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Au Québec, dans l’économie des genres de l’entre-deux-guerres, la poésie n’est plus tout à fait le grand genre qu’elle était avant la Grande Guerre. Le roman occupe désormais une place importante, légitimée par la parution de Maria Chapdelaine[2] puis d’une série de romans chaleureusement accueillis par une critique abondante. Pourtant, dans les années 1930, les poètes continuent d’être des personnages reconnus dans l’espace public. Ils ont une association, la Société des poètes canadiens-français. Ils sont l’objet d’articles dans les périodiques, depuis les quotidiens jusqu’aux magazines. Être poète, c’est disposer d’un certain statut ou, à tout le moins, d’un capital de sympathie. La Lyre, une revue culturelle largement diffusée de l’époque, consacre ainsi, en 1931, dans trois numéros successifs, un espace important à des poètes québécois. Dans le premier, en janvier 1931, on trouve une page présentant deux poèmes élégamment disposés signés Émile Coderre, la biographie du poète occupe plus loin un sixième de page, et un poème signé Jean Narrache, pseudonyme bien connu de Coderre, occupe un autre quart de page. Dans les numéros de février et de mars, Robert Choquette et Alfred DesRochers ont droit chacun à une pleine page qui comporte, outre leur biographie, une photographie et un poème. La série présente ensuite deux romanciers, Jean-Charles Harvey, en avril, et Harry Bernard, dans le numéro de l’été, sans que des extraits de leur prose soient reproduits. Les poètes sont donc posés comme des personnages publics particulièrement importants, dont il faut lire les oeuvres et surveiller les publications.

Statut et pratiques concrètes de la poésie dans les années 1930

Ce statut accordé aux poètes et à la poésie est confirmé dans une revue culturelle grand public comme Le Passe-Temps, qui diffuse principalement des partitions musicales destinées à être jouées dans un cadre privé, mais consacre aussi, de manière quasi systématique, une page à la poésie[3]. Les poèmes, signés, y sont d’auteurs divers, d’Émile Nelligan à Victor Hugo en passant par Louis-Joseph Doucet, un habitué, et abordent parfois des sujets surprenants[4]. Plusieurs des pièces sont coiffées d’en-têtes : « Vers à réciter », « Pièce à dire », « Monologue » ou encore « Monologues, pièces à dire, etc. », ce qui en fait des textes destinés à être lus à haute voix, dans un cadre privé ou public, de la même manière que les pièces musicales ou les chansons publiées dans Le Passe-Temps sont destinées à être jouées ou chantées dans les salons, voire sur scène[5]. La poésie n’est donc pas seulement pour les yeux, mais aussi pour la voix, pour le corps, quoique les pratiques concrètes n’apparaissent qu’en creux.

Même si cette récurrence de textes versifiés destinés à la récitation dans les périodiques invite à penser que l’oralisation de la poésie n’était pas que virtuelle, les informations qui font écho à des lectures orales de poèmes sont rares[6], et un tableau général de l’oralisation de la poésie semble hors d’atteinte[7]. Certes, les périodiques de toute nature, les programmes et la publicité[8], les textes critiques, les chroniques, les entrevues, les archives des écrivains recèlent des bribes d’informations quant à des performances sur scène, comme introduction ou intermède dans des spectacles, ou encore lors d’événements officiels ou mondains. Mais le dépouillement systématique de sources aussi dispersées supposerait un travail colossal et complexe, dont le profit n’est pas évident. Comment aller au-delà des listes d’auteurs et de morceaux que livreraient les dépouillements ? Comment distinguer entre pièce rimée et poésie lorsque nous n’avons pas accès au texte ? Comment savoir si les spectateurs avaient le sentiment d’assister à une performance poétique ?

Les relations entre poésie orale et oralisation de la poésie ne sont par ailleurs pas toujours claires. Émile Coderre propose, à travers le personnage de Jean Narrache, une poésie que ses formes orthographiques inscrivent dans l’oralité, mais qui est, dans les années 1930, principalement diffusée par l’écrit, dans le journal La Patrie, les revues culturelles, les recueils de poèmes : l’oralisation concrète des poèmes semble alors avoir été marginale[9].

