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On se fait généralement de l’édition critique l’image d’une discipline régie par des règles assez strictes : penché sur ses manuscrits, le textologue s’inspire de règles précises qui le conduiront à établir le texte définitif d’une oeuvre. Or, la pratique montre souvent que les choses sont à la fois plus simples et plus complexes : devant l’infinie variété des cas particuliers, chaque éditeur doit, dans une certaine mesure, adapter ses propres règles en fonction du texte à éditer. À cette première difficulté s’ajoutent les nombreuses incertitudes au sujet de l’apparat critique : quelle formule adopter pour la description des manuscrits et la notation des variantes ? Doit-on rendre compte de la plus infime rature en présupposant que tout changement apporté à un texte peut être significatif ? Faut-il plutôt effectuer un choix, au risque d’être accusé de s’ériger en juge unique ? Des questions tout aussi délicates surgissent au moment de la rédaction des commentaires et des notes explicatives : où faut-il s’arrêter ? Les débordements d’érudition peuvent nuire à la bonne lisibilité du texte et donner au lecteur une impression de pédanterie inutile ; par contre, une trop grande parcimonie peut compromettre l’un des objectifs de l’entreprise, qui est justement de situer l’oeuvre dans son contexte.

Au fil de son travail, le chercheur est placé devant une multitude de décisions à prendre ; l’édition de manuscrits apparaît donc comme une technique somme toute assez incertaine qui permet de mettre à profit le jugement et la subjectivité de chacun. L’éditeur travaille dans un certain flou méthodologique et se voit souvent contraint d’élaborer un système personnel selon les particularités du texte qu’il doit publier. Au bout du compte, la textologie se présente comme une pratique plutôt individualiste et largement soumise aux déterminismes du texte.

Le radioroman Le Survenant représente un parfait exemple des nombreuses questions que soulève l’édition de textes lorsqu’elle est appliquée à un manuscrit inédit. Le travail préparatoire, à lui seul, ouvre un espace de discussion, qui commence tout bonnement par des interrogations sur la possibilité et la nécessité d’éditer un texte comme celui-là. D’un point de vue plus théorique, cette entreprise propose de nouveaux défis textologiques et apportera une contribution originale à la réflexion sur la génétique textuelle québécoise. L’édition de cette oeuvre radiophonique s’annonce en effet, sur ce plan, fort instructive.

Germaine Guèvremont a beaucoup écrit pour la radio : dans le fonds qui lui est consacré à Bibliothèque et Archives Canada, les manuscrits reliés à sa production radiophonique sont conservés dans quatre boîtes de documents qui vont de 1939 à 1965 [1]. Le texte du radioroman du Survenant, dans ses deux versions différentes, représente bien sûr la majeure partie de ces écrits, mais on y trouve aussi des radiothéâtres, des adaptations de nouvelles et de romans, des sketches, etc.

Selon la définition de Bernard Beugnot et José-Michel Moureaux, « toute édition critique s’assigne une triple fin : établir le texte authentique de l’oeuvre ; mener une étude de genèse ; replacer l’oeuvre enfin dans son environnement historique au sens le plus large du terme [2] ». En ce qui a trait au radioroman Le Survenant, les deux derniers volets de cette définition ne posent pas de problèmes particuliers. Il nous sera sans doute possible de reconstituer, de manière satisfaisante, les événements qui ont conduit Germaine Guèvremont à écrire un premier feuilleton radiophonique pour Radio-Canada, au début des années cinquante, puis à le modifier en vue d’une diffusion sur les ondes de CKVL entre 1962 et 1965. On peut déjà soupçonner que ce passage du Survenant à une chaîne radiophonique privée — de même que la présentation, en moins de dix ans, d’une seconde version du même radioroman — trahissent un succès public constant et remarquable.

