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« Je ne peux que m’inventer, que me renommer sans fin » (CVA, 15), affirme l’héroïne de Ça va aller, Sappho-Didon Apostasias — un peu comme le ferait cette Bérénice Einberg à laquelle on ne cesse de l’associer. Irrévérencieuse, revendiquant une indépendance d’esprit ou une souveraineté réelle, la narratrice de Mavrikakis ne peut pourtant s’empêcher de réexaminer sa généalogie familiale, de même que ses héritages culturels et littéraires, dans un mouvement qui la conduit parfois à phagocyter les discours d’autrui, ou alors à les pasticher, au contraire. L’intérêt de l’entreprise de Mavrikakis réside sans doute dans cette tension ; quoi qu’il en soit, force est de constater que son « roman-pamphlet[2] » entremêle les filiations littéraires, culturelles et généalogiques de manière originale, empruntant à la fois au « roman familial » tel qu’il a été revisité par Maïté Snauwaert[3] et au « récit de filiation[4] ».

La critique a certes souligné la richesse de la réflexion sur la transmission proposée dans Ça va aller : elle a tour à tour privilégié la lecture de l’oeuvre ducharmienne et la rencontre avec l’écrivain Ducharme[5], la figuration d’Aquin et de Ducharme en tant que pères symboliques à partir notamment du Roman des origines et origines du roman de Marthe Robert[6], ou alors la réappropriation de la figure d’Antigone[7]. Dans un texte récent, Stéphane Inkel inscrit quant à lui son analyse du roman au sein d’une série de considérations vastes sur la figure de la filiation dans le roman contemporain, laquelle se présenterait d’abord et avant tout comme « rompue » ; du coup, Inkel associe à Ça va aller « un désir de transmission qui repose sur un refus de la filiation[8] ».

Mais il est d’autres formes d’héritage sur lesquelles la critique ne s’est guère penchée : celles, notamment, qui sont relatives aux cultures germanophones. Porteur d’un imaginaire allemand aux ramifications considérables — Sappho-Didon a fait des études allemandes à l’université et est interprète de métier —, Ça va aller intrigue par le traitement qu’il réserve aux cultures allemande et autrichienne[9]. La position de Sappho-Didon à l’égard de l’Allemagne et les choix professionnels de la narratrice ont certes de quoi déconcerter ; bien qu’elle consacre une part de sa vie professionnelle à la langue de Schiller et prête sa voix allemande lors de tournages de films, Sappho-Didon manifeste en de très nombreuses occasions une germanophobie aiguë, laquelle doit beaucoup à l’un des amants de sa mère, l’ignoble Dieter. À cette germanophobie vient toutefois s’opposer la fascination déterminante qu’exercent plusieurs penseurs et écrivains allemands sur la narratrice.

Ambivalente, la perception de l’Allemagne fait souvent glisser le roman du côté du plaidoyer idéologique, la narratrice s’autorisant même à « détester l’Allemagne, comme une Allemande se doit de détester son pays » (CVA, 64). Afin de prendre le pouls de la dimension polémique, voire éthique du discours tenu sur l’Allemagne, j’envisagerai la perception globale de l’Autre dans Ça va aller, m’attachant au premier chef à la germanophobie en tant que « phénomène » ; dans un deuxième moment, j’adopterai brièvement le point de vue contraire en évoquant les manifestations d’une germanophilie chez Sappho-Didon[10].

Pourquoi choisir un phénomène ? C’est qu’il est ici fructueux d’adopter le point de vue de Hans-Jürgen Lüsebrink, qui suggère de ne pas étudier la perception de l’Autre selon une perspective thématique ou « imagologique », mais de fonder la critique littéraire de phénomènes interculturels

sur trois approches méthodologiques systématiquement imbriquées : l’analyse sémiologique des formes de représentation qui les constituent ; l’analyse sociocritique [des] ancrages idéologiques et sociaux ; et l’analyse interdiscursive des réseaux de discours dans lesquels un texte donné […] s’intègre et prend sens[11].

Selon Lüsebrink, l’analyse de la perception de l’Autre dans les textes littéraires devient des plus intéressantes lorsqu’elle déborde, pour ainsi dire, le cadre même de la littérature ; la notion de « phénomène » n’a pas été arbitrairement retenue par le critique en 1996, qui percevait alors l’urgence de rompre avec les études fondées sur l’« image » ou le « thème » pour leur substituer l’analyse de « phénomènes interdiscursifs et intermédiatiques[12] », dans un monde précisément marqué par une « intensification des échanges entre différents types de discours culturels (littérature, film, presse, peinture) […] et différentes aires culturelles[13] ». Dans cet article canonique, la démonstration du théoricien est précisément consacrée au phénomène de l’exotisme ; dans les pages qui suivent, j’opterai pour la démarche tripartite mise de l’avant par Lüsebrink.

Si j’ai choisi de commencer par l’analyse de la germanophobie, ce n’est pas dans le but d’insister d’entrée de jeu sur un aspect négatif de la représentation de l’Allemagne ; c’est notamment parce que ce phénomène est profondément inscrit dans les réseaux de discours que propose le roman. L’on pourrait certes étudier Ça va aller d’abord en fonction de sa poétique intertextuelle ; le projet de Mavrikakis prend bien sûr pour point de départ la culture québécoise, en plaçant souvent au premier plan sa littérature. En outre, il est clair que Sappho-Didon est à la recherche d’« autres lignées » (CVA, 93), d’affiliations proprement littéraires ; et Mavrikakis va jusqu’à pasticher le style de Thomas Bernhard, et non pas uniquement celui de Ducharme. Or, si je me pencherai quelque peu sur la dimension intertextuelle du rapport avec les cultures germanophones, je me contenterai ici d’indiquer quelques pistes ; c’est que les rapprochements que l’on peut effectuer avec l’oeuvre de Thomas Bernhard, notamment dans la description d’un milieu et d’une institution littéraires qui ne produisent que des « artistes institutionnels », engagent également à traiter en profondeur le cas distinct de l’Autriche, et feront l’objet d’une étude ultérieure.

