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Il y a tant d’éclaireurs parmi nous qu’il faut bien que quelqu’un se contente de veiller, tandis que tombe la nuit[1].

La correspondance d’écrivains, au Québec, demeure un continent peu exploré. Certes, on retrouve plusieurs volumes regroupant les lettres de Gabrielle Roy, de Gaston Miron, d’Alain Grandbois, de Jacques Ferron, de Pierre Vadeboncoeur, de Gérald Godin, de Louis Dantin et de Louis Hémon, pour n’en nommer que quelques-uns, mais les études sur les correspondances sont somme toute assez rares[2]. Peut-être faut-il y voir une prudence critique, une réserve, une certaine précaution prise par rapport à des documents dont on considère généralement qu’ils appartiennent au paratexte. En effet, dans Seuils, Gérard Genette avance que les lettres fournissent « une sorte de témoignage sur l’histoire de chacune des oeuvres : sur sa genèse, sur sa publication, sur l’accueil du public et de la critique, et sur l’opinion de l’auteur à son égard à toutes les étapes de cette histoire[3] ».

Si la lettre est souvent perçue comme relevant des marges de l’oeuvre, cela a à voir avec sa fonction initiale qui est d’établir la communication. On sait, bien entendu, que les correspondances les plus remarquables font bien plus que transmettre de simples messages, mais celles-ci sont néanmoins couramment considérées comme un genre mineur. Or, le rôle de la lettre a changé et nul besoin de nos jours d’avoir recours à la poste afin d’obtenir des nouvelles d’un ami. Pour cela, il suffit de recourir au téléphone ou au courriel, par exemple[4]. La lettre, à notre époque, témoigne d’un rapport plus intime, plus réfléchi à l’échange. On peut s’accorder un sursis, mûrir sa réponse et attendre quelques jours avant de la faire parvenir à son correspondant. D’ailleurs, le délai de livraison rend généralement moins pertinents le bavardage et les sujets liés à la plus stricte actualité. Ainsi, la rédaction d’une lettre situe-t-elle presque d’emblée le dialogue à un degré supérieur d’intellectualité, en plus de lui conférer parfois une certaine littérarité.

Dans une lettre datée du 21 novembre 1972, André Major confie à Pierre Vadeboncoeur :

[J]e me réjouis davantage de savoir que notre correspondance correspond, si je puis dire, à quelque chose qui va au-delà — ou hors — d’une simple communication intellectuelle ; qu’elle a la simplicité, et le décousu, de la conversation familière. Qu’elle est, pour tout dire, un langage, donc un échange.

On retrouve dans ce bref passage l’importance, partout réaffirmée dans l’oeuvre de Major, de demeurer au plus près du réel, dans un mélange de simplicité, d’intimité, refusant tout hermétisme. Son désir de transcender le réel par l’épreuve de la quotidienneté est aussi présent de manière récurrente dans ses carnets. Tout au long de leurs oeuvres respectives, Major et Vadeboncoeur ont cherché à atteindre une « vérité » — pour reprendre un mot qui revient constamment dans leurs écrits — personnelle et collective. Après avoir présenté le corpus, nous verrons que la correspondance exprime un même sentiment d’incomplétude chez les deux écrivains. Nous constaterons que seule la littérature semble permettre de combattre celui-ci, de le canaliser, de l’altérer, de l’atténuer. La littérature en question est habitée par un souffle universel, par une humanité qu’ils décèlent chez certains écrivains. Si l’échange épistolaire témoigne d’un désir partagé de révéler une forme d’universalité en préservant leur individualité, nous observerons que l’opinion des correspondants diverge pourtant sensiblement autour de cette idée. En effet, alors que Vadeboncoeur ne renonce jamais tout à fait au principe de responsabilité politique de l’écrivain, Major revendique une liberté absolue de l’écriture. La figure du veilleur que l’on retrouve dans l’oeuvre de ce dernier semble appropriée pour décrire la prise de distance à laquelle il aspire. Celle-ci ne constitue pas un refus de participer à la vie collective, comme en témoignent hautement ses carnets, mais une volonté d’y contribuer strictement par l’écriture, d’y être présent à travers elle.

La correspondance[5]

L’activité épistolière de Major s’est poursuivie sans interruption depuis les années 1960. Demeurée jusqu’à maintenant inédite, la correspondance qu’il a entretenue avec Pierre Vadeboncoeur s’étend sur plus de trente ans et fait preuve, comme Major le souligne lui-même, d’une « véritable fraternité et [d]’une franchise assez stimulante[6] ».

La première lettre de cet échange a été écrite par Pierre Vadeboncoeur le 30 avril 1972 et la dernière a été signée par André Major le 10 février 2005. Le corpus étudié se compose de quatre-vingt-onze lettres (quarante-quatre pour Major et quarante-sept pour Vadeboncoeur). Le Fonds André-Major témoigne d’une activité épistolière continue, régulière et variée. Le fait que l’écrivain ait occupé différentes fonctions professionnelles (fondateur de la revue Parti pris ainsi que de l’Union des écrivains québécois [UNEQ], secrétaire de Jacques Hébert aux Éditions du Jour, critique au journal Le Devoir, réalisateur à Radio-Canada) a sans doute contribué à la diversité de sa correspondance. Il faut toutefois noter que les lettres liées au travail constituent de rares exceptions. En effet, les échanges sont généralement remarquablement intellectuels et littéraires. Dans le Fonds André-Major, on retrouve des lettres d’Hubert Aquin, de Gilbert Langevin, de Pierre Morency et de Gabrielle Roy, mais les correspondants les plus réguliers de l’auteur étaient André Brochu, Jacques Ferron, Gilles Leclerc, Jean Marcel, Jacques Pelletier, Jean-Marc Piotte, François Ricard, Félix-Antoine Savard et Pierre Vadeboncoeur.

