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À propos de la littérature québécoise des années 1860 à 1930, cette « période d’hibernation[1] », « l’hiver de la survivance[2] », le jugement de Fernand Dumont, à la fin de Genèse de la société québécoise, est sans équivoque : voilà une écriture « qui, en fait, ne dit que l’absence de l’écrivain à son temps et à lui-même[3] ». Cette conclusion allait de soi. Il y avait bien longtemps déjà qu’on parlait des aïeux de la littérature québécoise en ces termes. « On les a dits, avec raison, irréalistes[4] », affirmait Dumont en 1969, dans un manuel d’histoire de la littérature québécoise. Avec eux, qui voulaient créer une littérature nationale, la littérature semblait plutôt entrer dans l’ère de sa propre négation. Son autonomie était menacée aussi bien par la conscription nationale que par la pression des modèles français. Elle aurait été, à la fois, trop idéologique et trop livresque, irréaliste dans sa fonction promotionnelle comme dans sa facture empruntée. Le résultat, pour Maurice Lemire, est qu’elle « décroche complètement de la réalité canadienne pour verser dans un idéalisme absolu[5] ». La force de ces jugements négatifs est leur applicabilité générale. Ils se vérifient au sein des pratiques les plus polarisées. D’un côté comme de l’autre, au Mouvement littéraire de Québec comme à l’École littéraire de Montréal, chez Fréchette ou Nelligan, les Régionalistes ou les Exotiques, qu’ils envisagent le monde et la littérature comme un support idéologique ou cèdent à l’appel d’un ailleurs somptueux, c’était le recto et le verso d’un même déracinement : l’utopie territoriale ou l’exil.

Pour la critique de la Révolution tranquille, la littérature canadienne-française était marquée d’un refus de la vie présente, comme le signalaient ces paysages qu’elle glorifiait aveuglément, sans quoi l’angoisse du déracinement menaçait de refluer. C’est du moins l’avis de Gilles Marcotte, qui a souvent soutenu que les écrivains des années 1860-1930 étaient incapables de réalisme, qu’ils vivaient même dans l’indifférence ou la crainte de la nature, étrangers au « sentiment de participation cosmique[6] » qui animait les romantismes d’Europe et des États-Unis. Leur enthousiasme n’était que la facette peu crédible d’un sérieux malaise :

Quelle histoire se racontent donc un Crémazie (celui de la « Promenade de trois morts »), un Nelligan, un Laberge, quand ils veulent atteindre ce qui est purement, simplement humain, au-delà des particularités régionales ? Au premier degré, celle d’un défaut d’être, d’une faute coextensive au tout de l’existence, qui fait peser à la fois sur le monde et sur le sujet la menace d’une destruction totale, d’une néantisation sans merci[7].

Ce constat tragique, irrévocable, représente assez bien la manière moderne de réinventer la tradition canadienne-française. Il date de 1985, mais reprend une idée formulée par Marcotte lui-même, Anne Hébert ou Jeanne Lapointe dès les années 1950 et peu remise en question par la suite, selon laquelle ces écrivains étaient esseulés, désincarnés, hors d’eux-mêmes et du monde[8].

Les « vieux tousseux[9] » de la littérature québécoise avaient-ils conscience de leur propre irréalité ? On est porté à croire que le jugement est rétrospectif. C’est certainement ainsi, irréelle, idéaliste, déracinée, que cette littérature apparaît aux critiques de la Révolution tranquille. Et pourtant, cette idée est loin d’être une invention moderne. Elle prend pendant les années 1950-1960 une valeur symptomatique en regard d’une aliénation révélée, mais comment ne pas manquer le monde fut toujours l’un des grands soucis de la littérature québécoise. Du milieu du xixe siècle aux années 1930, de nombreux poèmes, romans ou chroniques pourraient en témoigner, mais comme c’est avant tout leur relecture moderne qui est ici en cause, j’ai préféré m’attarder aux premiers lecteurs. De Marcotte à Camille Roy, nous pourrions voir que la rupture n’est pas si nette.

