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Il n’y a pas de fin aux temps modernes [1].

Dans Tu attends la neige, Léonard ?, Pierre Yergeau propose, par le biais de son narrateur, une théorie des mondes étanches, « encore appelée théorie des sphères parallèles [2] ». Selon cette théorie, « différents mondes se déploient à l’intérieur d’un même espace sans pourtant jamais se rencontrer. Les sphères ne [forment] pas des ensembles mais des conglomérats de relations précaires et instables [3] ».

Le narrateur se sert de cette théorie pour rendre compte de l’isolement relatif des personnages de son univers. Les adultes et les enfants, par exemple, et Léonard en particulier, habitent des sphères qui communiquent à peine entre elles. Les sphères partagent un même lieu, une même maison, mais elles ne constituent pas une totalité ; leurs relations ne composent pas un récit cohérent. Tu attends la neige, Léonard ? est d’ailleurs présenté non pas comme un roman, malgré la récurrence des personnages et des thèmes traités, mais comme un recueil de nouvelles ou, pour reprendre l’expression de Yergeau, un « conglomérat précaire » de sphères.

Plus qu’une simple logique des interactions, cependant, la théorie des sphères parallèles joue, chez cet auteur, le rôle de véritable principe poétique. Elle est au coeur de son esthétique. Les sphères parallèles suggèrent en effet que des récits peuvent cohabiter dans un même lieu, un même livre, sans interférence, créant des mondes étanches dont nous pouvons suivre les développements. Ce ne sont plus cependant des narrations au sens traditionnel du terme, dotées d’une structure forte, mais des instantanés fragmentés, marqués par l’incomplétude et la disjonction.

L’esthétique des sphères parallèles produit des récits brisés, des tranches de vies constamment interrompues. On peut les appeler pour cette raison des narrats, au sens où l’entend Antoine Volodine. Dans Des anges mineurs, ce dernier présente les narrats comme « des instantanés romanesques qui fixent une situation, des émotions, un conflit vibrant entre mémoire et réalité, entre imaginaire et souvenir. C’est une séquence poétique à partir de quoi toute rêverie est possible, pour les interprètes de l’action comme pour les lecteurs [4] ». Les narrats répondent à une logique de l’interruption plutôt que de la conclusion : les récits ne sont pas portés à leur terme, mais abandonnés en cours de route, de façon apparemment arbitraire.

Cette définition correspond parfaitement à la poétique de Yergeau. Dans 1999 [5], par exemple, le roman s’interrompt avant le passage au Nouvel An qui en est pourtant le point culminant. La fin n’y est pas un principe de cohérence, mais d’entropie ; elle ne sert pas à recomposer une totalité, mais à témoigner du désordre atteint. L’interruption y est, en fait, érigée en principe formel et elle s’étend à toutes les facettes du texte. C’est un récit brisé que propose Pierre Yergeau, un récit dont il ne reste plus que des débris.

Une telle esthétique des sphères parallèles est présente tout au long des textes constituant le cycle de la ville-île. Ce dernier terme est le nom que donne Yergeau à Montréal, et son cycle est composé d’un ensemble lâche et hétéroclite de textes, parmi lesquels on retrouve, outre 1999 et Tu attends la neige, Léonard ? [6], déjà cités : La complainte d’Alexis-le-trotteur [7], La recherche de l’histoire [8], ainsi que Du virtuel à la romanc[9]. À ces titres, on peut ajouter Ballade sous la pluie [10] et Banlieue [11]. Le premier est campé dans la ville-île, mais prend la forme d’un roman policier à forte saveur borgésienne, tandis que le deuxième repose sur la même esthétique de l’interruption et des sphères parallèles, mais se déploie par contre légèrement à l’écart de la ville-île (en banlieue, justement).

Le cycle implique habituellement un ensemble cohérent de récits qui en constituent des épisodes. Comme le signale Anne Besson, tout cycle propose une mise en valeur du temps et de ses modalités de représentation, par l’exploitation, au plan thématique, « du motif de l’écoulement du temps » et, au plan structurel, « de la chronologie comme mode de liaison entre les volumes [12] ». En fait, nous dit-elle, « le cycle ne proposerait in fine rien moins à ses lecteurs que la représentation, le modèle, d’un rapport idéal au temps [13] ». Dans cette perspective, les textes de la ville-île déconstruisent l’idée du cycle. Ils sont génériquement instables [14] ; ils ne se suivent pas mais se superposent par les sphères qu’ils abritent ; et, ensemble, ils ne créent pas un métarécit, mais un anti-cycle, qui joue sur la tension entre ses éléments, plutôt que sur leur agencement, et sur un rapport dysphorique au temps, qui n’est pas confirmé dans son agir, mais littéralement déstructuré.

Afin de décrire cette esthétique des sphères parallèles, je commencerai par m’arrêter sur le roman 1999. Mon attention se portera en fait sur son personnage principal, témoin par excellence de la logique de l’interruption sous-jacente à cette esthétique. Mon hypothèse est qu’un récit brisé ne peut que mettre en scène des personnages détraqués. Charles Hoffen en est l’exemple type.

J’élargirai par la suite mon regard afin de montrer, dans un premier temps, le système de communication implicite qui réunit les divers textes de l’anti-cycle de la ville-île. Si les sphères sont étanches dans un seul lieu, rien ne les empêche de s’actualiser dans divers lieux, d’apparaître dans des textes différents. Je suivrai la piste laissée par Charles dans les textes du cycle et examinerai la réapparition de quelques autres personnages.