En fait, les pratiques orales de la poésie les mieux documentées relèvent de la sphère privée : ce sont les lectures faites dans des cercles de littérateurs et d’artistes, par exemple lors des soirées organisées à Sherbrooke par Alfred DesRochers[10], ou lors des dernières réunions de ce qui reste de l’École littéraire de Montréal[11]. Mais il s’agit là de pratiques professionnelles, issues des réseaux mêmes des écrivains et qui, ne s’inscrivant pas à proprement parler dans l’espace public, ne transforment guère le statut de la poésie et des poètes. Est-ce à dire que la connaissance des pratiques publiques d’oralisation de la poésie nous échapperait ? Un type de présence de la poésie oralisée a jusqu’à présent été peu documenté et ouvre peut-être la voie à une meilleure connaissance de ces pratiques durant la période qui nous occupe : il s’agit de son « irradiation », comme on dit à l’époque pour parler de la mise en ondes radiophonique.

L’oralisation radiophonique

Grâce aux travaux de Marie-Thérèse Lefebvre et de son équipe[12], nous disposons en effet d’outils pour repérer la présence de la poésie à la radio, à la suite du dépouillement des pages consacrées à la programmation radiophonique dans le journal La Presse. Propriétaire de CKAC, La Presse consacre en effet un espace important à la radio et publie des grilles horaires qui décrivent parfois, mais pas toujours, le contenu des émissions de manière détaillée. Je suis donc partie de ces dépouillements pour identifier des émissions où se profilait la présence de la poésie à la radio, retournant ensuite aux pages de La Presse et à celles de deux périodiques culturels de l’époque, La Lyre et Le Passe-Temps, afin de disposer d’un contexte plus large d’interprétation. Je m’attacherai ici principalement à deux séries d’émissions préparées et animées par Robert Choquette entre 1930 et 1933 et à L’heure provinciale, y compris aux deux « Festivals de musique et poésie canadiennes » proposés dans le cadre de cette dernière émission. Mais il importe avant tout de situer ces émissions dans un cadre plus général.

Il faut d’abord rappeler que la poésie entretient dans les années d’entre-deux-guerres une relation étroite avec la musique, en raison non seulement de l’importance de la chanson, qui flirte parfois avec la poésie et dont le développement est alors décuplé par les moyens modernes de reproduction que sont le disque et la radio, mais aussi de la présence encore forte de la mélodie française, c’est-à-dire de la mise en musique, dans une perspective savante, de poèmes destinés à insuffler à des pièces musicales une émotion plus vive parce que portée par la voix humaine. Il ne s’agit pas là de chansons, mais plutôt de poèmes placés sur de la musique savante. On peut penser aux oeuvres de Claude Debussy, de Maurice Ravel ou de Francis Poulenc. Ainsi trouve-t-on dans des programmes musicaux radiophoniques des éléments comme celui-ci, tiré de la grille de CKAC du 22 décembre 1931 :,

Chanson d’ancêtre, Saint-Saëns,
(poème de Victor Hugo)

Le poème « Chanson d’ancêtre » de Victor Hugo sera donc chanté sur une mélodie de Camille Saint-Saëns. Il s’agit là d’une forme particulière de présence de la poésie qui est d’autant plus intéressante qu’elle a parfois laissé des traces sonores, en plus des partitions. Au Québec, plusieurs compositeurs, comme Auguste Descarries[13], Oscar O’Brien[14] et Lionel Daunais, ont pratiqué ce genre, à partir de poèmes tant français que québécois. Ainsi, Lionel Daunais, parallèlement à la création des paroles et de la musique des chansons qui rendront le Trio lyrique célèbre (Le petit chien de laine, La tourtière), compose des mélodies sur des poèmes d’Alfred DesRochers et de Robert Choquette[15]. Je n’analyserai pas ici cette forme d’oralisation, ou plus précisément de vocalisation, de la poésie. Mais celle-ci témoigne clairement du fait que, durant les années 1920 et 1930, la poésie entretient avec la musique une proximité certaine dans l’ordre de la performance. Cela influe sûrement sur la nature des émissions qui diffusent de la poésie récitée. Par ailleurs, on observe à la lecture des grilles que les émissions pour les enfants, de même que celles qui mettent des enfants en scène, font une place importante à la « récitation ». Il est toutefois difficile de connaître la nature des pièces récitées, même lorsque les titres sont mentionnés. Nous ne nous aventurerons pas non plus sur ce terrain.

