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Pour Gaëtan Lévesque, in memoriam

C’est au croisement de la mort et de la région que j’aimerais installer quelques lectures de fictions québécoises des dernières années. Je ne souhaite pas identifier un soubresaut dans l’histoire littéraire de l’extrême contemporain ni participer à une version gore du baptême d’une École de la tchén’ssâ[1], mais bien offrir à lire, en contact les unes avec les autres, des fictions dans lesquelles ça meurt — et en région. Il ne s’agit pas non plus d’étudier spécifiquement les façons contemporaines d’habiter le territoire[2] ou les « conditions de vie immédiates[3] » de la région ; autour de la mort, on semble en être toujours et encore à creuser la fondation de ce territoire — et sa destruction. Dans nos préjugés les plus tenaces, la région est figée, crispée dans son rôle conservatoire.

La région, la filiation et la mort se trouvent immédiatement convoquées par le film Les affamés[4] de Robin Aubert. Le film de zombies « pure laine » (j’y reviendrai) actualise un ensemble de tropes propres au genre cinématographique dans lequel il s’inscrit, mais il met aussi en lumière, à mon sens, la puissance et la persistance des tropes de ce que j’ai nommé ailleurs la régionalité[5]. C’est à partir de ces quelques persistances, de ces topiques de la régionalité, que j’aimerais aborder un ensemble formé de quatre romans parus depuis 2013 : Le fil des kilomètres et Le poids de la neige de Christian Guay-Poliquin, De bois debout de Jean-François Caron et Tu aimeras ce que tu as tué de Kevin Lambert[6]. Tout comme le film de zombies, ces fictions mettent en vedette une régionalité actualisant un réseau de tropes, notamment au sujet de la mort et de la filiation.

À lire les fictions québécoises récentes, on pourrait dire de la mort qu’elle est une fonction cardinale de la représentation de la région, à travers notamment les motifs migratoires du retour, de l’exil et de la transhumance. C’est la mort imminente, subite, mystérieuse ou banale d’un parent qui motive un mouvement des personnages vers la région d’origine, ou encore qui motive leur départ de cette région. Une série de retours visent donc à révéler des traces du passé, à interpréter — pour le célébrer ou le critiquer — un héritage menacé d’effacement.

LE MÉTATROPE DU ZOMBIE ET LA RÉGIONALITÉ

Les affamés, film écrit et réalisé par Robin Aubert, illustre jusqu’à quel point les lieux, même anonymes et sans référents explicites, soumettent la fiction et le récit au cahier des charges d’un genre. Le film expose la quête d’un espace sécuritaire d’un groupe de « survivants » poussé à quitter ses dernières bases sédentaires en raison de l’approche de plus en plus évidente des « affamés » — des zombies. L’histoire se passe à la campagne, dans le bois, pas très loin d’un village. En région.

Qu’est-ce donc qu’un zombie ? Comme l’écrit Jennifer Rutherford, il s’agit davantage d’un réseau interfigural, d’un « métatrope », que d’une simple figure :

There is no easy answer to the question, what is a zombie. But one way we can understand the mobility of zombies today is as a particular kind of metaphor : a metatrope—a figure that binds together other figures in a dense network of meanings. Zombie is a metatrope that has metastasised, invading other metaphors and tropes and binding them together in permeating networks of figures in an ever-expanding semantic take-over[7].

Si le zombie transporte avec lui, dans sa propagation intermédiatique[8], l’ingrédient qui permet à sa figure de métastaser d’autres figures de sens, j’aimerais poser l’hypothèse que la mort et ses métaphores permettent d’observer ce qui, dans la représentation des lieux régionaux des fictions québécoises récentes, relève du métatrope de la région — ou de la régionalité :

Lorsqu’elle est connotée, la régionalité est alors moins un signifié (explicite) qu’une topique (implicite) appelée à jouer un rôle dans l’interprétation des présupposés culturels d’un signe ou, par extension, d’une énonciation ou d’un discours. [L]a régionalité est […] un état ou un réseau de valeurs résultant de l’interprétation[9].

Arrêtons-nous un peu pour parler du zombie et de ses particularités archétypales, au-delà même de l’une des particularités sémiotiques bien étudiées : son absence de motivation. Dans Zombies in Western Culture. A Twenty-First Century Crisis[10], John Vervaeke, Christopher Mastropietro et Filip Miscevic identifient plusieurs caractéristiques métaphoriques et symboliques des zombies : ils ne parlent pas, ils sont grégaires et sans domicile fixe, ils mangent de la cervelle alors qu’ils sont très fragiles en ce domaine, ils sont laids mais ne sont pas démoniaques. Ils ne cherchent pas à survivre. On ne peut absolument pas les toucher sans risquer la contagion, et pourtant leur « réalité » met en cause la validité de l’expérience du réel vécu à travers la raison, notamment parce que leur statut ontologique, hautement paradoxal (vivant et non vivant, humain et non humain, naturel et surnaturel, présence et absence), les rend particulièrement « inter ». Sans intériorité, sans esprit, sans conscience, sans cogito, le zombie a-t-il une existence ? Il n’a même pas de nom… L’apocalypse que sa venue suggère survient sans salut pour l’humanité, sans révélation non plus (et pas davantage pour la non-humanité). Qui plus est, cette apocalypse annonce une nouvelle relation entre les individus et leur environnement, mais en remettant radicalement en cause la validité de ce critère existentiel.