Les sphères impliquent une métafictionnalité, où les mécanismes mêmes de production de la fiction sont étalés au grand jour [15] ; mais elles supposent aussi une transtextualité, un régime textuel où les relations entre les textes imposent leur propre logique [16]. Dans un deuxième et dernier temps, j’exploiterai les relations entre le cycle de Yergeau et l’un de ses hypotextes fondateurs, le poème moderniste de T.S. Eliot, The Waste Land [17]. On verra que la terre dévastée n’est pas qu’un thème chez Yergeau, mais un intertexte aux ramifications étonnantes.

D’une première transgression

Le roman de Pierre Yergeau, 1999, est dédicacé à Charles Hoffen. On ne prête habituellement que très peu attention à ces mots en italique déposés à l’aube des pages que nous voulons lire. Depuis la disparition du mécénat et la création des droits d’auteur, en 1793, les dédicaces se sont raccourcies et relèvent maintenant du privé. Elles ne nous concernent pas, règle générale, et ne révèlent d’ailleurs que rarement des vérités sur le texte. Ce ne sont plus des annonces ou les premières injonctions d’un protocole de lecture, mais, au contraire, les derniers soubresauts d’un travail d’écriture, quand le processus s’est mué en résultat sur le point d’être transmis. C’est la part intime d’une activité devenue officielle, mais une part intime reconnue comme telle. Les dédicaces sont un effet de signature.

Comme lecteurs, nous sommes les témoins de cet ultime échange. La dédicace est une première énigme, que le texte sur le point de s’ouvrir ne se chargera jamais d’élucider, puisque les circonstances qui en sont à l’origine outrepassent, sauf exception, les limites de son champ d’action. La dédicace, explique Lorraine Piroux, « est toujours, pour le commun des lecteurs, énigmatique, quelle que soit la renommée du dédicataire. Elle contraint par conséquent le lecteur anonyme à s’interroger sinon sur le “qui” de celui qu’elle choisit, au moins sur son “pourquoi” [18] ». Qu’est-ce qui explique alors la dédicace à Charles Hoffen ? Car l’individu auquel est dédié 1999 n’est nul autre que le personnage principal du roman de Pierre Yergeau. Il en est le coeur et l’énigme, la figure emblématique et le symptôme le plus étonnant. Dans ce roman fin de siècle, qui est à la littérature ce que les ruines sont à la ville, il est l’expression même de la catastrophe qui frappe un monde déjà désolé.

Mais comment un personnage peut-il devenir le lecteur du roman qui lui est consacré ? Par quelle magie peut-il se transmuer d’être de papier en interlocuteur ? En suivant sûrement les instructions d’un traité rédigé par les Miguel de Cervantès, Jorge Luis Borges et William Gass de ce monde. La métafiction a, depuis longtemps, ses lettres de noblesse et la pirouette de Yergeau ne surprend pas outre mesure. Mais elle indique tout de même, et de façon claire, dans quel ressac nous entraîne 1999. Le roman met en scène des vies ruinées et son premier réflexe, presque autiste, est de se replier sur lui-même, de ne s’adresser à personne d’autre qu’à lui-même. Tout comme le siècle qui n’est jamais enjambé dans le roman — le récit s’interrompt quelques instants avant minuit, le 31 décembre —, l’écriture ne s’ouvre jamais sur le monde, prisonnière d’un processus spéculaire qui ne peut plus s’immobiliser une fois lancé.

La dédicace inscrit d’emblée la nature duelle, et paradoxale, de Charles Hoffen, à la fois personnage et destinataire de l’oeuvre. Cette dualité n’est pas uniquement un effet de la relation du texte à l’avant-texte, un effet de seuil à la Genette, elle le définit à tous les points de vue. Charles Hoffen est un homme sans avenir, un être qui surgit, dès l’incipit, déjà dédoublé et déchu, déjà l’objet d’une indifférenciation et d’une instabilité irréversibles, comme si deux sphères se côtoyaient, permettant une multitude de passages et de jeux identitaires.

Le roman s’ouvre et nous découvrons Charles en ange-sandwich, c’est-à-dire un homme déguisé en ange et qui fait « de la publicité pour un bar, le Saint-Michel » (MIL, 13-14). Quoi de mieux qu’un costume d’ange pour vanter les mérites d’un bar associé à un archange ! Évidemment, un tel accoutrement de foire ne peut que provoquer le sarcasme et la dérision : on le traite d’ailleurs de « petit ange abject » (MIL, 11), de « faux ange de pacotille » (MIL, 15), quand on ne le prend pas simplement pour « un ange miteux » (MIL, 38). Le personnage est pitoyable. En lever de rideau, il souffre d’une indigestion qui le rend « tout poisseux de sueur » (MIL, 22). Il fait ses rondes de nuit, son costume d’ange sur le dos, et fréquente les parcs où se multiplient les scènes de débauche [19].

Charles Hoffen est, on le comprend, un ange déchu, un ange de peine et de misère égaré chez les noctambules et les travestis, une parodie à laquelle on ne croit pas. Car il n’est jamais question de s’imaginer qu’il pourrait être autre chose qu’un pauvre bougre forcé à faire l’homme-sandwich pour un bar de rencontres dans un déguisement périmé. Cet être est un ange de carton aux ailes attachées avec de la colle.