Dieter et la « lourdeur » allemande

D’abord, Hans-Jürgen Lüsebrink identifie trois niveaux d’analyse sémiologique. C’est ainsi que ce type d’analyse consiste à dresser un

inventaire à la fois descriptif et fonctionnel des éléments constitutifs de la perception de l’Autre, […] à savoir des modes de description et des profils sémantiques des personnages et de l’environnement représentés, et souvent de manière fortement stylisée et stéréotypée ; des configurations de personnages mises en place, selon une logique généralement ethnique et raciale, dans le cas des formes de représentations exotiques ; ainsi que des types de récits imaginés, découlant souvent des contraintes propres à des genres littéraires donnés (récit d’aventures, récit de découverte, récit utopique, etc.)[14].

Dans un premier moment, mon analyse prendra pour objet le personnage de Dieter, qui incarne une sorte de contact initial de Sappho-Didon avec l’Allemagne ; les nombreuses descriptions imagées du personnage allemand contribuent à associer ce dernier à un type de figure précis, qui fait système. Étudier le profil sémantique du personnage permettra également de réfléchir au choix du « récit de soi » ou du « roman familial » comme forme susceptible de mettre adéquatement en place le paradigme de la germanophobie. C’est donc dire que les deuxième et troisième niveaux de l’analyse sémiologique communiquent étroitement avec le premier.

Le personnage correspond à un certain stéréotype de la « rusticité » ou de la « grossièreté » allemandes. C’est dans une assez longue séquence décrivant un rêve de Sappho-Didon (CVA, 105-109) que le portrait du personnage de Dieter se révèle le plus précis ; la narratrice se remémore un épisode traumatisant de son enfance, un rapprochement intime entre Dieter et sa mère dont elle fut à la fois témoin et participante, l’Allemand ayant manifesté le voeu que la mère et la fille s’échangent des caresses. Or, cette séquence n’a pas qu’une valeur anecdotique, puisqu’on verra qu’elle informe et contamine, pour ainsi dire, le rapport qu’entretient Sappho-Didon devenue adulte avec l’Allemagne contemporaine.

À de nombreuses reprises, la scène du rêve érige Dieter en représentant exemplaire d’une véritable « lourdeur » allemande : Sappho-Didon évoque « sa face de saucisse et de choucroute » (CVA, 106)[15] et « son gros cul de fermier » (CVA, 107), ou encore le fait que Dieter, pendant les rapprochements incestueux, « va […] se masturber à deux mains, avec ses grandes paluches de paysan du Rhin » (CVA, 108). Toute la séquence du rêve rappelle la corpulence de Dieter : si ses mains et son postérieur sont imposants, Dieter est aussi qualifié de « grosse ordure » (CVA, 106), de « gros porc » (CVA, 107) ou de « gros Allemand » (CVA, 108) ; bruyant, le personnage l’est également, la narratrice faisant allusion à son rire « fort » (CVA, 109), ou alors au « rire tonitruant du géant allemand » (CVA, 108-109). Dieter peut ainsi incarner, de manière attendue, une certaine corpulence allemande stéréotypée.

Au personnage allemand est associée une sexualité brutale ; il est également à l’origine de l’inceste. Le personnage se présente comme immoral, pervers : il a les « yeux vicieux et injectés de sang » (CVA, 106), se révèle « vulgaire » (CVA, 108), « ignoble » (CVA, 107) et « immonde » (CVA, 108). À deux reprises, il est traité de « Boche » (CVA, 106 ; 108) ; à une occasion, on le nomme « Dieter-le-führer » (CVA, 108). L’immoralité et la perversité révoltantes de Dieter — la mère de Sappho-Didon, lors des rapprochements incestueux, « le regarde timidement et semble lui demander grâce » (CVA, 107) — ne peuvent, semble-t-il, qu’être associées aux crimes nazis. Le portrait reconstitué de Dieter montre bien le caractère stéréotypé de la représentation du personnage allemand, qu’il convient maintenant d’envisager au regard du type de récit élaboré par Mavrikakis.

J’ai déjà évoqué le modèle du « roman familial », selon le sens que lui attribue Maïté Snauwaert dans une étude réinvestissant le poncif :

[La voie du roman familial] s’inscrit à la fois dans la ligne forte tracée depuis une vingtaine d’années par le retour des récits de vie (qu’ils soient personnels dans l’autobiographie ou impersonnels dans les fictions biographiques) ; et dans le renouement avec une posture de transmission qui en passe par la prise en compte d’un certain héritage. Cet héritage, pour le narrateur ou la narratrice en première personne des oeuvres qui nous occupent, est montré comme tissé en large part de discours, ceux-ci étant de plusieurs niveaux. D’une part les discours — y compris littéraires — ayant contribué à son individuation, voire à sa formation en tant qu’écrivain ; d’autre part les récits familiaux aux confins du mythologique concernant sa naissance ou les vies de ses ascendants ; enfin les légendes, dites et redites par la chaîne de ses aïeux, qui ont participé à l’élaboration de son imaginaire relationnel, et qui ont fait de lui, en tout premier lieu, un auditeur. […] Or, outre la position testamentaire qui est la sienne, ce narrateur se livre expressément à un réarrangement, à une remise en ordre, dans une manière qui lui est propre et que le récit même explicite, du matériel généalogique transmis sous forme d’histoires. Par là, il renoue avec un sens du roman comme romance, et c’est en ce sens qu’on parlera […] de « roman familial »[16].

Snauwaert affirme que le personnage contemporain adopte fréquemment la posture du conteur, mais d’un conteur qui reste d’abord et avant tout auditeur, qui se livre à un examen de sa situation familiale en lui attribuant un caractère mythologique — cette mythologie fondatrice circulant souvent, d’une génération à l’autre, par le recours à autant de « récits » ou de postures de transmission que l’on pourrait aisément associer au conte. Se réapproprier un certain héritage familial, ce serait donc « rend[re] compte des rapports de force et des tensions organisant en sous-main le mythe familial, à travers notamment ce qu’il a retenu et ce qu’il a éludé[17] ». Ce qui distingue le « roman familial » tel que le théorise Snauwaert du « récit de filiation » de Viart, par exemple, c’est sans doute sa dimension critique, voire axiologique ; tout se passe en effet comme si le protagoniste du « roman familial » était capable de dépasser le stade de l’interrogation déroutée ou incertaine de ses héritages pour plutôt jeter un regard singulièrement lucide sur le phénomène de la transmission culturelle au sens large. Mais les « romans familiaux » contemporains ne font certes pas que reconduire une certaine tradition orale :

[L]a nécessité à laquelle obéit le roman familial est de l’ordre de la transmission. [Ce roman] livre avec son récit non seulement un contenu d’expérience, mais aussi et surtout les moyens — narratifs et d’abord langagiers — de sa médiation, les conditions de sa modélisation. Cette nécessité est d’ordre poétique. Elle implique la croyance dans le fait que la littérature puisse concrètement agir sur la vie, sur l’existence prise en tant que narration continue de soi par soi[18].