Les lettres que lui a adressées Félix-Antoine Savard ont été publiées en 1997[7] et la correspondance qu’il a entretenue avec Jacques Ferron l’a été en 2004[8]. Les trois ensembles de lettres (Ferron, Savard, Vadeboncoeur) présentent un certain nombre de ressemblances qui permettent de saisir un peu mieux le rapport d’André Major à l’écriture épistolaire. On notera d’abord que ses correspondants sont plus âgés que lui. L’observation n’est pas anecdotique quand on sait que Major fait face à une sorte de crise dans les années 1960. En effet, ce dernier ne se sent pas pleinement en accord avec plusieurs figures de sa génération, particulièrement avec ses collègues de Parti pris, qui se sont engagés sur la voie de la révolution et privilégient la table rase. Major est porté par une ambition plus personnelle et littéraire que l’on peut qualifier de quête des « origines », quête pour laquelle il recherche des modèles québécois. C’est ce que l’on lit dans la préface à Fraternellement… : « Je retrouvais chez Savard, comme chez Menaud à qui, non sans un brin de coquetterie, il aimait bien s’identifier, ma propre obsession des origines et un amer sentiment de dépossession[9]. » Cette exploration individuelle, il la partage aussi avec Ferron, dont il évoque le sentiment d’une « absence » à soi-même, d’un « vide paralysant[10] » ainsi que la « mélancolie mortelle[11] ». Ces doutes et ces angoisses, il les retrouve aussi chez Vadeboncoeur. Savard, Ferron et Vadeboncoeur s’opposent tous trois aux discours autoritaires et se méfient des dogmes. Chacun est aussi en quête, à sa façon, d’un « vibrant appel à la communion de l’être avec le monde[12] ». Enfin, alors que dans la correspondance avec Savard et Ferron, Major conserve une certaine distance liée à l’écart générationnel[13], un rapport plus personnel s’installe avec Vadeboncoeur, qui est de vingt-deux ans son aîné, dès la première lettre : « Enfin, je me risque et je vous tutoie à compter de cette dernière phrase qui sera, j’espère, la première d’une conversation tout à fait libre que tu as toi-même engagée le 30 avril[14]. »

Le désoeuvrement

Si la notion de « don » est souvent introduite lorsqu’il est question de correspondance, à la lecture de celle de Major avec Vadeboncoeur, on se rend compte que la lettre vise parfois moins le partage qu’elle ne sert à mesurer ce qui nous éloigne de l’autre[15]. De plus, l’écriture de la lettre est un moyen de prendre une certaine distance par rapport à soi-même, de créer un récit de vie, de se mettre en scène. Tout se passe comme si le dialogue servait d’abord et avant tout à se définir, en se confrontant à la parole de l’autre, à ses idées.

Les deux écrivains manifestent une profonde admiration envers leur correspondant, chez qui ils perçoivent des qualités désirées. Major, par exemple, loue la rigueur intellectuelle et l’indépendance d’esprit de Vadeboncoeur :

Il y a quelques remarques que je dois faire : d’abord, quand tu doutes d’avoir entrepris une « oeuvre ». Sais-tu à quel point je t’ai envié — et t’envie toujours — d’être ce que j’appelle un esprit droit, quelqu’un qui marche sans embardée dans le sillon qui est le sien. Pour moi, qui suis perclus de doutes, égaré dans maints virages, etc., c’est une vertu inappréciable. Tes essais m’ont toujours servi de points de repère, non seulement à cause de leur poids de vérité, mais également à cause de leur langue — étincelante, enveloppante et lumineuse même quand elle explore nos ténèbres[16].

Vadeboncoeur, quant à lui, considère avec envie les talents de romancier de Major :

J’ai donc lu ce soir quelques chapitres [de ton livre], puis j’ai arrêté parce qu’il fallait que je te dise tout de suite que c’est d’un talent fou, où il y a plus que du talent, quelque chose de spécial, je ne sais comment dire, c’est autre chose que l’art, cela se passe de l’art si j’osais dire, cela colle à la chose, aux êtres, aux choses, c’est jeté, c’est dru, chaque phrase saute du livre sans aucun avertissement[17].

Ainsi, bien au-delà de l’intérêt biographique et historique qu’elle présente, cette correspondance retrace deux parcours intellectuels façonnés par le désir de se transformer ainsi que par l’aspiration à se reconnaître dans certaines qualités du destinataire. En effet, dès les premières lettres, le lecteur se trouve confronté à des hommes tenaillés par un profond sentiment d’incomplétude auquel seules la création et l’écriture semblent susceptibles d’offrir une réponse. Vincent Kaufmann, dans son ouvrage intitulé L’équivoque épistolaire, formule l’hypothèse suivante, qui peut s’appliquer, du moins en partie, à la correspondance à l’étude :

En général, on correspond pour se rapprocher de l’autre, pour communiquer avec lui, du moins le croit-on. Mais peut-être est-ce surtout d’éloignement dont on fait alors l’expérience. Il y a en effet dans le geste épistolaire une fondamentale équivoque, dont l’exploitation conduit aux frontières de l’écriture poétique. La lettre semble favoriser la communication et la proximité ; en fait, elle disqualifie toute forme de partage et produit une distance grâce à laquelle le texte littéraire peut advenir[18].

