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S’il est vrai, comme le soutient Gilles Marcotte dans un essai bien connu[1], que le rêve d’une littérature canadienne a précédé l’arrivée d’oeuvres capables de lui donner un semblant de réalité, et qu’on trouve plus de « courants d’air » que de monuments en nos contrées littéraires, on doit ajouter que cet air a longtemps porté, outre la voix des tribuns, des avocats, des prêtres et des orateurs de rue, celle des chansonniers et des poètes. Dans ses langes, la poésie canadienne est médiatique ou vocale ; elle a pour support le journal ou la voix. Dans le premier cas, elle partage l’espace de la page avec la chronique, l’entrefilet, le fait divers, la nouvelle, le roman-feuilleton ; dans le second, elle s’énonce dans le brouhaha de la cité, au coin des rues et dans les théâtres, dans les mansardes et les cafés, et le dispute aux débats de l’Assemblée, aux harangues, aux sermons, aux éloges, à toutes les déclinaisons de la parole vive qui remplissaient l’environnement sonore des hommes et des femmes du xixe siècle. Lorsqu’on considère cette situation à travers le prisme de la théorie du champ littéraire, on est amené à y voir un manque ou une faiblesse : la littérature canadienne du xixe siècle est peu autonome, le système éditorial est faible ; les instances critiques, à peu près inexistantes. Ce regard sociologique coïncide, comme on le sait, avec le point de vue terre à terre et un brin cynique d’Octave Crémazie, qu’il exprime dans ses lettres à l’abbé Casgrain : parlant français et l’écrivant assez mal dans une société fort peu intéressée par la chose littéraire, l’écrivain canadien serait condamné à produire une littérature de consommation locale, sans valeur sur le marché du livre français. Il serait ainsi forcé d’être un éternel amateur pour des lecteurs sans véritable connaissance de la vraie littérature.

Ce jugement n’est pas faux, et les lettres de Crémazie à Casgrain restent certainement une excellente introduction à la littérature canadienne du xixe siècle, mais comme tous les jugements éclairants, ce dernier a ses angles morts et repose sur quelques prémisses qu’on a longtemps tenues pour des évidences : que la littérature, sortie de ses langes, doit aboutir au livre, qu’il n’est d’oeuvre valable qu’écrite et faite pour la lecture silencieuse et solitaire, que la modernité advient avec ce que Mallarmé appelait la « disparition élocutoire » de la poésie, une poésie libérée du corps de l’auteur, du bruit de sa voix et des circonstances de sa production. Les études littéraires sont nées de ces certitudes, et même si de grands critiques comme Paul Zumthor et Roger Chartier[2] ont signalé l’importance des supports non canoniques de la littérature dans l’histoire littéraire, la critique universitaire continue de véhiculer cette idée que l’oeuvre, en littérature, est individuelle, écrite, imprimée et publiée sous la forme d’un livre. Or, de même que l’étude de la presse comme matrice littéraire a ouvert un nouveau continent à la recherche[3], celle de l’inscription de la littérature dans la cité, hors l’imprimé, appelle de nouveaux travaux.

En proposant quelques études ciblées sur la poésie en voix au Québec, le présent dossier voudrait offrir une contribution à cette histoire encore à écrire. Il participe en cela de récentes initiatives de recherche, en France et au Québec[4], qui ont affirmé l’importance de la médiation orale de la poésie. On pense par exemple aux thèses récentes de Céline Pardo sur la poésie dans les émissions de télévision françaises des années 1945-1960[5] et de Camille Vorger sur la poésie slam[6], mais également à des ouvrages collectifs comme Poésie et médias. xx-xxie siècle[7] et à des dossiers comme celui de la revue Littérature[8] consacré à la « littérature exposée », qui cherchent, par le fructueux rapprochement des études littéraires et des sciences de la communication, à interroger la circulation de la poésie hors des sentiers de l’imprimé, exposée aux regards des citadins. En ce qui concerne le Québec, on signalera la thèse récente de Paul Fraisse qui étudie les croisements entre « langue, identité et oralité[9] », les nombreux dossiers de la revue Inter portant plus spécifiquement sur l’art actuel et performatif[10], et l’ouvrage bien connu de Victoria Stanton sur le développement du spoken word à Montréal, des années 1960 à l’an 2000[11].

