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« Ploum ! Ploum ! Il faut prendre les choses à la rigolade [1]… »

Poète maudit, persécuté, marginalisé, voire assassiné [2], Claude Gauvreau, comme Émile Nelligan ou Hector de Saint-Denys Garneau, a souvent fait figure de mythe dans la littérature québécoise. Jacques Marchand affirme à ce propos qu’« il n’est pas exagéré de dire que Gauvreau est devenu l’objet d’un culte, d’une ferveur essentiellement religieuse [3] » dans l’institution littéraire québécoise, statut que le poète aurait d’ailleurs lui-même contribué à forger, selon la thèse de Marchand, en cultivant, dans ses oeuvres à teneur autobiographique, « l’image de l’écrivain méprisé de son vivant parce que trop en avance sur son temps [4] ». Or, si l’essayiste, dans son ouvrage Claude Gauvreau, poète et mythocrate, travaille à révéler les rouages du mythe self-made constitué par Gauvreau, il néglige d’interroger les assises ayant permis l’édification de celui-ci. Les motifs qui participent à la formation du mythe tragique du poète (le génie incompris, le délire de persécution, l’hermétisme prétendu de son propos…) ne sont pas en effet le pur produit de l’esprit de Gauvreau ; ils proviennent, entre autres, des réactions critiques aux premiers textes publiés par le poète automatiste dans le recueil Refus global [5]. Aussi une étude du discours critique de 1948 permet-elle de retracer l’origine de ces motifs. Elle révèle en outre un aspect surprenant de la réception de l’oeuvre de Gauvreau, soit une part non négligeable d’humour et de ludisme qui entre en contradiction avec l’aura dramatique dont les critiques ont, le plus souvent, drapé l’auteur. Cet éclairage nouveau rend dès lors possible une relecture d’une partie de l’oeuvre gauvréenne, ce que l’entreprise de Marchand, toute concentrée sur les éléments constitutifs du mythe, ne permettait pas.

Le présent article s’articule donc en trois temps. Je présenterai d’abord un portrait de la réception critique de 1948 entourant Refus global et les textes de Gauvreau qui s’y trouvent. Puis, j’étudierai le cas de deux pastiches de l’automatisme publiés par Odette Oligny dans le journal Le Canada. Enfin, je me pencherai brièvement sur une scène de La charge de l’orignal épormyable [6] dans laquelle Gauvreau se livre à un autopastiche, lequel fait en quelque sorte écho aux pastiches d’Oligny.

Dans cette optique, le pastiche ainsi que l’autopastiche seront considérés comme participant de la réception de l’oeuvre au même titre que les comptes rendus journalistiques, le pasticheur étant d’abord lecteur (critique) avant d’être (re)créateur — créateur « au second degré », selon l’expression de Gérard Genette [7]. Comme le soutient Daniel Sangsue,

la parodie implique fondamentalement une relation critique à l’objet parodié. La démarche du parodiste est en effet semblable à celle du critique : il choisit une oeuvre, juge de ses qualités et de ses défauts, en propose une interprétation, mais tout cela en acte, dans un « commentaire » qui se traduit par une réécriture ou une recréation de cette oeuvre [8].

Ainsi, bien qu’elle puisse sembler en porte-à-faux par rapport au discours critique, cette forme de réception, qualifiée de « productive [9] », est porteuse d’un point de vue sur l’oeuvre et d’une manière de l’appréhender ; elle signale d’emblée que l’oeuvre reçue se prête à la reprise, qu’elle possède des qualités originales qui donnent prise à l’exercice (re)créateur et qu’elle est suffisamment connue pour devenir un hypotexte reconnaissable par les lecteurs. En outre, la position particulière d’où s’énonce la réception productive — à l’écart des lieux attendus du discours critique — lui offre la possibilité de poser un jugement non seulement sur l’oeuvre, mais sur la réception elle-même. Aussi l’hypertexte est-il à la fois discours critique (puisqu’il participe pleinement à la réception) et discours métacritique (puisqu’il juge de la réception antérieure). Ces deux aspects de l’hypertextualité parodique seront étudiés dans les pastiches présentés plus loin, mais il convient d’abord de tracer le portrait de la réception qui accompagne les premiers textes publiés par Gauvreau afin de pouvoir y situer, par la suite, les deux cas de reprise.