Mais en même temps, nous dit le roman, Charles s’identifie totalement à son rôle : « L’ange n’avait pas […] besoin d’encouragement, » apprend-on, « pour revêtir ces longues ailes ballantes, portées en bandoulière. Son déguisement lui collait à la peau, comme une seconde nature. […] Le costume avait pris possession de lui. » (MIL, 25-26) Il ne s’en départit jamais, même pour dormir. Aux yeux de tous, comme aux siens, il est ange et messager de Dieu, même s’il est né dans une famille bourgeoise et a été élevé dans un quartier cossu.

Or, loin de l’infirmer, le texte appuie cette identification morbide de Charles à l’ange. Le champ lexical et le réseau sémantique déployés flirtent systématiquement avec le vocabulaire religieux et sacré. Le roman maintient aussi l’indétermination du statut réel de son personnage par un procédé de désignation alternée où tour à tour il est identifié comme Charles et ange, sans qu’on ne sache trop, au fur et à mesure que progresse le roman, lequel des deux est le double. Deux identités se croisent, comme à l’intersection de deux sphères.

Ainsi, ce n’est pas Charles, mais bel et bien l’ange qui enlève le panneau publicitaire qui pend à son cou (MIL, 12), c’est l’ange qui se masse le ventre (MIL, 14) et se palpe les côtes (MIL, 31), l’ange qui parcourt les rues (MIL, 16) et trimballe des invitations pour le Saint-Michel (MIL, 28), l’ange encore qui entre chez lui et actionne le répondeur automatique (MIL, 35). L’ange et non Charles. À plus de quarante-cinq reprises dans la première section du roman composée de dix narrats, le personnage est désigné comme un ange, comme s’il était bel et bien un être descendu du ciel, un intermédiaire entre Dieu et les hommes. En fait, le texte parvient à affirmer le statut angélique de Charles et à le nier en même temps, à maintenir envers et contre tout cette identité atténuée qui impose la dualité, voire le tiers inclus, comme modalité ontologique. Nous sommes dans l’entre-deux, à mi-chemin entre le vrai et le faux, entre le début et la fin, entre le sujet et son double, comme s’il s’agissait de deux réalités parallèles, tour à tour interpellées.

L’ange apparaît d’abord comme un être distinct, un double en bonne et due forme qui pénètre dans le bureau de Charles avant de s’installer au-dessus de son classeur. Charles fait tout ce qu’il peut pour l’ignorer et il le fait si bien qu’un jour, l’être ailé, à défaut d’être aimé, finit par disparaître. Sans laisser d’adresse, sans même « prendre le temps de s’identifier clairement » (MIL, 90). D’un tel vide on ne peut que supputer le sens, et Charles, d’abord heureux d’être débarrassé de son encombrant sosie, se rend vite à l’évidence que cette disparition a d’importantes répercussions sur son identité. Il se met en tête de retrouver son double dans les rues de la ville et il finit par se condamner à vivre la vie de ce dernier (MIL, 56).

Charles devient ange et tout s’embrouille. Les souvenirs rejoignent les perceptions et s’y substituent, comme si le présent était lourd de tous ces temps qui l’entourent et le bordent, du passé à l’avenir. Charles devient le double de son ange, le double de son double :

Il n’y avait plus qu’une confusion de corps qu’il ne pouvait même pas envier ou désirer, alors que sa propre image, par un effet de décollement, s’éloignait de lui. Cette perte d’une intégrité immédiate, d’un corps à corps avec soi ou les autres, faisait place à un grouillement inquiétant et somatique.

MIL, 101

Cette confusion prend la forme d’une oscillation constante entre le sujet et son double. Ce ne sont plus deux êtres séparés, mais une seule entité duelle, sans identité stable. Une figure sans contours précis, sans cesse ballottée d’une rive à l’autre, égarée entre des souvenirs imprécis et un destin sans assise. Charles/l’ange est une entité paradoxale. Il est d’ailleurs difficile, à la lecture, de distinguer l’un de l’autre. Un exemple permet de bien saisir la porosité des frontières.

À la fin du neuvième narrat de la première section, on lit que Charles, après s’être glissé sous les couvertures et avoir médité sur les mérites de ses aventures, « ne bougea pas, laissa tomber des cendres sur les couvertures, et attendit que la main de son double vienne tirer les draps » (MIL, 45). La situation est simple : si Charles est dans son lit, ce ne peut être que l’ange, son double, qui vient le border. Le narrat dix commence, pourtant, sur ces mots :

L’ange se maintint quelque temps à cette frontière pénible qui se situe entre l’éveil et le songe. Parfois, il ouvrait l’oeil et se demandait s’il était éveillé ou endormi. Si la lumière était celle du jour, ou s’il s’agissait d’une lumière intérieure qui ne brillait que pour lui.

Quelquefois, il avait l’impression qu’une main venait le cajoler, et il gloussait de plaisir. La main de son double, qui venait lui dérober ses souvenirs. Il en avait plusieurs qu’il aurait qualifiés d’inauthentiques, et c’est ceux-là, habituellement, que l’ange tendait vers la main.

MIL, 46

D’un narrat à l’autre, nous sommes passés subrepticement de Charles à l’ange. Car le Charles du narrat neuf qui médite sur son lit est l’ange du narrat dix qui se maintient entre l’éveil et le songe. Si l’ange est le double qui vient tirer les draps et le border, entre les deux narrats, une substitution s’est opérée qui a mis l’ange à la place du sujet. Mais si Charles est l’ange, qui est alors le double ? Une troisième entité, sans corps ni identité ? Une variation sur les deux premières ? Un tiers inclus ?