Dans Prendre le large, Major écrit que « “[l]a littérature naît presque toujours d’un manque”, selon Paul Nizon. D’un manque de sens […] ou, à l’inverse, d’un débordement de sensations et d’images en quête de mots pour s’épanouir[19] ». Cette absence est au centre de la correspondance qu’il entretient avec Vadeboncoeur. En effet, l’échange épistolaire constitue une façon d’aller vers l’autre et d’engager le dialogue, mais aussi une prise de risque, une façon de se mettre en jeu en exposant sa fragilité.

L’échange épistolaire est engagé par Vadeboncoeur, qui écrit à Major afin de le féliciter pour son article intitulé « Un long détour[20] » paru dans le numéro 31-32 de La barre du jour :

Mon cher André,

J’ai lu, ce soir, la majorité des textes qui composent le numéro de La barre du jour sur Parti pris. C’est le tien que j’ai trouvé le plus intéressant, peut-être parce que c’est de loin le plus attachant. D’autres, qui ne manquent pas d’esprit, sont terriblement maniérés — maniérés par le style, voire par les idées, voire par l’orthographe ! —, et si loin du simple discours humain. D’ailleurs, je suis très proche de ta façon de sentir, de penser et de vivre. Je conseillerais à d’autres de se laver la cervelle de tous les détritus, épaves et autres sédiments qu’y ont laissés les diverses crues idéologiques et culturelles de notre temps. Je leur conseillerais aussi de lire « La révolution culturelle de Mao » de Moravia, exemple d’une pensée sensible et d’un style qui l’est aussi, une pensée sensible, simple, humaine, hésitante, timide, vraie.

J’ai bien aimé aussi le texte de Brochu.

Bizarre tout de même que ce soit de deux littéraires que je me sente le plus proche…

[…]

J’aime mieux — infiniment mieux, c’est la seule voie possible en effet — ton choix de la liberté, que ton texte explique ainsi que l’exergue qui le coiffe[21].

On retrouve déjà, dans cette première lettre, certains de leurs points communs et des sujets qu’ils aborderont sans relâche dans les années qui suivront : une allergie à toute forme d’aveuglement idéologique, un désir d’atteindre l’expression « du simple discours humain », c’est-à-dire une parole dépouillée de tout artifice et parvenant à faire ressentir une forme d’universalité, d’humanité. À cela s’ajoute l’importance d’être fidèle à sa conscience et de persister dans l’affirmation de soi. En outre, dans l’extrait cité comme dans la suite de la correspondance, la littérature joue un rôle capital. Elle sert de remède contre les idéologies tous azimuts et est porteuse, pour Vadeboncoeur et Major, de vérité.

Dans cette lettre, Vadeboncoeur écrit, à propos de Major et d’André Brochu : « Bizarre tout de même que ce soit de deux littéraires que je me sente le plus proche… » L’essayiste semble non seulement avoir le sentiment de ne pas être tout à fait à sa place dans le métier qu’il exerce[22], mais les points de suspension peuvent aussi donner l’impression qu’il aspire lui-même à la création littéraire. Cette tension entre l’engagement politique et l’écriture persistera toute sa vie. En effet, dans Le pas de l’aventurier[23], publié en 2003, la figure d’Arthur Rimbaud lui permet d’interroger une fois de plus les rapports entre l’art et la société. Ce qui le fascine chez le poète, c’est la rupture nette, catégorique et sans retour avec le monde de la littérature, mais aussi le constat d’une insuffisance de l’art face au réel.

En 1972, Vadeboncoeur est frappé d’une crise existentielle : « Je prends une autre voie, mon cher, parce que je suis ravagé[24]. » À propos de son travail politique et syndical, il écrivait quelques mois plus tôt que « le coeur n’y [était] plus » et confiait qu’il avait l’impression de jouer un rôle, de porter un masque et qu’il se sentait « très nettement en deçà de toute image publique et bien inférieur à cette image » :

J’ai un peu trop parlé de moi l’autre jour ; mais c’était besoin. Cette mutation, il faut que je l’exprime, longuement, comme si je cherchais, à travers les mots, les chemins. Je dois me faire à elle, dénouer bien des habitudes, défaire des plis innombrables, essayer, par les mots, les choses nouvelles qui se font jour en moi. Par là, je suis très jeune et j’ai besoin d’appuis. Cela doit être, d’un certain point de vue, fort ridicule. En tout cas, on ne s’attend pas à ça de moi, et il n’y a pas là de ressemblance avec « l’image » […][25].

Comme le révèle cet extrait, c’est par l’écriture que Vadeboncoeur souhaite entreprendre sa métamorphose. S’il s’adresse alors à Major, c’est vraisemblablement afin de trouver un « appui » et parce qu’il pense avoir trouvé en lui un interlocuteur ayant traversé semblable épreuve. En effet, le départ d’André Major de la revue Parti pris, en 1964, a été considéré comme « une sorte de fuite[26] » par certains de ses anciens camarades. D’autres, même des années plus tard, peinaient encore à s’expliquer sa décision[27]. Dans le texte intitulé « Un long détour », dans lequel il faisait retour sur son expérience à Parti pris, Major mentionnait s’être rapidement senti étranger au sein du comité de rédaction :

Dès le début, en rédigeant le manifeste du premier numéro de la revue, je ressentais un malaise, une insatisfaction proche parente de l’inquiétude — l’impression de réduire la problématique humaine à sa seule dimension historique. Et ce malaise allait s’accentuer à mesure que je me rebellerais contre le système idéologique dans lequel je m’étais délibérément enfermé[28].

