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Monique LaRue, comme chacun sait, est professeure dans un collège de la région de Montréal. La publication d’un roman dont l’action se déroule dans les lieux mêmes qu’arpente l’auteure place nécessairement le lecteur dans une position à la fois jouissive et inconfortable ; la fiction dans laquelle il tentera de s’abîmer se trouvera en effet ipso facto investie d’une réalité en grande partie vérifiable, qui lui servira, presque malgré lui, de mesure interprétative à la trame romanesque. De plus, un roman qui s’appuie ainsi sur la vraisemblance, pour peu qu’il mette de l’avant la moindre ironie, la plus petite velléité de critique sociale, incitera le lecteur, que cela ait été la volonté de l’auteure ou non, à le classer a priori dans la catégorie de la satire. L’évident « ancrage dans le réel » et la « présence d’une cible clairement identifiable[1] », premiers marqueurs satiriques très présents dans La gloire de Cassiodore, expliquent ce réflexe.

De telles considérations, justifiables mais expéditives, soulèvent quelques interrogations théoriques de deux ordres principaux qu’il importe d’aborder pour saisir les enjeux majeurs de cette oeuvre dense et complexe qui vient de remporter le prix du Gouverneur général : a-t-on affaire ici, par exemple, à une satire dans le sens le plus convenu du terme ? Si tel est le cas, et compte tenu du parcours particulier de LaRue, cette satire offre-t-elle une nouvelle lecture féministe d’un microcosme donné ? Bref, en quoi ce roman bouscule-t-il ou au contraire reconduit-il la donne en matière de satire et d’écriture au féminin ? Affaire de genres, dans tous les sens du terme : il nous faut ici revoir les principes définitionnels d’un genre littéraire en constante mutation à l’aune d’une lecture à son tour marquée par la problématique du genre, féminin cette fois.

Un genre de satire

Il en va de la satire comme de l’ironie : tout le monde a une idée de la chose mais se rabat inévitablement sur des formules toutes faites et parfois creuses pour la définir. Nombreux sont les théoriciens à relever le défi, qui tentent, pour une énième fois, de circonscrire le genre. Si genre il y a, bien sûr, car ici encore, les avis sont farouchement partagés : la satire fut déjà un genre, selon certains, mais l’expression satirique contemporaine relèverait maintenant plutôt de la forme ; les nombreux ouvrages proposant des analyses concrètes, par leur insistance à revenir systématiquement à des oeuvres des siècles passés, tendent à confirmer cette assertion. Pour d’autres, le mode (que l’on associe au ton ) précède le genre parce qu’il peut servir à en décrire ou à en caractériser le processus  processus[2] ; pour ceux-là, l’éventail des possibilités s’élargit dans la mesure où le texte peut accuser des inflexions satiriques, qui traversent alors le discours, sans que l’on puisse parler véritablement d’une satire au sens plein du terme : il faut dans ce cas déterminer si ces éléments dominent le texte ou ne font que le parsemer[3].

Les options sont multiples et les débats, nécessaires. Toutefois, lorsque l’on parcourt avec ces analystes l’histoire de la satire[4], force est d’admettre que La gloire de Cassiodore soulève de passionnantes questions en la matière : répondant à certains critères traditionnels de la satire, dédaignant en même temps des postures non moins canoniques, le roman donne lieu à une lecture mouvante, incertaine. Cette ambiguïté s’oppose déjà par ailleurs à la satire, celle-ci étant selon Frye relativement claire dans ses buts — beaucoup plus à tout le moins que l’ironie[5]. Ainsi, chez LaRue, on est loin de l’invective, de l’insulte publique (souvent joliment tournée en vers) qui a donné son nom à la satire. Loin aussi de la leçon que l’auteur est censée donner à son lecteur, selon Nabokov ; loin de l’attitude moralisante de celui qui s’arroge le droit de dénoncer les vices et les folies du monde qu’il observe. De plus, ce long roman, ne serait-ce que par sa longueur justement, devrait en principe s’éloigner de la satire, qui cherche l’efficacité dans la brièveté[6]. Et pourtant…