Entre mépris et moquerie

Les premiers textes de fiction publiés par Claude Gauvreau paraissent en août 1948 dans le recueil Refus global. Il s’agit de deux courtes pièces poétiques, « Bien-être » (OCC, 41-49) et « Au coeur des quenouilles » (OCC, 81-84), ainsi que du monologue « L’ombre sur le cerceau » (OCC, 138-139). Écrits entre 1944 et 1946, ces textes, qui appartiennent à un ensemble intitulé Les entrailles (lequel ne sera publié intégralement qu’en 1971 dans les Oeuvres créatrices complètes), ne présentent pas encore les traits du langage « exploréen [10] » que Gauvreau développera plus tard ; ils relèvent tout de même d’une écriture de type automatique, inspirée du surréalisme, à laquelle Gauvreau insuffle cette force déclamatoire qui caractérisera sa production postérieure. Décrits comme une « suite de décharges émotives modulées de façon plus ou moins violente [11] », les textes des Entrailles ne sont pas sans provoquer des réactions chez les critiques confrontés pour la première fois à l’écriture gauvréenne.

Dans le corpus de réception entourant Refus global, outre le texte éponyme rédigé par Paul-Émile Borduas, les textes de Gauvreau sont ceux qui récoltent le plus de commentaires. En tenant compte des dix-neuf articles qui commentent les textes de Gauvreau en 1948, il est possible de distinguer trois types de réactions de la part des critiques : le malaise d’abord, puis, en réponse à ce malaise, le mépris et la moquerie.

D’entrée de jeu, les journalistes expriment leur perplexité à l’endroit des textes de Gauvreau : non seulement ils ne savent pas quoi en dire, mais ils ne savent pas non plus comment nommer ces objets abstraits, à la frontière de la poésie et du théâtre. Faisant preuve d’inventivité pour définir les textes qu’ils ont à commenter, les critiques les qualifient indistinctement de « poèmes [12] », de « pièces dramatiques [13] », de « sketch[es] canadiens [14] », d’« espèce[s] de dialogue[s] symbolique[s] [15] » ou, de façon plus impressionniste encore, de « mots-instincts [16] », de « mots imaginaires [17] » ou de « fantaisie[s] de vocabulaire [18] ». Bref, les commentateurs s’accordent pour souligner le caractère « obscur [19] » des productions de Gauvreau et ils avertissent le public du fait que « les résonnances de Claude Gauvreau laisseront abasourdi le lecteur non prévenu du langage sybillin [sic[20] ». Or, eux-mêmes ne sont pas à l’abri de ce bouleversement qui les plonge dans l’embarras et les laisse sans voix. Certains critiques, tel Rolland Boulanger, chroniqueur artistique au Montréal-Matin, préfèrent en effet réserver leur jugement. Décrivant le recueil automatiste, Boulanger affirme : « [Gauvreau] contribue à l’ouvrage par un ensemble de trois… “pièces de théâtre” surréalistes, plutôt courtes, dont je me dispense a priori de parler, laissant aux chroniqueurs autorisés dans la matière d’y appuyer ailleurs [21]. » Les points de suspension et les guillemets utilisés par Boulanger illustrent bien son malaise devant les textes de Gauvreau qu’il a le sentiment de ne pas pouvoir commenter de façon compétente.

Afin de se soustraire à l’exercice critique, les journalistes ont également largement recours à la citation. Trois des dix-neuf articles portant sur les textes de Gauvreau (ceux de Saint-Germain, de Boulanger et de Duhamel) sont en effet constitués de plus de 40 % de citations. Parmi celles-ci, un passage se démarque par la fréquence de sa réitération, soit cette phrase d’« Au coeur des quenouilles » citée à trois reprises : « Je suis poursuivi, je suis un homme poursuivi, poursuivi un homme, un poursuivi, poursuite poursuivie, un homme poursuivi. » (OCC, 81) L’élection par les commentateurs de cet extrait — « déjà célèbre [22] », selon le Père Robillard — semble inaugurer le mythe du poète persécuté qui sera ensuite cultivé par la critique et par Gauvreau lui-même. Or, le recours à la citation, s’il témoigne d’un malaise devant l’oeuvre gauvréenne, participe également d’une entreprise de dérision qui vient désamorcer l’aspect tragique de l’oeuvre. Ainsi, lorsque le Père Robillard soutient qu’il est « facile de […] tourner [Refus global] au ridicule à peu de frais : il n’y a qu’à citer [23] ! », ou que Roger Duhamel s’émerveille ironiquement devant les « perles [24] » de Gauvreau, on perçoit, dans la moquerie amusée des critiques, un certain mépris hautain qui banalise et discrédite les expérimentations automatistes. Parmi les reproches formulés contre Gauvreau, des critiques comme Robillard et Duhamel s’en prennent surtout à la question de la langue, invitant les automatistes à « renonc[er] à s’exprimer, si on peut appeler “s’exprimer” écrire à la Claude Gauvreau [25] », alors que d’autres, comme ce lecteur du Petit Journal, s’attaquent également à l’attitude suffisante du poète :

J’estime assez la langue française pour la bien traiter et je ne puis supporter qu’on l’assassine comme vous le faites. Si vous n’avez pas assez de génie littéraire pour écrire une pièce qui soit compréhensible en plein vingtième siècle, n’allez pas dans le monde en prônant le génie incompris, vous serez toujours hué et avec raison [26].

