Article body

Se souvient-on de ce que Lukács disait du roman pour le distinguer des autres genres littéraires, à savoir qu’il mettait en jeu, essentiellement, la relation entre l’individu et le monde, et cela dans la perspective d’un devenir ? Dans un essai récent qui a beaucoup fait parler, Isabelle Daunais[1] propose une perspective sur le roman qui me paraît dériver de la pensée de Lukács, par exemple lorsqu’elle demande à ce genre d’être aventure, récit d’une transformation du sujet à la faveur d’un combat livré contre des forces hostiles. Que ce soit sur le mode de l’apprentissage ou de la désillusion, le sujet est soumis à des contradictions, les siennes propres étant le plus souvent le symptôme de contradictions sociales et historiques. Ainsi, pour Lukács, « le roman est la forme de l’aventure » dont le contenu est « l’histoire de cette âme qui va dans le monde pour apprendre à se connaître, cherche des aventures pour s’éprouver en elles et, par cette preuve, donne sa mesure et découvre sa propre essence[2] ».

Certes, le roman a connu d’importantes mutations depuis 1920, date de parution du fameux essai de Lukács, si bien qu’il devient hasardeux aujourd’hui de formuler une théorie générale du roman. Néanmoins, la dialectique entre l’individu et le monde ne me paraît pas caduque, et au vu du nombre impressionnant de « récits de soi » qui paraissent chaque année, on ne saurait nier la prégnance d’un modèle narratif visant la connaissance de soi à travers une série d’épreuves.

Aussi, dans l’optique d’une approche du roman contemporain qui chercherait à rendre compte de la manière dont peut se raconter aujourd’hui le devenir du sujet dans son rapport au monde, il me paraît opportun d’interroger un type de dispositif narratif qui, sans être dominant, s’est considérablement « démocratisé » ces derniers temps, alors qu’il était plutôt associé depuis une cinquantaine d’années aux recherches avant-gardistes. Ce dispositif présente à des degrés divers les caractéristiques suivantes :

  • Partage de la narration entre plusieurs voix avec variation de registres, modes et focalisations.

  • Multiplicité de personnages dont aucun ne peut être désigné comme le principal, ce qui court-circuite la notion de « héros » encore chère à Lukács, voire celle d’un individu saisi dans son évolution. Lorsque cette diversité touche à la fois les personnages et les instances narratives, on doit alors se demander ce qui dans le roman tient lieu de « sujet ».

  • Non seulement les personnages du roman sont-ils divers et à égale hauteur, mais ils apparaissent souvent dans des sections ou chapitres séparés. Il arrive même que leurs relations mutuelles soient faibles ou encore inexistantes.

  • Nous sommes dès lors en présence d’univers diégétiques distincts. Les parcours des personnages sont parcellarisés, éclatés, discontinus. Dans ce cas, puisque le noeud dramatique est délocalisé, c’est la notion d’« aventure » qui doit être réévaluée, et même la notion plus générale d’« intrigue » liée à la « quête ».

  • Enfin, la polygénéricité : le roman intègre des matériaux génériques composites. Emblématique de ce procédé, le roman Du bon usage des étoiles[3] de Dominique Fortier est défini sur la quatrième de couverture comme « un patchwork qui mêle avec bonheur le roman au journal, l’histoire, la poésie, le théâtre, le récit d’aventures, le traité scientifique et la recette d’un plum-pudding réussi ».

Certains de ces traits ne sont pas nouveaux. Dès 1948 au Québec, Au-delà des visages d’André Giroux faisait se succéder sur quinze chapitres autant de narrateurs, et ce, en l’absence du personnage principal, un homme accusé de meurtre, que l’on découvrait à travers leurs témoignages contrastés. Trou de mémoire (1968) d’Hubert Aquin voit aussi se relayer différents narrateurs se commentant mutuellement, quand ce n’est l’éditeur (fictionnel) qui ajoute son grain de sel. Les fous de Bassan (1982) d’Anne Hébert est pour sa part un assemblage de « Livres » faisant entendre les points de vue des différents acteurs d’un drame. Dans chacun de ces cas, néanmoins, un sujet central se dessine, que ce soit un personnage ou un événement qui concerne tout le monde. La multiplication des perspectives a pour but de cerner un même phénomène, alors que l’hétérogène[4] dans le roman actuel donne davantage lieu à une dislocation et à une dispersion du sujet dans une variété plus ou moins grande de destins individuels.