Le second paragraphe du narrat accentue l’indétermination de la référence. Par le jeu des pronoms et des anaphores, il laisse planer un doute sur l’identité des agents, qui favorise la confusion, qui exacerbe du moins l’opacité de la dernière phrase. Le texte suscite une erreur de lecture, une erreur d’attribution. Elle est à l’origine de la surprise provoquée à la lecture du dernier segment. Car à qui appartient cette main sur laquelle se clôt la dernière phrase ? Pourquoi est-ce l’ange qui tend quelque chose, et non Charles ? À lire le texte, on aurait cru que Charles avait « l’impression qu’une main venait le cajoler », que le double était celui de Charles, et que c’est à lui, Charles, qu’on venait dérober des souvenirs. Or, ce n’est pas Charles qui tend vers la main lesdits souvenirs, mais bel et bien l’ange ! C’est l’ange qui les lui tend. Charles est le destinataire, et non l’inverse. La main du double, c’est la sienne. L’ange ne dérobe rien, il donne, il tend vers la main, agent d’une transmission inattendue [20].

En fait, dans les relations entre le sujet et son double, le sujet est tour à tour Charles et l’ange, de sorte que le double est identifié, selon la même logique, à l’un comme à l’autre. Il n’y a plus de modèle ou d’original, il n’y a plus d’origine. Une fois complétée, la transition a donné naissance à un être hybride, couple instable soumis à une focalisation en oscillation constante qui fausse les perspectives et qui élimine tout point de fuite [21].

L’interruption comme esthétique

Charles Hoffen est un être hybride et il fait du franchissement des frontières un mode de vie. Personnage bel et bien détraqué, il affectionne d’ailleurs les non-lieux, ces espaces d’anonymat décrits par Marc Augé : « Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu [22]. » Charles hante les parcs qu’il visite de nuit, les rues anonymes de la ville, les bars de rencontre, tous des lieux à faible teneur identitaire qui marquent bien, dans leur anonymat, les dysfonctionnements du personnage. Il ne s’attache à personne et son costume d’ange fait foi de son identité. Lorsque ses rondes de nuit finissent par le rendre inquiet, il choisit de louer une chambre à l’hôtel Palazzio, « le seul hôtel entièrement souterrain de l’Amérique du Nord » (MIL, 159). Cet hôtel est l’expression par excellence du non-lieu. Pour Augé, il est évident que le non-lieu « n’existe jamais sous une forme pure ; des lieux s’y recomposent ; des relations s’y reconstituent [23] » ; mais l’hôtel Palazzio, dans son anonymat presque complet, en exprime bien le caractère néantisant. C’est un lieu où finir sa vie, du moins, où la laisser se dissoudre dans la demi-vie de l’inertie.

Charles/l’ange entre, un jour, dans cet hôtel souterrain aux chambres aseptisées et impersonnelles (MIL, 159) et il s’y installe à demeure, comme un « prisonnier volontaire » (MIL, 157). Sa chambre est tout aussi étanche qu’une tombe, et Charles peut s’y adonner à une attente qui n’a d’autre fin que l’oubli. Elle abolit le « temps horizontal » (MIL, 160), le temps de la consécution et du récit. Elle abolit aussi les identités : « Sa chambre d’hôtel le contenait, l’enveloppait, le protégeait. […] C’était un de ces lieux où le morcellement de l’être pouvait s’effectuer à loisir, sans que personne ne vienne l’encombrer d’une douleur inutile. » (MIL, 162-164) À l’identité défaillante d’un personnage détraqué répond donc, comme un complément tout à fait naturel, un non-lieu où l’identité se défait.

Le roman contient huit sections. La septième, consacrée au séjour de Charles au Palazzio, s’interrompt sans qu’on sache si l’ange y meurt ou s’il choisit, sur un nouveau coup de tête, de reprendre ses rondes. Ce silence ne sera jamais rompu et il devient rapidement problématique. C’est que la mort de Charles avait été annoncée quelque cinquante pages plus tôt, à la fin de la cinquième section (MIL, 137), et son décès était même déjà vieux de cinq ans au moment de l’annonce ! Si nous, lecteurs, avions bon espoir, en apprenant la nouvelle, de voir le mystère résolu dans la dernière section consacrée à Charles, celle-ci se termine sans que rien ne soit dit. Jamais, par conséquent, les « circonstances troubles » (MIL, 137) de sa mort ne seront dévoilées. Si Charles meurt, l’événement survient hors récit, dans cet espace intercalaire qui s’ouvre quand l’indétermination contamine la diégèse.