On décèle à nouveau ici les premières assises du mythe du génie littéraire persécuté, lequel s’érige dans l’espace délimité par l’attitude du poète, l’image qu’en donne la critique et la posture adoptée par Gauvreau dans ses oeuvres à teneur autobiographique.

Il demeure néanmoins que, si l’ironie du père Robillard concernant « le remarquable auteur de Bien-être et Au coeur des quenouilles [27] » est teintée de mépris, d’autres critiques, bien qu’ils se moquent aussi quelque peu de Gauvreau, le font sans réelle méchanceté. Parmi eux, Gérard Pelletier déclare, sur un ton amusé et sans arrogance :

Pourquoi n’accepterions-nous pas l’automatisme comme un passe-temps ? Quand Gauvreau affirme que le « pinch champioute », je ne me sens pas du tout poussé à le contredire. […] Tard, le soir, après une dure journée et plusieurs verres de bière, le « pinch » doit, en effet, « champiouter ». Pourquoi ne champiouterait-il pas ? Surtout si vous admettez que la « Cléonte breitchère dans sa nuée populiste et bouleversement »… Car tout se tient, n’est-ce pas [28]

Malgré une certaine réserve ironique perceptible dans les points de suspension finaux, le ton de Pelletier témoigne d’une ouverture à l’endroit des expérimentations de Gauvreau qui sont perçues comme une forme de divertissement. C’est dans une perspective similaire — celle d’un objet de curiosité — qu’il convient, semble-t-il, d’interpréter le geste du Canada de publier, dans un entrefilet en bas de page, sans aucun appareil critique, une citation d’« Au coeur des quenouilles [29] ». De même, la caricature de Robert LaPalme, « L’ombre sur le cerveau [30] » (du titre du monologue « L’ombre sur le cerceau »), relèverait davantage de la moquerie que du mépris. Cette caricature, qui présente un homme amené de force à l’hôpital psychiatrique pour, dit-on dans la légende, avoir « essayé de comprendre “Refus global”, le manifeste des automatistes [31] », possède certes une charge critique, mais LaPalme lui-même se défend d’avoir été sévère à l’endroit des automatistes [32], affirmant du reste qu’« un caricaturiste n’est pas là pour faire l’éloge de personne. Il doit critiquer et faire rire [33] ». De plus, en observant les deux personnages au premier plan — yeux fixes, cous tendus, mains dans les poches et exprimant une curiosité satisfaite —, on peut se demander quelle est la véritable cible de cette caricature : l’excentricité de l’automatisme ou l’attention excessive que lui accorde un public en manque de divertissement ?

Ce bref inventaire des commentaires qu’ont suscités les premiers textes de Gauvreau permet de situer le contexte en réaction duquel sera, en partie, érigé le mythe gauvréen du poète incompris et persécuté [34]. Or, la réception, si elle est marquée par un certain mépris et par des jugements sévères, est aussi teintée d’une part d’humour et de ludisme que les critiques postérieurs tendent à négliger.

La charge d’Odette Oligny

À la frontière entre amusement et mépris ironique, les pastiches d’Odette Oligny — textes dont l’existence est demeurée, à ma connaissance, ignorée jusqu’ici — constituent une curiosité parmi les textes critiques qui entourent la parution de Refus global [35]. Oligny, titulaire de la page féminine du journal Le Canada, rédige, en septembre 1948, deux pastiches dans lesquels elle s’en prend notamment au style de Gauvreau. Si ces articles, intitulés « Automatisme » et « Littérature [36] », se présentent comme une charge, c’est-à-dire comme une « imitation en régime satirique, dont la fonction dominante est la dérision [37] », on ne peut toutefois s’empêcher d’y percevoir le plaisir — coupable, peut-être — qu’a eu la chroniqueuse à se prêter au jeu de l’automatisme.