L’une des oeuvres les plus représentatives de cette façon de construire un roman est celle que propose Jean-Simon DesRochers depuis La canicule des pauvres[5]. Dans ce roman, on voit évoluer en alternance, dans des chapitres séparés, vingt-six personnages dont le seul point commun est d’habiter un même édifice. Très peu parmi eux entreront en contact avec leurs voisins ; ils mènent des vies parallèles. Des vies ? Pour chacun, un fragment d’existence étalé sur une dizaine de jours. Dans Le sablier des solitudes[6], le même concept des vies séparées (treize, cette fois-ci) est rejoué, le point de rencontre de ces solitudes étant cette fois un carambolage un soir de tempête hivernale. En 2017, DesRochers s’amène avec un diptyque de 1100 pages intitulé L’année noire[7]. Même foisonnement de personnages présentés à tour de rôle. Bien que le narrateur prenant en charge le récit soit aussi impassible et désubjectivisé que dans les autres romans, le prétexte autour duquel se construisent les actions de chaque membre du quartier qui sert de cadre à l’histoire est la disparition d’un enfant, vraisemblablement enlevé. Alors que le parcours des personnages des romans précédents était plutôt stationnaire, comme si seul le présent comptait, se révèle ici une intrigue qui met en jeu le passage du temps vécu comme attente et projection, temporalité au creux de laquelle se dessine aussi, pour chaque personnage, une transformation.

« Roman choral », telle est la bannière sous laquelle on a souvent rangé l’entreprise de DesRochers. L’étiquette demanderait à être interrogée : le fait que les récits soient tous régis par une même instance énonciative (un narrateur hétérodiégétique, selon la typologie de Genette) réduit le caractère polyphonique de l’ensemble, le récit baignant tout au long dans une même tonalité. Il faut aussi chercher les harmoniques qui pourraient se créer entre les récits des divers personnages, leurs entrecroisements, leurs points de friction. La vision panoptique portée sur un éventail considérable d’individualités dont on suivrait en alternance les déambulations pourrait donner l’impression d’une recherche de totalisation de type « comédie humaine », mais on voit tout de suite qu’il s’agit d’autre chose : si vision panoptique il y a (au sens de « qui embrasse large »), celle-ci cumule en fait, l’une à la suite de l’autre, la vision particularisante de chaque personnage saisi dans son immédiateté, sans cette profondeur de champ qui donne à voir comment s’organise la communauté humaine.

+

Quand on referme Autour d’elle de Sophie Bienvenu[8] et qu’on relit le texte de présentation en quatrième de couverture, on constate qu’il s’agit en fait d’un chapitre supplémentaire au roman. Habituellement, un texte en quatrième annonce le sujet du livre en cherchant à le rendre attrayant. Parfois, il s’agit d’un extrait de l’ouvrage. Dans le roman de Sophie Bienvenu, près d’une vingtaine de personnages prennent la parole à tour de rôle, dont certains sont d’importance secondaire. Adrien, qui est pourtant un personnage important en tant que fils de Florence, cette « elle » autour de qui toutes ces prises de parole tourneraient, ne jouit pas d’un tour de parole — sauf là, en quatrième de couverture. Florence est sa mère biologique, mais il ne l’a jamais rencontrée car elle l’a donné en adoption dès sa naissance. Son plus vif désir est de retrouver sa mère à peine franchi le cap de ses vingt ans : « Bientôt, je rencontrerai ma mère biologique. […] Je ne sais rien d’elle que son nom : Florence Gaudreault. Bientôt, elle me racontera son histoire. » Le programme est intéressant, mais le roman déjoue cette attente : Adrien meurt avant d’avoir pu réaliser son projet. Le récit de sa mère, c’est Thomas, le grand ami d’Adrien, qui en sera le destinataire. Auparavant, huit hommes et neuf femmes nous auront parlé d’eux et d’elles-mêmes dans des récits où Florence prend place, souvent à l’arrière-plan. Dans certains récits, c’est même plutôt Adrien qui est présent, si bien que le roman aurait pu sans problème s’intituler « Autour de lui ». Car Florence a aussi désiré connaître son fils, mais elle ne pourra le faire qu’à travers le récit de Thomas.