La dimension critique ou engagée du « roman familial » pourrait notamment reposer sur la clairvoyance de son protagoniste à l’égard des modalités et circonstances de la passation. L’on peut aisément rattacher Ça va aller à la tendance contemporaine du « roman familial », non seulement parce que la remise en ordre du matériel généalogique s’y révèle essentielle, mais aussi parce que le roman propose une réflexion relative à l’apprentissage de la langue allemande, qui évoque les « moyens langagiers » du legs d’un « contenu d’expérience », pour reprendre les termes et l’hypothèse de Snauwaert :

Les amants de ma mère étaient anglophones ou germanophones. Elle aimait les têtes carrées, les Teutons, les têtes dures […]. Le premier mot que j’ai appris en allemand, c’est « schnell ». C’est ce que Dieter disait à ma mère quand elle le suçait : « schnell, schnell ! »

Lorsque j’ai vu un film sur les nazis pour la première fois et que les sales Boches vociféraient « schnell, schnell ! » j’ai compris combien c’étaient des enculeurs, des gros dégueulasses. Cela m’a rappelé Dieter lequel, j’espère, est mort maintenant. Je souhaite qu’il se soit tué dans son énorme Mercedes sur une autoroute allemande où l’on peut rouler à toute vitesse, sans se faire arrêter. […] J’ai su dire très jeune les pires cochonneries les plus sexuelles en allemand et en anglais, si bien que je n’ai jamais eu aucun mal à lire Freud-Lajoie dans le texte, ou encore Henry Miller. Je ne pouvais lire ni Hegel ni Hitler, pas plus que Rorty ou Kitcher, mais je pouvais traduire en allemand tous les livres pornographiques ou encore les modes d’emploi des rasoirs électriques Braun. Les langues, c’est comme cela, on n’est bon que dans des morceaux de langue. Et moi, je connaissais très petite tout ce qui va avec « schnell », c’est-à-dire la baise et les électroménagers, fours crématoires compris.

CVA, 63-64

« [O]n n’est bon que dans des morceaux de langue » : la réflexion dépasse la question du simple rapport à une langue étrangère pour prendre la forme d’une attention aux enjeux qui sont ceux de toute transmission, en tant qu’il s’agit d’une expérience profondément ancrée dans le langage ; associées à un événement traumatique vécu pendant l’enfance, les vociférations de Dieter ne cesseront de hanter Sappho-Didon. Le passage souligne, bien sûr, les aspects à la fois partiel, fragmenté et affectif de l’activité mémorielle, mais son intérêt tient surtout au fait qu’il introduit, dans la dernière phrase, une réelle dimension éthique. On l’a vu : Sappho-Didon a eu, dès son plus jeune âge, une connaissance intime de l’abus ; mais qu’est-ce qui justifie, par ailleurs, le surgissement des « fours crématoires » ? L’expression surprend, car elle apparaît seule, de manière quelque peu gratuite : en effet, dans le roman, les lignes suivant l’extrait rapporté n’offrent guère d’explication ou de justification supplémentaire. Le passage surprend non pas parce que le regard jeté sur l’Allemagne ramène une fois de plus à l’extermination des Juifs, mais plutôt par l’inscription soudaine de la mémoire de l’Holocauste dans la toute petite enfance de la protagoniste, sans éclaircissements ni précisions. Bien sûr, l’on pourrait également interpréter cette référence à l’emporte-pièce aux « fours crématoires » en fonction d’un voeu d’introduire un véritable trait d’esprit — quoi qu’il en soit, l’expression est intégrée avec une désinvolture dont souffre la représentation globale de l’Allemagne.

Peut-être faut-il y déceler un lien avec la judéité de Bérénice Einberg, le modèle plus ou moins caché ; mais l’on peut aussi bien interpréter simplement cette image en fonction d’un antinazisme virulent, cliché par excellence de la germanophobie. Eu égard à ce paradigme de la germanophobie, il n’est pas non plus anodin que la forme du « roman familial » ou du « récit de soi » soit privilégiée. Mais le référent allemand ne fait pas que surgir dans la petite enfance de la protagoniste ; l’extrait donne en effet à penser que les expériences traumatiques vécues pendant l’enfance et associées au personnage de Dieter légitiment, en quelque sorte, les jugements de Sappho-Didon, son point de vue éthique sur l’Allemagne. Or, l’amant d’origine allemande fréquenté dans le Québec des années soixante est systématiquement associé à la figure du nazi — c’est sans fondement que l’on rapproche sa brutalité des crimes nazis. Qui plus est, la dernière phrase de l’extrait, qui rappelle que le « roman familial » est au coeur même de la perception de l’Allemagne, se distingue par une énonciation doublement subjective (« Et moi, je… »). Si l’on accepte l’hypothèse que cette dernière phrase scelle la dimension éthique de l’extrait, force est de reconnaître que l’inflexion subjective nuit à la crédibilité de l’appel moral[19].

Ancrages idéologiques et sociaux

Le terme « schnell » (« rapide », « rapidement ») resurgit par ailleurs dans une séquence où Sappho-Didon, devenue adulte, se trouve à Paris pour y faire du doublage en langue allemande dans des films pornographiques :

Quand je me retrouve sur le plateau de doublage, je constate que presque toute l’équipe est allemande. Je vais prêter ma voix germanique à la dominatrice de service. Une francophone parlant allemand, cela donne une certaine sensualité aux scènes, un petit quelque chose qui fait frissonner. « A French Twist », pour parler international. Mon accent adorable n’est pas sans leur rappeler la guerre, les collabos et toutes leurs atrocités aux Boches. […]

Les deux Allemagnes, désormais réunies, dans leur absolue totalité, vont vivement et très efficacement se branler l’une l’autre en m’entendant dire à la voix du PDG d’une grande société dont la fortune remonte aux années 30-40, « schnell », avec mon accent à la française. Les Allemands aiment le « schnell » français : ils aiment ce faux retour de l’histoire où Paris fait semblant de les enculer, mais dans leur langue à eux, aux Boches. Dans leurs règles à eux, à ces hosties de crosseurs de merde. Le « schnell » français est porteur et c’est comme cela que les Allemands sodomisent l’Europe, en faisant dire « schnell » à tout le monde.