Si l’on peut facilement concevoir que l’intransigeant Victor Barbeau avait l’habitude, dès les années 1920, de fustiger cette littérature « irréaliste », « sans point d’appui dans le charnel et le mystique[10] », en complète « rupture d’avec nos forces de vie[11] », on s’étonne davantage du même jugement émis par un régionaliste notoire, Marie-Victorin, l’auteur de la Flore laurentienne. Cette irréalité, il l’expliquait par un constat qui deviendrait une évidence au tournant des années 1960 : ce vieux décalage irrésolu entre une tradition littéraire française et un Nouveau Monde à nommer avec les mots de l’Ancien. En témoignaient les grands chantres de la tradition qui prétendaient aimer la nature canadienne tout en glorifiant ses primevères et ses bruyères, c’est-à-dire « avec des mots faits dans un autre monde et pour d’autres objets[12] ». Dès la fin du xixe siècle, la même incongruité avait été dénoncée par un autre naturaliste, Joseph-Clovis Kemner-Laflamme, professeur de géologie et de biologie au Petit Séminaire de Québec : « La nature végétale semble, jusqu’ici, avoir échappé à l’observation, un peu superficielle, des artistes du vers[13]. »

Mais retournons encore plus en arrière, dans les années 1860, alors que se réunissait à Québec, dans l’arrière-boutique de la librairie des frères Crémazie, un groupe de jeunes gens (notamment Henri-Raymond Casgrain, Louis Fréchette et son colocataire, Alfred Garneau) rêvant d’une littérature ancrée dans la mémoire et le lieu de l’aventure collective. La chose n’était possible, selon Hector Fabre, sans sortir au grand air : « Notre grande et belle nature, dans sa variété infinie d’aspects, est bien faite aussi pour tenter les brillantes imaginations. C’est pourtant le sentiment de la nature qui manque le plus à nos écrivains[14]. » La question est simple : ce sentiment allait-il venir ? Vingt ans plus tard, dans une introduction à la poésie canadienne, Benjamin Sulte suppliait encore ses congénères de laisser tomber les Méditations de Lamartine pour sortir voir un « vrai Lac[15] ». Arthur Buies s’interrogeait, quant à lui, sur l’absence d’un seul poème digne de mention sur le fleuve Saint-Laurent, alors que, depuis un siècle, le Mississippi et l’Hudson « sont entrés dans le concert de l’imagination enchantée[16] » aux côtés du Danube, du Bosphore et du Rhin. Encore au début du siècle suivant, si l’on en croit un poète intimiste associé à l’École littéraire de Montréal, Albert Lozeau, la majorité des poètes canadiens avaient failli à la tâche : « Tous ceux qui ont tenté la peinture de nos sites pittoresques, sauvages, montagneux […] se sont fourvoyés misérablement[17]. » C’est qu’ils chantaient sans voir : « La description n’était pas leur part. Loin d’exalter les charmes de la nature qu’ils prétendaient glorifier, ils les ont dépréciés[18]. » Lozeau relevait une contradiction essentielle dans le rapport de l’écrivain national avec la nature de son pays. Alors qu’il se pose en chantre des lieux, ceux-ci échappent à son éloquence. Tous les efforts qu’il met à se les approprier aboutissent au résultat contraire. Son dépaysement n’en est que plus flagrant.

Lozeau n’est pas seul à remarquer cette dépréciation au début du siècle. On peut même avancer que le constat est à l’origine du mouvement régionaliste. C’est du moins ce qu’avance l’abbé Roy en 1904, dans sa célèbre conférence sur la nationalisation de la littérature canadienne :

Il n’y a pas, dans beaucoup de nos livres, romans et poèmes surtout, une suffisante image de nos âmes et de notre pays, alors même que l’on veut peindre ces âmes et décrire ce pays. Le poète et le romancier restent trop souvent à la surface des choses ; ils ne savent peut-être pas assez voir avec leurs propres yeux ; ils ne touchent et ne palpent pas assez eux-mêmes les êtres et la nature qui les entourent[19].