Dès le départ, on assiste, en analepse, au drame qui a marqué la fin de l’année scolaire précédente, à savoir la mort d’un collègue dont on fêtait la retraite. Les dernières paroles du professeur, grinçantes à souhait — « J’ai enseigné toute ma vie, je le regrette. […] Je regrette d’avoir échangé ma vie contre un plat de sécurité   d’emploi[7] » —, tombent comme un pavé parmi les invités. Or, ce recours à un événement rassembleur (dîner, banquet) constitue un des éléments récurrents de la satire[8]. La réunion devient un prétexte narratif pour regrouper en un lieu relativement fermé plusieurs personnages dont on peut mieux, ensuite, faire   l’analyse[9]. Cette convention autorise donc le satiriste à circonscrire « l’objet » qu’il soumettra à son examen et à « rassembler en un même tableau une brillante collection de types satiriques[10] ». Seront alors ciblés ici non seulement un collège, qui devient sous l’effet de la synecdoque tout le monde collégial, mais aussi le système d’éducation québécois et les bases de la pensée pédagogique sur lequel il repose. Le choix du motif de La gloire de Cassiodore, qui promet la critique d’un milieu que tout le public lecteur connaît pour l’avoir fréquenté (ou pour y avoir enseigné !), témoigne paradoxalement de la valeur symbolique et effective de ce milieu, la satire « étant proportionnelle à l’importance qu’on accord[e] aux choses comme aux gens[11] ».

D’autre part, la satire traditionnelle apparaît essentiellement comme « l’art du topos[12] » ; la description des travers des personnages l’emporte, et de loin, sur les rebondissements de l’intrigue. Il y a au coeur du roman de LaRue une semblable carence de l’événementiel, pour reprendre des termes que Béatrice Didier a déjà appliqués à l’écriture des femmes, et une absence flagrante de ressorts romanesques. Le titre de la première partie d’ailleurs, « De Rabelais à Laclos avant Noël », annonce le programme à venir, connu de tous et sans véritable surprise. De fait, l’auteure s’amuse, dirait-on, à ne rien faire arriver. Garneau se fait-il plaquer par sa femme ? À peine la rupture créera-t-elle une légère onde de choc vite résorbée (Claire revient bien tranquillement à la fin). Pétula Cabana reçoit des courriels énigmatiques et excitants d’un inconnu effronté dont l’identité est aussitôt révélée, battant en brèche le seul réel — et minuscule — suspense du roman ; elle-même changera de personnalité du tout au tout sans que la trame romanesque en subisse les conséquences, en tombant amoureuse d’un collègue pour former un couple étrange qui aurait dû, dans tout petit milieu qui se respecte, créer au moins une petite commotion. L’ombre de l’étudiante suicidée, la main mystérieuse qui repeint la fresque de Toby, la perspective d’un scandale sexuel ne travaillent pas non plus à imprimer au texte un quelconque mouvement narratif. L’essentiel, bien évidemment, est ailleurs, c’est-à-dire dans le commentaire social qui chapeaute tous ces « détails ».

Peu d’événements, donc pas de montée dramatique ni d’aboutissement. Le satiriste, en effet, s’oblige rarement à boucler la boucle, à trouver une conclusion   significative[13] : « Mû par son désir de totalité et sa fougue militante, [il] cherche toujours une nouvelle preuve pour alimenter son réquisitoire[14]. » Arnould abonde dans cette direction et insiste sur l’aspect irrépressible de l’esprit satirique : « saisissant spontanément la faille et ne blessant que parce qu’il vise juste, une fois commencé ses ravages, impossible de l’arrêter[15] ». On ne sent pas un tel acharnement chez LaRue, qui indique par là une dissidence face au rôle attendu du satiriste ; cependant, cette résistance à mettre un terme à l’entreprise se lira tout de même, en catimini, dans la non-résolution d’une situation. Garneau prend sa retraite, certes, mais sans mourir, achevant un parcours qui le laisse beaucoup moins amer que Chenail.