La réunification de l’Allemagne est un grand cirque. On unifie, on désunifie, on réunifie, on joue avec les capitales et on te baise l’Europe encore une fois, mais en douceur et avec la complicité de la victime […].

CVA, 73-74

Mavrikakis replace, pour ainsi dire, le phénomène de la germanophobie dans l’histoire des relations franco-allemandes. Il n’est certes pas étonnant que l’auteure évoque la réunification pour développer le paradigme de la germanophobie en contexte franco-allemand. Selon Georges Valance, l’auteur d’une toute récente Petite histoire de la germanophobie[20], lorsqu’on considère dans leur singularité l’histoire de l’Allemagne et celle de la France, au-delà de l’histoire particulière des relations franco-allemandes, la réunification s’impose comme l’événement historique ayant entraîné le plus important sentiment de germanophobie[21]. Chacun connaît bien sûr l’ampleur de la méfiance française vis-à-vis d’une nouvelle hégémonie allemande, manifeste avant même la réunification. Le texte de Mavrikakis a ceci d’intéressant qu’il intègre, sur le plan idéologique, un certain discours postréunification stipulant que la France et, dans une certaine mesure, l’Europe, souvent victimes de choix allemands effectués sans l’aval européen, ont payé pour la réunification allemande. Car la virulence des sentiments germanophobes dévoilés en France après la réunification est certainement due, en partie au moins, à certaines politiques égoïstes mises en place par l’Allemagne. Valance donne des exemples d’une telle attitude intéressée, évoquant notamment le financement de la reconstruction de l’ex-République démocratique allemande, mené par l’emprunt et non par l’impôt :

[L]a dette allemande flamba et le rythme de l’inflation quadrupla entre 1988 et 1992 : c’était intolérable pour la Bundesbank qui réagit violemment et sans aucune concertation européenne. Dans la même période, les taux d’intérêt à court terme doublèrent. La Banque de France, soucieuse d’éviter que le franc ne décroche du mark dans cette période de préparation de l’Union monétaire, suivit le mouvement et fit grimper les taux d’intérêt alors même que l’inflation était sous contrôle. Ce qui provoqua une récession en France et dans le reste de l’Europe en 1993[22].

L’on peut très bien déceler une allusion à de telles décisions allemandes dans le dernier extrait de Ça va aller, notamment lorsqu’il est fait mention de « leurs règles à eux ». Bien sûr, l’on trouverait aisément d’autres exemples des comportements unilatéraux de l’Allemagne post-1990[23]. Mais l’extrait rappelle aussi que la réunification inverse les rapports de force dans les relations franco-allemandes, la France perdant son droit de surveillance sur l’Allemagne, acquis bien sûr à la suite de la Deuxième Guerre mondiale.

Chez Catherine Mavrikakis, certains courants idéologiques de la décennie 1990 sont donc investis, réévalués par le recours à une imagerie dénotant parfois une sexualité agressive, abusive. Comme c’était déjà le cas avec l’exemple de Dieter et du nazisme, cette imagerie inscrit les conflits, ou plutôt les traces des conflits, dans les corps mêmes. Le voeu de saisir, précisément par un biais résolument autre ou en s’éloignant du savoir livresque, des événements historiques parfois difficiles à concevoir ne s’impose cependant pas avec évidence, comme c’est le cas dans Les Oeuvres de miséricorde[24] ; on touche davantage à un certain burlesque.

Que penser, par ailleurs, de l’omniprésence du terme « schnell », au-delà des cris de Dieter ? Le rapport des Allemands à la vitesse ou à la productivité fait l’objet d’une description dans Ça va aller, intégrée dans l’extrait déjà relevé aux pages 128 et 129 :

L’Allemagne, ce pays où l’on peut foncer à 200 km/h impunément, où l’on peut passer au four des millions de gens en toute bonne foi, en toute bonne conscience, en disant « schnell ». L’Allemagne, ce pays de l’efficacité, où l’on peut bouffer de la choucroute aux juifs ou aux Turcs, s’en lécher les babines, faire partie de l’OTAN et bombarder les Serbes en les traitant de nazis… Remarquez, on sait de quoi on parle… L’Allemagne, ce pays ridicule que le monde entier envie, parce que c’est le symbole même de l’Occident, de la rapidité et du culte de l’hypermémoire vide.

CVA, 63-64

La perception de l’Allemagne conserve à nouveau un caractère attendu, la narratrice évoquant entre autres l’absence de limites de vitesse sur certaines autoroutes allemandes. Quoi qu’il en soit, le roman aborde un mythe allemand, lequel a, par ailleurs, été fort bien étudié par Lothar Baier dans Les Allemands maîtres du temps. Essai sur un peuple pressé[25]. Baier se donne pour objectif de déterminer comment les Allemands sont devenus les chefs de file dans « l’ère de la dictature du temps[26] ». Partant du principe que la civilisation occidentale se révèle la première où le temps joue un rôle essentiel, c’est-à-dire dont l’assise est temporelle plutôt que territoriale, l’essayiste dégage une corrélation directe entre la défaite de 1945 et le fait que le peuple allemand ait été le plus apte à passer du paradigme de l’espace à celui du temps :

Les conditions territoriales héritées de la défaite et de la guerre froide étaient idéales : un territoire réduit et plus facile à contrôler, qui se laisse transformer sans efforts surhumains en une unité industrielle homogène fermée. Le concept marxien de l’« anéantissement de l’espace par le temps » est un processus qui ne s’applique pas seulement à la transformation de l’univers tout entier en un marché ouvert, mais aussi à l’élimination du facteur espace dans la production industrielle elle-même. Un petit pays, très ouvert sur le plan de l’infrastructure, comme la République fédérale, présente moins de résistances extérieures à la temporalisation des processus de production[27].