Qui sont ces différents narrateurs ? Il y a d’abord Étienne, qui raconte comment il fait la cour à Florence, laquelle résiste jusqu’au jour où elle tombe amoureuse et cède, pour finalement se retrouver enceinte et voir Étienne l’abandonner. Ensuite, Lise, mère de Florence, qui raconte sa propre tentative de suicide. J’écris « Lise », mais ce nom ne nous sera donné que plus loin. Sur le coup, le lecteur ne peut savoir avec exactitude qui parle ni ce que le personnage est en train de faire. Plusieurs clés du roman sont différées et nécessitent une lecture à rebours pour que soient démêlés tous les fils. La troisième personne à prendre la parole est la prof de cinquième secondaire de Florence, à l’époque où cette dernière est tombée enceinte. Ensuite, nous lisons la lettre que Simon, infirmier, écrit à sa mère pour lui dire qu’il désire s’éloigner d’elle. Au passage, il raconte l’accouchement d’une jeune fille que l’on devine être Florence. Suit le discours de Linda, fait de propos désobligeants sur les Moisan, ses employeurs, futurs parents d’un enfant qu’ils ont obtenu en adoption (Adrien, bien sûr). Et ainsi de suite.

On aura compris que l’on parcourt ainsi, au fil d’une chronologie qui nous mène de 1996 à 2016, différents moments de la vie de Florence (parfois d’Adrien) à travers le récit des témoins qui ont croisé leur chemin, mais qui en réalité parlent plutôt d’eux-mêmes. Dans la deuxième partie du roman, un nouveau dispositif narratif est mis en place : les témoignages continuent de se succéder, mais cette fois chacun d’eux est précédé d’un discours rapporté entre guillemets, dont on ne connaît pas la source. La troisième partie s’ouvre sur un échange de courriels entre Thomas et Florence, que celui-ci a contactée pour lui confier le désir ardent d’Adrien de la retrouver. Ils se rencontrent pour en parler, et Florence se met à lui raconter sa vie à partir d’un album de photos. On découvre alors que les propos rapportés avant les témoignages de la deuxième partie sont ceux de Florence commentant ses photos.

Je m’interroge sur ce qui a pu pousser Sophie Bienvenu à opter pour une telle forme. Certes, l’effet kaléidoscopique de l’ensemble permet à la trame narrative plutôt mince d’une seule vie de se répercuter dans plusieurs existences. La succession de ces narrateurs dotés chacun d’une voix propre coupe court à la monotonie et permet à l’auteure d’expérimenter différents styles et tonalités expressives (non sans une certaine virtuosité, d’ailleurs). Je dirais même que c’est ce dispositif qui insuffle de l’intrigue à une histoire qui, en tant que telle, n’a rien de bien particulier. En effet, le lecteur se prend au jeu des liens à créer entre les différents protagonistes afin d’arriver à recomposer le puzzle. On pourrait lire ce roman comme une illustration de la théorie des six degrés de séparation. Certaines rencontres fortuites entre protagonistes qui jamais ne connaîtront l’existence d’un maillon les reliant les uns aux autres procurent au lecteur le sentiment d’en savoir plus long qu’eux et confèrent à la dynamique d’ensemble une cohérence dont il est le témoin privilégié. Mais le revers de cette succession d’individualités saisies dans un court moment de leur existence est peut-être une certaine superficialité, comme si la complexité du dispositif contribuait à masquer la minceur du propos.