Robert Choquette, poète : Rêvons, c’est l’heure

Alors que l’abondante oeuvre dramaturgique de Robert Choquette à la radio a été efficacement répertoriée et finement analysée par Renée Legris[16], notre connaissance des prémices du travail de Choquette à la radio — trois émissions sur la poésie — était réduite à deux titres, Rêvons, c’est l’heure et Au seuil du rêve, faute de traces dans les archives de Choquette[17]. Le dépouillement des grilles horaires nous apporte désormais nombre d’informations complémentaires que nous pouvons croiser avec des articles de revue ainsi qu’avec des écrits intimes, dans lesquels les faits bruts livrés dans les listes de programmation cèdent le pas à des commentaires plus proches de la performance elle-même : sur le contexte de prestation, sur la relation entre l’artiste qui dit le poème et le public qui écoute, voire sur les dimensions économiques de ces prestations et sur l’image globale de la poésie ainsi projetée. C’est à ce croisement que peuvent être dégagés les contours de cette pratique orale de la poésie à la radio.

Les grilles horaires du 26 novembre 1930 au 1er mars 1931 nous apprennent que Rêvons, c’est l’heure est une émission d’une heure, présentée les mardis à 22 h 30. En outre, elles nous révèlent parfois les titres des pièces récitées ou ceux des pièces musicales jouées. En raison de sa disposition aérée, le programme de l’émission occupe généralement un espace important dans la grille horaire, et on y insiste sur le concours de « Monsieur Robert Choquette, poète », et de l’Orchestre de La Presse[18]. Manifestement, l’émission est bien soutenue par CKAC. Mais sans informations contextuelles, la liste des pièces récitées ou jouées ne nous permet pas de comprendre la nature de la performance, laquelle fait coïncider réalisation et réception du poème en un même lieu et en un même moment, selon la définition de Paul Zumthor[19]. En effet, la réalisation orale du poème relève de la performance : elle a lieu dans un contexte de parole vive et est reçue comme telle, à une époque qui ne connaît pas encore la diffusion radiophonique en différé. Ainsi inscrite en un point du temps et de l’espace, la performance fait événement et, faute d’avoir été partie prenante de cet événement, nous ne pouvons y avoir accès qu’indirectement.

C’est ici que l’intérêt des archives privées apparaît. Ainsi, un extrait d’une lettre de Robert Choquette adressée à Alfred DesRochers[20] nous révèle que Choquette attache beaucoup d’importance à son travail radiophonique :

Je ne sais pas si tu prêtes parfois l’oreille à mes programmes de radio Rêvons, c’est l’heure. En tout cas, j’ai annoncé, mardi dernier, que mon programme de mardi prochain sera en partie consacré à votre gang de Sherbrooke. J’ai écrit et demandé à Dantin un de ses poèmes inédits : je le joindrais à vous autres. Quelle Muse désires-tu escorter ? Jovette ou Éva ?…. — et tâche d’être au radio mardi soir prochain, à 10.30 p.m. : tu sais que tes vers seront débinés avec accompagnement d’orchestre ??[21]

15 janvier 1931

D’une certaine manière, tout est là, dynamisé. Les auteurs lus : Alfred DesRochers, Jovette Bernier, Éva Senécal et Louis Dantin. Les oeuvres : des poèmes, y compris des inédits. Le contexte de performance : les poèmes sont lus, « débinés », avec accompagnement d’orchestre. Mais on lit aussi la complicité et le désir de Choquette de diffuser la poésie de la « gang de Sherbrooke ». Et même un peu d’ironie : Jovette Bernier et Éva Senécal sont non seulement poètes, mais aussi « Muse[s] », et Choquette lui-même « débine » les poèmes, se donnant ainsi un rôle grotesque.

Cet extrait de la correspondance apporte donc un éclairage complémentaire, plus vif, à un entrefilet critique publié en 1930 dans La Lyre :

Monsieur Robert Choquette à la radio

L’heure intitulée Rêvons, c’est l’heure

Ce charmant poète possède un timbre de voix très harmonieux et beaucoup de sens musical. Cette heure de déclamation qu’il nous donne, chaque mercredi soir [sic], par l’entremise du poste CKAC, et pendant laquelle nous avons le plaisir d’entendre de fort beaux poèmes accompagnés en sourdine par l’orchestre, est une des choses les plus délicieuses que nous ayions [sic] l’occasion d’entendre à la radio[22].

