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S’il est un mot qu’André Belleau semble avoir chéri entre tous, c’est bien celui d’« ouverture ». L’un des articles colligés dans Surprendre les voix porte d’ailleurs le titre « Liberté : la porte est ouverte[1] ». Belleau y affirme que les fondateurs de la revue, et ceux qui se sont joints à eux par la suite, « avaient et ont toujours un goût passionné pour l’OUVERT », précisant aussitôt que « [c]e dont il s’agit ici, ce n’est pas un commode éclectisme, c’est l’ouverture pour elle-même, un certain espace jugé plus capital que ce sur quoi il ouvre[2] ». Si la mise en garde est assez claire — à Liberté, on ne fait ni dans le relativisme à tout crin ni dans l’accueil oecuménique de n’importe quel point de vue —, la définition de l’ouverture, elle, reste plutôt énigmatique, puisque c’est l’espace où se recueille ce qui vient de l’extérieur plus que l’extérieur per se qui serait garant de la diversité, dans une sorte d’ouverture paradoxalement centrée sur elle-même.

Loin de constituer une ambiguïté localisée et, partant, unique et exceptionnelle, ce paradoxe se retrouve, si l’on en croit Serge Cantin — qui a consacré une analyse détaillée au court essai « Maroc sans noms propres[3] » —, dans le rapport que Belleau a entretenu aux pays étrangers et spécialement au Maroc. Dans les impressions de voyage succinctes que l’essayiste a rédigées à son retour d’un séjour éclair à Marrakech, Cantin voit l’affleurement d’une disposition fondamentale, et douloureuse, de l’être :

Un peu comme si, au Maroc, le touriste André Belleau avait, à son insu, pris rendez-vous avec lui-même, avec son double voyageur, son moi itinérant, son autre « je », et que, sous le choc de cette rencontre imprévue, s’était ravivée en lui une blessure très ancienne, native : le mal incurable d’un moi qui, quoi qu’il fasse, ne peut mourir à lui-même pour rejoindre ce vers quoi ou vers qui il n’en finit plus de tendre sous l’irrésistible poussée du temps et du langage qui le signifie […][4].

À travers l’expérience, assez commune aux intellectuels en voyage, d’une impuissance à échapper aux clichés touristiques et à un certain « préformatage » de l’information[5], Belleau exprime la « conscience malheureuse[6] » de qui se sait confiné à la « prison touristique[7] ». Plus globalement, il est amené à conclure à l’impossibilité de rencontrer l’Autre en face à face et donc de s’ouvrir véritablement à lui — d’autant qu’une encombrante lucidité critique l’empêche de s’abandonner à ses velléités de fraternisation et que sa ferme résolution de ne pas être dupe du commerce touristique le prive de toute spontanéité et l’enferme encore davantage dans son statut de touriste (à plumer)[8].

Les deux exemples précédents, de l’ordre de l’activité littéraire et du voyage, montrent que l’ouverture, chez Belleau, ne ressortit point à l’idylle postmoderne — l’« anything goes » — ou cosmopolite — le « citoyen du monde » — et qu’elle demeure problématique. À la fois centrifuge et centripète, curieuse de l’altérité mais rapportée à l’ici et maintenant et au « je », elle constitue à proprement parler une « épreuve de l’étranger » au sens d’Antoine Berman, c’est-à-dire une façon de « féconder le Propre par la médiation de l’Étranger[9] » comparable à celle de la traduction littéraire. Dans les pages qui suivent, j’observerai de plus près les modalités de l’ouverture à l’Autre chez Belleau par le truchement de la référence aux textes issus d’une tradition étrangère. Dans la foulée de mes travaux sur la germanophilie des intellectuels de la revue Liberté[10], je m’arrêterai à la tradition de langue allemande, qui est l’une de celles avec lesquelles l’essayiste a poursuivi le plus intense et constant dialogue. Mais plutôt que d’insister sur les rares textes publiés de Belleau, comme je l’avais fait dans mon ouvrage, je m’occuperai ici surtout des documents déposés dans ses archives[11] — notes préparatoires, premières versions, notes de lecture, plans de cours et notes de cours, etc. — et qui concernent, si l’on veut, les « dessous » de sa relation — exemplaire — à la culture des pays de langue allemande.