À moins que le discours du roman soit celui d’une transindividualité ? L’infirmier, dans la lettre à sa mère, fournit-il une clé lorsqu’il évoque « le sentiment d’être personne et tout le monde à la fois » (47) ? Les voix et les points de vue se succèdent, mais le sentiment d’une humanité qui se cherche et qui souffre relie toutes ces vies sans doute plus que Florence. Pour peu qu’on soit attentif, on voit se profiler un fil d’Ariane : sur les dix-neuf sections du roman, onze traitent de séparations de couples, qu’elles soient consommées, en train de se faire ou simplement imaginées. Dans un chapitre, un fils est en situation de rupture avec sa mère ; dans un autre, un fils vit l’exil de son pays et de sa famille. Mais la séparation au coeur de tout cela est celle d’une mère et du fils qu’elle a abandonné aussitôt après avoir accouché.

+

Madame Victoria[9], troisième roman de Catherine Leroux, est aussi structuré autour d’une femme à retrouver. Le roman s’inspire d’un fait divers, la découverte d’un squelette dans un boisé à proximité de l’Hôpital Royal-Victoria. Les analyses démontrent que le décès a eu lieu deux ans plus tôt et qu’il s’agit d’une « femme blanche âgée d’une cinquantaine d’années aux os affligés d’ostéoporose » (12). Aucune marque de violence n’est visible. Une enquête est lancée pour l’identification du corps, mais en vain : le squelette ne correspond à aucune disparition recensée et les tests d’ADN de ceux qui prétendent être les parents de la femme disparue s’avèrent tous négatifs. Le mystère entourant cette femme a poussé Catherine Leroux à lui imaginer non pas une mais dix vies possibles, qui toutes aboutissent à ce boisé.

Victoria est d’abord une mère célibataire qui perd son enfant en bas âge et qui en devient folle. Elle erre de ville en ville à la recherche de son enfant, qu’elle croit toujours vivant. Un jour, elle sent son ventre se gonfler et s’imagine que l’enfant a trouvé place en elle. À l’Hôpital Royal-Victoria où on l’a emmenée contre son gré, on procède à l’ablation de la tumeur. Victoria croit qu’on lui a enlevé son enfant et profite de la nuit pour s’enfuir, se retrouve dans le boisé et y meurt en sentant la présence de son enfant venu se coller contre elle. L’humanité de ce récit, la délicatesse avec laquelle Leroux explore les étapes de la folie, cet amour désespéré qu’elle place au coeur de Victoria ont tout pour insuffler le désir de poursuivre la lecture. Pour aborder le récit suivant, le lecteur doit toutefois retravailler sa disponibilité empathique. La deuxième Victoria est en effet une femme de tête qui a tourné le dos à tous les stéréotypes de la féminité. Son credo est ce qu’elle appelle « l’ascension », qui est, plus que la simple réussite, quelque chose comme une pure volonté, exigeant aussi négation du corps et de la faiblesse humaine. Elle devient directrice d’un journal, tyrannise ses subalternes, surtout les femmes dont elle ne supporte pas la veulerie. Malgré elle, elle devient dans un formidable malentendu une icône du féminisme. Mais sa passion secrète est le whisky, dans l’arôme duquel elle respire l’essence de sa propre existence. Elle en mourra, non sans avoir avalé une dernière lampée de l’Eon Special Reserve qu’elle conserve par derrière elle depuis des années.

Les destins possibles de Victoria sont variés, et si Leroux, au départ, respectait le prototype de la Victoria qui l’a inspirée, elle s’en émancipe rapidement dans des récits de plus en plus fantaisistes : Victoria sera une esclave noire de la bourgeoisie montréalaise du xixe siècle, une déesse Kumari, une femme rendue invisible par les expériences du Dr Éon, une femme du xxve siècle en voyage de reconnaissance dans le passé. Ces récits très divers, dont certains sont racontés par leur protagoniste, sont encadrés et ponctués par des intermèdes où l’on suit Germain, l’infirmier qui a découvert le crâne de la Victoria originale, et Céleste, qui multiplie les recherches pour l’identifier. Ce récit-cadre donne sa cohérence au roman qui, autrement, se présenterait comme un recueil de nouvelles sur un même thème.