À la lecture des pastiches, on se doit de concéder à Oligny sa bonne compréhension du style de Gauvreau : à l’exception d’une certaine pudeur qui semble restreindre l’usage d’un lexique religieux ou sexuel, ses pastiches sont plutôt convaincants, comme en témoignent les premières phrases d’« Automatisme » : « Les troglodytes motorisés s’esbignent vers le septentrion. Si de la tomate trop mûre, le jus épais doit couler, la mièvrerie audique en son cloître étouffant de rumeurs clamatoires s’en foutra comme d’une guigne. » (A) En plus du ton irrévérencieux (« s’en foutra »), des juxtapositions aléatoires (« troglodytes motorisés ») et des mots rares (« mièvrerie »), recherchés (« septentrion ») ou purement inventés (« audique », « clamatoires »), on retrouve dans ces phrases deux thèmes chers au poète automatiste, soit la fuite (« s’esbigner ») et l’asservissement (« cloître étouffant »). Plus globalement, l’usage du futur dans les deux pastiches rappelle le ton mystique et prophétique de Gauvreau (ainsi que celui de Refus global) avec des passages tels : « Les êtres nostradamusqués comprendront seuls la lisère du linceul ondulé. » (A) Enfin, en confrontant deux phrases issues respectivement du premier pastiche d’Oligny et du monologue « L’ombre sur le cerceau » de Gauvreau, on perçoit de nouvelles similitudes :

Qu’il sera drôle de virtembuler aptèrement sur l’océan rancoeur, lorsque de nouveau, jupitéresquement, les clochettes kairales finiront l’abreuvoir.

A

Les glands de joie les clignotements de cloche cri papou et beuzellin et anarchiste à nez plastique aux morves vieillottement et abnégationnement théologiques de l’abreuvoir à tocsin.

OCC, 138

Outre la création d’adverbes de manière (par le suffixe -ment), Oligny emprunte à Gauvreau les images de la cloche et de l’abreuvoir qui, sur un ton festif, semblent sonner le glas de la rancoeur et de la théologie vieillotte. Ailleurs, elle reprend les mots « pied », « miel », « feu », « mort », « dextre » et « acide », ainsi que les motifs du cercle, du cerceau, de l’arabesque qui recréent l’atmosphère tourbillonnante des textes automatistes.

À la charge

Cette reconstitution assez fidèle de la poésie de Gauvreau montre que la chroniqueuse a mieux su analyser l’écriture gauvréenne que la majorité des critiques de la première réception. Toutefois, pour qu’il y ait charge, et non simplement pastiche sur le mode ludique, une intention satirique doit être perceptible dans l’hypertexte ou, à tout le moins, dans le paratexte. Chez Oligny, cette intention se manifeste par un nombre démesurément élevé de mots rares et inventés en comparaison des textes de Gauvreau parus à l’époque. L’accumulation systématique de mots alambiqués constitue une exagération visant à ridiculiser la poésie gauvréenne par l’amplification de son caractère abstrait et composite. Des phrases telle : « Lumistripouffe, écartogène et volantiforme, l’immensibulbe atome écartelé rizzonera la ceinture carrée de la terre globiforme » (A), qui comptent une majorité de mots inventés ou composés, ne figurent plus qu’une application systématisée des procédés du mot-valise, de l’ajout de suffixes ou de la verbalisation en usage dans la poésie gauvréenne. Oligny cherche ainsi à présenter celle-ci comme relevant de l’artifice et de la formule.

De même, tout le paratexte des pastiches va dans le sens du discrédit et de la dérision. Oligny y embrasse d’emblée la posture automatiste, se donnant ainsi l’opportunité de miner le mouvement de l’intérieur. Elle amorce d’abord son article par une profession de foi au groupe : « Ça y est, c’est décidé… Je deviens Automatiste Surrationnelle. C’est à ce point irrésistible que je ne résiste pas. » (A) Puis, elle emprunte le discours prétentieux, voire dogmatique, qui lui a été accolé par la critique : « C’est mon premier article automatique, et si vous ne le trouvez pas digne d’être gravé sur le marbre ou coulé dans le bronze, permettez-moi de vous dire respectueusement que vous n’y connaissez rien. » (A) Enfin, lorsqu’elle termine son pastiche, elle évoque la probable réaction d’une lectrice : « Comment dites-vous ? Des fous ? » et lui répond, sur le ton affecté qui serait celui des automatistes : « Petite bourgeoise, va… » (A) La charge d’Oligny n’a donc pas uniquement pour cible la poésie de Gauvreau : elle vise, plus largement, l’ensemble du discours et l’attitude du groupe. En adoptant la posture d’une « membre de la nouvelle secte de l’automatisme » qui « pr[end] cela très au sérieux » (A), la journaliste emprunte aux ressorts du comique de caractère, rendant le sérieux dérisoire, et ce, dans le but de miner, auprès de ses lecteurs et lectrices, la crédibilité du groupe en révélant cette fois son côté suffisant, doctrinaire et antibourgeois.