Ainsi donc, le principal argument des détracteurs du régionalisme pour prouver son ineptie — son manque total de réalisme — était précisément celui qui avait servi à le justifier. De son côté, Olivar Asselin expliquait la « vue toute superficielle et conventionnelle[20] » de la nature, dans les contes régionalistes, par une absence de distanciation, les Canadiens français n’étant pas « suffisamment dépaysannés pour observer les traits extérieurs[21] ». Au fond, qu’ils adhèrent ou non au régionalisme, ces lecteurs s’accordent à juger l’écrivain canadien typique comme un être de peu de consistance, extraterrestre. Il ne voit pas, ne touche pas la réalité immédiate. Le projet de nationalisation de Roy paraît beaucoup moins irrecevable à la sensibilité moderne dès que l’on revient à sa prise de conscience initiale : l’étrangeté du pays natal. Comment en viendrait-on à assumer la réalité géographique, comment pourrait-elle entrer dans le langage ? Karine Cellard a raison d’insister sur ce point : le projet de Roy repose avant tout sur « une question de regard[22] ». Il s’agit de « s’approprier intimement[23] » un lieu qui résiste aux formules. Sa conférence doit être lue comme une réaction au symbolisme des jeunes poètes de l’École littéraire, mais leur grand défaut était déjà celui des pères de 1860 : cette habitude de « regarder les choses de chez nous à travers des souvenirs de lectures françaises[24] ». Toujours en 1904, un peu plus tôt, un autre précurseur du régionalisme, Ferdinand Paradis, déplorait pour une raison identique « l’optique artificielle[25] » des littérateurs canadiens : « Ils semblent voir leur pays, leurs compatriotes et eux-mêmes comme à travers des lunettes françaises[26]. »

Ces critiques signalaient la même déliaison des mots et des choses au Canada français. Ce qui les distingue est essentiellement une question de remède. Pour Roy, la solution réside dans un enseignement plus attaché à la connaissance du pays : « C’est au collège, et dès les années de collège, qu’il faut éclairer ce patriotisme. Apprenons donc à nos élèves à comprendre la nature, l’histoire, la vie canadienne[27]. » Pour Lozeau cependant, et nous pourrions citer aussi les critiques d’un Marcel Dugas, il est évident que ce patriotisme ne fait que reporter le problème. Là est justement la cause du dépaysement général : un monde réduit à une valeur patrimoniale, à promouvoir une image qui lui est imposée de l’extérieur.

