre). Ce monde de honte et de servilité n’empêche pourtant pas Évelyne, à l’adolescence, de réfléchir à sa condition et à celle des femmes, notamment en observant sa mère. Éva incarne bien le personnage, récurrent chez France Théoret, de la mère patriarcale [5] : « Ma mère prononçait ces mots : “Tous les hommes sont supérieurs à toutes les femmes.” Sa phrase m’entraînait vers des dédales et des ruminations extrêmes […]. » (38) C’est là l’éveil d’une conscience féministe qui marque la suite du récit. Grande lectrice malgré le mépris qu’inspirent les lecteurs à sa famille, Évelyne trouve un jour des romans-photos dans une maison dont le seul livre a été sacrifié lors du déménagement. L’un de ces romans-photos — italien, il va sans dire — raconte l’histoire édifiante de deux soeurs qui attendent de rencontrer l’amour, et n’est pas sans rappeler celle d’Évelyne et de sa soeur Lorraine. Cette mise en abyme est le moment du roman où les effets humoristiques et ironiques se révèlent les plus manifestes.

Évelyne semble finalement avoir trouvé sa voie, après des études au collège, une brève expérience dans l’enseignement, un retour aux études universitaires et surtout après avoir pu quitter une vie de pauvreté qui la force à revenir travailler à l’hôtel de ses parents pour payer ses dettes. Le roman met l’accent sur les épisodes honteux ou les scènes humiliantes, dont celui où elle cherche à emprunter de l’argent à son père, qui refuse sa demande. Les lecteurs et lectrices de France Théoret reconnaîtront sans doute dans cette anecdote une histoire semblable racontée dans Journal pour mémoire, texte dont elle reprend à l’identique la phrase de sa mère : « surtout ne prête jamais d’argent [6] ». Si on constate plusieurs traces autobiographiques ou une transposition du vécu dans la fiction, il ne s’agit pas de la caractéristique principale du roman de Théoret. Le traitement d’événements similaires dans Journal pour mémoire et Hôtel des quatre chemins, roman d’analyse intérieure, diffère par la distance à l’égard des décisions, des idées ou des émotions de la jeune femme, toutes choses que la narratrice ne s’autorise pas ici. Contrairement au journal, ce qui marque le roman, c’est cette insistance sur la pensée personnelle qui piétine et arrive difficilement à se former au sein d’un monde rempli de contradictions. On connaît peu la pensée de la narratrice, mais tout porte à croire qu’elle s’est nourrie de lectures nombreuses et variées, qu’elle s’est également développée en réaction à celle de ses parents. Si celle de la mère nous est donnée par fragments à travers tout le récit, celle du père est plus concentrée dans les deux chapitres intitulés « Les discours de Rémi ». Celui que la narratrice appelle « le spécialiste des fausses informations et des préjugés » (101) admire les positions politiques des créditistes et tire ses idées de Vers demain, journal du groupe de catholiques intégristes les Bérets blancs.

L’absence d’un espace personnel, d’une « chambre à soi », n’est pas présentée comme un obstacle à l’épanouissement de la narratrice dans sa jeunesse, mais bien plus comme un banal état de fait. Il n’empêche que c’est cet espace qu’Évelyne recrée au milieu d’un chalet, en plein été, afin de se consacrer à l’écriture. La conclusion conserve toutefois une ambiguïté ou une ambivalence, car si Évelyne se retrouve du côté de la liberté grâce à son projet d’écriture, elle ne peut se détacher de la honte que sa mère a su faire renaître en elle lors de sa visite au chalet. L’oeuvre est encore à venir.