Par ailleurs, l’étude des circonstances historiques ou sociales entourant ces diffusions permettent d’explorer un champ d’études relativement peu connu : celui des rapports entre la littérature et la radio au Québec à partir des années cinquante. D’une certaine manière, reconstituer les circonstances entourant les deux diffusions du Survenant, c’est aussi retracer une époque importante de la radio au Canada français. Le succès incroyablement durable de cette oeuvre, sous toutes ses formes successives (roman, radioroman, téléroman, film), relève d’un véritable phénomène de société, tout comme le succès également multimédiatique des Plouffe ou d’Un homme et son péché. Nombre d’écrivains, comme Claude-Henri Grignon, Roger Lemelin ou Robert Choquette, seront happés, au début de leur carrière, par ce médium en pleine expansion, qui réclamait toujours plus de forces vives, constituant de ce fait une manne inespérée pour les créateurs et les artistes québécois qui formèrent ainsi la première génération « audiovisuelle » du Québec. Cette médaille, toutefois, a pu avoir un revers plus sombre : la radio en direct a aussi été, pour certains auteurs, un client terriblement exigeant, jamais rassasié ; elle condamnait ceux qui succombaient à ses attraits à un labeur quotidien qui a pu parfois nuire à leur oeuvre.

Il semble donc assez clair que l’édition du radioroman offre l’occasion d’explorer un pan de l’histoire littéraire encore assez mal connu. Malgré les travaux irremplaçables de Pierre Pagé sur la radio et sur le théâtre radiophonique québécois [3], relativement peu de recherches ont été faites autour de ces questions. Un jour, n’en doutons pas, on s’intéressera de plus près à cet immense corpus, mais l’édition du radioroman du Survenant permet une première exploration de ce territoire. Le manuscrit, en somme, mérite pleinement cette dépense critique et ces travaux de base, car il contribue à consolider la mémoire générale.

Mais qu’en est-il, cependant, de la première et principale tâche de l’édition critique, celle qui s’attache à établir le texte authentique d’une oeuvre ? Le plus souvent, ce type de travail s’intéresse aux ouvrages déjà publiés d’un auteur ; il s’efforce de préserver les textes écrits de l’usure du temps et de donner à lire au public des versions fiables d’oeuvres canoniques. Dans ce contexte, on ne doute pas de l’utilité, par exemple, de l’édition critique de Trente arpents [4] ou de Menaud, maître-draveur [5] ; ces romans, qui ont connu maintes éditions, méritaient amplement d’être enfin livrés dans une version sûre.

Or, le radioroman Le Survenant a un statut ambigu. Il s’agit d’une oeuvre qui a joui d’une popularité et d’un retentissement exceptionnels. Mais en même temps, l’édition des scénarios n’a jamais été voulue comme telle par la romancière. Le radioroman était en effet destiné à être mis en ondes. D’une certaine manière on peut dire que le manuscrit était d’abord destiné à un public de dix ou douze personnes comprenant les comédiens et les techniciens de la radio. Ces circonstances, jusqu’à un certain point, nous donnent une plus grande latitude quant aux règles à appliquer pour cette édition. La spécification du genre et l’appareil critique nous permettent par ailleurs de bien marquer le statut particulier de ces écrits en regard des oeuvres éditées du vivant de Guèvremont.

Comme pour toute édition de ce type, le premier principe qui doit nous guider ici est la meilleure lisibilité possible de l’oeuvre. Le texte du radioroman n’ayant jamais été destiné à être publié, la moindre des politesses exige que la dernière volonté manifeste de l’auteure, telle qu’on peut la déterminer sur les manuscrits, soit le critère adopté pour l’établissement du texte de base. La dernière version connue du radioroman est celle qui a été diffusée entre 1962 et 1965 ; un bon nombre d’épisodes ont été transformés au moyen de corrections au crayon (de la main de Germaine Guèvremont) ou dactylographiées, et insérés dans la version originale des années cinquante pour constituer la version de 1965. Plusieurs épisodes sont donc des reprises de la première série.

On connaît peu d’exemples de publication scientifique de textes radiophoniques au Québec ; d’un strict point de vue textologique, ce travail soulève donc des questions inédites et pose des défis éditoriaux fort intéressants. Une chose est sûre : comme le manuscrit du radioroman n’était pas à l’origine destiné à la publication, son succès semble indissociable du médium radiophonique ; il convenait donc de maintenir, autant que faire se peut, la dimension « médiatique » du texte, afin de laisser à l’oeuvre une partie de son originalité typographique et matérielle. Or, comment préserver la « couleur » et le caractère de cette oeuvre tout en assurant sa lisibilité ? Comment reproduire un tant soit peu l’expérience vécue par des milliers d’auditeurs du Survenant ? Comment, en somme, préparer pour l’édition un manuscrit dont la lecture initiale, après tout, n’était destinée qu’à quelques artisans de la radio [6] ?