Pour Alfred DesRochers, sauf à de rares moments depuis la Conquête, la littérature canadienne avait évolué dans une sorte de rêve : « Nous avons eu et nous continuerons d’avoir surtout des oeuvres factices[28] », qui ne correspondent pas à des « réalités palpables en [notre] esprit[29] ». À son tour, il constate un échec généralisé, une sorte d’inaptitude au monde. Avant lui, d’autres s’étaient navrés que leur littérature fût une contrefaçon, mais c’est vraiment à partir des années 1930 que son irréalité devient un lieu commun. L’abbé Roy y revient dans Regards sur les lettres, avec la même explication qu’en 1904 : « [A]u collège les leçons de choses canadiennes étaient inconnues, et […] l’on n’y apprenait pas à nos futurs écrivains à observer la nature de chez nous[30] […]. » Albert Pelletier s’en prend également aux collèges classiques pour expliquer une telle floraison « d’esprits spéculatifs plutôt inaptes à observer la réalité[31] ». Cependant, si Roy parle au passé, c’est que des oeuvres auraient commencé de remédier à la situation, comme le remarque aussi Harry Bernard, qui salue l’arrivée de romans « plus vrais parce que moins livresques, plus naturels parce que moins obsédés de visions artificielles[32] ». En somme, au-delà des approches individuelles et des camps idéologiques, un certain réalisme s’impose. Même si celui-ci continue d’alimenter de nombreux recueils faisant la promotion du cachet national jusqu’à la fin de la décennie[33], la notion d’idéalisme commence à être perçue négativement, comme un signe d’imposture. On sent d’ailleurs une plus grande ouverture à des formes de beauté plus insolites : le crapaud en « point de lépreux qui saute » de DesRochers passe inaperçu, cité une seule fois comme « une image d’un réalisme extraordinaire[34] ». Ce qui passe de moins en moins par contre, même pour un partisan agressif (non sans humour) de la littérature du terroir comme Claude-Henri Grignon, est une tendance à « tout idéaliser bêtement à la façon de Blanche Lamontagne ou de Desilets, qui, à lui seul, a décrit les plus beaux labours en chocolat que le soc d’un faux patriotisme ait encore tracés[35] ». Jusque-là, poursuit-il, la terre que « nous voulions voir réellement[36] » (comme le fleuve Saint-Laurent au xixe siècle) semblait résister à une « observation directe[37] », confinée à l’entretien d’une imagerie patriotique qui la gardait dans l’immatérialité. À force de « tourner en rond dans le cercle de l’heure des vaches et de la jument grise[38] », écrit de son côté Marie-Victorin, le régionalisme était tombé dans le discrédit. S’il partage lui aussi les idéaux de ce mouvement, son espoir en une littérature capable d’exprimer la réalité locale, le naturaliste ne permettait pas que la nature soit réduite à une falsification bucolique.

Voilà qui suggère que l’impression d’irréalité laissée par la littérature canadienne-française aux lecteurs de la Révolution tranquille était, dès les années 1930, et même pour les esprits les plus conservateurs, assez consensuelle. En fait, l’unanimité est telle qu’elle rallie même Carmel Brouillard, qui ne se gênait pas dans ses critiques littéraires pour dénoncer les atteintes à la moralité. Dans son essai « Le réel et nous », il prévient ses congénères du danger de vivre au-delà de la matière :

Il sévit parmi nos écrivains une mentalité qui redoute d’approcher les choses, de cerner les objets dans leurs formes concrètes, de regarder les lignes objectives, les couleurs naturelles, les limites ontologiques. […] Nous les Canadiens, par atavisme, par éducation, par paresse individuelle, nous ne voyons pas, nous n’entendons pas, nous ne sentons pas expérimentalement et nos livres ont l’air d’être écrits par les cyclopes à un oeil de quelque archipel sublunaire[39].

Homme d’Église, Brouillard l’est cependant à la manière de Marie-Victorin et de Félix-Antoine Savard. À ses yeux, la réalisation spirituelle ne se passe pas d’un approfondissement par les sens. Il appelle ses contemporains à « accepter dans toute sa plénitude le retentissement en nous de l’impression », à se « soumettre au fonctionnement normal et légitime des sens[40] » sous peine de manquer au devoir de Newman : « It is our duty to use our faculties to the full[41]. » Le problème réside selon lui, comme pour Roy et Pelletier, dans une éducation fondée sur un « intellectualisme » qui a « brisé l’essentielle synergie de notre âme et de notre corps[42] ». C’est pourquoi cette littérature est si volatile, marquée d’une propension générale à ne jamais lever les yeux des livres, à n’expérimenter le monde que par l’entremise du savoir intellectuel. De la part d’un révérend père en pleine Grande Noirceur, cet appel à l’intelligence du corps, à l’expérience sensible, est tout à fait inattendu. Libre à nous d’y deviner une méfiance anti-intellectualiste, mais n’omettons pas l’exigence qui sous-tend l’argumentation : le consentement nécessaire à ce qu’il nomme « le scandale de la réalité qui effarouchera toujours les gens de lettres[43] ». Avec autant d’insistance, Grignon réclame une même conversion au monde immédiat : « Qu’ils se mettent enfin à la recherche de la vérité qui est dehors, qui ne peut être ailleurs que dehors. Nos littérateurs, romantiques pour la plupart, s’imaginent que la littérature, c’est des livres, que ça se trouve dans les livres[44]…  »