Mise en scène de la réception

Les pastiches d’Oligny participent donc à la réception moqueuse des premiers textes publiés par Gauvreau. Or, Oligny ne fait pas que participer à cette réception : comme LaPalme qui, dans sa caricature, met en scène le regard porté sur les automatistes, la chroniqueuse double son discours d’un métadiscours sur l’accueil réservé aux textes automatistes. Certains vers des pastiches donnent en effet à voir la tangente ironique que prendra la réception : « Des coins mystifiés de l’âtre […] s’épandra un rigolard intense et flibustier », « le silence multiforme rebondira grotesquement sur l’aspérelle du tabloïde » (A ; je souligne). Oligny, par l’insertion de termes marquant la dérision et par l’usage de verbes au futur, semble ici proposer une anticipation de la façon dont l’oeuvre — la sienne, comme celle de Gauvreau — sera reçue, par le rire ou la déformation caricaturale. S’adonnant de nouveau à la métacritique, elle termine son premier pastiche sur cette phrase, tout à fait explicite, quant à la réaction prévue de la critique : « Et le typo rêveur, devant ce style pourtant rempli d’ailes, dira — Quelle est donc cette prose ? et ne comprendra pas. » (A) Comme pour la lectrice bourgeoise évoquée plus haut, Oligny imagine ici le jugement porté par le typographe — figure métonymique d’un public spécialisé — sur l’écriture gauvréenne. Elle présage donc de l’incompréhension et de l’étonnement qui seront ceux des premiers lecteurs de Gauvreau et les présente à l’intérieur de ses pastiches de style.

Les mêmes figures de lecteurs reviennent dans le paratexte du deuxième pastiche qu’Oligny introduit comme une réponse à « quelques opinions flatteuses, amicalement exprimées » (L) envers son premier texte. Ces lettres de lecteurs — dont on ne sait pas si elles sont réelles ou fictives — permettent à Oligny de (re)produire un échantillon de la réception à travers les commentaires de l’amie Margo et du Dr Adrien Plouffe. Ceux-ci affirment qu’ils ont « bien ri » à la lecture du premier « papier automatique » de la chroniqueuse et que « ces messieurs-dames du manifeste ne s’en relèveraient pas si nous étions dans un monde où le ridicule tue » (L). Ces témoignages de lecture sont représentatifs du ton de dérision avec lequel les divers publics — qu’il s’agisse d’une lectrice des pages féminines ou d’un membre de la Société royale du Canada — ont accueilli les textes contenus dans Refus global et ceux de Gauvreau en particulier. En réponse à ces moqueries, Oligny, n’abandonnant pas son personnage de fervente disciple du groupe, répond sur le ton outré qu’elle octroie aux automatistes qu’« il fallait admirer et non rire ! » (L)

La charge critique des pastiches attaque donc sur trois fronts : d’abord, Oligny ridiculise en l’exagérant la poésie gauvréenne ; ensuite, elle caricature le côté doctrinaire du groupe ; enfin, elle met en évidence le discours de la réception de l’oeuvre basé sur la moquerie. En outre, la pasticheuse choisit de faire procéder sa charge de l’intérieur : en se plaçant dans la posture de l’interlocuteur à discréditer, elle mine son discours pour le désamorcer et en révéler les rouages qui lui semblent risibles. La parodie ou la charge, que Nathalie Heinich rapproche du « canular artistique [38] », a ainsi pour fonction d’« inauthentifier » l’hypotexte : en effet, « en […] reproduisant [une oeuvre] dans un autre “cadre”, dépourvu d’authenticité [et] en faisant en sorte qu[’elle] “fonctionne” dans ce cadre inauthentique [39] », le pasticheur lui enlève sa crédibilité et met en doute sa valeur.