Vadeboncoeur s’est peut-être reconnu dans ce témoignage, dans cette invitation à suivre son intuition et à emprunter des chemins de traverse. D’autant plus que Major y fait aussi sa profession de foi envers la littérature et ses « sentiers obscurs » : « Et quand on s’est trompé, qu’on a dévié de la route commune pour se perdre dans les sentiers obscurs, comme je l’ai fait, on devient prudent, et juste assez modeste pour ne pas conférer un caractère absolu à ses propres intuitions[29]. » Or, au début des années 1970, Vadeboncoeur semble lui-même vouloir emprunter ces « sentiers » et partager ce refus de tout absolu — en affichant une méfiance envers les idéologies, les mots d’ordre, les théories. Les aspirations des deux hommes sont similaires à cette époque et chacun cherche, à sa manière, à parvenir à une forme de vérité personnelle. Ce que Vadeboncoeur admire de Major, c’est précisément cette mise en péril, ce refus de faire des compromis et cette volonté de se consacrer entièrement à l’écriture. « Un long détour » paraît avoir suscité l’échange. Si Vadeboncoeur s’adresse à Major après avoir lu son essai, c’est qu’il pressent qu’eux deux sont assaillis par un doute à partir duquel un dialogue confidentiel et franc est possible.

Major répondra à Vadeboncoeur deux jours plus tard, le 2 avril 1972. Le premier a parfaitement saisi les inquiétudes auxquelles le second est confronté. Les cinq pages de la lettre gravitent autour du paradoxe de l’écriture, du fardeau de solitude qu’elle impose, et créent un espace de partage par les mots :

Ta lettre m’a réconforté. M’a apporté cette joie qu’il y a à sentir quelqu’un communier à sa propre expérience. La solitude s’en trouve réduite. Et ma difficulté à me confier, à parler, n’a jamais facilité les choses. C’est pourquoi j’écris : dans l’espoir d’arriver à rencontrer mes semblables en quelque lieu commun[30].

On retrouve ainsi, dès le début de cette correspondance, une incertitude similaire chez les deux auteurs, le sentiment qu’ils s’engagent tous deux dans une direction nouvelle, inconnue, qui ne sera plus balisée par un « système de réflexion[31] ».

Certes, cet inconnu, c’est le nouvel emploi que l’on doit trouver, mais c’est davantage la nouvelle voie intellectuelle à emprunter, comme en témoigne la suite de cette même lettre :

Tu es probablement en plein coeur de la crise : entre hier et demain, coincé entre le déjà fait et le possible, déjà sorti d’un état où, physiquement, tu demeures, en attendant de foncer vers l’exil, qui sera ton rapatriement personnel. […] L’important demeure qu’en fin de compte on avance vers quelque chose d’essentiel — une vérité recherchée aveuglément[32].

Seule l’écriture semble permettre une quête de vérité et la conquête d’une sorte de liberté. Cela est particulièrement évident dans une lettre que Major envoie à Jacques Ferron en 1965 : « Et puis j’ai compris que je n’étais pas chez moi à Parti pris, pas plus d’ailleurs que je ne l’étais chez Dupuis. Là où je respirais à mon aise, c’est dans le livre que j’écrivais, c’est dans l’immense espace de l’écriture. J’ai choisi de vivre ce rêve qu’est le livre perpétuel[33]. »

De même, pour Vadeboncoeur c’est, au début des années 1970, l’écriture qui permet la mobilisation politique et l’atteinte de ses objectifs : « Cependant, une chose est certaine : c’est que ce projet d’écrire, cette écriture que je projette, je sens très bien que ce n’est pas un moyen de parler de cette révolution, mais principalement un moyen de l’accomplir[34]. » Pour ce dernier, seule la littérature semble à même d’opérer la transformation qu’il considère nécessaire d’effectuer sur le plan tant politique qu’individuel.

La littérature

Ce qui caractérise le dialogue entre les deux écrivains, c’est la tension constante entre l’expression de soi, de la quotidienneté, et la permanence d’une forme d’universalité. L’écriture semble un moyen de saisir le réel, de garder « “le monde de la vie” sous un éclairage perpétuel[35] », pour reprendre les mots de Milan Kundera. Les échanges abondants sur la littérature dans cette correspondance révèlent un goût partagé pour les oeuvres qui valorisent les déplacements, les voyages et la découverte. Il y est par ailleurs peu question d’écrivains québécois. Si Vadeboncoeur mentionne au passage Réjean Ducharme et Victor-Lévy Beaulieu[36] pour dire qu’il ne les a pas lus, c’est davantage Major qui fait référence à ses contemporains. La soif de savoir des deux hommes est alors résolument tournée vers l’ailleurs et s’assouvit à l’extérieur des frontières du Québec. Lorsque des écrivains québécois sont évoqués sous la plume de Major, c’est précisément parce qu’ils sont parvenus à accueillir une forme d’étrangeté dans leurs oeuvres. Dans l’avant-dernière lettre qu’il envoie à Vadeboncoeur, le 16 janvier 2005, il rappelle ce qui lui a d’abord plu dans l’oeuvre de Jacques Ferron :

Dans ta dernière lettre, tu évoques, à propos de Ferron, « l’étrangeté » de son style et le caractère « lointain, anachronique » de son monde romanesque, que tu attribues à sa personnalité affligée d’une « absence », « n’ayant pour ainsi dire pas véritablement d’assise dans le sentiment ». C’est peut-être cela qui m’avait d’abord séduit chez lui — cette distance critique, ce refus d’être au diapason de son époque, ce défi au réel, toutes choses qui l’apparentent à Marcel Aymé[37].