On ne saurait bien sûr attribuer à la seule défaite nazie la facilité avec laquelle l’Allemagne s’est tournée vers la « just in time production[28] ». Le travail de Baier est néanmoins susceptible d’éclairer la citation de Ça va aller : en effet, la narratrice y place en contiguïté le rapport à l’efficacité ou à la vitesse et les camps d’extermination, établissant une association d’idées qui pourrait rappeler la corrélation dégagée par Baier. Néanmoins, à la différence de l’essayiste, Sappho-Didon Apostasias ne paraît pas concevoir l’obsession allemande pour la rapidité telle une conséquence de la faillite de l’idéologie nazie ou de la quête d’un Lebensraum, la recherche de la productivité en toutes choses faisant plutôt figure de ressort ou de « propriété » intrinsèque de l’Allemagne — l’on pourrait avancer que la construction anaphorique va dans ce sens[29]. Le propos emporté de la narratrice fait l’économie des nuances, se rangeant ici du côté d’une sorte d’essentialisme culturel.

Mise en perspective interdiscursive

L’intérêt du dernier extrait de Ça va aller, où il était entre autres question des autoroutes et de la vitesse, tient surtout au fait qu’il évoque un discours médiatique contemporain à la publication du roman ; en effet, le bombardement de la Serbie par les forces de l’OTAN débute en mars 1999. La narratrice évoquant le fait que les Allemands n’hésitent pas à « bombarder les Serbes en les traitant de nazis », on peut aisément déceler une référence aux propos fort controversés de ceux qui étaient alors respectivement les ministres allemands de la Défense et des Affaires extérieures, Rudolf Scharping et Joschka Fischer. Pour justifier l’intervention militaire, le premier avait évoqué les « sélections » (« Selektionen ») menées par les Serbes, faisant allusion à l’existence de camps de concentration et rapprochant ainsi le gouvernement serbe des nazis[30]. Le second avait affirmé, selon une formule qui a fait date : « Ich habe nicht nur gelernt : Nie wieder Krieg. Sondern auch : Nie wieder Auschwitz[31]. » Les paroles des deux hommes d’État ont suscité la controverse, car elles traduisaient en quelque sorte une position paradoxale : pendant des lustres, les crimes nazis ont précisément été la cause du « devoir pacifique » particulier des Allemands, alors que, soudainement, l’allusion à ces crimes légitimait, par l’évocation d’un impératif moral, la première opération armée massive de l’Allemagne après la Deuxième Guerre mondiale[32].

Le texte fait également référence à un autre type de discours, notamment lorsque Sappho-Didon, dans la séquence du tournage, énonce les motivations des producteurs allemands du film auquel elle prête sa voix. Dans les dernières lignes de l’extrait, on évoque le discours cinématographique occidental ou américain, et la représentation souvent conventionnelle du nazi qu’il propose :

Les producteurs veulent se payer un remake porno de la Seconde Guerre mondiale. D’un côté, les Ritals et les Boches en victimes. De l’autre, les Françaises, les Anglaises, les Canadiennes, les Américaines et même les Russes en bourreaux… Ce n’est pas très malin. Le genre d’histoire débile à la Umberto. Et pourquoi pas ? L’uniforme nazi ou fasciste subjugue tout l’Occident depuis plus de 50 ans. Dès qu’on peut, aux États-Unis et ailleurs, on fout un Nazi pervers dans les films, question d’exciter les foules. Pourquoi qu’ils en profiteraient pas, les Allemands ? Ils seraient bien cons, et cela, ils ne le sont pas.

CVA, 75

Le propos de la narratrice laisse place à une autre forme de représentation stéréotypée de l’Autre, prenant appui, dans la dernière phrase, sur le « pragmatisme » ou l’adresse des Allemands. Cette seconde mise en perspective interdiscursive montre bien la portée des stéréotypes, leur pouvoir rayonnant, surtout lorsqu’ils sont véhiculés dans un cadre cinématographique ; cependant, elle est loin de déboucher sur une représentation positive des Allemands, puisqu’elle lève à nouveau le voile sur une instrumentalisation de l’Holocauste par l’Allemagne. L’examen des réseaux de discours témoigne une fois de plus du dessein éthique de Ça va aller.

Un héritage choisi

Dans un passage précis du roman, la représentation de la culture étrangère va toutefois au-delà de la reconnaissance d’une disposition rusée ou astucieuse des Allemands, puisqu’elle témoigne, ne serait-ce que brièvement, d’une germanophilie de Sappho-Didon Apostasias :

L’Allemagne que j’abhorre. L’Allemagne que j’adore. Parce que l’Allemagne, c’est aussi tout ce que j’aime : Hölderlin, Günter Grass, Berlin, Sloterdijk, Kant, Hegel, Kleist, von Trotta, Brecht, Walter Benjamin et surtout, surtout Fassbinder. Je me permets de détester l’Allemagne, comme une Allemande se doit de détester son pays. Je déteste cette culture que j’ai faite mienne. On peut encore cracher sur soi, non ?

CVA, 64

Cet extrait rappelle, dans une certaine mesure, le mode de perception traditionnel des « deux Allemagnes », qui a émergé au cours de la guerre franco-allemande de 1870. On se rappellera que Jean-Marie Carré dénonçait, dans son ouvrage Les écrivains français et le mirage allemand. 1800-1940[33], le portrait fortement idéalisé de la culture allemande entretenu par les écrivains et intellectuels français depuis les romantiques et Mme de Staël ; un tel portrait aurait fait en sorte que les Français sous-estiment nettement l’ampleur de la menace militaire prussienne. Carré soutenait que cette vision d’une « Allemagne libérale, studieuse et savante, désintéressée et idéaliste[34] », reposant forcément sur un certain nombre de malentendus, se serait néanmoins maintenue après la défaite de 1870 :

Alors vint Sedan. L’Allemagne apparaissait dans une cruelle lumière. Mais chez nous la mémoire est courte et tenaces sont les illusions. Sedan n’eut pas plus d’effet que Waterloo. Il était bien difficile, à vrai dire, de confondre encore l’Allemagne de Goethe et de Beethoven avec celle de Bismarck. À cette sophistique confusion on substitua donc une distinction aussi dangereuse. Pour sauver l’image ancienne, on inventa les deux Allemagnes, on s’ingénia à séparer l’Allemagne de la caserne et celle de l’université ou du laboratoire, à rompre leur solidarité, à dissocier l’Allemagne militaire de celle qu’on croyait toujours être l’Allemagne libérale. Celle-ci, pensait-on, ferait équilibre à celle-là. Un certain danger subsistait bien d’un côté, mais de l’autre il y avait Nietzsche, Bebel, Karl Marx. Quel contrepoids ! Quels motifs de confiance[35] !