ROMANISTE, GERMANISTE, QUÉBÉCISTE

On pourrait commencer par rappeler l’allégeance de Belleau à la « Germania » telle qu’elle se donne à lire dans le si beau passage de « L’Allemagne comme lointain et comme profondeur[12] » :

Mais toute ma vie, je le dis sans regret ni amertume, j’ai habité la Romania alors que je rêvais de la Germania. J’ai vécu dans la marge de la Germania, à sa frontière, avec le sentiment de n’y être jamais vraiment entré. Je n’étais guère différent de plusieurs jeunes gens de ma génération, dans ce Montréal des années cinquante si dissemblable, à maints égards, de celui d’aujourd’hui[13].

Étant devenu, dit-il, « ce qu’on appellerait (en exagérant beaucoup) un romaniste[14] », Belleau a occupé en fait, sur la carte où se répartissent les juridictions des divers domaines linguistiques et littéraires, une position beaucoup plus complexe et instable. Romaniste, Belleau l’est indubitablement par ses affiliations théoriques (s’il ne l’est pas par la maîtrise de plusieurs langues romanes) : les grands théoriciens et critiques qu’il admire et qui l’inspirent sont d’abord des romanistes, qu’il s’agisse de Hans Robert Jauss, d’Ernst Robert Curtius et d’Erich Auerbach, pour les Allemands, ou même de Georg Lukács ou de Mikhaïl Bakhtine jusqu’à un certain point[15]. Sans être germaniste, et quoiqu’il ait pu faire illusion sur ce plan[16], Belleau n’a jamais eu peur de se colleter aux grands auteurs issus de cette tradition, à ses grandes oeuvres, qu’elles soient littéraires ou critiques. Quant à son statut de québéciste, qui a priori semble aller de soi, il a été, pour le principal intéressé tout au moins, éminemment problématique. Gilles Marcotte, qui a dirigé sa thèse de doctorat sur Le personnage de l’écrivain dans le roman québécois (1940-1960), à l’origine du Romancier fictif[17], a rendu compte de sa difficulté à endosser une telle spécialité. Après avoir signalé que Belleau, comme ses maîtres Rabelais, Lukács et Bakhtine, n’était à l’aise que dans la dimension mondiale et transhistorique de la littérature — même s’il se reprochait de ne pas s’être donné les moyens de se promener à sa guise dans ce vaste domaine[18] —, Marcotte note que l’essayiste ne souhaitait guère être perçu comme québéciste :

Il est paradoxal que la seule grande étude critique laissée par André Belleau soit consacrée à la littérature québécoise car il n’a jamais voulu être considéré, ou considéré d’abord comme un spécialiste de cette littérature. On l’avait presque choqué, il y a quelques années, en lui offrant de faire en Europe une série de conférences sur ce sujet. Le rôle de commis-voyageur de notre différence nationale ne lui convenait pas[19].

Son mémoire de maîtrise portait, rappelons-le, sur Rabelais[20], et son intention première était de poursuivre dans la même veine au doctorat, jusqu’à ce que des considérations pratiques ne l’entraînent à se replier sur un corpus québécois[21].

Le témoignage de Michel Pierssens, qui a également côtoyé Belleau à l’Université de Montréal, concorde avec celui de Marcotte. Lui aussi remarque que la volonté de l’essayiste de « dessiner la figure globale d’une culture authentiquement québécoise » allait de pair avec « une méditation sur la culture en général, qu’elle prenne la forme de la Renaissance française ou du romantisme allemand, de la pensée viennoise des années 1900 ou de la recherche anthropologique américaine d’aujourd’hui, qu’elle se fasse philosophie, littérature ou musique[22] » — de telle sorte que, ajoute Pierssens, rien ne peinait plus l’auteur du Romancier fictif que l’on oublie que, « Québécois, il avait certes quelque chose à dire du Québec, mais aussi de Rabelais ou de Bakhtine, ou de Hofmannsthal[23] ». Ce qu’il avait à dire sur la littérature universelle, cependant, a passé bien davantage par l’oral que par l’écrit (publié)[24] : d’où l’intérêt de se tourner ici vers les archives.