Pour ce qui est des indications techniques destinées à la diffusion en ondes, nous ne disposons guère d’exemples connus de textes radiophoniques édités, encore moins de radioromans. Le seul exemple québécois qui vienne à l’esprit et qui s’en rapproche partiellement : Visages du monde d’Alain Grandbois [7]. Mais il s’agissait d’une série de causeries rédigées par l’auteur des Îles de la nuit, au cours desquelles ce dernier racontait ses souvenirs de globe-trotter ; les spécificités du médium radiophonique, dans ces manuscrits, étaient assez discrètes et avaient peu à voir avec les problèmes particuliers rencontrés dans l’édition du Survenant.

Le tapuscrit typique d’un épisode du radioroman comporte généralement les éléments suivants : indication du numéro de l’épisode et de la date de diffusion sur la première page ; liste des personnages qui sont présents et qui interviennent dans les dialogues ; indications sonores (bruit d’une porte qui s’ouvre, vent d’hiver qui souffle, craquements d’une chaise berçante, etc.). Ces notations seront laissées telles quelles dans l’édition du texte, puisqu’elles sont souvent nécessaires à une bonne compréhension de l’intrigue. Elles ne posent pas vraiment de problèmes particuliers de lecture, puisqu’elles peuvent facilement être assimilables à des didascalies théâtrales « classiques ». Aussi, comme pour une pièce de théâtre, on a choisi de rétablir le nom complet des personnages dans les dialogues, sans abréviations. Il en va de même pour les interventions du narrateur, qui sont traitées elles aussi comme des didascalies au théâtre : elles sont en italique et séparées du reste des dialogues par un espace.

En revanche, le cas des précisions techniques réservées essentiellement aux professionnels de la radio est plus problématique. Que faire des interventions fréquentes destinées à renseigner les techniciens du studio sur le moment de lancer les « fade-in », fade-out », « musique », « thème », etc. ? Assez nombreuses, ces indications ponctuent régulièrement le tapuscrit et lui donnent un aspect visuel quelque peu rébarbatif qui aurait pu décourager le lecteur le mieux intentionné. Mais leur présence s’avère essentielle puisqu’elles ménagent souvent des transitions entre deux « scènes » se déroulant en deux endroits différents et entre deux groupes de personnages discutant à deux moments différents. Dans beaucoup d’épisodes, ces notations apparemment superflues constituent même le seul indice signalant qu’une transition a eu lieu. Il a finalement été résolu de les maintenir, quitte à les remplacer par des abréviations visuellement plus discrètes qui garderont à ces indications leur fonction structurante tout en permettant au lecteur, une fois de plus, de vivre « par procuration » l’expérience de la radio.

Restait l’épineuse question des résumés : l’une des contraintes du feuilleton radiophonique, en effet, semble avoir été, pour Germaine Guèvremont en tout cas, de placer au début de chaque épisode un bref dialogue commenté pour rafraîchir la mémoire des auditeurs et leur remettre à l’esprit la fin du chapitre précédent. Un exemple suffira. À la toute fin d’un épisode — celui du 25 septembre 1962 — Jacob Salvail, amateur de chasse, explique à David Desmarais que l’un de ses canards apprivoisés a été tué la nuit précédente par un malfaiteur. Desmarais lui conseille alors d’en parler à Pierre-Côme Provençal qui, en sa qualité de garde-chasse, saura peut-être retracer le coupable de ce forfait. La suite, diffusée le lendemain, débute en toute logique là où l’action de la veille se terminait : par un échange entre Salvail et Provençal. Cet épisode, comme tous les autres, est précédé d’un résumé présenté sous la forme d’un bref dialogue :

jacob : Connaître le gars qui m’aurait joué un tour pendable de même, c’est ben simple je l’attrape par le chignon du cou. Puis je l’désosse. Oui, mossieu oui !
narrateur :La colère de Jacob Salvail est bien justifiable : se faire tuer un canard dressé en pleine saison de chasse. Mais sa femme, Maria, est là… pour l’encourager à sa manière.
maria : Patience, Jacob ! Pierre-Côme Provençal doit être à la veille de r’soudre. Lui, il va te conseiller.