En somme, les deux pastiches d’Odette Oligny participent à la réception de l’oeuvre de Gauvreau tout en la reflétant et en s’en inspirant. La chroniqueuse reprend en effet les topoï employés par les critiques de l’époque qui n’ont de cesse de traiter les automatistes de « fous » ou l’automatisme de « secte ». De même, lorsqu’elle écrit, dans l’extrait cité plus haut : « Si de la tomate trop mûre, le jus épais doit couler », Oligny se fait l’écho d’une série de boutades autour du motif du « jus de tomate », qui a pour origine ce passage de « Bien-être » : « La mort des captifs dans les marres [sic] de jus de tomate. » (OCC, 44) Le motif a d’abord été utilisé dans l’article « Écartèlement et jus de tomates », qui se conclut par une série de citations de Gauvreau, suivie de ce constat ironique : « Et c’est là, dans notre monde rationnel et non initié, ce qui est le plus près de quelques mots au… tomate [sic[40]. » Le Petit Journal reprend le trait quelques jours plus tard dans une mise en situation humoristique dans laquelle un client se présente à la Librairie Tranquille, demande le livre de ceux « qui sont dans la soupe aux tomates » et finit par rétorquer que le manifeste ne vaut pas beaucoup de tomates et que, du reste, il n’est pas sûr que « ces tomates-là se digèrent bien [41] ».

Dialoguant de la sorte avec le discours de la réception — discours qui postule que Gauvreau « a beaucoup d’avenir dans la loufoquerie [42] » —, Oligny vient en quelque sorte légitimer sa propre entreprise de pastichage. Pour elle, comme pour les autres critiques de l’époque, les textes de Gauvreau ne mériteraient pas une véritable attention critique. Comme le signalent Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, ce type de réaction, qui tend à ridiculiser le discours de l’autre, constitue « une façon de condamner une conduite excentrique, que l’on ne juge pas assez grave ou dangereuse pour la réprimer par des moyens plus violents [43] ». Ainsi, malgré une part de mépris hautain à l’égard des premiers textes de Gauvreau, la critique semble y avoir trouvé plutôt matière à rigolade qu’à persécution ou à condamnation. Cela vient donc relativiser quelque peu le mythe tragique de Gauvreau, d’autant que lui-même se serait amusé de cette réception productive par Oligny puisqu’il aurait confié à Charles Doyon que celle-ci « n’a jamais si bien écrit de sa vie [44] ! »

La contre-charge de Gauvreau

Bien connu pour ses qualités de polémiste, Claude Gauvreau possède un sens de l’ironie, du mot d’esprit, et parfois de l’autodérision, qu’il sait mettre à profit lors d’accrochages avec ses adversaires [45]. Cela est généralement admis pour ses textes essayistiques, mais la critique s’y est beaucoup moins intéressée dans son oeuvre fictionnelle. Pourtant, il semble y avoir, dans ce goût pour les procédés humoristiques, matière à renouveler quelque peu la lecture des oeuvres créatrices, d’autant que la première pièce de l’auteur a été intitulée, par une poétesse amie de sa mère, « L’humour américain » (« Autobiographie », OCC, 11) et que Gauvreau, dans une polémique avec Claude Picher, voit l’humour d’un angle positif et le décrit comme une forme de catharsis :

Qu’est-ce que l’humour ?

L’humour est-il forcément un signe de mépris ? L’humour ne peut-il s’exercer qu’envers des objets que l’on juge ridicules ou dédaignables ou sans valeur ?

Picher ne sait-il pas que l’humour peut fréquemment être dirigé contre soi-même — et que l’humoriste ne se méprise pas pour autant [?] Une forme répandue de l’humour consiste en l’imitation ou l’accentuation d’une sottise extérieure qui nous fait mal [46].

Ainsi, l’humour — et notamment l’autodérision — chez Gauvreau participe d’une forme de libération des contraintes ; il appartient à la sphère de la spontanéité et de la gratuité revendiquée par les automatistes en opposition à la raison et à l’intention. Pour le poète, la parodie et la dérision constituent des moyens d’échapper au tragique tout en dénonçant une situation inacceptable. C’est dans cette perspective que je me pencherai ici sur quelques pages de La charge de l’orignal épormyable qui contiennent un autopastiche pouvant être lu comme une réaction — une contre-charge — aux pastiches d’Oligny.