LA LEÇON DES ARCHIVES

Ainsi, du début à la fin de sa période d’activité, Belleau témoigne dans ses archives d’un intérêt soutenu pour les cultures étrangères, et notamment pour l’allemande. Pour en donner une idée, je me concentrerai sur quelques strates de cet intéressant parcours.

Dans son Journal (30 juin 1953 au 13 février 1954), le jeune homme qui vient de décrocher des études de psychologie note par exemple que les rencontres avec les étrangers, Allemands, Italiens, Slaves, lui manquent, car ce n’est qu’à l’université que s’épanouit, au Canada français, une vie intellectuelle digne de ce nom, comme c’est du reste, d’après lui, le cas en Allemagne[25]. Évoquant un cours d’allemand qu’il a suivi l’année précédente, Belleau écrit le 16 décembre 1953 :

J’aime beaucoup la langue allemande. Or je n’ai pas fait d’allemand depuis huit mois, soit depuis avril dernier. Si j’avais poursuivi mes études à l’Université cette année, j’aurais pris les cours de langue allemande de seconde année et obtenu un certificat. (Mon professeur… et ami… était Jan de Groot).
Il faut que je reprenne l’étude de la langue allemande dès demain matin[26].

L’apprentissage de la langue, qui ne sera jamais pleinement mené à terme[27], s’inscrit d’emblée sous le signe de l’impératif. Et plus en amont encore, c’est l’écoute des Lieder de Schumann qui détermine le passage à l’écriture, le dimanche 5 juillet 1953, neuf jours après qu’a été prise la décision d’écrire. On le voit : Belleau situe la langue et la culture allemandes à l’origine de son plan de formation autant que de sa détermination à faire oeuvre.

À l’autre extrémité de son parcours, une conférence non publiée sur Hugo von Hofmannsthal atteste le caractère soutenu, jusqu’à la toute fin, de sa curiosité pour les littératures de langue allemande. Intitulée « Reconstruction et projection : unité perdue. Hoffmannsthal [sic][28] », cette conférence avait été prononcée lors du colloque « Vienne au tournant du siècle » tenu, du 3 au 5 octobre 1985, sous l’égide du Département de philosophie de l’Université du Québec à Montréal et du programme de littérature comparée de l’Université de Montréal. En raison du décès de Belleau, le texte en est demeuré inédit[29]. Ce texte gagne à être lu en parallèle avec les annotations de Belleau sur son exemplaire du Hugo von Hofmannsthal d’Étienne Coche de la Ferté dans la fameuse collection « Poètes d’aujourd’hui »[30], dans la mesure où l’on peut raisonnablement penser que ce dernier ouvrage est sa principale source d’information[31].

Il est frappant de constater la convergence des divers éléments de la présentation de Coche de la Ferté que retient l’essayiste. Belleau se montre tout particulièrement attentif aux manifestations de la précocité de Hofmannsthal : partout où il y a une date, il calcule en marge l’âge de l’écrivain, pour mieux le renvoyer à d’autres génies précoces, à Mozart ou à Novalis par exemple. Pour le « late bloomer » qu’il est, ces manifestations d’un talent quasi surnaturel semblent tenir du prodige. Sensible à la qualité du milieu intellectuel et de la formation reçue par Hofmannsthal, Belleau admire chez lui le produit d’une éducation européenne, de la Bildung. On aurait certes pu imaginer que l’aspect « aristocratique » de la trajectoire et de la pratique de l’écrivain ait rebuté un critique si préoccupé de la reconnaissance de la culture populaire et si féru du mélange des registres, mais il n’en est rien puisque précisément Belleau apprécie que ce poète merveilleusement doué, souverain, ait « quitté le temple pour descendre dans la rue » (Stefan George, cité par Coche de la Ferté[32] et souligné par Belleau dans son exemplaire), d’abord en prenant publiquement position contre la guerre à venir (celle de 1914-1918), puis en donnant plusieurs comédies pour le théâtre. L’essayiste accorde beaucoup d’importance aux passages où Coche de la Ferté évoque ces pièces écrites par Hofmannsthal après l’abandon de la sublime poésie, notant entre autres cette citation de l’écrivain autrichien : « Le but social atteint, ce sont les comédies[33] », ainsi que le commentaire selon lequel sa maturité résiderait dans la « prise de conscience multiforme et lucide de la vie[34] ». Le caractère « national » de la rénovation de la scène allemande opérée par Hofmannsthal est également mis en évidence par Belleau, ce qui ressortit à son intérêt, dans le sillage du Romantisme, pour le rôle qu’est susceptible de jouer la culture dans l’éveil des nations dominées ou simplement « reléguées ».