Quelques lignes plus loin, Major ajoute : « [E]t je me suis tourné vers Gabrielle Roy et Tchékhov chez qui je trouve une humanité dont leur écriture me rend immédiatement solidaire[38]. » De même, dans ses carnets réunis sous le titre L’esprit vagabond, il écrit : « Savard appartient à cette race d’écrivains qui se réclament d’un terroir parce qu’ils savent que leur langage se nourrit de la sève douce-amère de leurs racines, bien que leur sensibilité et leurs exigences les incitent à piller le répertoire universel[39]. » Plus qu’une tension entre l’ici et l’ailleurs, ce qui paraît fondamental chez Major et Vadeboncoeur, c’est la possibilité qu’offre la littérature d’apporter un « surcroît d’existence[40] ». En effet, la poésie, la philosophie, mais les romans surtout, sont aptes à combler un manque, inhérent à l’homme, une forme d’absence que Vadeboncoeur relevait chez Ferron. Pour Vadeboncoeur, Rousseau s’avère un antidote au vide :

Mais tout ceci pour te dire combien ta sensibilité à propos de Rousseau est voisine de la mienne. J’ajoute que je l’ai lu, pour une bonne part, pour exactement le même plaisir que d’autres, plus ingénus, lisent le courrier du coeur ! Il faut que je sois très ravagé, et de jour en jour je me rends davantage compte que je le suis en effet. Alors Rousseau, c’est la présence ; c’est la conversation dont tu parles. C’est le coeur[41].

Les références littéraires que l’on retrouve dans la correspondance s’articulent autour de cette nécessité, pour Major et Vadeboncoeur, de poursuivre une quête spirituelle certes, mais surtout de permettre au lecteur d’accéder à un univers ouvrant sur un ailleurs. Péguy, Bernanos, Pouchkine leur semblent offrir de telles possibilités. En revanche, Proust épuise le monde, le referme et le clôt. Si Vadeboncoeur admet qu’il a abandonné la lecture de cet auteur, car il lui était impossible « de rentrer dans cet univers si précieux[42] », Major confie qu’il a, lui aussi, « laissé tomber Proust au bout de 100 pages[43] ». Cet abandon s’explique par une « impression de piétiner, de ne pas pouvoir errer et rêver en marge de ses longues phrases sans respiration (du moins chez le lecteur), et d’être emprisonné dans une volonté d’épuiser jusque dans le menu détail la réalité qui est le sujet de son discours. Il nous enlève le droit d’imaginer en disant trop ce qui est. Pour moi, en tout cas, c’est une lecture étouffante[44] ». Proust, pour ces deux auteurs, asphyxie le lecteur[45], alors qu’eux-mêmes visent précisément à explorer les contours du monde et à sentir son souffle. Major ajoutera : « Je lui préfère Le chant du monde, L’île au trésor, Dostoïevski et Soljenitsyne ou Faulkner[46]. »

Divergences

Vadeboncoeur et Major cherchent, à partir des années 1970, à échapper à tout esprit de système, en adoptant une prose plus libre qui parviendrait à décrire le réel sans renoncer pour autant à la rêverie[47]. Pour les deux auteurs, « témoigner de l’expérience humaine[48] », faire entendre la rumeur du monde, exige une solitude, un exil, une désertion, un détachement, un refus de l’« allégeance[49] ». Dans L’esprit vagabond, Major décrit la tension présente à tout moment chez les deux écrivains :

Peu importe qu’on soit un écrivain reconnu ou non si le désir d’écrire persiste ; et il persiste tant qu’on ne surmonte pas cette contradiction fondamentale entre l’adhésion au monde et le refus du monde, tant qu’on ne pactise pas avec la langue commune. L’écrivain ne peut parler qu’une langue, la sienne, pour comprendre quelque chose — pour seulement espérer comprendre quoi que ce soit à cette étrange destinée qui est la sienne comme celle des autres[50].

Vadeboncoeur et Major n’ont jamais cessé d’être fidèles à la communauté, mais cette affiliation et cette solidarité ne peuvent réellement se manifester si l’on omet de dévoiler certains des travers de celle-ci. En ce sens, la véritable appartenance se fonde pour eux sur le refus du « cynisme », de la « complaisance[51] », mais aussi du consensus et de tout provincialisme culturel[52].

La rupture entre le monde politique et l’art ne sera toutefois jamais aussi franche chez Vadeboncoeur. En 1977, alors que Major vient d’être choisi comme lauréat du Prix du Gouverneur général du Canada, Vadeboncoeur lui écrit afin de lui exprimer son désaccord. Selon lui, accepter un tel prix sans le faire servir « directement à la protestation politique » paraît tout à fait inconcevable :

J’ai dit à François [Ricard] : est-ce qu’un écrivain noir de Rhodésie accepterait un prix littéraire des mains de Ian Smith[53] ? Pareille chose n’est pas permise. On ne passe pas par-dessus certaines barrières. Ou, autrement, comment demander à quiconque de lutter ? Les interdits que nous nous imposons sont bien fragiles et surtout ils changent de cinq ans en cinq ans : ce que nous considérions comme inimaginable il y a cinq ans, il y a huit ans, face au colonisateur, nous l’avons raisonné depuis… Est-ce que cela révèle une quelconque profondeur politique ? Si j’étais les Anglais, je ne m’énerverais pas trop[54]