L’on pourrait s’étonner de trouver dans une oeuvre québécoise publiée en 2002 la trace d’un tel mode de perception traditionnel ; des chercheurs belges ont cependant montré, dans un collectif récent, que cette figure traditionnelle des « deux Allemagnes » s’était maintenue jusqu’à aujourd’hui, débordant très largement du cadre franco-allemand[36].

Le rapport de l’héroïne avec plusieurs écrivains, philosophes et cinéastes allemands se décline également sous la forme d’un héritage choisi. Que penser des figures qui rendent compte de la profonde affection de Sappho-Didon pour l’Allemagne ? À la lecture du roman, il est difficile de déterminer précisément pourquoi certaines figures — celles de Hölderlin, de Kant et de Hegel, notamment — sont évoquées. Cependant, on n’est guère surpris de trouver des renvois à des hommes de lettres ou à une réalisatrice ayant pris pour objet d’étude privilégié la Deuxième Guerre mondiale ou la période de l’après-guerre. Les références à Grass, à Brecht, à Benjamin et à von Trotta vont presque de soi, chacun ayant précisément exprimé la nécessité de maintenir vivace la mémoire du passé nazi. Chez Grass par exemple, le portrait d’une douloureuse conscience allemande d’après-guerre naît d’une prose baroque, qui laisse place aux débordements et à une certaine posture blasphématoire. À l’instar de Grass, de Brecht et de plusieurs autres, Benjamin a dénoncé la violence de son époque et son conformisme malsain[37] : surtout, sa conception de l’Histoire est résolument eschatologique ; montrer que l’humanité court vers la catastrophe plutôt que vers le progrès, embrasser une histoire du désastre ou de la ruine, tout cela peut être rapproché de l’entreprise de Sappho-Didon, avant, bien sûr, la naissance de Savannah-Lou. De plus, l’admiration vouée à Fassbinder ne surprend guère sous la plume de l’auteure[38], et peut sans doute être liée au goût de celui-ci pour la provocation, manifeste dans ses productions au même titre que dans son existence dissolue. L’historien du film Thomas Elsaesser a tenté d’identifier une spécificité du travail de Fassbinder dans l’histoire du cinéma allemand, montrant que c’est sans doute sa portée balzacienne qui le distingue entre toutes choses :

Der Reichtum an Charakteren, Situationen, Geschichten, Typen und Menschen ist in der Tat erstaunlich. Man begegnet einer ganzen Reihe von Klassen und sozialen Milieus in Fassbinders Filmen : Aristokraten und Grundbesitzern (FONTANE EFFI BRIEST), Bourgeoisie (DIE BITTEREN TRÄNEN DER PETRA VON KANT, MARTHA), Traditionsbürgertum (CHINESISCHES ROULETTE) und Neureichen (LOLA), Künstlern (LILI MARLEEN, DIE SEHNSUCHT DER VERONIKA VOSS), Kleinbürgern (HÄNDLER DER VIER JAHRESZEITEN), Arbeitern (MUTTER KÜSTERS’FAHRT ZUM HIMMEL), Lumpenproletariern (LIEBE IST KÄLTER ALS DER TOD), “Gastarbeitern” (KATZELMACHER), einheimischen und fremden Farbigen (PIONIERE IN INGOLSTADT, ANGST ESSEN SEELE AUF). Ebenso beeindruckend ist die Spanne der vorgeführten Berufe : Journalisten, Industrielle, Immobilienmakler, Schichtarbeiter, Intellektuelle, Schriftsteller, Büroangestellte, Gewerkschafter, Bauern, Ladenbesitzer, Metzger, Barkeeper, Zuhälter, Prostituierte beiderlei Geschlechts, Kleinkriminelle, Berufskiller, Dealer, Matrosen, Soldaten und Söldner.

Solch ein Impuls, den Alltag eines Volkes in großem Maßstab zu dokumentieren, ist im deutschen Film, zumindest vor Fassbinder, ziemlich einmalig[39].

L’oeuvre de Fassbinder propose donc un regard panoramique sur l’Allemagne. Rien n’indique que la production du réalisateur allemand soit forcément célébrée, dans le roman de Mavrikakis, en vertu de cette aptitude à intégrer les « laissés pour compte » ou à s’éloigner des faux-semblants. On ne saurait non plus prêter à Ça va aller une résolution de présenter toute l’Allemagne — mais il y a certainement chez Sappho-Didon un souhait d’accaparer l’objet « Allemagne », ne serait-ce que par l’énumération d’éléments qui constituent son Allemagne. Si le référent allemand ne figure pas au premier plan dans Ça va aller, le personnage principal revendique cependant un véritable savoir sur ce référent ; sans être de l’ordre d’une vision panoramique, ce savoir serait suffisamment exhaustif pour que la narratrice se présente comme Allemande.

De cette posture ambiguë qu’adopte Sappho-Didon à l’égard de l’héritage allemand, l’on pourrait avancer qu’elle rappelle le rapport que la narratrice entretient avec un héritage québécois imposé. Si elle célèbre d’abord en Hubert Aquin le créateur s’étant sacrifié pour la société québécoise, elle pose, dans une sorte de second mouvement, l’impossibilité qu’Aquin ait une descendance, exprimant clairement la nécessité de rompre avec plusieurs interrogations troublantes qu’il a laissées derrière lui, allant presque jusqu’à lui reprocher son départ. La posture adoptée vis-à-vis de Laflamme-Ducharme surprend également ; haineuse, ne cessant de dénigrer l’imaginaire laflammo-ducharmien, Sappho-Didon élit tout de même Laflamme comme père de sa fille et louera le ludisme langagier de celui-ci, dont elle se moquait au préalable avec une satisfaction franche. Sappho-Didon aborde donc les divers contenus d’héritage — imposés ou choisis — avec une licence, une liberté qui autorise le paradoxe, la contradiction, les renversements brutaux. De ce point de vue, le roman comporte deux références à Thomas Bernhard qui paraissent tout à fait significatives, l’oeuvre de l’écrivain autrichien privilégiant diverses formes de dénigrement systématique ; les personnages bernhardiens passent en effet de l’affection la plus grande au ressentiment le plus vif, de l’apologie à la condamnation. Cette attitude qui a quelque chose de cyclothymique ne concerne pas uniquement le rapport à l’Autriche, caractérisé, on le dit constamment, par une relation amour-haine, mais elle est manifeste dans toute une série de situations[40]. Dans Ça va aller, l’affiliation bernhardienne semble essentielle précisément parce qu’elle est revendiquée contre une certaine tradition québécoise :