Il faut donc envisager que l’ancienne littérature québécoise, qu’on dit outrageusement livresque, se soit largement constituée contre la littérature. L’« optique artificielle » que Paradis, Lozeau ou Roy dénoncent au début du siècle (avant que le régionalisme lui-même ne soit jugé idéaliste dans les années 1930) est l’expression d’un souci d’adéquation à la réalité concrète qui hantait déjà leurs devanciers. C’est le cas chez Fabre ou Buies, qui cherchaient en vain les grandes descriptions des étendues sauvages, mais n’oublions pas les fameuses préfaces de romans tels que La terre paternelle, Charles Guérin et Jean Rivard. Toutes ont en commun de refuser la littérature européenne avec ses grandes intrigues, son immoralisme, ses effusions sentimentales, dans l’humble espoir de faire oeuvre sobre et utile, de « peindre l’enfant du sol tel qu’il est[45] », de « ne rien dire qui ne fut strictement conforme à la réalité[46] ». Au fond, ces écrivains étaient aux prises avec un difficile arrimage. Ils confiaient à la littérature le soin de réaliser leur monde, d’en révéler l’existence aux métropoles européennes, mais étaient conscients qu’à trop faire de littérature, à trop imiter les Européens, ils le falsifiaient. Le fait qu’ils échouèrent trop souvent au réalisme ne doit pas faire oublier l’évidence de leur effort pour échapper à une condition fantomatique, accéder à la réalité présente.

Si l’on peut aisément comprendre que Victor Barbeau, un critique identifié comme un précurseur de la Révolution tranquille, si dur envers la littérature de son temps, ait pu la trouver sans rapport vital au corps et à l’esprit, que penser du même jugement émis par des critiques traditionalistes tels que Paradis ou Roy en 1904, Bernard, Grignon ou Brouillard dans les années 1930 ? On n’imaginerait pas non plus une telle désaffection en plein collège classique. Et pourtant, toujours dans les années 1930, à leur examen terminal, les étudiants moins férus des maîtres classiques pouvaient se pencher sur la littérature nationale, bien qu’on la présente comme assez peu substantielle. Environ un tiers des sujets proposés témoignent d’une prise de distance évidente par rapport à la tradition : « Nullité de la littérature canadienne-française selon la critique ; qui a honorablement travaillé en histoire, en poésie et en roman. » ; « S’est-elle trop bornée à l’horizon national avant de s’ouvrir à l’humain ? » ; « Les écrivains canadiens-français ont trop souvent regardé les choses de chez nous à travers des souvenirs livresques. » ; « Littérature canadienne-française : espoir malgré le manque de vie, de nerf, de couleur, d’expression. »[47] Il faut dire que cette littérature n’avait jamais paru à la hauteur des grands modèles latins, grecs ou européens, dont elle n’était souvent que la pâle imitation, d’où son côté livresque. Mais que penser maintenant de cette opposition du « national » et de « l’humain », comme si le premier empêchait la reconnaissance du second ? À la veille de la Seconde Guerre, il semblait un peu moins banal et inoffensif de s’affirmer nationaliste. C’était aux universaux — le spirituel, l’humain… — de répondre à une déréliction qui outrepassait largement les frontières nationales, aussi bien pour les animateurs (sous l’influence du personnalisme français) de la revue La Relève qu’au journal Le Jour de Jean-Charles Harvey, mais aussi dans la réédition du Manuel d’histoire de la littérature canadienne de langue française de Roy, méfiant à l’égard du nationalisme d’un Lionel Groulx : « Même les oeuvres qui sont faites de substance canadienne ont besoin de contenir une plus copieuse substance humaine. Le point faible de notre littérature, c’est même qu’elle n’est pas assez profondément humaine[48]. » Or, qu’avait-on fait de « l’humain » au Canada français, et qu’était devenu ce qu’on aimait appeler simplement « la vie » ? La nécessité d’une éclosion, d’une reprise de contact avec le réel est urgente pour les jeunes intellectuels de l’époque. Elle est inévitable selon Pierre Dansereau : « Il semble que la vie refoulée graduellement, dans tous les domaines, par les générations qui ont précédé la nôtre, soit arrivée à ce point critique où l’homme ne peut la comprimer davantage[49]. » Selon plusieurs, le grand responsable de ce refoulement des forces vives est le renforcement de l’identité nationale par la béatification du passé. Aux yeux de Berthelot Brunet, les héros de la Nouvelle-France n’étaient plus que des morts à qui l’on s’efforçait de ressembler : « Notre humanité à nous, elle est composée de plus de morts que de vivants, et quels morts[50] ! »