L’essayiste relève donc l’héritage romantique assumé par le poète autrichien, encore qu’il insiste surtout sur sa composante xénophile. Le Romantisme a accordé une attention passionnée aux traditions étrangères antiques et modernes ; c’est le cas aussi de Hofmannsthal, dont la fascination pour les Grecs est fondatrice. Une telle fascination fascine évidemment Belleau. Ce qu’il retient chez l’écrivain sous ce rapport, c’est l’effort de relecture de la culture hellène et le tiraillement entre penchant vers le classicisme et attrait pour le primitif[35], pour cette Grèce archaïque justement exhumée par les études anciennes germaniques[36]. On ne s’étonnera guère que Belleau ait été interpellé par ce recours au fonds préclassique de l’héritage grec, qui vient en quelque sorte bousculer le parfait ordonnancement de surface de l’oeuvre hofmannsthalienne et qui conduira à l’abandon des formes poétiques en faveur de la prose et du théâtre. Dans l’interprétation de Coche de la Ferté, ici avalisée par le critique québécois, l’oeuvre de Hofmannsthal serait emblématique du passage de la jeunesse, de l’éblouissement grec, de l’absence de la connaissance des limites, de la poésie, bref, de la préexistence, à la maturité, à la conscience sociale et de classe, aux formes dramatiques, c’est-à-dire à l’existence. Mais tout n’est pas si simple : à lire les annotations de Belleau et les passages soulignés par lui, on constate que c’est la coexistence à divers degrés des deux stades de l’évolution de Hofmannsthal qui capte son intérêt. Il faut voir comment Belleau est sollicité à la fois par l’expérience poétique, par celle du symbole, qui répond à l’irréalité des apparences du monde, par l’omniprésence du rêve, d’une part, et par l’arrimage social, national, voire civilisationnel de la pratique littéraire et dramatique, de l’autre. Hofmannsthal représente en somme, pour Belleau, un auteur à saisir simultanément dans sa poétique et dans son ancrage sociohistorique, comme pure émanation de l’empire austro-hongrois déclinant et comme cosmopolite, comme héritier de la tradition de l’idéalisme allemand et comme médiateur entre les cultures européennes[37], comme grand bourgeois et comme chantre national, comme poète sublime et comme auteur de comédies.

La communication proprement dite conserve bien sûr quelque chose de cette lecture, notamment en ce qui concerne le rapport de la préexistence à l’existence. D’emblée, Belleau y situe la portée de son entreprise :

Je vous demande la permission de réfléchir à haute voix au cours de cette brève communication sur la position de langage et de discours occupée par Hugo von Hofmannsthal dans la société viennoise de la fin du xixe siècle, et de soulever ce faisant quelques questions qui, me semble-t-il, s’avèrent peut-être plus signifiantes que les réponses […][38].