Moi, j’aime la littérature américaine ou étrangère. C’est bien mieux que celle que l’on fait ici en ce moment. On écrit mal ici : on est si complaisants. La critique est épouvantablement besogneuse, sans aucune envergure. Sans aucun sens critique… Mais bon, cela, je le dis trop souvent. Récemment, j’ai lu Thomas Bernhard. Quel grand écrivain ! Quelle rage contre son pays ! Quelle férocité contre la médiocrité ! Mais quelle lucidité !

CVA, 26-27

Dans une autre séquence du roman qui voit Sappho-Didon réfléchir à la manière dont elle entend élever sa fille, Bernhard est présenté comme l’écrivain ayant par excellence adopté une rhétorique de l’invective :

Mon ventre est encore une zone sinistrée et me voilà toujours au bord du suicide ou du meurtre. Je ne suis pas le réceptacle de l’évolution, je ne suis pas deux mille ans de civilisation et de programmation à la douceur maternelle. Je suis Sappho-Didon-Antigone-la-dure. On ne peut penser qu’à coups de poings, qu’à coups de couteaux. On ne peut penser que contre tout ou encore loin de tout. C’est en ruminant seul dans son trou en Autriche que Thomas Bernhard peut se permettre de la penser, cette Autriche, de voir son abomination et sa petitesse. C’est dans son trou qu’il peut écrire contre le grand théâtre viennois, contre le Burgtheater. C’est dans l’obscurité de son trou qu’il voit. Ce n’est pas en allant faire des courbettes à tous les critiques stupides d’Autriche et de Navarre. À Bernhard, maintenant qu’il est dans un autre trou, six pieds sous terre, on ne lui fait que des trahisons. On joue ses pièces dans les théâtres qu’il maudissait, on assassine tout ce dans quoi il a cru. Pour être un philosophe, un penseur ou encore un créateur, ou même simplement quelqu’un, il faut être vivant, parce qu’on est entouré de lâches qui nous lapideront notre postérité, qui feront brûler notre effigie. Mais pour penser, pour exister, il faut pouvoir dire du mal de tous et de toutes et il ne faut pas avoir de coeur. Il faut piler sur son coeur, critiquer les proches, les copains qui auront toujours des circonstances atténuantes, les amantes, les frères, les soeurs […].

CVA, 132

En quête de modèles intellectuels et artistiques, Sappho-Didon est véritablement rapprochée de Bernhard. Dans l’extrait, le passage du « je » au « on », puis au « il » impersonnel, place la position de Sappho-Didon dans une tradition de l’invective ou de l’imprécation, l’écrivain autrichien étant figuré comme un représentant exemplaire d’une telle tradition. Le délaissement du « je » contribue, qui plus est, à accentuer l’impression d’une proximité entre les positions de Bernhard et de la narratrice. Le fait que l’Autriche soit d’abord évoquée en fonction de son « abomination », mais aussi de sa « petitesse », n’étonne guère ; le rapport de Sappho-Didon avec le Québec se rapproche de la relation tourmentée de l’écrivain autrichien avec son pays d’origine, la narratrice s’en prenant, tout au long du roman, à une certaine frilosité québécoise. Parmi les écrivains germanophones mentionnés dans le roman, Thomas Bernhard se révèle, en définitive, la figure la plus importante, dans la mesure où elle permet une véritable affiliation de la narratrice, l’inscription dans une lignée.

L’on pourrait même avancer que Mavrikakis pastiche le style de l’écrivain autrichien, dans son recours à ce qu’Emmanuelle Prak-Derrington a nommé, dans l’une des études qu’elle a consacrées à la répétition bernhardienne, « la redénomination systématique ou le refus d’anaphorisation[41] ». La reprise du référent « Québec », dans l’extrait suivant tiré de Ça va aller, témoigne d’un tel refus d’anaphorisation :

Le Québec m’a fait tellement mal, le Québec est tellement abject, tellement laid, tellement crétin, tellement pervers, qu’en les voyant se masturber, tous ces Québécois à Paris, tous ces impuissants du Québec, en voyant toute la Délégation jouir lâchement, collectivement dans cette orgie d’autosatisfaction qu’est le lancement du dernier Laflamme, en voyant tout le monde si heureux d’être québécois, sans avoir néanmoins plus de conviction que ma chienne Athéna, quand elle me regarde pour recevoir mon pardon après une bêtise, j’ai envie de leur vomir à la face. J’ai envie de vomir sur le Québec, sur Sauvageau, sur le champagne que l’on sert. J’ai envie de leur chier dessus, à tous ces Québécois. L’avenir du Québec sera turbulent ou ne sera pas et je vais leur montrer, moi, ce que c’est que la fierté. C’est pas la Délégation du Québec à Paris qui va sauver le Québec, bande de caves. Ce sont ceux qui fabriqueront des manifestes pétaradants, des livres-bombes, des films qui feront voler en éclats toute cette belle fierté-là, tout cet establishment pourri du bon goût. Celui qui sauvera le Québec, c’est un artificier, un faiseur de terreur.