Dans 1999, l’interruption est érigée en principe formel et s’étend à toutes les facettes du texte. La fin s’y décline sur le mode de la rupture plutôt que de la conclusion, ce qui échappe par conséquent à toute cohérence. Les relations y sont ainsi perturbées et déconstruites, que ce soit entre les événements, les temps, ou les êtres et leurs limites. Le désordre touche, comme dans bien des romans contemporains, la chronologie des événements, soumise à un important va-et-vient. Mais, ce qui est plus rare et relève d’une esthétique singulière, le désordre s’étend aussi aux phrases et aux mots, dont l’opacité est garante de la crise qui secoue ce monde. Comme on l’a vu, les références anaphoriques peuvent être perturbées. Ailleurs, ce sont les structures des phrases ou les relations interphrastiques qui sont bouleversées. Telle phrase n’a ni verbe ni proposition principale. Telle autre apparaît comme la relative d’un substantif irrécupérable. Certaines phrases apparaissent étrangement orphelines, amputées de ce qui normalement leur donne sens et fonction, comme un ange ayant perdu ses ailes. Une phrase telle que : « [c]e n’était pas que Charles, son double, celui qui avait vécu sa vie jusqu’à ce qu’il devienne un ange miteux, fût incapable de donner des réponses justes à des questions qui se réduisaient, habituellement, à de simples formalités » (MIL, 38) est essentiellement décevante. Sise en début de chapitre (narrat huit de la première section), sa structure anticipée (ce n’était pas que… mais…) nous pousse vers l’avant et nous incite à rechercher une contrepartie qui ne vient évidemment jamais. Le contexte est peu utile : il confirme l’agrammaticalité en ne résolvant pas l’énigme. C’est une phrase sans fin, une phrase qui suscite une attente jamais comblée, puisqu’elle ne finit pas, mais s’interrompt simplement avant sa conclusion logique. Comme de nombreux autres exemples répartis à travers le texte, cette phrase amputée est à l’image du roman lui-même qui repose sur une esthétique de l’interruption présente sur tous les plans, syntaxique, sémantique, narratif, textuel et symbolique.

Extension du domaine de la lutte

Charles ne quitte jamais l’hôtel Palazzio. Le fait est avéré dans un autre texte de Yergeau, Du virtuel à la romance. Dans ce texte au titre énigmatique (j’y reviendrai), la ville-île est à nouveau présente, mais, cette fois, des couleuvres géantes ont envahi son centre-ville, des fantômes errent dans ses rues et les squatters monopolisent toute notre attention. Le désordre y est de nature apocalyptique.

Charles Hoffen y apparaît dans deux narrats : le cinquième de la première section (narrat intitulé « la télécommande » [VR, 27-29]) et le quatrième de la dernière (intitulé « les illusions perdues » [VR, 83-84]). Les deux lui sont entièrement consacrés et il y est présenté dans sa chambre d’hôtel, la télécommande à la main, justement, et désabusé. Charles ne participe pas aux aventures qui font se croiser, tout au long du texte, Mélissa Bridge, Eugène Hyde, Joris, Fleur, Puce, Tania et les autres. Sa chambre d’hôtel est une bulle, une sphère indépendante, qui le protège des événements retransmis sur l’écran de sa télévision. Il ne fait rien d’autre qu’attendre, spectateur déjà mort à lui-même et dans un état d’oubli avancé. « Charles Hoffen s’était retiré du monde », lit-on dans Du virtuel à la romance. « Il conservait quelques rituels et quelques petites manies mais, somme toute, il se limitait au strict minimum. Le téléviseur lui procurait ses plus grands plaisirs. » (VR, 28)

L’esthétique des sphères parallèles apparaît ici dans toute sa force. Dans Du virtuel à la romance, Charles est bel et bien dans sa propre sphère, monde parallèle à peine perturbé par les vicissitudes de ses pairs, mais en communication directe avec 1999. C’est la même ville-île, le même hôtel souterrain, le même Charles. C’est une seule et même sphère qui traverse 1999 et Du virtuel à la romance. Une sphère autonome, échappée en quelque sorte du temps et soumise à une logique spatiale, où contiguïté, superposition et discontinuité se sont substituées aux formes traditionnelles de la consécution et des enchaînements chronologiques. Les sphères sont sans fin, c’est-à-dire qu’elles ne connaissent pas de conclusions logiques, seulement des interruptions et des ruptures. Aussi ne s’inscrivent-elles pas dans des récits fortement structurés, mais dans des narrats faiblement liés les uns aux autres, qu’elles viennent hanter quelque temps, avant de disparaître. Les sphères sont des monades qui déconstruisent le temps et l’ordre. Le monde ne progresse plus, il stagne. Il se laisse traverser de part en part, dénué de toute vitalité. Il devient lui-même un non-lieu, où les identités, les relations et l’histoire ne sont plus que des vestiges, des surfaces sans profondeur.

L’affaissement identitaire du personnage de Charles Hoffen dans 1999 était déjà un indice de cette esthétique des sphères parallèles. Charles/l’ange n’est pas un accident de parcours, mais l’effet de surface d’une esthétique qui, si elle déploie en système les relations entre les textes du cycle sur la ville-île, provoque des répercussions sur les fondements identitaires de leurs personnages. Secoués par la présence de diverses sphères contiguës à la leur, ils sont soumis à toutes les tensions et transformations. Ils se détraquent. Le dédoublement que subit Charles le signale clairement. D’emblée, 1999 s’inscrit dans un réseau, une série affectant sa figure principale, qui apparaît d’ailleurs, dès les premiers instants, comme un personnage emprunté. Un personnage emprunté sans origine ni destin univoques, ce que disent à la fois la dédicace du roman et le purgatoire sans fin à l’hôtel Palazzio.

Mais d’où vient Charles ? Apparaît-il pour la première fois, déjà dédoublé, dans les pages de 1999 ? Est-il présent ailleurs ?