Centrée sur La lettre de Lord Chandos de 1902[39], l’analyse cherche à envisager, sous un angle essentiellement discursif et générique plutôt que « sociologisant » ou « psychologisant » (les termes sont de Belleau), la crise du langage qu’a vécue Hofmannsthal et qui l’a mené à renoncer à la poésie. Belleau insiste sur la décomposition du langage poétique décrite dans la lettre fictive, décomposition accomplie au profit du langage immédiat des choses muettes. On peut voir là, note-t-il, un avatar de « la conception de la poésie comme connaissance intuitive directe du monde[40] », sinon de la « voyance » rimbaldienne. Or, selon Belleau, cette conception est rarement allée, comme chez Hofmannsthal, jusqu’à « disqualifi[er] les langages premiers à titre de porteurs de la forme[41] ». Il s’agit donc pour le critique, en définitive, de comprendre comment une telle chose est possible chez l’auteur autrichien, alors que ni Rimbaud, ni les Romantiques, ni Hölderlin ne s’étaient risqués si loin dans la délégitimation du langage poétique[42]. « Faudrait-il, poursuit Belleau, attribuer au substrat viennois et autrichien ce qui semble singulier et inédit dans la position d’Hofmannsthal, du moins dans la tradition littéraire allemande[43] ? »

C’est ici que la conférence de Belleau, en arrivant au coeur du sujet, à la spécificité viennoise de son propos, commence de se déliter à son tour — ce qui était, du reste, annoncé d’entrée de jeu. Pour arriver à situer Hofmannsthal dans son langage, dans son discours, il ne suffit pas en effet d’examiner ce qu’il dit sur la poésie, sur la pratique de la poésie ; il conviendrait, remarque l’essayiste, d’envisager la position qu’occupe l’écrivain au sein « de l’économie générale des discours dans la Vienne de François-Joseph[44] », recherche qu’il n’avait ni le temps ni les moyens pratiques d’entreprendre. La communication se réduit dès lors à une série de questions générales qui, après l’analyse très personnelle de La lettre de Lord Chandos, constituent un spectaculaire repli. Je donne deux exemples :

Le système des discours artistiques à Vienne à la fin du siècle. Y a-t-il un discours, un genre institutionnellement dominant ? (on dira la musique, j’imagine). Y a-t-il des discours, des genres entravés ou empêchés[45] ?

À quelles contraintes obéit le marché ? Quel est le public ? Toujours du point [de vue] du système artistique et littéraire, est-ce qu’il se pose un problème de norme[46] ?

Bien sûr, il faut être juste et tenir compte du caractère inachevé de ce texte. Mais était-il seulement achevable ? N’aurait-il pas fallu être germaniste et spécialiste de l’Autriche pour espérer répondre adéquatement à des questions de ce genre ? Toujours est-il que cette contribution sur Hofmannsthal traduit un rapport contraint de Belleau à l’altérité allemande : celui d’un lecteur compétent, certes, capable de saisir les enjeux inhérents à tel texte ou à tel écrivain et d’établir des rapports pertinents avec la tradition dont il est issu — dans la communication, la poésie de Hofmannsthal est comparée au « Wanderers Nachtlied » de Goethe, à des textes de Brentano et d’autres Romantiques, le Lord Chandos évoque Hölderlin et même Kleist, etc. —, mais à qui il manque une connaissance précise du contexte qui lui permettrait de dégager l’institution de discours dans laquelle s’inscrit l’oeuvre, institution de discours qui, on le sait, est forcément mise en texte et sur les manifestations de laquelle, au demeurant, Belleau fonde son projet de lecture de la littérature québécoise[47]. L’« appropriation directe, franche et lucide de l’ensemble de la réalité[48] » étrangère, réussie par Fernand Ouellette dans son Depuis Novalis[49] suivant Belleau, bute ici sur les exigences mêmes de la méthode de l’essayiste[50]. Du coup, on est tenté de se demander pourquoi Belleau a accepté l’invitation des organisateurs du colloque et pourquoi il a choisi de parler de Hofmannsthal : peut-être est-ce parce qu’il s’agit là d’un cas étonnant et particulièrement notable, celui d’un héritier surdoué de la tradition idéaliste romantique qui, contre toute attente, aurait découvert les mérites de la polyphonie bakhtinienne[51].