Ironiquement, c’est cette survie, entre autres, qui fait basculer le roman dans la catégorie de ce que Griffin appelle le mock epic[16], l’anti-épopée où nulle mort rédemptrice, nul rétablissement allégorique de l’ordre ne vient bousculer la prévisibilité des choses. Le monde dans lequel Garneau évolue poursuivra son cours et c’est ce microcosme, coincé dans ses contradictions, image finale du roman, qui agira comme non-conclusion. Mince lumière d’espoir sur un avenir meilleur, la toute dernière phrase : « Au moins avait-on eu assez de jugement, cette fois, pour ne pas offrir au professeur partant à la retraite une tasse-souvenir à l’effigie du collège. » (G, 297)

Les mots qui tuent

Être ou ne pas être en présence d’une satire : voilà la question. D’un point de vue général, on vient de le voir, la réponse (oui… et non) n’en est pas une. Et pourtant : dès les premiers paragraphes, voire les tout premiers mots, le je ne sais quoi qui se dégage du texte met le lecteur sur le qui-vive : « Le collège avait exercé sur eux sa force molle et les avait mis à sa mesure, matés, empâtés. » (G, 9) L’oxymore donne le signal : nous sommes bien en territoire dénonciatif. Cette impression se trouvera vite confirmée par la rhétorique de LaRue, qui exploite avec bonheur plusieurs des variations répertoriées du discours satirique. Si l’on se limite au seul premier chapitre, qui tourne autour de Gustave Garneau, on constate la présence, récurrente en satire, de la litote, figure propre à l’allusion et au sous-entendu, de l’ellipse, du détournement de   mots[17]. Ces indicatifs tendent à faire comprendre au lecteur une vérité cachée derrière l’énoncé.

Quelques exemples : « Pour sa dernière année au collège, il avait été élu au poste de coordonnateur départemental, calamité qu’il avait évitée jusque-là » (G, 20) ; « Au fond, une élève se manifesta enfin. Elle fit sciemment claquer sa gomme à mâcher et ouvrit bruyamment son journal. Garneau posa son regard sur elle. L’année venait de commencer » (G, 43) ; « Quand il corrigeait une copie, il savait que c’était la copie de barbe, de casquette, de seins » (G, 43) ; « Il ouvrit la télé comme chaque fois qu’il était incapable de réfléchir. C’était le début du prélude aux négociations quinquennales de l’État et des employés de l’éducation. Il ferma la télé » (G, 57) ; « On échappa son stylo, on se moucha, on péta. [Garneau] empila Robert Grevisse Bescherelle et déclara que, pour un premier contact, tout allait bien et qu’on se reverrait au prochain cours » (G, 47). Au lecteur alors de se réapproprier toute la substance de ces éléments à peine ébauchés, de reconstituer le sens du texte, de comprendre la lassitude du personnage, son stoïcisme, sa résignation à travers les effets de non-ponctuation (Robert Grevisse Bescherelle ) ou des mots révélateurs comme calamité.

De même, les nombreux aphorismes déguisés en jugements (et l’inverse) qui jalonnent le roman renforcent sa vocation satirique dans la mesure où ils soupèsent un comportement, le jaugent, le résument. Ces phrases massues se glissent la plupart du temps, l’air de ne pas y toucher, à la fin des paragraphes, où elles cristallisent la dénonciation. Quelques exemples encore une fois[18] : « Cette année ne serait pas différente des autres. […] Faire comme si. Semblant de. Mentir une dernière fois de tout son corps et de toute son âme, durant soixante heures, devant quarante-cinq inconnus » (G, 20).

Ou alors : « Pour la rentrée, il portait toujours un jean neuf et, la chaleur fût-elle étouffante comme aujourd’hui, une veste de tweed anglais. C’était son costume de prof » (G, 21) ; « Il n’avait jamais connu les affres du burnout, du breakdown[19], de l’effondrement psychologique. Ne tombe pas qui veut » (G, 21) ; « La mort de Chenail et [le suicide] de Carmen Steber exigeaient non pas tant une enquête qu’une quête. Au collège, inévitablement, on travestissait la quête en enquête. C’était d’ailleurs reparti. On faisait la chasse au mystère. L’acte absolument solitaire de Carmen Steber était tombé dans les mains des autres » (G, 27) ; « Depuis quelques années, il enseignait alternativement Le Misanthrope et Dom Juan pour déjouer les revendeurs de travaux. Mais avec le « Net » on ne pouvait plus dépister les copieurs. Le système tremblait sur ses assises dans l’indifférence générale. » (G, 29)