Une première trace du personnage surgit dès Tu attends la neige, Léonard ? Dans le narrat intitulé « Faux numéro », une voix réclame au téléphone « un certain Charles, oui, Charles, insiste-t-elle. Un faux numéro [24] ». Le narrateur s’empresse de raccrocher, et il ne sera plus jamais question de ce nom, mais le mouvement est lancé : une sphère a été générée, d’abord virtuelle, mais qui se déploiera jusqu’à rejoindre la romance. Il faut dire que la théorie des sphères parallèles est énoncée à peine deux narrats plus loin [25], comme si l’apparition du nom de Charles dans cet appel interrompu en était le présage. Et le narrateur se demande, dans une digression à caractère prophétique :

Est-ce de cette façon que l’on compose une vie ? En ajoutant les faits aux faits, dans un effort de compilation buté, sans se rendre compte que cette masse accumulée derrière nous se liquéfie, se brouille, devient animée par une logique que nous ne contrôlons plus [26] ?

Il n’y a pas de personnages simples dans l’univers de Yergeau. Ce sont des décalques, des contreparties fictionnelles, des doubles qui continuent le processus de parthénogenèse qui en est à l’origine. Si les sphères parallèles sont des mondes possibles meublés, pour reprendre la terminologie de Umberto Eco [27], ceux-ci se développent comme des excroissances, initiées par les événements les plus banals.

Dans La recherche de l’histoire, essai de 1998 écrit dans le prolongement de Ballade sous la pluie, un Charles est présenté, dans un des rares narrats à saveur autobiographique du texte, comme le frère de l’auteur :

Ce n’était plus la Nouvelle-France, c’était le pays des Algonquins et des chercheurs d’or. […]

Qui d’entre nous en voudrait ? Mon frère Charles qui aimait lire les bandes dessinées dans la Pontiac, malgré le chahut, et qui suivait avec calme les aventures périlleuses des super-héros de l’espace [28] ?

Ce Charles-ci, dont l’apparition est éphémère, est-il à l’origine du personnage de Charles Hoffen ? On ne peut le savoir de façon certaine, mais compte tenu de l’esthétique des sphères parallèles de Yergeau, il est difficile d’y voir un simple hasard.

Le personnage de Charles n’apparaît pas dans Ballade sous la pluie. L’action se déroule bel et bien dans la ville-île, mais l’intrigue met en scène un univers labyrinthique issu des nouvelles d’Edgar Allan Poe et de Borges. Dans Banlieue, la ville-île est un centre lointain. Nous sommes, comme le dit le titre, en périphérie. Mais l’esthétique des sphères parallèles y est à l’oeuvre de façon explicite. Le roman est fait d’une succession de courts narrats, d’une accumulation de personnages aux noms de marques de grandes compagnies (Point zéro, Gap, Prada, McDo, etc.) et d’une narration interrompue après quelque 150 pages. Le chaos règne en maître et il impose ses mouvements d’apparence aléatoire.

Dans La complainte d’Alexis-le-trotteur, Charles est aussi absent. Par contre, les personnages de Tania et de son frère, un garçon qui affectionne les mulots, de Fleur, de Puce et de Joris y font une première apparition. Ces personnages sont tous présents dans Du virtuel à la romance et ils vivent, dans l’un et l’autre texte, sous les combles d’un marché aux puces. Ils ne diffèrent en rien, habités par les mêmes démons. Les mulots, introduits dans l’un, servent ainsi à des pratiques sexuelles déviantes dans l’autre. Seules les couleuvres géantes, pourtant déjà annoncées à la page 129 de La complainte d’Alexis-le-trotteur, permettent de distinguer ces deux actualisations. Quant à Tania, présente dans les deux textes, elle apparaît aussi à la toute fin de 1999, sur le bateau emprisonné dans les glaces du Saint-Laurent, où tous sont réunis pour fêter un Nouvel An qui ne viendra jamais (MIL, 209).

Ces divers textes communiquent par des sphères qui amènent leur diégèse à se croiser. C’est dire que ces mondes fictionnels n’en font qu’un, transpercé de narrats qui le crèvent de part en part, comme une épave.

Jean-François Lyotard avait déclaré que la fin des métarécits — ces récits par lesquels nous nous forgeons des identités collectives — était au coeur de nos sociétés postmodernes [29]. Et c’est bel et bien sur leurs ruines que se déploie l’anti-cycle de Pierre Yergeau. Imprégné d’un imaginaire de la fin qu’il exacerbe et parfois dénature, il ne recompose pas une totalité, mais accentue au contraire l’éparpillement qui en est le corollaire. Les sphères parallèles qui y sont à l’oeuvre se situent aux antipodes des métarécits ; elles sont ce qu’il reste quand les quêtes se sont disloquées, quand l’histoire s’est mise à hoqueter, en attente d’une éventuelle reprise. Elles sont une dissémination plutôt qu’une affirmation d’identité. Aussi ne reposent-elles pas sur un centre, confirmé dans son rôle, mais multiplient-elles les décentrements et les dédoublements spéculaires.

Les sphères affaiblissent les personnages, tout en facilitant leurs déplacements. Leur poétique implique également une forme généralisée d’intertextualité, manifestation littéraire de cette communication métafictionnelle. Or, cette intertextualité puise aux sources d’un des grands poèmes modernistes du vingtième siècle.