Pour envisager plus en détail l’ouverture vers l’étranger telle que permettent de la restituer les archives de Belleau, l’on pourrait relire les textes de ses émissions de radio consacrées à Schiller[52], à Hölderlin[53], à Brahms[54], au Romantisme allemand[55] ou encore au Doktor Faustus de Thomas Mann[56]. Quoique ces émissions constituent d’intéressants témoignages, leur destination en fait des textes de vulgarisation qui ne donnent pas la réelle mesure de l’étendue de sa culture. Sur ce plan, les cours et les notes préparatoires paraissent plus éloquents. Le dossier de « Demande de promotion » déposé à l’UQAM par Belleau en février 1979[57] fait état d’au moins six cours différents assumés à plusieurs reprises entre 1970 et 1978 où la composante allemande était majeure sinon prédominante (« Les robots et les automates dans la littérature d’imagination », « Le Romantisme allemand I », « Le Romantisme allemand II », « Régions et frontières du fantastique », « Fonctionnement du discours littéraire fantastique » [2e cycle], « Discours littéraire fantastique » [2e cycle ; tutorat]), auxquels on peut ajouter un septième cours de nature plus théorique (« Introduction à l’approche sociohistorique du phénomène littéraire »). Afin de donner une idée de la prégnance de cet apport, notons que, pour la même période, aucun intitulé de cours ne renvoie nommément à la littérature québécoise[58].

Des séminaires sur le Romantisme allemand, il ne reste malheureusement que peu de traces dans les archives : quelques plans de cours, pour l’essentiel[59]. Des cours sur les robots et les automates ainsi que sur le fantastique subsistent d’intéressantes notes sur « L’homme au sable » d’E. T. A. Hoffmann[60]. Un plan de cours du séminaire de 2e cycle intitulé « Fonctionnement du discours littéraire fantastique[61] » permet par ailleurs de constater que, outre Hoffmann, Belleau y mettait au programme un autre auteur canonique allemand, Ludwig Tieck.

Les notes sur « L’homme au sable » font le lien entre les cours sur le fantastique et sur les automates. Tout en insistant sur l’Unheimlich repéré par Freud dans cette nouvelle, Belleau tente d’en replacer le fantastique baroque dans l’histoire (l’histoire littéraire et l’histoire des technologies : la mécanique horlogère) et sur le terrain de l’étude des procédés littéraires. Le cours sur les automates, pour sa part, oppose à l’attitude ambivalente de Hoffmann vis-à-vis de la science la réaction résolument antiscientifique de Heinrich von Kleist dans « Sur le théâtre de marionnettes »[62]. Mais c’est curieusement dans les notes rédigées en 1976 pour le cours d’« Introduction à l’approche sociohistorique de la littérature[63] » que se trouve exprimé l’apport le plus essentiel de la pensée littéraire allemande à l’enseignement de Belleau. Contre la pensée d’un Lénine qui voit dans la réalité concrète un donné objectif se reflétant dans la conscience et qui, ce faisant, fraye la voie à une théorie de la littérature-reflet, Belleau mobilise en premier lieu, et de manière quelque peu étonnante, Novalis, qui, associant le monde extérieur à un « univers des ombres[64] » situé en nous, place le sujet plutôt que l’objet au principe de la réalité. Au cours suivant, Belleau revient sur ce face-à-face des deux penseurs :

Au dernier cours, j’ai opposé deux textes, très opposés à dessein : l’un occultant le sujet (Lénine) ; l’autre occultant l’objet (Novalis) ; bien que je sois dans mes goûts plus porté vers Novalis, j’ai conclu en disant que le texte de Lénine peut plus aisément fonder une sociologie (donc de la littérature) que celui de Novalis. L’objectivisme versus le subjectivisme[65].

C’est dire que la pensée de Novalis vaut surtout ici comme le parangon d’une posture idéaliste — d’un idéalisme séduisant, tentateur — à poser vis-à-vis de son contraire, le matérialisme. Mais, s’empresse d’ajouter Belleau, rien ne s’oppose évidemment à ce qu’on soumette l’oeuvre de Novalis à une sociocritique, le travail littéraire, en bonne méthode, devant être soigneusement distingué des conceptions explicites d’un écrivain.