Et enfin : « À ce moment-là il ouvrit le rétroprojecteur pour y placer un transparent reproduisant le portrait du liseur de Chardin qu’il commentait en simplifiant horriblement ce qu’en dit Georges Steiner. Mais il manqua de courage et sauta la question de l’intériorité. Chardin, Steiner, c’était trop pour ce matin. La vie de l’enseignant est faite de ces lâchetés secrètes et de ces victoires sans juges. » (G, 43)

Ces citations à la chaîne — qu’il serait tentant de multiplier tant le roman en regorge — « confirment » la satire et indiquent la lecture à faire pour la suite de l’oeuvre. De fait, les chapitres subséquents, s’ils déplacent un peu le propos, servent aussi à se moquer des travers de ce microcosme et des pauvres âmes qui s’y agitent ; ils mettent tour à tour l’accent sur les autres personnages pour scruter chacun des visages de ce tableau de société. Ainsi, après Garneau, c’est à Pétula Cabana de faire l’objet d’une analyse minutieuse dans un examen satirique qui reconduit les mêmes procédés. Ce changement de perspective (sans changement de ton) permet au roman de sortir des murs du collège pour élargir le débat. La satire, qui jusque-là avait dans sa mire un département de lettres (établissement d’enseignement), écorche au passage la médiatisation de la littérature (institution littéraire) par son allusion à l’émission Charbonnades et Livres de haute graisse, une émission incontournable si l’on veut « vendre » son livre, qui se déroule, sous la férule du tout-puissant Mercure, comme une discussion spontanée autour d’un Bar-B-Q, d’où le nom à forte teneur en lipides. Ironiquement, c’est le discret Garneau qui fera un tabac à son apparition aux Charbonnades, au terme du roman et d’une de ses séquences les plus savoureuses, qui raille le caractère superficiel des médias. Garneau y va de son effort intellectuel pour défendre ses Lettres de Cassiodore, mais « c’est la barbe qui plut. Le teint parcheminé et les traits ascétiques de Garneau » (G, 266). On ne veut pas lire la littérature, aurait dit Yvon Deschamps, on veut la vouère.

Il en sera donc ainsi pour la construction générale du roman et pour ses effets rhétoriques. Les citations en exergue, si besoin est encore de confirmer le statut satirique du texte, accomplissent efficacement leur travail d’encodage. Le roman s’ouvre sur Rabelais (qui d’autre !) : « Il l’introduisit dans la compagnie des gens savants qui étaient là, à l’émulation desquels lui augmentèrent l’esprit et le désir d’étudier autrement et de se faire valoir. » (G, 9) Le lecteur, engagé sur la voie d’une vision critique du monde collégial, ne peut lire autrement qu’avec une ironie parfois amère les paroles des grands de cette littérature. Mallarmé annonce le chapitre « Avril » avec « Ce hideux métier de pédagogue » (G, 241), Balzac ironise sur l’inutilité des lettres au chapitre intitulé « Mars » : « L’instruction, belle niaiserie ! Monsieur Heineffettermach porte le nombre des volumes imprimés à plus d’un milliard, et la vie d’un homme ne permet pas d’en lire cent cinquante mille. Alors expliquez-moi ce que signifie le mot instruction ? » (G, 207)[20]

Laclos, toutefois, ouvre le chapitre « Novembre », consacré à Claire Dubé-Garneau, par ces mots ambigus : « La femme qui garde une volonté à elle n’aime pas autant qu’elle le dit. » (G, 141) Résumé-éclair de ce personnage complexe ou au contraire moquerie de l’auteure à l’égard de Laclos qui ne comprend rien aux femmes ? LaRue a en effet habitué ses lecteurs à des personnages féminins forts, constamment en quête d’un équilibre entre la tête et le coeur, entre la nécessité vitale de s’affirmer et celle de ne pas se perdre de vue ni de tout sacrifier à l’idéologie féministe : Claire Dubé de Copies conformes, qui porte le même nom   d’ailleurs[21], n’agit pas autrement, de même que la narratrice de La cohorte fictive, qui réussit symboliquement et textuellement à faire coïncider maternité et acte d’écriture. La Claire de La gloire de Cassiodore ne fait pas exception : femme de tête, straight mais attachante dans son intransigeance, elle refuse, en tant que linguiste, de recommander l’utilisation de termes comme la cheffe cuisinière :