On comprend, dans cette lettre, à quel point les symboles politiques et littéraires sont intimement liés pour Vadeboncoeur. À cette époque, pour Major, la situation ne se prête plus à des coups d’éclat, et il ne s’imagine pas recevoir un prix pour ensuite le critiquer publiquement. Il fait alors valoir trois arguments qui le poussent à accepter le Prix du Gouverneur général : le jury est composé en bonne partie de Québécois (dont Jean Marcel) ; le Parti québécois est au pouvoir et s’efforce de lutter pour l’indépendance du Québec ; on peut considérer que le prix est octroyé par un gouvernement étranger[55]. Major fournit en outre deux raisons plus littéraires pour justifier l’acceptation du prix. La première est que nombre de ses contemporains l’ont reçu dans le passé :

Le ridicule serait que je donne à je ne sais qui une somme qui ne me lie en rien et qui me libérera au contraire de certaines obligations. Je le ferais au nom d’un principe établi par une tradition plutôt fragile, ne reposant sur aucun consensus, à preuve : Godbout, Brault, Perrault, Giguère, Ferron ont accepté le prix sans sacrifier au devoir de cotiser[56].

La deuxième est qu’il refuse que la littérature cède le pas à la politique. En ce sens, la réaction de Vadeboncoeur surprend sans doute Major puisque, tout au long de la correspondance, l’auteur de La ligne du risque fait état de la primauté de l’art sur la politique. Pour Major, comme le révèle l’extrait suivant — dans lequel les verbes « écrire » et « agir » apparaissent côte à côte —, la seule véritable responsabilité de l’écrivain demeure envers l’écriture ; c’est elle qui assure son ancrage dans le politique :

La trahison, ce serait que je cesse d’écrire et d’agir. Que, voyant le Québec tenter de naître à lui-même, je choisisse de ne pas participer à l’événement. Pour toutes ces raisons, et aussi parce qu’il faut enfin que l’écrivain cesse de ployer sous l’hypothèque politique, je crois que j’ai raison de voir dans ce prix un encouragement à poursuivre mon travail d’écrivain plus qu’un appel à la trahison. Ce qui nous différencie profondément, c’est que mon nationalisme est optimiste. […] Cet optimisme explique sans doute que je ne perçoive pas la dimension dramatique de cet événement mineur que constitue le Prix du G. G.[57]

Major ajoute que, grâce à cette reconnaissance, ses livres seront traduits en anglais et que, dès lors, un dialogue sera susceptible d’être entamé avec certains Canadiens : « L’espèce de dépossession dont mes romans sont pleins les aidera peut-être à se mettre un peu à notre place. C’est l’une des conséquences heureuses de la littérature que d’ouvrir les coeurs et les esprits à ce qu’ils méconnaissent ou ignorent. Sans cette espérance, l’écrivain serait plutôt démuni[58]. »

Cela peut paraître paradoxal, mais c’est par le refus de Major de participer au « texte national » — expression qu’il emprunte à Jacques Godbout[59] — que sa position est politique. C’est par sa sauvagerie, sa désertion qu’il tente « une échappée vers cet autre réel qu’est le territoire du possible[60] ». Cette conviction, Vadeboncoeur ne parvient toutefois pas à la comprendre et à l’accepter. Dans sa réponse du 15 mai 1977, il se montre catégorique : « la sensibilité des temps que nous vivons t’échappe sans doute » et il est grand temps d’effectuer une « coupure […] complète avec le Canada ». Vadeboncoeur considère que Major — comme Jean Marcel[61] — joue le jeu du gouvernement canadien en accordant de la valeur à ce prix. Sa lettre se conclut par une note priant son correspondant de l’excuser « pour ces propos directs, mais le sujet est direct aussi ». Après l’avoir salué avec amitié, respect et humour — « Je te salue, mon cher André, le vieux, évidemment, n’est pas commode ! » —, il ajoute, en post-scriptum : « Je t’envoie cette lettre, que je trouve bien rude — telle qu’elle m’est venue. J’espère que tu comprendras cette rudesse et que tu ne m’en voudras pas trop — moi qui ai à ton égard une bien grande dette de reconnaissance. Je te l’envoie les yeux fermés[62]… » On sent dans cet échange le profond déchirement ressenti par Vadeboncoeur. Pour Major, la rupture avec le politique a depuis longtemps été opérée ; or, pour son aîné, la question de l’engagement n’est pas résolue en 1977 et sa fragilité est partout présente dans la correspondance. En effet, tout se passe comme si, en acceptant le Prix du Gouverneur général, Major ébranlait certaines assises de la pensée de Vadeboncoeur, notamment l’importance qu’il accorde à l’action politique (et son refus de « jouer le jeu » du Canada). Le fait qu’un écrivain qu’il estime autant pose ce geste l’a forcé à réagir en s’y opposant et l’a sans doute conduit à s’interroger.