L’idéalisme novalisien semble trouver un prolongement dans celui du jeune Lukács, à qui Belleau consacre par la suite une partie de son cours. Le séduit tout particulièrement, chez le philosophe à ses débuts, une volonté de restaurer la dialectique, passablement « écrasée » par le marxisme, entre idéalisme et matérialisme, sujet et objet, conscience et réalité[66], dans la tradition des Geisteswissenschaften. À travers Lukács, Belleau a la possibilité de remonter, pour le bénéfice de ses étudiants, jusqu’à Wilhelm Dilthey et aux « sciences des expériences et des constructions de l’esprit[67] », et de descendre ensuite jusqu’à Lucien Goldmann, dont la sociocritique comporte une dimension plus immédiatement opératoire. Un autre théoricien allemand à qui Belleau dédie ensuite quelques séances de son cours est Erich Auerbach[68], dont le Mimésis[69] apparaît comme un modèle malgré son caractère plus disparate et plus fragmenté que Le dieu caché[70], par exemple. Au moment où il présente Auerbach à son auditoire, dans les années 1970, Belleau le perçoit comme un antidote efficace au « terrorisme méthodologique » exercé dans l’aire culturelle francophone :

La méthode d’Auerbach ne se dégage pas aisément d’elle-même de son livre. Mais une chose est manifeste : (Auerbach le démontre :)
* il est plus facile à la culture, l’érudition, la véritable familiarité avec l’histoire et avec les oeuvres de se passer de méthode que l’inverse. La méthode sans la culture et la familiarité avec les textes (et l’histoire) devient une mécanique répétitive souvent masquée derrière un terrorisme méthodologique[71].

Pour Belleau, ce qui fait de Mimésis un travail fondamental, dans l’absolu et en particulier pour les sociologues et les historiens de la littérature, c’est qu’il s’agit de « [l]a seule oeuvre qu[’il] connaisse qui réussit à lier, nouer aussi fortement les aspects linguistiques, historiques et sociaux de l’ensemble de la littérature[72] ». La notion de « totalité » est fondamentale chez Auerbach, qui la relie à celles de « complexité », de « devenir » et de « quotidienneté ». Belleau sera particulièrement à l’affût, dans sa propre oeuvre critique, de l’interaction de ces quatre notions, affirmant la nécessité de partir de l’oeuvre et de sa synchronie pour étudier le devenir historique (son insertion dans la diachronie) tel qu’il se manifeste dans l’évolution d’une représentation du réel social progressivement appelée à faire place aux basses classes et à leur quotidien à titre de sujets légitimes d’un tragique sérieux. Ici, la leçon d’Auerbach rencontre celle de Lukács et de Bakhtine, convergeant vers le programme qui sera celui de Belleau pour la saisie de la littérature et de la culture québécoises[73].

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Dans un article consacré à la collection « Papiers collés » des Éditions du Boréal, François Dumont remarquait que l’ensemble des titres qui y avaient été rassemblés entre 1984 et 1989 exposaient un paradoxe[74]. À propos de celui qui se situe au fondement de Surprendre les voix, il relevait ceci, de Belleau : « Le discours québécois est bloqué dans une question nationale obsessionnelle et indépassable. Nous en sommes tous là. Comment le libérer ? Il faudrait réussir à parler d’autre chose qui soit au fond la même chose (car on ne pourra jamais faire comme si la question n’existait pas)[75]. » Dans l’essai cité, on s’en souvient, Belleau enchaînait en appelant au recours à la France, en invitant à « parler de la France ». Ailleurs, dans « Après le référendum de 1980 : on ne meurt pas de mourir[76] », il nous enjoignait cette fois de ne plus « mettre l’accent sur les aspects collectifs de notre culture. Comme elle n’a pas de corrélat politique suffisant, elle risque, ainsi vécue et “communiquée”, de se dégrader en folklore » ; et il poursuivait, de plus étonnante manière : « Nous voilà renvoyés à la condition des cités allemandes de l’époque romantique[77]. »