Quand on voit des locutrices employer le mot fumeure au lieu de fumeuse, dit-elle, joueure au lieu de joueuse, professionnèle au lieu de professionnelle, on s’étonne […]. Une locutrice écrit leurre fleure au lieu de leur fleur et refuse de croire que c’est une erreur de grammaire. La notion de faute de grammaire est sérieusement mise en doute par la plupart des locuteurs. Quand le mot directeure lutte avec le mot directrice, est-ce que nous déconstruisons la tour du langage ou est-ce que nous faisons avancer la cause des femmes ? Je ne trahis pas les femmes parce que je n’accepte pas automatiquement toutes leurs idées. Je ne trahis pas les femmes parce que je pense. Je ne peux pas être et ne pas penser.

G, 165-166

Où est la satiriste ? demande le lecteur

Cet extrait invite à l’analyse féministe, certes ; on est tenté de circonscrire la position de LaRue par rapport aux revendications des femmes dont elle soulève ici, par l’hyperbole, un des possibles dérapages. Il attire aussi l’attention sur un autre enjeu essentiel de la satire. L’examen de la forme d’une oeuvre et l’énumération exhaustive de ses prouesses stylistiques ne font en fait que différer la question centrale : qui parle dans ce roman ? De quelle instance narrative sommes-nous invités à adopter le point de vue ? Aux questions qui parle ? et qui voit ? genettiennes, il faut ajouter, dans ce contexte, qui satirise[22]? Qui cherche à épingler les travers d’autrui ? Qui promène sur le microcosme collégial son « oeil doux-amer[23] » ?

Le satiriste, bien évidemment. L’épicène, au féminin peu probable et peu répandu, désigne en effet une instance narrative particulière, qui se rapproche dangereusement de l’auteur comme en font foi un grand nombre d’analyses qui abordent la question du rôle du writer dans l’élaboration de la satire[24]. Tout comme en ironie, le satiriste se trouve en général investi d’une transparence qui trahit l’auteur ; le lecteur devine la présence réelle et non plus implicite à peine cachée derrière ce juge qui « corrige, blesse, fustige, cingle, étrille, flétrit, exécute[25] ». Dans La gloire de Cassiodore toutefois, les choses ne sont pas si simples. Il aurait été normal et commode de conclure à l’expression d’une satiriste (en l’occurrence Monique LaRue[26]) puisque celle qui parle manifeste le souci presque maniaque du détail et le sens aigu de l’information[27] qu’on attend d’elle. De plus, le lecteur se sent légitimé d’adhérer à ses propos puisqu’elle apparaît d’emblée comme une figure d’autorité (même pour celui qui ignorerait au départ son statut professionnel — la quatrième de couverture fournissant l’information. D’autre part, suivant les conventions du genre, la satiriste invente peu : elle retourne plutôt sous toutes ses coutures son objet d’analyse, qui coïncide pour ainsi dire avec son ordinaire : elle parle en toute connaissance de cause. Ses personnages sont crédibles au point qu’on résiste difficilement à mettre des visages sur les noms. (On connaît tous et toutes au moins une Pétula Cabana, enseignante plus préoccupée de mousser la promotion de ses livres que de structurer ses cours…) Le roman devrait donc, en toute logique, représenter fidèlement le monde collégial. Or, il propose non pas un miroir social mais un jeu de miroirs : la glace renvoie (à) une réflexion, dans tous les sens du terme, pas au réel. Se dégage une impression de vrai mais d’un vrai tronqué, un peu à côté de la réalité.

C’est que Monique LaRue, innovatrice à plusieurs points de vue, ne résiste pas au plaisir de bousculer un peu les enjeux de la satire : tout comme elle a revisité l’image figée et stéréotypée de la mère dans La cohorte fictive et Copies conformes, ou réinterprété à sa façon le discours postmoderne dans La démarche du crabe, elle investira son roman d’une narration complexe, louvoyante, qui lui permet à la fois de révéler et de cacher ce qu’elle sait et ce qu’elle pense. Pour identifier d’où elle parle,

le lecteur doit trouver l’angle d’interprétation adéquat et donc se placer à l’endroit exact où [la] satiriste a [elle]-même situé son point de vue. Il lui faut donc épouser au moins pour un instant la perspective à la fois esthétique et idéologique de la satire en ajustant sens apparent et sens réel. Ainsi le déchiffrement du message latent est en lui-même porteur de persuasion[28].