Malgré ce désaccord, la relation épistolaire entre les deux hommes reprendra quelques mois plus tard[63]. Le 4 avril 1978, Vadeboncoeur s’adresse à Major. Comme c’est souvent le cas, l’échange se noue autour de la littérature. L’impression que Vadeboncoeur s’est engagé dans une forme de résistance par l’écriture pour tenter de mettre un frein à ce qu’il nomme la « déspiritualisation » de notre culture se dégage de cette lettre. La réponse de Major est remarquable, car elle fait ressortir la similitude des questions qui les habitent, mais aussi une forme de malentendu, d’équivoque. En effet, dans sa lettre, Major partage certes la préoccupation de la « déspiritualisation », mais, à la lecture de l’essayiste, il retient encore davantage la prédominance du singulier et de l’individuel :

Je vois depuis quelques années déjà le désert où nous survivons banalement ; je le prends pour une vérité amère mais inévitable. Tu affirmes, toi : amère peut-être, mais non pas inévitable. Il en tient à chacun qu’elle soit mise en échec, combattue à tout le moins. Le dessèchement de l’être n’est pas le résultat d’une quelconque évolution naturelle, mais celui d’une dégradation morale. Une fois rayée toute transcendance, qu’attendre de l’esprit ? Cela nous ramène à la tragique logique du Grand Inquisiteur.

Tu redonnes, pour finir, une sorte de noblesse à la première personne du singulier. Jamais la confidence ne s’enferme en elle-même, pour le plaisir frileux de la chose, elle s’absente du monde pour le considérer mieux, comme à distance, et finalement pour lui proposer une nouvelle alliance. C’est peut-être pour cette raison que l’écriture avance dans son développement avec une telle sérénité, une telle force de rayonnement. Elle émane d’une âme qui s’est reconquise et qui propose à ses proches une aventure de même envergure[64].

La volonté résolue de parvenir à une écriture du « je » transcendant l’anecdotique animera Major et se traduira dès 1972 par la publication de son « Journal d’un hypnotisé » dans les pages de Liberté.

Vadeboncoeur lui répondra précisément sur cette question du « je ». Pour lui, l’expression de soi dans Les deux royaumes vise à créer un espace de recueillement, le « je » parvenant à accueillir et à faire entendre les « mille paroles des âges » :

Je me suis assez bien reconnu dans ta lettre, preuve sans doute que mon univers a pour une certaine part coïncidé avec le tien. Puis, une ou deux choses auxquelles je ne m’attendais pas, par exemple celle-ci : « Tu redonnes… une sorte de noblesse à la première personne du singulier. » Si tel est le cas, c’est que ce n’est pas seulement la première personne du singulier et que, dans mon « je », passent mille paroles des âges auxquels je me reporte, y compris par le style, peut-être aussi, qui me semble avoir une cadence accordée au passage de vérités plus longues que celles du seul présent[65].

Le malentendu, dans cette correspondance, porte sur cette « noblesse [accordée] à la première personne ». Si, pour Vadeboncoeur, le « je » vise à rassembler la multitude (cherche à exprimer « mille paroles »), pour Major, l’expression de soi, afin de parvenir à l’universel, doit tendre vers la disparition, l’effacement, l’absence. Dans une note rédigée en 1993 et publiée dans L’esprit vagabond, Major écrit : « Pour que le carnet ou le journal atteigne une part de cette vérité, il lui faut devenir transparent et il ne peut y parvenir qu’en se détachant de l’intimité dont il est issu pour devenir le lieu commun d’une conscience élargie[66]. » Au fil des ans, Major tente d’accéder, d’abord par le roman, à ce qu’il nomme une « conscience ouverte[67] » dont seuls la désertion, l’éloignement et la sauvagerie permettent l’expression.

Le veilleur

Lecteur attentif, Vadeboncoeur perçoit bien cette tentation et la mentionne dans ses lettres. Ce qui le trouble, c’est l’abandon progressif du roman par Major. Dès la publication de L’hiver au coeur, il lui reproche la brièveté de la nouvelle[68]. Ce qui le bouleverse sans doute, c’est la voie du vagabondage empruntée par Major, dès les Histoires de déserteurs, et l’attrait pour le « mode mineur[69] ». Vadeboncoeur se montre mécontent de cet « adieu au roman » dans lequel il perçoit une sorte de « renoncement ». Néanmoins, pour décrire la grande qualité du romancier, Vadeboncoeur utilise un néologisme en affirmant qu’il s’agit de la « tactilité » de son oeuvre, de sa proximité avec le réel qu’il retrouve aussi, dans une certaine mesure, dans Le sourire d’Anton. Or, l’essayiste reproche à Major d’avoir fait preuve de « prudence » en évitant de mentionner le nom des individus qu’il critique dans ses carnets. Sur ce point, son correspondant lui répond : « Je me suis rendu compte que si, par exemple, je collais des noms à des critiques que je formulais, j’en réduisais la portée, les singularisant trop, alors que leur portée était générale[70]. » Major, dans son oeuvre comme dans ce livre, a toujours cherché à accéder à une forme d’impersonnalité. Celle-ci correspond à une prise de distance d’avec le monde certes, mais aussi d’avec lui-même, et c’est précisément ce que Vadeboncoeur ne peut accepter. Dans la suite de sa lettre, celui-ci dévoile les raisons personnelles qui expliquent son incapacité à suivre les « lumières du doute » :

À la simple lecture, cependant, ton mouvement d’éloignement, constant, le même que celui qui t’éloigne du roman, quelque chose donc de profond, m’éloignait moi aussi, m’englobait dans le même retrait, c’est ton livre qui dans ma conscience s’éloignait aussi un peu, et cela me rendait difficile de me l’approprier tout à fait. Je vais te dire pourquoi.