Cela posé, quelques motifs structurent l’ensemble du projet et permettent d’y voir autre chose qu’un exercice de style extrêmement maîtrisé. Tout d’abord, ces variations amplifient l’anecdote initiale jusqu’à une symbolique qui finit par la transcender. Dans ses remerciements, Catherine Leroux nous confie sa motivation initiale : « Derrière ces portraits, il y a une femme qui a bel et bien existé. Si mon livre repose sur le mystère qui l’entoure, je continue de souhaiter que l’on découvre sa véritable identité. » Et sur le rabat de la jaquette, cet appel lancé au lecteur : « Reconnaissez-vous cette femme ? » Mais par-delà le dénouement que pourrait connaître ce fait divers, le roman tisse un réseau de signifiants qui convergent sur le mystère même de l’existence. Qu’est-ce qu’exister pour « the invisible people » (135). Toutes les Victoria imaginées par Leroux sont des femmes marginalisées, ou qui connaissent un déficit de reconnaissance. Le motif de l’effacement revient subtilement, mais avec insistance, tout au long du livre : la jeune mère du premier récit devient folle non seulement parce qu’elle a perdu son bébé, mais parce qu’on ne la reconnaît plus (pas même celui qui l’a engrossée) ; l’enfant-déesse Kumari cesse d’exister auprès de ses adorateurs dès qu’elle a ses premières règles ; la visiteuse du xxve siècle, beauté fatale de son époque, est à peine remarquée par ceux qui la croisent en 1999. Bien sûr, le point culminant de ce motif est l’histoire de la femme rendue invisible par le Dr Éon. Le tout dernier chapitre du roman donne la parole à une Victoria symbolique : « On m’appelle Victoria, comme on dit “ma fille”, “la petite”. “Une femme”. Ce n’est pas important. Bientôt, il n’y aura plus personne pour dire mon nom. […] Je possède tous les noms du monde, les paroles de tous ceux qui ont vécu avant moi. » (195-196)

Comment comprendre cette finale ? Sans vouloir réduire sa portée, j’y ai vu une symbolisation de la lutte des femmes pour exister. Le fait qu’un récit soit situé au xixe siècle et un autre au xxve témoigne de la transhistoricité d’une telle lutte. Et c’est là peut-être l’un des sens à donner à un autre motif récurrent du livre, la présence de personnages (mauvais comme amicaux) qui ont pour nom Éon (et qui ont tous les yeux bleus et verts, signe que je n’arrive pas à interpréter). Éon, symbole gnostique pour l’éternité, « temps de l’extra-temporalité » pour Deleuze, « particule élémentaire douée d’éternité » pour le physicien Jean-Émile Charron[10]. Et c’est bien sur ces mots que se conclut le roman : « Je m’appelle éon. Je suis une éternité, je suis tout, puis plus rien. » (196) Cette clé symbolique stimulante (mais suggérée plutôt que développée) donne au fait divers initial une portée plus générale, mais on observera qu’elle se détourne aussi du projet de retrouver la vraie Victoria.

+

Le dernier ouvrage de Monique Proulx, Ce qu’il reste de moi[11], soulève dès son titre une interrogation sur l’héritage et la transmission. Mais quel est ce « moi » qui s’adresse à nous ? Au bout des quelque 430 pages de ce riche roman, la question demeure ouverte. Peut-être s’agit-il d’un moi générique, que chacun des personnages du livre peut revendiquer. Ils sont une quinzaine, mais aucun parmi eux ne tient le premier rôle. La famille Bouchard (Françoise, ses enfants Thomas et Gaby, son petit-fils Laurel) est tout de même celle qui occupe le plus de place et autour de laquelle orbitent tous les autres personnages. Dans un chapitre du début du livre, Laurel s’adresse à Françoise, qui à son tour s’adressera à lui à la toute fin. Au milieu, on peut lire un récit intradiégétique dont Laurel est l’auteur. Enfin, un chapitre est le récit de Khaled raconté par lui-même, un autre le monologue intérieur de la mère de Markus.