CVA, 87-88 ; je souligne

Ainsi, le référent « Québec » n’est pas remplacé par un pronom, par exemple ; au contraire, il y a redénomination nominale dans des phrases successives, ou alors au sein d’une même phrase, ce que certains linguistes pourraient qualifier de marque agrammaticale. Prak-Derrington décrit ainsi l’utilisation du procédé chez Bernhard : « Le référent est présenté comme une réalité à ce point choquante et inapprochable qu’il est systématiquement soustrait à une saisie en continu (ce que ferait le pronom, qui stockerait les informations dans sa petite valise), et systématiquement objet d’une nouvelle saisie[42]. » Chez Bernhard, un tel procédé contribue à la stagnation dans la répétition, mais également à l’aspect insoutenable ou obsessionnel de celle-ci ; chez Mavrikakis, la répétition n’est peut-être pas aussi transgressive, mais elle contribue néanmoins à mettre en place une posture de l’écrivain pamphlétaire. Le dernier extrait de Ça va aller donne même à penser que Sappho-Didon invoque un Thomas Bernhard québécois, quand il est question de « ceux qui fabriqueront des manifestes pétaradants ». Mavrikakis perçoit fort justement ce qui constitue l’originalité de la littérature antipatriotique que pratique Bernhard : il s’agit d’une écriture qui ne se contente pas, contrairement à celle d’autres « salisseurs du nid » (Nestbeschmutzer) autrichiens, de décrire une Autriche dont les paysages idylliques sont devenus des lieux oppressants, marqués par la violence, voire prenant des vies humaines ; le projet bernhardien s’enracine également dans une description étroite des milieux artistiques.

Les commentaires intertextuels liés aux écrivains de langue allemande peuvent donc se présenter sous la forme d’une « cross-cultural intertextuality[43] », pour reprendre le terme auquel la Revue canadienne de littérature comparée consacrait un dossier en 2004. Si les références aux écrivains germanophones semblent intégrées de manière à favoriser l’interprétation de soi du sujet Sappho-Didon, elles nourrissent également le rapprochement interculturel.

+

Dans Le ciel de Bay City[44], la narratrice porte à nouveau le poids de la Shoah, peut-être davantage que dans Ça va aller ; or, si le « ridicule » a sa place dans cet autre roman — comme l’a d’ailleurs adroitement souligné Martine-Emmanuelle Lapointe[45] —, il est toutefois moins associé à l’imaginaire allemand qu’à l’univers nord-américain, notamment dans la description des lieux habités. Même s’il s’agit bien d’extirper du cagibi les spectres des grands-parents victimes pour les installer dans une voiture décapotable et leur faire découvrir l’Amérique au grand air, le « ridicule » ne concerne pas aussi directement le nazisme. L’on peut certes associer aux deux romans de Mavrikakis une certaine pensée de l’altérité, dans la mesure où les oeuvres paraissent sous-tendues par un désir de témoigner de la barbarie et de l’inhumanité nazies ; dans Ça va aller, l’aspect fortement idéologique du discours sur l’Allemagne prête néanmoins à la controverse. Rien d’étonnant à ce que le roman s’appuie d’abord, dès lors qu’il est question de « l’Allemagne », sur un imaginaire du Troisième Reich ; ce sont plutôt les techniques employées pour étayer la nécessité de garder présente la mémoire du passé nazi qui se révèlent discutables. La dimension éthique du roman relève en effet du discours sur l’Allemagne porté par le personnage de Sappho-Didon. Or, on a affaire à une narratrice qui décline sa germanophobie en s’autorisant précisément de son excellente connaissance des cultures germanophones et en allant jusqu’à se déclarer Allemande : le jugement porté sur l’Autre acquiert une orientation fort subjective, voire impertinente. Comment qualifier la posture même de la narratrice ? Dans Figures III, Genette identifie cinq fonctions principales du narrateur, à partir de l’exemple proustien ; on se rappellera que ces fonctions sont reconnues d’après les aspects du récit (l’histoire, le texte et la situation narrative) auxquels elles correspondent. Lorsqu’il aborde la situation narrative, le théoricien s’intéresse particulièrement au jeu narrateur-narrataire, distinguant de la « fonction de communication », laquelle caractérise une tendance à entretenir le lien avec le narrataire, une « fonction testimoniale » :

L’orientation du narrateur vers lui-même, enfin, détermine une fonction très homologue à celle que Jakobson nomme, un peu malencontreusement, la fonction « émotive » : c’est celle qui rend compte de la part que le narrateur, en tant que tel, prend à l’histoire qu’il raconte, du rapport qu’il entretient avec elle : rapport affectif, certes, mais aussi bien moral ou intellectuel, qui peut prendre la forme d’un simple témoignage, comme lorsque le narrateur indique la source d’où il tient son information, ou le degré de précision de ses propres souvenirs, ou les sentiments qu’éveille en lui tel épisode ; on a là quelque chose qui pourrait être nommé fonction testimoniale, ou d’attestation[46].

La posture de Sappho-Didon Apostasias pourrait être interprétée en fonction d’un surinvestissement de cette « fonction testimoniale » ; ce surinvestissement n’est pas sans poser problème, le personnage s’attribuant presque un statut de témoin direct, insistant sur le sentiment d’une identité allemande ; or, Sappho-Didon demeure dans les faits un témoin médiat, fort éloigné des événements qu’elle dénonce ou dont elle décrie la banalisation. Le propos de Sappho-Didon sur l’Allemagne n’est pas uniquement polémique parce qu’il préfère quelquefois aux savoirs différenciés les clichés et stéréotypes ; il dérange doublement, parce que la narratrice est souvent tournée vers elle-même, dès lors qu’il est question de l’Allemagne.

Si les discours éthiques sont fortement représentés dans la littérature de l’extrême contemporain, Pascal Riendeau soutient, à partir des exemples du roman et du texte d’idées français d’aujourd’hui, que plusieurs auteurs

explorent, à divers degrés, les problèmes éthiques de leur époque, mais ils ne se contentent pas de le faire seulement à travers les personnages de fiction. Ils transposent l’interrogation à l’intérieur de l’écriture romanesque ou de la littérature idéelle. Autrement dit, quand un personnage romanesque se trouve face à un conflit éthique ou à des questions existentielles, il arrive souvent que la réflexion glisse vers une autre discussion sur l’écriture[47].

Le questionnement moral peut donc être déplacé, conduisant plutôt à des leçons sur la littérature même, attirant par exemple l’attention sur les ressources dont disposent les textes littéraires pour intégrer un contenu éthique. Cela ne signifie pas pour autant que les personnages de ces textes s’effacent, dès lors qu’il y a questionnement éthique : mais on peut supposer que l’autoréflexivité s’accompagnerait souvent d’une lucidité permettant la rupture avec un discours trop construit, substituant à l’assaut (même burlesque ou volontairement caricatural) une attitude plus distante à l’égard de l’éthique.