Le croisement des trois sources nous apprend que l’émission Rêvons, c’est l’heure est animée par « Robert Choquette, poète », qui y « déclame » des poèmes. Celui-ci est responsable du choix des poèmes et peut même, comme le révèle la lettre à DesRochers, solliciter directement les auteurs afin de lire des textes inédits. De plus, faisant ses choix, il compose les émissions de manière à leur donner une certaine cohérence — par exemple autour de la « gang de Sherbrooke ». Enfin, les poèmes sont lus accompagnés de musique placée à l’arrière-plan, « en sourdine ».

Malheureusement, la grille horaire n’apporte, pour les 20 et 27 janvier 1931, aucune autre information que le nom de l’animateur, « Robert Choquette, poète », et le fait que c’est l’Orchestre de La Presse qui assure la responsabilité musicale de l’émission. Nous ne savons pas ce qui a été lu. Mais il n’y eut sans doute pas de poème de Dantin, car la suite de la correspondance révèle : « J’ai lu votre nouvelle “Le risque” mardi soir dernier, à la radio, et j’en entends parler dans tous les coins de la ville où j’ai rencontré des oreilles humaines » (lettre du 16 février 1931). La grille qui porte sur ce mardi soir, celui du 10 février, ne nous donne que les choix musicaux…

Heureusement, les grilles sont plus explicites pour d’autres émissions de la série : on y trouve, pour douze des quinze émissions, les titres des pièces musicales jouées et, pour six émissions, les noms des auteurs lus. Par exemple, le 3 février 1931, la grille nous apprend que l’on jouera le Menuet à la Mozart, op. 22, no 5 de Korestchenko ; le 1er mouvement de la Symphonie militaire de Haydn ; Les maîtres chanteurs de Nuremberg de Wagner ; Les filles du Baden de Komzak ; la Rêverie du soir tirée de la Suite algérienne de Camille Saint-Saëns ; et que seront lus des poèmes de Victor Hugo, d’Émile Verhaeren, d’Alice Lemieux et d’Émile Coderre, de même qu’une nouvelle de Jean-Charles Harvey. Tout cela en soixante minutes. Il faut donc en effet penser que les textes sont lus, au moins en partie, sur fond musical. Les aspects techniques de la performance demeurent flous : comment un orchestre peut-il jouer « en sourdine » ? La mise en sourdine se faisait-elle lors de l’enregistrement ou par un travail de mixage ? Employait-on le même type de micro pour la voix que pour l’orchestre ? Il ne semble pas que l’émission ait été enregistrée devant public, contrairement à d’autres dans lesquelles l’Orchestre de La Presse jouait[23]. De cette description sommaire de l’émission, retenons que le genre des pièces lues est important puisque l’on prend la peine de le préciser lorsque les titres sont mentionnés, et que les oeuvres québécoises y sont placées sur le même pied que les oeuvres européennes.

Les grilles horaires permettent aussi d’identifier, pour certaines émissions, les poètes québécois dont les oeuvres ont été lues : outre Robert Choquette lui-même, qui lit régulièrement un de ses propres poèmes — cela n’est que justice : après tout, il est là à titre de poète —, on trouve Gonzalve Desaulniers, Nérée Beauchemin, Charles Gill, René Chopin, Alice Lemieux et Émile Coderre. La poésie québécoise est ainsi représentée non seulement par des poètes reconnus de la génération précédente, mais aussi par des poètes dont les oeuvres sont récemment parues[24].

On aura compris à la lecture des titres de pièces énumérés plus haut que l’émission ne fait pas dans la musique légère, et que certaines des oeuvres présentées sont récentes. L’heure de diffusion, 22 h 30, et le titre de l’émission permettent d’imaginer que Choquette vise à créer une certaine ambiance, qu’il juge favorable à la poésie. Nous sommes loin des déclamations des membres de l’École littéraire de Montréal sur la scène du Monument-National. La poésie — car les textes lus sont presque exclusivement des poèmes — est ici conçue comme relevant de l’intime, et la musique lui sert d’écrin.