Alfred DesRochers, de son côté, n’aurait jamais songé à opposer la tradition nationale à l’universalité. Pour lui, un poète aussi singulier, si peu canadien que Nelligan ne pouvait pourtant qu’être une voix de son pays — restait à voir comment. Une réponse nette sera donnée à la fin des années 1960, avec la figure de l’Aîné tragique imaginée par Georges-André Vachon, mais cet exil intérieur dont Nelligan deviendrait le témoin et la victime, l’aliénation qui apparaîtrait à travers lui comme celle de tout un peuple, DesRochers en avait conscience au moment d’écrire À l’ombre de l’Orford. Il le confie à René Garneau : « Notre culture n’a jamais répondu à quelque chose de réel en nous[51]. » Elle n’aurait entretenu que l’illusion d’un enracinement : « Au point de vue intellectuel ou artistique, il n’y a à peu près pas d’enracinement. Il y a eu de nombreuses tentatives, depuis Lenoir, depuis Crémazie, et d’autres. Mais dès que l’enracinement se fait, il y a une réaction qui surgit aussitôt, et qui l’efface[52]. » Cette réaction intrigante, DesRochers en a seulement l’intuition. Il aurait pu tenter de l’expliquer, en donner au moins des exemples, mais nous sommes tenus aux suppositions. Chose certaine, DesRochers adopte ici la perspective socio-psychologique qui sera celle de Marcotte, de Jean LeMoyne ou de Pierre Vadeboncoeur dans les années 1950, au moment où le « côté livresque » et l’idéalisme de cette littérature apparaîtront comme les signes visibles d’une irréalité plus fondamentale, identitaire, civilisationnelle. Déjà dans les années 1930, Brouillard y voyait un atavisme, une « maladie universellement québécoise[53] », et que dire de la fatigue d’un autre prêtre, François Hertel :

Choses de chez nous, notre folklore, notre histoire, nos poèmes étriqués méritent une attention émue. Pauvres enfants ! On leur a tellement parlé, un peu partout, de nos multiples incompétences, de notre congénitale impuissance, de nos tares. Ils ont tellement la mentalité de leurs pères dans le sang : la peur, le défaitisme, le lâchage, le sentiment de notre infériorité[54].

Mais alors qu’on s’en navrait depuis des décennies, voilà que la dépréciation — bien sûr encore doublée d’une emphase à la Lionel Groulx — commence à entrer dans une ère introspective, à exiger l’examen des recoins ombreux de l’imaginaire collectif. La négativité s’apprécie comme une clé interprétative, pour la cohérence qu’elle apporte à une tradition littéraire en voie de relecture, et les maladresses elles-mêmes deviennent révélatrices. Les écrivains et critiques de la Révolution tranquille verront moins à magnifier ou à condamner le passé canadien-français qu’à tâcher, à travers lui, pour reprendre les mots de Guy Frégault, de « voir clair en soi[55] ».