À certains égards, les articles de ce dossier poursuivent également le projet d’un autre numéro de Voix et Images[12], qui aborde le théâtre dans sa relation complexe aux médias. Comme la performance théâtrale, la vocalisation de la poésie en Occident remonte à l’Antiquité, mais l’une et l’autre ont été profondément transformées par les technologies de l’enregistrement et de la diffusion au xxe siècle. Aussi, ce que montrent en premier lieu les contributions du dossier est cette rencontre inévitable de l’oralité poétique avec la technologie au xxe siècle : la radio, le cinéma, la scène et ses appareils d’amplification de la voix, sans oublier Internet et le numérique.

En effet, comme plusieurs des textes du dossier le suggèrent, l’histoire de la poésie est étroitement liée à l’émergence d’autres formes orales de délibération et de déclamation collectives. La poésie a trouvé sa place dans des forums publics tels que le salon, les émissions de radio ou de variétés, à la télévision, ceux-ci ayant tous contribué à façonner des formes d’art vivant qui étaient alors au coeur de l’activité culturelle. Deux conséquences, parmi celles qu’a produites cette médiatisation de la poésie, retiennent notre attention dans le cadre de ce dossier. La première est une modulation significative de la relation entre la voix du poète et les marqueurs de l’intériorité émotionnelle. Dans le champ de la musique populaire — cela est bien connu —, l’introduction des microphones électroniques dans les années 1920 a altéré le caractère de la performance vocale. Alors qu’auparavant, les interprètes étaient estimés selon leur capacité à projeter leur voix dans de larges espaces, quitte à gommer les subtilités de l’expression personnelle, l’arrivée des appareils d’amplification de la voix a permis aux chanteurs d’interpréter leurs oeuvres vocales en créant des effets de proximité. Les nuances de la respiration sont ainsi devenues les marques de cette proximité plutôt qu’un effet de l’effort physique. Le crooning, ce style vocal américain qui a transformé la musique populaire des années 1930, fit de l’(apparente) authenticité du performeur et de son aptitude à transmettre des émotions un critère plus important que les qualités techniques. La description que fait Micheline Cambron des lectures de poèmes de Robert Choquette sur les ondes de la radio montréalaise à la fin des années 1920 montre que les techniques de transmission de la voix ont aussi modifié la manière de dire les poèmes et de vivre l’expérience de la poésie en voix. Les lectures à caractère intime que fait Choquette contrastent fortement avec les déclamations de poètes sur la scène du Monument-National de la période précédente. De même, l’intimité radiophonique que crée Choquette (ou plus tard l’animateur du Cabaret du soir qui penche [1960-1973], Guy Mauffette) tranche avec les manifestations contemporaines du slam, auxquelles s’intéresse ici François Paré, et qui prennent place au sein d’espaces marginaux (bars, cafés), bruyants et favorisant la circulation plus que l’écoute attentive, où le poète ne peut s’imposer qu’en « slamant » le poème.

Le deuxième effet de la médiatisation de la poésie est ce que nous pourrions appeler sa métropolisation — son ancrage au sein de sphères d’expression et de circulation aux stratifications complexes et concentrées principalement à Montréal. L’article de Cambron retrace le va-et-vient entre des émissions de radio qui diffusèrent, depuis Montréal, de la poésie auprès d’un vaste auditoire et la critique journalistique imprimée qui s’efforça d’élaborer des cadres savants susceptibles de rendre cette poésie intelligible. L’ensemble du dossier laisse entrevoir à quel point la poésie est proche d’autres formes discursives dont l’interpénétration produisit la densité de l’expression culturelle métropolitaine. Ces formes comprennent les manifestes politico-théoriques du début des années soixante-dix et la musique rap des vingt dernières années, auxquels s’intéressent tour à tour Pascal Brissette et François Paré.

Inversement, diverses caractéristiques de la poésie allèrent à l’encontre de sa métropolisation, faisant d’elle l’une des formes culturelles les plus mobiles (et « régionalisables ») qui soient. Comme le remarque Pascal Brissette, la voix est l’un des supports de la poésie les plus faciles à transporter et, avec l’avènement de la déclamation de poèmes comme forme de divertissement viable au Québec, des poètes en tournées régionales (individuellement ou en groupe) dans les années cinquante et soixante suivirent les itinéraires empruntés par des musiciens et d’autres artistes. De manière plus générale, les médias ont détaché la poésie québécoise des sphères de la culture urbaine des élites et ont assuré sa circulation à travers le Québec et dans d’autres pays depuis la seconde moitié du xxe siècle. Le microsillon, le film documentaire ou le site Internet transportent les performances orales de la poésie à travers l’espace et leur permettent de s’inscrire dans la durée. Selon une dialectique familière (repérable dans le domaine de la musique des dix dernières années), la prolifération des supports médiatiques a accompagné une revalorisation et une intensification du moment du direct, comme François Paré le montre clairement dans son étude sur la poésie slam et les concours de poésie actuels. C’est à la genèse de l’un de ces concours, Les voix de la poésie, ainsi qu’à la riche réflexion qui lui est sous-jacente que s’intéresse Pierre Nepveu dans sa contribution. Suivant le modèle des concours canadien et américain (respectivement Poetry in Voice et Poetry Out Loud), celui du Québec vise à remettre la voix au coeur de l’activité pédagogique. Dans le tumulte ou le concert des voix qui se font entendre dans le monde contemporain, celle enfouie dans le rythme et la prosodie du poème s’énonce à travers celles, incarnées, des élèves qui font des lectures publiques. Aucune, pas même celle du professeur, ne fournit une compréhension absolue du poème, mais aucun poème, non plus, ne peut être compris sans que la voix — des récitants, des commentateurs — s’en mêle. Dans la lecture pédagogique du poème se produit un événement, une rencontre « entre le savoir et la voix, entre la compréhension relative et la performance[13] ».