C’est ici que l’écriture de LaRue attestera de sa force et de son originalité. À la manière de ces bandes dessinées qui demandent au lecteur de trouver où est Charlie, La gloire de Cassiodore s’emploie tour à tour à masquer et à dévoiler sa source narrative ; le roman joue sur le discours indirect, sur les changements de perspective, sur les niveaux d’ironie ; il dédaigne le monologue propre à la satire, qui dissèque et dépèce son objet[29], lui substituant une voix polymorphe. Celle-ci procédera à une analyse psychologique des personnages, procédé contraire à la tradition puisque la satire se contente en général de brosser le tableau d’une situation sans égard pour les motivations. Moins directive, donc, que la voix du satiriste habituel, celle de La gloire de Cassiodore met, en quelque sorte, des gants blancs, sans toutefois renoncer à une raillerie certaine :

Mais depuis son divorce, Fafard s’était métamorphosé. C’était un autre Fafard que celui avec lequel, pendant des années, Claire et lui [Garneau] étaient sortis, à quatre, le vendredi soir. Il y avait des divergences à l’époque déjà, mais on n’en parlait pas. Par exemple, les Fafard vivaient tout nus et disaient à leurs enfants Papa et Maman ont envie de faire l’amour et ils le faisaient. Ils fermaient la porte de leur chambre et ils étaient capables de faire l’amour avec des enfants qui frappent à la porte. Les Garneau n’étaient pas d’accord avec ces méthodes d’éducation, mais ils ne le disaient pas. Les gens s’acheminaient selon eux vers les pires calamités faute de comprendre un iota à la sexualité humaine, mais c’était leur droit.

G, 245

Cette séquence nous entraîne donc dans la « pensée commune » de deux personnages. On y voit bien la position de supériorité que prennent les époux Garneau et le jugement faussement atténué (« c’est leur droit ») qui vient trop tard pour atténuer la raillerie sous-jacente. Et le lecteur de conclure que la satiriste « penche du côté » du couple Garneau.

Autre exemple dont on excusera la nécessaire longueur :

Le département comptait trois créatrices reconnues. […] Stella Doré avait un statut. Ses romans avaient du succès. Elle campait ses personnages dans des décors urbains généraux et s’abstenait systématiquement de révéler leur intériorité. Selon Chenail, ce que faisait Doré était du Harlequin haut de gamme. Mais Chenail plaçait aussi Marguerite Duras dans cette catégorie. Stella Doré gardait avec ses consoeurs créatrices une distance variable. C’était une personne affirmative, qui assumait sa relative corpulence et régnait en reine sur le département. Son côté soeur supérieure, son ton moralisateur faisaient peur à Pétula. Elle craignait les jugements ex cathedra et les intuitions parfois terrifiantes de cette femme plus âgée qu’elle. Quand Pétula était arrivée au collège, Stella Doré l’avait adoptée et protégée, mais du jour au lendemain elle l’avait délaissée sans explications. Pétula pensait que son ombrageuse aînée lui en voulait peut-être d’occuper la place qu’elle avait naguère occupée dans les institutions littéraires.

Toutes deux s’efforçaient cependant de garder des attitudes dignes de la solidarité féminine, de la solidarité artistique et de la collégialité. Stella prit place en saluant Pétula d’un air mutin, puis elle se tut en souriant. Elle était comme ça. Elle vous faisait une passe et vous regardait patiner. Pétula lui demanda si elle avait quelque chose en chantier. Ne pas le faire eût été mépriser l’importance de l’oeuvre de Stella, le faire pouvait paraître familier, laisser entendre que Pétula se considérait de même palier que Stella. Il faut un talent de communication naturel, et cela existe, ou être l’héritière de plusieurs générations de sociabilité pour maîtriser l’art de la conversation. Pétula pataugeait tout au plus dans les ténèbres de la spéléologie autofictionnelle. Elle fut gênée d’apprendre que Stella venait de terminer un roman sur la voix de Carmen Steber. Ce genre de récupération révoltait Pétula. Elle ne cacha pas sa surprise.