Le système des chapitres qui prennent en charge successivement et de manière séparée les divers personnages[12] peut procurer une impression de discontinuité, de récits toujours interrompus ou mis en suspens. Ainsi, l’amorce du roman est un court chapitre en italique qui raconte sobrement l’arrivée de Jeanne Mance et de Paul Chomedey de Maisonneuve à Montréal. Au chapitre suivant, nous nous retrouvons dans le Montréal d’aujourd’hui avec Gaby en train de vider l’appartement de Françoise, sa mère à peine décédée. Ensuite, nous suivons Markus, un juif hassidique en rupture de ban. Et ainsi de suite, si bien qu’il faudra attendre, par exemple, la page 211 avant de retrouver Gaby. Malgré tout, on s’aperçoit qu’on ne l’a jamais vraiment quittée, car elle n’était pas sans rapport avec le parcours des autres personnages. À la différence du roman de Sophie Bienvenu, dont certains chapitres et personnages présentaient un lien fort ténu avec les autres, il se dégage de Ce qu’il reste de moi une forte organicité qui lui confère une profondeur que n’atteint pas Autour d’elle. Chez Proulx, en effet, les interactions entre les personnages sont plus que casuelles : que ce soit de manière directe ou incidente, leurs choix et actions ont des effets sur tous les autres, ils s’influencent mutuellement. La profondeur qui se dessine ici ne repose pas que sur les anecdotes de leurs histoires respectives, mais bien sur une question qui les transcende : que reste-t-il du projet inaugural de Jeanne Mance et de Maisonneuve dans ce Montréal multiethnique, multiconfessionnel et même athée ? Question sociohistorique qui fait écho à l’angoisse de la transmission qui travaille chaque destin individuel.

« Le but ultime de l’évolution est de mettre en lumière ce qui n’évolue pas », écrit Rupert Spira cité en exergue, formule paradoxale qui résume bien les parcours croisés de tous ces personnages, tant dans leur individualité que dans ce qui les fait participer à un ensemble. Les deuils et renoncements qu’ils sont amenés à vivre les reconduisent vers l’impulsion fondamentale de leur vie. Le mot revient avec trop d’insistance dans chacun des parcours pour qu’on n’en fasse pas leur point de ralliement et le coeur du roman même : le bien, un bien qui « ne fait pas de bruit », pour reprendre le titre des chapitres sur Jeanne Mance. Ce bien est un amour qui continue d’agir malgré la séparation et le deuil que chacun de ces personnages doit vivre. De ce point de vue, les deux chapitres les plus saisissants du roman sont sans doute les discours de Khaled et de la mère de Markus, discours de bienveillance devant leur progéniture en train de leur tourner le dos pour conquérir leur liberté. Ils sont suivis du discours de Françoise à son petit-fils Laurel, lui expliquant qu’il ne faut pas la chercher dans ses cendres qu’il traîne avec lui, mais chez les vivants : chez Virginie Hébert, par exemple, elle-même figure associée à Jeanne Mance, qui recueille les itinérants de la ville. Quant à Maisonneuve, il se perpétue à travers son luth, qu’il a légué à un Mohawk avant son retour en France, et qui finit entre les mains du juif Markus !

Un discours de réconciliation parcourt ce roman, mais en dehors d’une idéologie multiculturaliste de surface. C’est ce qu’il y a de plus profond dans l’humain que traque l’écriture généreuse et inventive de Monique Proulx : le coeur partagé de tous ces destins issus de lieux au départ éloignés.

+

Quatre romans, c’est un mince échantillon pour penser une forme narrative. À défaut de proposer une théorie générale, j’ai cherché à montrer que des procédés qu’on a tôt fait de ranger sous des concepts comme l’hybridation ou l’hétérogène peuvent en fait donner lieu à des romans très différents, tant pour ce qui est du sujet qu’ils cherchent à élaborer que de leur discours sur le monde. Ce dernier est complexe, et sans doute la multiplication des perspectives est-elle une manière d’approcher cette complexité. Quant au sujet, il faudra le chercher dans l’assemblage de parcours croisés plutôt que dans la seule trajectoire d’un individu donné.