Deux sources très différentes de la poésie vocalisée émergent dans les articles réunis ici. L’une d’elles est le corps expressif du poète, mis en valeur par Louis Dantin dans son compte rendu de la déclamation de « La romance du vin » par Émile Nelligan aux Soirées du château de Ramezay[14] ou dans la perspective du poète slam, dont le texte est absorbé par « la voix, le cri, le bruit ambiant et la matérialité hyperbolique du geste déclamatoire[15] », pour reprendre les termes de François Paré. Cependant, comme Simon Dumas le soutient, ce corps du poète « en performance » n’est ni primordial ni suffisant en lui-même : ce corps est, en même temps, un porteur de langue qui « charrie tant l’histoire des mots que celle de la communauté qui est rassemblée autour de lui[16] ». Avant même la médiatisation de la poésie par les technologies du xxe siècle, le corps expressif a joué un rôle de médiateur dans la circulation du langage poétique au sein de la vie collective.

Si le corps expressif est le lieu privilégié de la poésie vocalisée, le « réseau » en est un autre, moins visible sans doute, mais non moins actif et réel. Les articles de Micheline Cambron, de François Paré et de Jason Camlot narrent, chacun à leur façon, l’histoire de l’oralité poétique comme celle de l’émergence incessante de nouveaux jeux de relations entre les individus, les événements et les institutions. La géométrie changeante de ces relations est plus révélatrice, à maints égards, du changement de statut de la poésie québécoise que les particularités formelles et textuelles qui définissent les oeuvres poétiques elles-mêmes. Il est clair, par exemple, que l’intégration en cours des multiples régions du Québec au sein d’une culture poétique relativement unifiée est moins le résultat de victoires rhétoriques que du développement de circuits et de structures événementielles qui servent de supports à la poésie en divers lieux. L’article de Camlot sur l’histoire alambiquée du colloque « Foster Poetry » de 1963 est intéressant pour comprendre non seulement les réseaux qu’il reconstruit, mais aussi le coup d’arrêt donné à l’expansion des réseaux. Ce colloque fut un événement presque entièrement conçu à partir des nouvelles configurations d’affinités et de collaborations qu’il était censé instaurer. Organisé dans le but de développer l’intérêt des francophones pour la poésie anglo-québécoise, le colloque se transforma rapidement sous l’effet d’événements sociaux importants et devint l’objet de pressions politiques imprévues. Le discours poétique passa, à cette occasion, au second plan, et céda la place aux prises de position et aux injonctions politiques. Tout en évitant la référence aux réseaux, Vincent Lambert suggère que la poésie orale s’inscrit dans une constellation de pratiques plus large, constellation qu’il nomme « littérature orale ». Celle-ci génère de nouvelles formes de performativité aux frontières poreuses entre l’écriture et les autres arts. Ce qui différencie ces formes les unes des autres est leur manière de mettre la voix en scène. Comme les articles de ce dossier le montrent clairement, cette mise en scène de la voix est intimement liée à l’histoire des espaces et des technologies, de la sociabilité et de l’activisme qui ont marqué l’histoire du Québec.