Robert Choquette et la diffusion de la poésie québécoise : Au seuil du rêve

L’intérêt de Choquette pour la diffusion d’inédits se maintient. Il écrit à Dantin, le 16 novembre 1931 :

Mais ce que je voudrais lire de vous, c’est un poème inédit — ou deux ou trois, si vous ne me jugez pas indiscret, j’en ai lu chez DesRochers qui étaient bien beaux ; ne pourrais-je en avoir un exemplaire ? C’est que j’ai entrepris une nouvelle série de programmes radiophoniques au cours desquels j’ai la prétention de lire chaque fois quelques pièces inédites d’un de nos meilleurs poètes. J’ai pu arracher à René Chopin deux belles pages, que je lirai demain soir. Si ma requête est indiscrète, oubliez-la. Mais ce ne serait pas sans une vive déception que j’abandonnerais l’idée de lire de vos vers inédits à la radio.

Cette nouvelle série, intitulée Au seuil du rêve, est enregistrée et diffusée les mardis depuis un restaurant, Le Petit Versailles[25]. L’accompagnement musical y est plus modeste, assuré par le Trio Markovski, dont Oscar O’Brien est le pianiste. La série, qui comptera seulement cinq émissions d’une demi-heure[26], a droit dans la grille à une assez longue description, toujours accompagnée d’une photo de Robert Choquette. Aussi apprenons-nous le 17 novembre 1931[27] que, lors de la première émission, des inédits de René Chopin et d’Éva Senécal seront lus et que quelques-uns des clients présents au restaurant recevront un exemplaire autographié d’un recueil de René Chopin. La grille du 24 novembre nous apprend que Robert Choquette lira des poésies de Simone Routhier, de Germain Beaulieu et d’Alice Lemieux, et que

[p]armi les commentaires et suggestions qui seront adressés au Petit Versailles, il en sera choisi un certain nombre, au hasard, [aux auteurs desquels] Le Petit Versailles enverra gracieusement un recueil de vers de mademoiselle Alice Lemieux avec autographe de l’auteur[28].

Le contexte de performance est manifestement fort différent de celui de Rêvons, c’est l’heure. Les programmes laissent entendre que les lectures occupent des moments distincts des prestations musicales et se font devant public, au restaurant, dans un lieu public[29], bien que relativement intime. Puisque Choquette privilégie les inédits de poètes québécois, il semble que la réalisation orale des poèmes revête à ses yeux une grande importance et qu’il mise sur sa propre performance pour faire connaître la poésie québécoise qui lui est contemporaine. Il est dommage que rien ne nous soit resté de sa lecture de Metropolitan Museum, par exemple, faite le 7 décembre, avant même la parution de son poème[30]. Lors de la troisième émission, Choquette lit deux poèmes de Jovette-Alice Bernier et « L’hymne au vent du Nord » d’Alfred DesRochers, seul poème dont le titre soit nommément présent dans la grille, ce qui donne à croire qu’il était déjà connu des auditeurs, le recueil À l’ombre de l’Orford datant de 1930.

Au seuil du rêve se révèle ainsi conçue comme une entreprise de diffusion et de promotion de la littérature québécoise, principalement de la poésie[31] — Le Petit Versailles offrira aussi des recueils autographiés de Jovette-Alice Bernier et d’Alfred DesRochers. Le 22 décembre 1931, l’émission est remplacée par un programme musical en provenance de Toronto. Il est difficile de savoir pourquoi la série s’arrête si rapidement[32] et si elle a eu du succès. Il semble que Robert Choquette ait accepté à ce moment-là « le défi d’Arthur Dupont, qui lui demande d’écrire des récits dialogués pour deux séries hebdomadaires[33] », dont Au coin du feu, ce qui serait une explication plausible à la fin de la série.

Il faut souligner l’intérêt et l’originalité de ces deux séries d’émissions de poésie, auxquelles ont été consentis des moyens somme toute importants[34]. Nous possédons de nombreux enregistrements de la voix de Robert Choquette[35]. Nous pouvons donc tenter d’imaginer ce que furent ces lectures de vers « débinés avec accompagnement d’orchestre », mais les traces sonores nous feront toujours défaut. Chose certaine, ces émissions s’inscrivent dans une mission que Choquette souhaite assumer, puisqu’il affirme vouloir « tracer, pour les belles choses, un chemin dans l’âme populaire ». Il poursuit :

Par les centaines de lettres que je reçois, je m’assure chaque jour davantage que je ne fais pas oeuvre vaine, qu’un programme radiophonique n’est pas, comme certains disent, un effort sitôt dissipé en néant, en air, mais bien une graine déposée dans quelques âmes, et qui deviendra peut-être, qui a grand chance de devenir moisson.