Les terres dévastées

On le comprend sans peine : les terres dévastées de Pierre Yergeau ne se régénèrent plus. Il n’y a pas de héros dans ses textes du cycle de la ville-île, pas de Perceval pour retrouver le Graal et aider le Roi-pêcheur. Il n’y a que des squatters et des anges déchus qui préfèrent les hôtels souterrains aux actions héroïques. Dans son accoutrement d’ange gardien, qui vaut bien celui de chevalier errant, Charles Hoffen essaie un certain temps de jouer au héros quêteur capable de rétablir l’ordre et de sauver le monde, mais il abdique et s’exile dans une attente sans fin au Palazzio souterrain. Il disparaît littéralement de la surface du globe, laissant derrière lui une ville-île au seuil de la fin.

Ce monde, comprend-on, est au-delà de toute rédemption. Le titre de 1999 l’annonce. Nous sommes à la fin d’un millénaire, aux derniers jours d’un siècle épuisé. Mais Du virtuel à la romance le dit tout aussi assurément. Ce recueil de narrats est ponctué de citations du poème moderniste de T.S. Eliot, The Waste Land, publié en 1922. Yergeau cite le texte à quatre reprises, enchâssant littéralement ses trois sections avec des extraits du poème.

The Waste Land fournit à Yergeau une matière et une symbolique. Le poème y apparaît par des citations et des jeux intertextuels multiples, qui portent par exemple sur les personnages (dont Tirésias et la voyante Sosostris). Les titres de deux sections de Du virtuel à la romance sont inspirés de ceux des parties du poème. Ainsi, le titre de la première section, « le sermon de l’eau », est l’amalgame des titres « The Sermon Fire » et « Death by Water » ; et celui de la deuxième, « ce que dit la nuit », est un calque de « What the Thunder said ». Les situations aussi se ressemblent : une ville irréelle [30] et, à bien des égards, désolée sert de scène à des éclopés et à des damnés qui errent à la recherche d’une âme soeur, d’un peu de vie, ou simplement de quelque chose à détruire.

La mort est omniprésente dans le poème de T.S. Eliot. Mais c’est une mort aux contours menaçants, une mort qui risque à tout moment de se venger des vivants. Les vers sont nombreux qui imposent cette présence importune de la mort au coeur de la cité (v. 39-40, 63, 126, 328-329, etc.). The Waste Land s’ouvre d’ailleurs sur « The Burial of the Dead » et les deux vers cités par Yergeau au début de Du virtuel à la romance sont tirés de cette partie :

That corpse you planted last year in your garden,

Has it begun to sprout ? Will it bloom this year [31] ?

La fiction procède en donnant vie à ce qui n’en a pas, en créant de toutes pièces des figures. Elle agit en faisant germer dans l’esprit des présences, des identités inscrites en une totalité qui fait corps. La scène ouverte par la fiction est un théâtre où l’imagination peut s’emparer de toutes choses, récupérer leurs restes et les transformer en formes neuves, neuves du moins à défaut d’être inédites. Les morts, nous dit Eliot, n’y restent jamais longtemps enterrés, les oubliés germent comme des plantes au printemps. Ils poursuivent leur route, obsédés par ce qui les a déjà consumés. Mais que font ces morts une fois libérés de leur bière ? Où errent-ils ? Que recherchent-ils ? Les vers d’Eliot pointent du côté d’une relation obsédante à la mort ; surtout, ils permettent l’ouverture d’un espace intercalaire, frontalier, d’une sphère singulière entre la vie et la mort. Comme si la ville était peuplée de morts vivants, d’êtres à mi-chemin entre l’un et l’autre état, spectres incapables de s’arracher définitivement à la vie, même si elle ne leur doit plus rien.

Yergeau ne fait pas que citer en exergue ces vers de T.S. Eliot, il met leur réalité en scène. Ses personnages sont des spectres qui squattent des non-lieux, des êtres dans la demi-vie des « destins ratés » (VR, 43). Mais entre tous, le personnage de Mélissa Bridge fait bel et bien le pont entre les rives de la vie et de la mort. Elle est morte et déjà enterrée — l’épitaphe au cimetière Côte-des-Neiges est explicite à ce sujet : « Mélissa Bridge. 1966-1999 » (VR, 35) — ; et pourtant, elle erre dans la ville-île envahie de couleuvres. C’est un fantôme qui a déjà germé et qui vit sous les combles. Un fantôme qui s’amourache d’un homme venu d’abord pleurer sur sa tombe et qui a entrepris ensuite de la dégager afin de « se convaincre qu’elle était bien un fantôme » (VR, 36). Mélissa le suit jusqu’à son appartement et, « avec la légèreté de celle dont les pas ne pèsent plus sur terre » (VR, 50), elle flotte jusqu’à sa fenêtre pour le surveiller. Plus tard, ils se rencontreront dans un hôtel de passe où ils feront l’amour. Il sera violent, la frappera du revers de la main, déchaîné par cette impossible rencontre aux limites de la vie. Elle acceptera tout sans sourciller, heureuse qu’une telle passion lui redonne un peu d’existence. Puis, elle l’émasculera (VR, 86 [32]). Ce n’est après tout qu’un spectre… Non pas une enterrée vivante à la manière d’Edgar Allan Poe, mais une présence toujours perceptible par les vivants, malgré sa mort déjà entamée, malgré sa ruine déjà accomplie.

Mélissa Bridge et Charles Hoffen apparaissent en fait comme les figures complémentaires d’un imaginaire et d’un temps de la fin qui ont fait de la ville dévastée leur terre de prédilection. Les ruines passées et à venir se croisent dans ces destinées qui ne mènent à rien, sauf au ressassement et à l’oubli. À ce Charles enterré vivant dans une chambre souterraine, égaré dans les plis de son identité atténuée et d’une attente sans fin, répond une Mélissa, déjà morte mais toujours vivante, qui se nourrit de désirs et de regrets.