On discerne ici, me semble-t-il, deux tentatives de sortie de ce « déterminisme » décrit par Dumont « selon lequel un Québécois ne parle toujours, en définitive, que du Québec[78] ». Faire appel au proche-étranger — à la France — pour échapper au vortex de la question nationale, ou se dégager de la collectivité au risque de se retrouver isolé, sans communauté, comme les écrivains romantiques marginalisés des cités atomisées de l’Allemagne des xviiie et xixe siècles : ce sont deux avenues séduisantes, deux formes d’ouverture qui attirent Belleau, mais qui semblent vite montrer leurs limites. L’essayiste, en effet, se sent éthiquement tenu de marquer d’où il parle, ce qui l’incite (ou le contraint ?) à afficher sa « solidarité avec le peuple[79] » ; comme le signale encore Dumont, Surprendre les voix s’ouvre sur un texte « d’appartenance fortement autobiographique[80] » avant de porter le regard sur l’ailleurs — l’Allemagne, le Maroc, la France, la Guadeloupe.

En fait, le détour par la France se révèle d’autant plus ardu que ce pays s’est, selon Belleau, édifié sur la négation de la sociabilité paysanne qui imprègne toute la société québécoise[81]. Quant à l’Allemagne, elle n’existe que par ses sommets, ses monuments culturels, sans que l’institution de discours qui les étaie soit vraiment envisagée[82]. Cela rend fragile tout discours sur la culture allemande — même si, bien sûr, cela ne l’invalide pas d’emblée. On observe une nette volonté, chez Belleau, de parler de l’Allemagne pour elle-même, sans la rapatrier, sans se replier in extremis sur le « village primordial[83] ». Ainsi, tenter de caractériser le terreau viennois sur lequel a fleuri le génie de Hofmannsthal ou de retracer chez Novalis, Dilthey et Lukács le ferment idéaliste avec lequel il voudrait féconder sa propre sociocritique, en conformité avec son goût pour le romantisme littéraire et philosophique, ce sont là des entreprises qui, quoique téméraires, ne ramènent pas à l’enclos national. Mais vouloir, comme lors de sa rencontre avec Jauss à Constance en compagnie de Ouellette[84], prendre le chercheur allemand à témoin de sa ferveur pour les grands auteurs du Romantisme, c’est oublier d’une part que Jauss est romaniste et que son intérêt scientifique ne se dirige pas de ce côté, et d’autre part, comme Belleau s’en rend bientôt compte, que ce qui représente « notre anti-classicisme, notre anti-tradition » constitue pour son vis-à-vis la tradition la plus rassise (« Vous rendez-vous compte, leur dit-il, que lorsque vous me parlez de tous ces bonshommes, c’est comme si moi je vous causais avec enthousiasme de Racine, de Corneille, de La Fontaine ?[85] »). L’ouverture, ici, et sans que ce soit pleinement conscient, renvoie déjà pour l’essentiel au milieu d’origine, au contexte qui suscite la « nécessité » du Romantisme : elle devient centripète. Texte capital en regard de la germanophilie de Belleau, « L’Allemagne comme lointain et comme profondeur » inscrit non seulement un désir d’Allemagne, mais un besoin, ancré dans la culture propre, de la saisir en tant qu’expression de la profondeur (« [tout se passe comme si la culture allemande avait été porteuse des signes de la profondeur et de l’authenticité[86] ») et manifestation d’une distance, d’un lointain. La langue allemande, notamment, fut ainsi « la langue choisie, non la langue imposée par la naissance ou par les contraintes politiques et économiques[87] ». Mais cette profondeur et ce lointain, disons-le pour finir, répondaient au plus proche, au plus intime : aux inclinations essentielles de Belleau, à l’ethos fantasmé d’une génération de germanophiles, aux soubresauts d’une époque — le séminaire sur le Romantisme, en pleine crise d’Octobre, vu comme une « réponse à l’horreur du temps[88] » — et, enfin, à la situation globale, comparable à celle de l’Allemagne politiquement impuissante de la fin du xviiie siècle, d’un Québec balloté entre souveraineté culturelle et indépendance pure et simple.