Lettre de Choquette à Dantin, le 4 janvier 1933

L’heure provinciale et ses « Festivals de musique et poésie canadiennes »

Mais il n’y a pas que Robert Choquette qui présente de la poésie, selon les grilles horaires. Johanne Lang, qui a analysé la programmation de L’heure provinciale[36], affirme que le public a pu découvrir, par « la lecture des poèmes, des oeuvres de poètes contemporains pour la plupart[37] » et entendre à leur propos des causeries qui précédaient les récitations. Le nombre de poètes dont les oeuvres ont ainsi été lues par des comédiens et des comédiennes varie énormément selon les années. Au total, de 1931 à 1939, vingt-neuf poètes québécois auront les honneurs de l’émission. Louis Fréchette, Gonzalve Desaulniers, Marie Le Franc et Pamphile Lemay ont droit chacun à deux émissions consécutives, et quatre émissions présentent plusieurs poètes, dont celle consacrée à trois poétesses : Éva Senécal, Simone Routhier et Alice Lemieux. Le 14 avril 1931, la première émission de ce genre, qui rend hommage à Louis Fréchette, propose ainsi « plusieurs pièces vocales de Franz Jehin-Prume sur des textes du poète[38] ». Notons que, là encore, la poésie est mariée à la musique. Les compositeurs sont également mentionnés dans les programmes.

La domination des poètes québécois est écrasante. Seuls Sully Prud’homme, Ernest Psichari, Corneille — alors que l’on souligne le tricentenaire du Cid — et Jacques Rivière auront droit en 1936-1937 aux honneurs d’une émission entière ; un pot-pourri de poètes français sera en outre présenté en 1936. Pour le reste, les poètes choisis sont québécois. Bien sûr, on retrouve dans ces émissions certains poètes consacrés dont l’oeuvre appartient déjà à l’histoire — Louis Fréchette, Émile Nelligan, Charles Gill, Pamphile Lemay. Mais la plupart des poètes sont vivants et encore actifs — Émile Coderre, Alfred DesRochers, René Chopin, Louis Dantin, Alfred Beauregard —, et plusieurs femmes ont été choisies, dont la toute jeune Anne Hébert, à laquelle une émission est consacrée le 26 mars 1939. La poésie québécoise la plus contemporaine est donc solidement représentée. Cela rapproche certaines des émissions de L’heure provinciale consacrées à la poésie de celles de Robert Choquette, particulièrement de la série Au seuil du rêve.

Les programmes des émissions comportent toujours de la musique, et s’il est impossible de savoir si celle-ci sert de toile de fond ou si les poèmes sont lus seuls, il est certain que les récitations misent sur l’aspect dramatique que favorise le recours à des comédiens professionnels plutôt qu’aux poètes eux-mêmes. Les comédiens et comédiennes choisis sont des vedettes, et leur photo est parfois reproduite dans les grilles horaires. On peut affirmer que ces émissions de L’heure provinciale constituent des événements de prestige, que leur programmation est établie de manière soignée et cohérente, et contribue à la renommée des poètes ainsi invités sur les ondes, dans une visée éducative qui correspond bien au mandat de l’émission[39].

Les « Festivals de musique et poésie canadiennes », tenus en 1938 et en 1939, constituent un autre cas de figure de la présence de la poésie sur les ondes. Il s’agit en fait de galas publics, au cours desquels alternent poésie et musique[40]. Toutes les pièces poétiques sont « canadiennes », de même que la majorité des pièces musicales. Le premier gala, tenu le dimanche 4 septembre 1938, propose des poèmes d’Albert Lozeau, de Jean Charbonneau et de Germaine Bundock — à raison de trois poèmes chacun — et un poème d’Alfred DesRochers (La Presse, 3 septembre 1938). Le second, tenu le dimanche 8 janvier 1939, offre un poème de chacun des poètes suivants : Alfred DesRochers, Medjé Vézina, Georgine Boucher, Charles Gill, Blanche Lamontagne-Beauregard, de même que quatre poèmes d’Émile Nelligan (La Presse, 7 janvier 1939). Ces deux galas font l’objet d’une publicité plus importante que les émissions régulières de L’heure provinciale puisque, chaque fois, les photos des quatre artistes responsables de la récitation et de l’interprétation musicale sont reproduites sur une surface qui excède celle de l’ensemble de la grille de CKAC pour ces fins de semaine là.