Aucun des deux ne vient sauver le monde ; il est trop tard, la chute a déjà eu lieu et plus rien ne peut renverser le processus de décomposition : ce sont les personnages détraqués d’un récit brisé au coeur d’un anti-cycle. Le titre de Yergeau, Du virtuel à la romance, signale cette chute de façon subtile, par sa reprise à peine voilée d’une des sources du poème de T.S. Eliot.

The Waste Land, a expliqué Eliot dans ses notes, doit son titre, son plan et une grande partie de sa symbolique à l’essai de Jessie L. Weston, From Ritual to Romance [33]. Du rituel, nous sommes donc passés avec Yergeau au virtuel, comme si le siècle qui sépare les deux titres avait réussi à déconstruire le rite pour lui enlever toute crédibilité, toute efficacité, toute réalité [34].

L’essai de Weston a paru en 1920, et porte sur la quête du Graal, sur ses origines dans les mythologies européennes, de même que sur les rites qui ont servi à en conserver la mémoire. Ce récit, nous rappelle Weston, « postule un lien intrinsèque entre la vitalité du roi et la prospérité de son royaume. Ses forces étant affaiblies ou détruites, par une blessure, la maladie, le vieil âge ou la mort, le pays va à l’abandon et la tâche du héros est de le restaurer [35] ». Le motif du royaume désolé participe d’un imaginaire de la fin, où un monde épuisé ne peut revivre que s’il est pris en charge par un héros, capable par sa simple présence de le régénérer.

The Waste Land renvoie donc au royaume à l’abandon du Roi-pêcheur mourant. Or, comme ces terres ne sont jamais restaurées, le poème nous force de conclure à l’échec de toute quête, voire à la disparition de tout chevalier, de tout héros. En proposant sa version du titre de Weston, Yergeau s’inscrit dans cette lignée, choisissant de rendre explicites, quoique détournés de leur sens premier, les soubassements d’une oeuvre au coeur de sa propre poétique. En effet, avec Yergeau, non seulement le rituel est-il ramené à du virtuel, ce qui n’a aucune réalité (si l’on oublie la réalité du numérique), mais encore le terme de « romance » n’a pas la même signification en anglais et en français. Le terme anglais, surtout au début du vingtième siècle, désigne avant tout les récits médiévaux fondés sur la légende, l’idéal chevaleresque et le surnaturel ; tandis que le terme français, à forte connotation péjorative, renvoie à la chanson sentimentale et au flirt.

Du virtuel à la romance et, dans son sillage, le cycle entier sur la ville-île occupent le même lieu que The Waste Land ; leur vision du monde est similaire, ainsi que leur pessimisme envers une société plus proche de sa fin que de son origine. Cet imaginaire de la fin est aux antipodes du merveilleux médiéval représenté par certaines versions de la quête du Graal. Avec ce cycle de Yergeau, nous serions même confrontés à un merveilleux déchu, à un monde replié sur lui-même qui ne parvient à témoigner que de sa propre chute. Les sphères parallèles ne communiquent jamais qu’avec elles-mêmes. Elles ne résolvent rien, elles ne font que s’épuiser. Elles ne partagent pas un lieu commun, qu’elles viendraient dynamiser, elles traversent simplement les mêmes non-lieux, tout aussi stériles que des terres desséchées.

Un merveilleux déchu

Pierre Yergeau est fasciné par les mythes d’origine et de fin du monde. Ses deux grands cycles romanesques, l’un sur l’Abitibi et l’autre sur Montréal, se présentent respectivement comme un récit de fondation et le « roman » d’une fin du monde. Ce sont des cycles qui font du merveilleux leur terre de prédilection. Ils se déploient aux pourtours du mythique, là où l’imagination rejoint le symbolique. Ils habitent un temps qui n’est pas le quotidien, mais le Grand Temps, celui des origines et des fins [36].

Mais ce temps, surtout pour le cycle de Montréal, est dénué de toute vitalité. C’est un merveilleux déchu qui est mis en scène. Un merveilleux qui ne tient pas ses promesses, qui tente au contraire par tous les moyens de les briser [37].

Dans 1999, Du virtuel à la romance ainsi que les autres textes du cycle, aucun héros ne vient sauver le monde de sa déchéance et de sa perte de cohésion, aucun ange ne vient réduire le chaos. Au contraire, quand un ange survient, c’est pour en exacerber le caractère fatidique. Il n’est pas de fin du monde, a écrit Annie Lebrun, « qui ne renvoie à cette nécessité de figurer un chaos, dont toujours nous espérons et redoutons l’émergence [38] ». Chez Yergeau, ce chaos n’est pas que figuré, il est le principe même de la représentation. Son esthétique de l’interruption et des sphères parallèles repose sur une conception de la fin non pas comme conclusion ou principe de cohérence, mais comme rupture, ce qui vient abruptement et arbitrairement rompre ce qui déjà déviait de son cours. Elle stipule que le temps de la fin n’est pas un monde ouvert sur une régénération, un nouveau monde se substituant à l’ancien, mais au contraire un monde replié sur lui-même, ne permettant aucune issue, aucune transcendance, et se dispersant dans des sphères fractionnées à l’infini.