Dans une scène du premier acte de La charge de l’orignal épormyable, Gauvreau présente un personnage, Lontil-Déparey, qui se targue d’imiter Mycroft Mixeudeim — l’orignal épormyable, avatar de Gauvreau — et de prendre sa place dans la postérité. La scène s’ouvre sur la lecture, par Lontil-Déparey, de ce qui s’avère un piètre [47] pastiche de la poésie exploréenne. Aussitôt, les autres personnages de la pièce entament une critique de ce poème lui reprochant de ne pas être conforme à la poésie de Mycroft. Ils affirment que « c’est comme sa pensée qui se serait affaissée ; qui n’aurait plus d’énergie, de force » (OCC, 654) et qu’« il n’y a pas de fraîcheur dans ce poème. C’est lourd, monotone, sans subtilité d’aucune sorte » (OCC, 655). Selon eux, « Mycroft écrivait d’une façon naïve[, mais] ceci [leur] apparaît comme la parodie de cette naïveté-là » (OCC, 655). L’aspect parodique — évoqué ici explicitement — est donc relevé et dénoncé comme signe d’artifice. Laura Pa poursuit l’analyse du pastiche et décrète : « Ce texte va aussi loin en audace prétendue. On s’y écarte des usages admis avec autant de constance. Il y a le même dosage de descriptions imaginaires et d’invention totale » ; elle conclut toutefois : « Mais ça ne vibre pas ! » (OCC, 655) Ainsi, si Gauvreau, par l’entremise de ses personnages, concède une certaine latitude aux éventuels imitateurs, l’essence même de sa poésie est, pour lui, inimitable. Ce sont en effet la « naïveté », la « confiance candide », la « fraîcheur » et même « la dégoûtante propension [de Mycroft] à s’attendrir sur lui-même » (OCC, 655) qui font de sa poésie une poésie originale. Sans cette sensibilité, les imitateurs sont condamnés à une « sécheresse monotone » (OCC, 655).

Gauvreau, par ce métadiscours, met en cause une certaine réception de son oeuvre qui laisse croire que l’écriture d’une poésie automatiste est à la portée de tous ; il s’en prend ainsi à ceux qui auraient la volonté de s’approprier d’une quelconque manière ses inventions — Lontil-Déparey affirme en effet avoir « assimil[é] […] les découvertes de Mycroft » et vouloir se faire « le digne porte-parole de ces inventions » (OCC, 656). Aussi, bien qu’elle ait été écrite en 1956 [48], soit huit ans après la parution de Refus global, cette scène laisse-t-elle croire à une réponse aux charges d’Oligny, dont Lontil-Déparey figurerait un successeur [49].

Dans la première partie de cette scène, Gauvreau se sert donc d’un autopastiche pour défendre sa poésie en expliquant en quoi elle est tout à fait personnelle et, par là même, originale et incorruptible. En outre, il propose une critique modèle de son oeuvre puisque, à l’exception de Lontil-Déparey, les autres personnages sont à même d’apprécier et de reconnaître la poésie de Mycroft. Selon ce métadiscours, la poésie automatiste ne se réduit pas à une série de procédés (audace, écart avec les usages admis, descriptions imaginaires, invention), mais elle doit surtout être l’objet d’une expérience sensible (elle « vibre »).

Dans la deuxième partie de la scène, Gauvreau aborde la question de la réception de son oeuvre à travers la réaction anticipée de la part de la critique à la poésie de Lontil-Déparey. À ce dernier qui veut publier son poème, Becket-Bobo répond :

ne penses-tu pas que, si les vieux poèmes naïfs de Mycroft Mixeudeim avaient été connus du public, il aurait fait rire de lui ? […] Si tu prends la place de Mycroft, ne vas-tu pas toi-même faire rire de toi ? Tu n’as pas la naïveté de Mycroft. Son ridicule est involontaire et procède du grave ; mais le tien ?

OCC, 657

Par la mise en garde servie ici, Gauvreau évoque le traitement que lui a réservé la critique à ses débuts, auquel il n’a pu opposer que son ridicule procédant du grave, c’est-à-dire son authenticité et sa croyance aveugle en son art. Quant à Lontil-Déparey, il répond en évoquant la possibilité de se « présenter comme un auteur comique » (OCC, 657), révélant ainsi l’artificialité de sa position, qui rappelle celle d’Oligny. À travers le personnage dérisoire de Lontil-Déparey, Gauvreau cherche à désamorcer le discours qui a eu tendance à rapprocher son oeuvre du genre humoristique ; en revanche, il retourne l’arme de l’humour narquois contre ses adversaires en les rendant eux-mêmes ridicules. Il s’agit là d’un des dispositifs définis par le formaliste russe Iouri Tynianov que résume Daniel Sangsue dans La relation parodique. Ce dispositif « consiste à “introduire la littérature dans les oeuvres”, en plaçant dans la bouche de personnages un discours sur l’oeuvre littéraire qui sert de cible ou d’arrière-plan stylisé. Pour peu que le personnage soit grotesque, l’oeuvre visée le devient elle-même [50]. » Ce qui est visé ici, ce n’est toutefois pas l’oeuvre, mais le discours critique sur l’oeuvre, puisque Lontil-Déparey n’incarne pas l’auteur, mais un lecteur ou un critique qui s’empare de l’oeuvre et la détourne.