Nous ignorons qui fut responsable du choix des poèmes — peut-être Henri Letondal —, mais, manifestement, les galas ont une dimension patrimoniale car, plutôt que la jeune poésie, comme dans les émissions de Choquette ou dans les émissions régulières de L’heure provinciale, on y trouve principalement les poètes de la première période de l’École littéraire de Montréal : Jean Charbonneau, Albert Lozeau, Charles Gill et surtout Émile Nelligan, dont la poésie domine quantitativement le second gala. Il faut remarquer la présence de DesRochers aux deux galas, un incontournable semble-t-il, de même que la présence de la poésie féminine : Blanche Lamontagne-Beauregard, mais aussi les plus jeunes, Medjé Vézina[41] et Germaine Bundock[42]. Ces galas n’ont fait l’objet d’aucune réception critique que nous ayons retrouvée.

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La poésie oralisée est présente dans l’espace public québécois des années 1930 non seulement par des pratiques privées ou publiques qui en valorisent la récitation, comme le révèlent diverses traces ponctuelles dans les archives et les périodiques, mais aussi grâce à la diffusion d’émissions radiophoniques qui lui sont consacrées. Deux visées semblent se dégager de l’analyse de la programmation de ces émissions. D’une part, une mission didactique, appuyée sur la dimension institutionnelle de L’heure provinciale, dans laquelle se trouve mise en valeur la poésie déjà consacrée, et dont l’action légitimante trouve son achèvement dans les causeries prononcées sur les oeuvres. La présence de comédiens et de comédiennes inscrit cette oralisation de la poésie dans un contexte dramaturgique qui relève explicitement de l’espace public, étendu au salon des auditeurs. Nous ne pouvons pas écouter ces émissions. Y entendait-on les applaudissements ? Comment était présenté chacun des poèmes ? Le choix d’auteures était-il déterminé par la présence de voix féminines, dans une logique de l’alternance des timbres ? Comment se répartissaient les lectures entre comédiens et comédiennes ? Autant de questions qui mériteraient d’être creusées un peu, mais qui demeureront sans doute sans réponse.

D’autre part, Robert Choquette, qui lit lui-même des textes d’auteurs qu’il apprécie, s’appuie sur une visée esthétique : faire découvrir les « belles choses » au public. Il a également une conception de l’audition radiophonique qui est davantage individualisée. Les lettres qu’il reçoit, et qui sont manifestement importantes pour lui, témoignent de la nature de la relation qu’il cherche à mettre en place, liée à la présence d’une voix dans l’obscurité de la nuit, dans l’intimité du rêve, comme le laissent entendre les titres qu’il a choisis. Il est « Robert Choquette, poète », qui lit de la poésie et s’adresse à des auditeurs qui sont aussi potentiellement lecteurs. Comme il l’écrit à Dantin, il est médiateur entre la poésie et « l’âme populaire ».

Les deux visées, didactique et esthétique, se rejoignent dans le désir de diffuser une poésie nationale, de rendre cette dernière matériellement présente par la voix, et de faire des poètes des personnages publics reconnus. Ainsi, l’irradiation pose la poésie à la fois dans la sphère intime, parce qu’elle rejoint l’auditeur dans son espace privé, et dans l’espace public élargi, là où le poème va à la rencontre de ses auditeurs et de ses lecteurs, grâce aux médiations publicitaires et parfois aussi grâce à la constitution d’un premier public de réception, comme celui du Petit Versailles, en lequel se réfléchit celui des auditeurs. La poésie échappe ainsi au registre mercantile évoqué par Coderre dans un poème paru dans Le Passe-Temps en janvier 1931 :

… Puis, encore un poème ?…. — Oh ! trahison de l’art !

J’y chante les vertus d’un nouveau dentifrice !

Il me fut commandé moyennant trois dollars…

Et ce soir-là, quel réveillon avec Alice !….

La diffusion à la radio de la poésie oralisée s’inscrit ainsi de manière nette dans la mission que se sont donnée les initiateurs de notre radio : faire de celle-ci un outil privilégié d’éducation populaire et de diffusion d’une culture réputée appartenir à tous, et tant pis pour les marchands de dentifrice…