On serait tenté d’éliminer ces quelques lignes de rappel qui, à première vue, font double emploi. Mais voilà : leur libellé ne coïncide pas tout à fait avec les dernières lignes du précédent épisode. Qui plus est, les premières lignes du nouvel épisode « répondent » aux propos tenus dans le résumé, plutôt que d’enchaîner sur les derniers propos tenus à la fin de l’épisode précédent ; les premières « vraies » répliques d’un épisode font donc directement allusion au contenu de ces petits textes récapitulatifs :

narrateur :Qui, en effet, mieux que Pierre-Côme Provençal, maire de la paroisse et garde-chasse saurait aider Jacob Salvail à découvrir le coupable ?
pierre-côme : Gros pieds sur le plancher. Tu m’as fait demander, Jacob [8] ?

Il s’agit là d’un problème fort intéressant pour un éditeur, car ces petits dialogues ont un statut ambigu et incertain : sans rien apporter de neuf à l’évolution de l’intrigue, ils ne sont pourtant pas identiques à la conclusion de l’épisode précédent. Ils jouissent d’une sorte d’autonomie sémantique et d’une vie propre, si ténue soit-elle ; ils sont en tout cas irréductiblement radiophoniques en ce sens qu’ils ne pourraient se trouver ailleurs que dans un feuilleton de ce type. Par ailleurs, Germaine Guèvremont ajoute aussi, parfois, des variantes à ces fragments récapitulatifs ; on peut dire qu’ils font partie intégrante du texte (et de la « dynamique » radiophonique) que la romancière a voulu.

Pour que les lecteurs s’y retrouvent, il apparaît donc important que ces fragments restent à leur place ; toutefois, dans notre édition, ils seront imprimés en italique et en caractères réduits, pour bien marquer la différence avec le véritable début de chaque épisode. Sans vouloir fétichiser à outrance le manuscrit, ces courts fragments marquent à leur manière une limite, celle de la volonté de l’auteure ; il est donc préférable de conserver ces textes hybrides au début de chaque épisode.

Entre les deux versions du radioroman, Germaine Guèvremont a remanié son manuscrit, et les changements apportés sont parfois significatifs ; ils tendent à refléter les transformations qui avaient alors cours dans la culture québécoise. Certaines licences permises en 1962 — qui vont dans le sens d’une plus grande liberté de ton — auraient été moins acceptables dans la version de 1955. On peut aussi se demander si le passage de la radio d’État à une station privée a pu inciter la romancière à s’autoriser plus de latitude dans ses choix lexicaux. Quoi qu’il en soit, les variantes sont de tous ordres entre les deux versions, mais une bonne partie d’entre elles sont consacrées à rendre le langage plus proche de la véritable oralité québécoise.

Le statut un peu particulier de ce document incite à penser que les variantes d’une version à l’autre doivent être retenues dans la mesure où elles sont significatives et où elles sont reliées au texte lui-même. Les corrections d’ordre grammatical ou orthographique effectuées par Guèvremont n’ont donc pas à être systématiquement relevées ; l’appareillage critique s’en trouve grandement allégé. Pour l’éditeur, il s’agit là d’une liberté d’action qui s’apparente à celle dont ont pu profiter d’autres chercheurs qui se sont aussi attaqués à l’édition critique de textes inédits.

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Nous présentons ici le texte du premier épisode du radioroman Le Survenant, tel qu’il a été diffusé sur les ondes de CKVL le 24 septembre 1962 ; il a été rédigé à partir du tapuscrit de la première version présentée pour sa part à Radio-Canada en 1953.

Cette émission inaugurale met en place l’intrigue radiophonique et présente les principaux personnages aux auditeurs ; elle correspond dans ses grandes lignes aux premières pages du roman de Germaine Guèvremont, qui marquent l’arrivée du Survenant au Chenal du Moine. Les principales indications techniques, destinées aux comédiens et aux artisans de la radio, ont été maintenues ; quant aux variantes entre les deux versions du texte, elles ont été signalées en notes infrapaginales.

Le manuscrit de ce premier épisode fait partie du fonds Germaine Guèvremont qui se trouve à Bibliothèque et Archives Canada (LMS 0260, 2004-03, boîte 4, chemise 1, épisode no 1, 24 septembre 1962) ; il compte huit feuillets numérotés de 1 à 8. Le texte comporte quelques ratures et substitutions de la main de Germaine Guèvremont ; certaines corrections sont dactylographiées.