G, 65

Ce long fragment illustre bien les niveaux d’interprétation possibles du roman. La mise en abyme de la notion de satire d’abord — la Stella Doré qui fait la morale et qui porte des jugements — laisse entendre ce que la satiriste ou LaRue pense de ces condamnations à l’emporte-pièce ; mais est-ce vraiment elle qui parle ? Ne sommes-nous pas, l’espace de quelques phrases, dans la tête de Pétula qui se permet, à son tour, d’y aller de son opinion tranchante ? Le va-et-vient entre les personnages donne aussi une bonne idée de la tâche qui incombe au lecteur soucieux de déterminer le point de vue privilégié par le texte : le mépris de Chenail pour Doré se mue aussitôt en mépris de la satiriste (ou de Pétula) pour Chenail. On est toujours le satirisé de quelqu’un, aurait dit Sylvain Lelièvre. Sans cesse, ce roman oblige à réévaluer les paramètres narratifs.

Les rivalités entre femmes et entre auteurs, combinées en un paragraphe choc, donnent aussi beaucoup plus à lire qu’il n’y paraît : le choix des mots (la solidarité féminine, la collégialité) démasque avec ironie les hypocrisies quotidiennes, les rancunes rentrées. Le vous de « elle vous faisait une passe » confirme alors la « voix » de Pétula… pour quelques instants ; l’allusion à l’esprit de récupération de Doré, en fin de citation, redonne aussitôt la parole à LaRue, dirait-on, dans ce qui se lit comme une remarque cinglante à l’égard des opportunistes de tout acabit. Mouvante, la narration de ce roman opte pour l’insécurité, pour le défi. La satire s’en trouve renouvelée, ne surgissant pas nécessairement là où on l’attend.

Et le féminin ?

Nouvelle approche du discours satirique, expression d’une satiriste, soit. Est-ce cependant suffisant pour conclure à une spécificité féminine de la satire ? La tendresse manifeste de l’auteure pour ses personnages malgré la moquerie, le refus de les considérer comme des objets à cataloguer ou des personnalités à stéréotyper, la façon habile d’écorcher les caractéristiques mêmes de la satire[30], la satiriste qui se promène d’une conscience à l’autre, éternelle fausse fuyante ; tous ces éléments qui rompent avec la tradition suffisent-ils à confirmer une quelconque volonté d’inscrire le féminin dans la satire ? Bien difficile à dire, non seulement à cause de la spécificité de ce roman, mais aussi de son exclusivité.

Les romans à teneur satirique ne sont pas légion chez les femmes, québécoises ou autres, et cette absence relative suscite des hypothèses qui resteront à vérifier. Peut-être les femmes ne s’accordent-elles pas le droit de se poser en juges d’une société dans laquelle elles commencent à peine à prendre place ; ou peut-être au contraire cette résistance provient-elle de la conscience aiguë qu’une satire qui mérite son nom se doit de faire le point sur tous les aspects du microcosme choisi, les femmes incluses, ce qui obligerait à un constat quelquefois mitigé des avancées du féminisme. Bien sûr, les satiristes masculins n’ont pas toujours fait preuve de cette impartialité dans leurs cibles, privilégiant volontiers les femmes comme objet de dérision[31] ; du côté des femmes, L’Euguélionne de Bersianik a laissé entrevoir les limites du discours satirique qui vise uniquement les hommes[32].

Alors ? La question demeure, pour l’instant, entière. Avec La gloire de Cassiodore, on ne peut prétendre à une réponse définitive et, par là même, fermée, le livre lui-même étant ouvert à de nouvelles stratégies, et susceptible d’élargir davantage le champ des définitions de la satire et de ses modes d’application. Cette confusion du genre confine à une satire que l’on dira paradoxale au sens où l’entend Yaari, c’est-à-dire qui affiche un « penchant vers l’irrésolution, le relatif » propre à offrir au lecteur « une vision ambivalente de l’univers même, une sorte de jugement suspendu sur l’ultime nature des choses[33] » au lieu de la prescription tranchante et des jugements sans appel qui caractérisent en général la satire.