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Il convient peut-être, avant de céder la place aux textes qui composent ce dossier, de justifier son titre. L’expression n’est pas un simple décalque du syntagme « poésie vocale » proposé par l’historien de la chanson Jean-Nicolas de Surmont. Pour lui, la « poésie vocale » est constituée de « tous types de texte poétique, en versification libre ou mesurée, faisant appel à une performance vocale[17] ». L’expression « poésie vocale » est proposée en vue de remplacer celle de « poésie orale » utilisée naguère par Paul Zumthor pour décrire, dans une perspective très large et très englobante, les poèmes utilisant le corps et la voix pour arriver, dans l’ici et maintenant d’une performance, aux sens de l’auditeur, de l’épopée médiévale à la chanson rock en passant par la comptine[18]. Surmont rejette l’expression « poésie orale » sous prétexte qu’elle crée une confusion entre les chansons issues de la tradition orale et celles « dont l’auteur et le compositeur sont identifiés[19] », c’est-à-dire les chansons signées. Cet apport terminologique est pertinent, mais le concept proposé par Surmont ne rend pas compte, du moins de manière satisfaisante, de la poésie qui n’est pas prioritairement destinée à la mise en voix ou à la performance, mais qui peut, à l’occasion d’un récital ou d’un spectacle de poésie, être lue, dite, scandée ou chantée sur scène par son auteur ou un interprète. Il y a une différence majeure entre la chanson qui, par sa double composante « linguistique » et « musicale », est historiquement destinée à la mise en voix et qui est, de fait, vocale, et le poème écrit et publié dans la perspective d’une lecture individuelle et silencieuse, s’inscrivant de la sorte dans la tradition lettrée, que des circonstances particulières vont transformer en texte vocalisé. Il n’existe pas de ligne de démarcation claire entre les uns et les autres, et tout poème, si « écrit » et inséparable soit-il de sa mise en pages à première vue, est susceptible de passer de l’imprimé à la voix[20], même si le poète ne l’a pas composé dans cette optique ; mais le terme de « poésie vocale » ne convient parfaitement que pour désigner les genres fortement dépendants de la musique et d’une interprétation chantée ou vocalisée. Dans la perspective qui est la nôtre, celle d’une histoire de la poésie hors du livre et de l’imprimé, et plus précisément d’une histoire de la poésie vocalisée (et non vocale), une expression comme « poésie en voix » est préférable à celle de « poésie vocale » parce qu’elle permet de distinguer la chose transmise (la poésie) de son mode de transmission (la voix) et ne suppose pas que la performance occasionnelle ou ponctuelle du poème l’arrache (complètement) à la tradition littéraire dans laquelle il s’est d’abord inscrit. On ne dira pas, par exemple, des poésies de Gaston Miron qu’elles appartiennent à la poésie vocale parce qu’elles ont été mises en musique et chantées par les Douze hommes rapaillés à maintes reprises ces dernières années. Même si l’oralité est inscrite au coeur de la poésie mironienne, même si le poète lui-même a dit et redit ses poèmes au coin des rues et sur la scène, même si des albums de chansons ont été faits à partir de ses textes poétiques ; même si, en somme, sa poésie s’offre le plus naturellement du monde à la vocalisation, elle s’inscrit dans une tradition littéraire et peut être lue pour soi, silencieusement, aussi bien qu’à voix haute : elle appelle la mise en voix, mais elle s’inscrit dans une tradition du poème écrit et circulant sous la forme imprimée, et ne dépend pas de la performance.

La tentation était forte d’utiliser, pour coiffer ce dossier, l’un ou l’autre des syntagmes apparus ces dernières années dans le discours des praticiens de la scène poétique ou de la critique. On peut penser à la « poésie action » de Bernard Heidsieck, à la « poésie directe » de Jean-Jacques Lebel ou encore à la « poésie vivante » d’André Marceau ; mais ces différents termes, liés à l’histoire des avant-gardes (futurisme, Dada, surréalisme, poésie sonore, etc.) ou aux pratiques contemporaines de l’art-performance (rap, slam, etc.), ne peuvent rendre compte de pratiques plus anciennes comme celles des poètes de l’École littéraire de Montréal lors des Soirées du château de Ramezay, de la poésie lue sur les ondes radiophoniques par Robert Choquette à la fin des années 1920, encore moins de la lecture commentée d’un poème que fait le professeur en contexte pédagogique, pour n’évoquer que trois situations, parmi d’autres, analysées dans ce dossier respectivement par Pascal Brissette, Micheline Cambron et Pierre Nepveu. Plus généralement, ces concepts sont liés à des pratiques qui se sont développées, pour la plupart, contre le livre, considéré comme un médium passif, sinon « mort ». L’expression « poésie en voix », sans nier le geste fort et à certains égards révolutionnaire que représentait le réemploi, par les avant-gardes, de la « performance » en poésie, doit être perçue comme une invitation à élargir la réflexion et à explorer les manifestations anciennes ou plus récentes, tonitruantes ou plus discrètes, de la voix humaine s’offrant comme véhicule de la poésie.