Vers vingt ans, pendant plusieurs années, névrosé, schizoïde bien que toujours lucide, une distance, pénible, s’était installée en moi. Je n’ai fait depuis lors que trouver sans cesse dans la réalité et dans le monde ce que j’en avais temporairement perdu, si bien que de m’en retirer d’une façon ou d’une autre m’est aujourd’hui profondément contraire.

J’ai lu Le sourire d’Alton [sic[71]] dans cet état d’esprit : proche et lointain, cherchant le proche, le trouvant, mais le perdant aussi, car Alton [sic] est quelqu’un qui, à mon sens, ne trouve que ce qu’il est en train de perdre, ou plutôt il ne le retrouve pas, il vit cette perte. Mon âme, qui un temps fut exilée, depuis longtemps maintenant refuse l’exil[72].

Est-ce la raison pour laquelle Vadeboncoeur ne recourra jamais à l’expression romanesque, cette idée, ou plutôt cette nécessité qui consiste à se « retirer » du monde lui étant insupportable ? Dès lors, cette correspondance permet de mettre en lumière la distance qui subsiste entre les deux hommes. Ces lettres sont entièrement placées sous le signe de l’échange, de la disponibilité, de la générosité intellectuelle, mais il n’en demeure pas moins qu’à leur lecture, le sentiment d’une différence persiste relativement à l’engagement de chacun envers l’écriture. Dans sa réponse, Major écrit :

Ta lettre me déroute, peut-être autant que mon livre t’a dérouté, parce qu’en te l’envoyant je n’avais pas à l’esprit l’espèce de tiraillement auquel il t’exposerait et que je comprends très bien, nos cheminements ayant été exactement inverses. Jeune, je n’existais que dans le dehors, dans la dispersion même, exilé de mon centre ou cherchant ce centre où il ne pouvait se trouver que provisoirement, sinon imparfaitement. Les assises me faisaient défaut. Mais l’expérience m’a très tôt donné la nostalgie d’un retrait, d’une distance, que les circonstances ont longtemps contrariée, ce dont je me plaignais parfois, alors que pour toi, c’est tout le contraire. Peut-être pouvons-nous nous retrouver à mi-chemin ou dans la tension qui demeure entre le monde et un moi qui n’est que l’ombre de lui-même quand le langage du monde lui manque. D’où l’avidité spirituelle qui est la tienne, la lecture si profondément personnelle à laquelle tu soumets la parole des autres[73].

Chacun étant irrémédiablement confiné à « l’ombre de lui-même », se retrouver « à mi-chemin » est ce qu’on peut espérer de mieux de la correspondance et de l’écriture. L’activité épistolière d’André Major est pleinement cohérente avec l’ensemble de son oeuvre. On y retrouve ce même désir d’« écrire dans la marge […] en ne laissant que des traces à peine distinctes dans le sentier où [il] chemine[74] ». Dans ses carnets, afin de rendre compte de son rapport à l’écriture, Major évoque la figure du veilleur. Préférant être en retrait, à l’écart, il se révèle un observateur implacable du quotidien. Dans sa lettre du 21 décembre 2001, dans un passage qui paraît autoréflexif, le romancier évoque Gaston Miron, qu’il décrit comme étant un veilleur :

[L]es hommes comme Miron ont des « vers en souffrance », ils ont des soucis anciens mais toujours pertinents, ils veillent alors que le monde les invite au sommeil du coeur, alors que ce monde rabote tout pour en faire une vaste plaine où se perdrait la plainte immémoriale des victimes. Aujourd’hui, les rebelles sont les satisfaits, les assis, comme tu le montres. Et en te lisant je comprends plus clairement les motifs de mon refus et de mon retrait. Je ne fuis pas pour fuir, évidemment, ni parce que je n’attendrais plus rien. Mais pour préserver ce qui peut encore l’être, la vérité du langage et du rapport avec le monde, et pour être présent, vraiment, auprès de mes proches[75].

Cette idée du veilleur revient ponctuellement dans les écrits de Major, que ce soit dans Le sourire d’Anton — « “c’est à nous de veiller à ce que dans un univers de plus en plus abstrait jamais la parole vivante de l’homme ne cesse de retentir”[76] » — ou dans L’esprit vagabond — « [i]l y a tant d’éclaireurs parmi nous qu’il faut bien que quelqu’un se contente de veiller, tandis que tombe la nuit[77] ». Confiné à l’obscurité, le veilleur est celui qui guette, protège. On le retrouve dans les carnets sous les traits du critique de la société, fustigeant la culture-spectacle promue par Radio-Canada et « la rectitude politique et morale de notre temps[78] ». Mais le veilleur est aussi celui qui garde les morts, qui se sait « appartenir à une espèce peut-être en voie de disparition[79] » et qui s’assure de préserver la mémoire.

La correspondance et, plus largement, l’écriture de Major témoigne d’une volonté inlassable de maintenir un dialogue vivant avec son interlocuteur, son lecteur, voire avec l’« humanité » :

Dans ta lettre sur Le sourire d’Anton, tu faisais allusion au tiraillement que tu éprouvais en lisant et qui contrariait un peu ton adhésion. Peut-être parce qu’on ne sent pas assez ce qui se trouve dans ce retrait, cet éloignement que je semble opposer à toute forme d’engagement. Dans la suite de ces carnets, je crois qu’on verra que je ne suis pas devenu un ermite et qu’au contraire je ne cherche justement qu’une relation fondamentale, élémentaire, avec une humanité qui me trouble, m’inquiète, mais qui est au coeur de ma vie. Merci de m’avoir aidé à en prendre une conscience plus nette. Et joyeuses fêtes à Marie et toi[80].