En somme, en présentant un personnage qui, comme l’avait fait Oligny, adopte faussement, ou de façon intéressée, la posture automatiste, Gauvreau retourne l’accusation de ridicule contre les premiers commentateurs de son oeuvre, qu’il accuse de manquer de sensibilité et d’ouverture à l’égard de sa poésie. En contrepartie, il propose des personnages qui, par leur réceptivité, incarnent une possibilité de reconnaissance et fournissent un exemple du mode de lecture qu’exige son oeuvre poétique, lecture qui repose davantage sur la sensibilité du lecteur que sur sa capacité à repérer — voire à reproduire — des procédés stylistiques. Or, Gauvreau ne s’épargne pas non plus lorsqu’il souligne la « dégoûtante propension à s’attendrir sur lui-même » de son avatar Mycroft Mixeudeim ou lorsqu’il évoque le ridicule de ses premiers poèmes. Poète incompris et marginalisé par la critique, comme il se plaît à l’évoquer dans ses oeuvres, Gauvreau est aussi doté d’un esprit critique envers lui-même et d’un certain sens de l’autodérision qui, bien qu’il « procède du grave », relativise quelque peu l’image tragique dominant généralement le discours critique à son endroit. Aussi, peut-être ne faut-il pas voir une erreur dans la phrase de « Bien-être » : « La mort des captifs dans les marres de jus de tomate » (OCC, 44 ; je souligne), mais plutôt un lapsus doublement révélateur : présage de la réception de l’oeuvre gauvréenne, d’une part — le rire moqueur qu’elle provoque agissant comme autant de tomates lancées à l’auteur —, et souhait de Gauvreau, d’autre part — le rire appelant la fin de la captivité et libérant l’expression.

Le rire dans/sur l’oeuvre de Gauvreau

Somme toute, la moquerie occupe une part importante de la réception des premiers textes de Gauvreau, que celle-ci soit teintée de mépris comme chez Roger Duhamel et le Père Robillard, d’amusement comme chez Gérard Pelletier, ou qu’elle relève de la déformation caricaturale comme chez Robert LaPalme et Odette Oligny. Les railleries dont son oeuvre a été l’objet expliquent en partie que le poète puisse s’être senti incompris, marginalisé, voire persécuté. Or, un retour à ces premières critiques permet également de voir la part du mythe mise en place par Gauvreau, qui a plutôt souffert de n’être pas suffisamment pris au sérieux par les critiques que d’un véritable rejet de leur part. Ceux-ci, qu’ils y aient vu une folie, un divertissement ou une excentricité, ne se sont pas sentis dans l’obligation de montrer la piètre qualité des oeuvres ou de condamner leur auteur (comme ce fut le cas pour Borduas, par exemple) : ils se sont en général contentés de laisser parler les textes, par la citation ou le pastiche, jugeant qu’ils se discréditaient d’eux-mêmes. En agissant de la sorte, ils ont confié au lecteur du journal et à la postérité la responsabilité du jugement final.

La réception étant le produit de la rencontre entre un texte et un lecteur, la question se pose à savoir si les textes de Gauvreau, compte tenu du ton moqueur avec lequel ils ont été reçus, n’appelleraient pas partiellement le rire. L’humour, la parodie et le grotesque sont en effet des aspects de l’oeuvre gauvréenne qui mériteraient d’être examinés plus longuement que je ne l’ai fait ici. Il faudrait notamment creuser du côté de la notion bakhtinienne de carnavalesque [51] dont la critique a déjà souligné l’importance dans la littérature québécoise [52]. Il semble en effet que l’humour chez Gauvreau ait une fonction cathartique : il sert de moyen d’évasion devant une réalité jugée oppressante, mais il est aussi une arme à retourner contre les adversaires, comme le montre la scène de La charge de l’orignal épormyable dans laquelle Gauvreau s’en prend, à l’aide d’un autopastiche, à la notion même d’imitation condamnée par les automatistes au profit de l’authenticité.

À cet égard, Victor-Lévy Beaulieu vise juste lorsqu’il reprend, dans son roman La grande tribu [53], le personnage de l’orignal épormyable pour le faire participer à la « grotesquerie » québécoise, selon le sous-titre de l’oeuvre. Or, chez Beaulieu, ce sont précisément ces êtres grotesques — mais authentiques — qui, par un renversement carnavalesque, finissent par triompher. Bref, c’est ainsi, par le recours à une forme de dérision cathartique, que peut enfin s’imposer une image de Gauvreau qui, si elle tient encore du mythe, a le mérite de joindre le comique au tragique, et l’héroïque au pathétique [54].