Les affamés, c’est donc clairement un film de zombies. Ces derniers se nourrissent de chair humaine et ont la particularité d’être attirés par le son ; la contamination semble se faire par une morsure. L’action se déroule à la campagne entre un camp de chasse, une fermette, un bunker de mine, et puis, tout autour, ou entre ces lieux de refuge, une forêt bien aménagée et dégagée, des champs, des rangs asphaltés. Situé sur la route 113, au Québec (c’est là la seule référence géographique du film, et elle est uniquement visuelle[11]), le village ressemble pourtant à la région de l’amiante, avec ses fermes, ses érablières, sa mine à ciel ouvert. Mais cela n’a pas tellement d’importance, puisque cette géographie est là avant tout pour ses signifiés universels, pour sa régionalité justement, tout aussi reconnaissable que le métatrope du zombie. Ce qui est important pour la structure du récit, c’est que les protagonistes vivants — les « survivants » — sont isolés et coupés du monde, sans nouvelles de celui-ci, puis physiquement coupés de la société des « affamés », c’est-à-dire volontairement cachés, poussés à un exil intérieur ; bref, cachés dans des lieux familiers devenus hostiles. Comme dans l’exil, les personnages se retrouvent prisonniers d’une sorte de présent qui a du mal à s’inventer un futur. Le retour, lui, est impossible. La transhumance devient la norme, sauf qu’aucun des lieux ne possède d’avantages durables… Ce chronotope, pour en parler ainsi, est sans doute l’illustration la plus aboutie des stéréotypes fictionnels sur la région : à espace reculé, temps figé (ou reculé par le tonnerre). En effet, la notion de chronotope, « corrélation essentielle des rapports spatio-temporels, telle qu’elle a été assimilée par la littérature », permet à Bakhtine de penser le genre (littéraire) :

Dans le chronotope de l’art littéraire a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret. Ici, le temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’Histoire. Les indices du temps se découvrent dans l’espace, celui-ci est perçu et mesuré d’après le temps. Cette intersection des séries et cette fusion des indices caractérisent, précisément, le chronotope de l’art littéraire[12].

S’ajoute à cette homologation entre éloignement et conservation l’idée qu’il n’y a plus de « proche » ni de « loin », comme il n’y a plus de futur, du moins pas de futur dans cette humanité-là. Outre la fin de la vie humaine telle qu’on la connaissait, le film illustre cette fin des temps en montrant, sans en expliquer la nature ni la fonction, des amoncellements d’objets, pièces détachées de machines, chaises, jouets, autour desquels les « affamés » semblent se recueillir et attendre une sorte de révélation, ou qui peut-être méditent, ayant atteint la pleine conscience.

Perpétuellement coincé dans un réseau de traces matérielles et immatérielles qui ne signifient plus rien parce qu’elles sont coupées de toute potentialité d’animation, sinon de signification, chacun des survivants est tour à tour arraché violemment à ses origines : parents, amoureux, enfants, famille appartiennent au passé, au même passé que ces objets démanchés. On comprend, par exemple, qu’un jeune garçon a dû tuer ses parents et sa soeur ; qu’un homme âgé a dû faire la même chose avec sa femme ; l’autre a perdu son fils ; la petite Zoé a été retrouvée cachée dans la maison familiale, pourchassée par ses parents affamés… Bref, les liens « de sang » sont coupés, souvent par les personnages eux-mêmes, qui doivent leur propre survie à un acte homicide.

XÉNOPHOBIE ET COMMUNAUTÉ

La xénophobie de survie, qui pousse les personnages, mais aussi les spectateurs, à tâcher de décoder les signes distinctifs des « affamés » ou les premiers symptômes de conversion, compte pour une bonne part de l’intrigue. La sincérité des rapports interpersonnels, entre familiers et étrangers, n’est pas acquise. Si tout le monde se connaît, dans les environs, deux personnages féminins viennent pourtant d’ailleurs, et elles seront soumises aux scrupules des survivants locaux. La première est une femme en tailleur qui arrive au volant de sa familiale Mercedes, une machette dans le siège de bébé. Elle est une véritable tueuse de zombies qui imite d’ailleurs leur cri lorsqu’elle se lance à leur attaque. Elle apporte les seules nouvelles fraîches qui parviennent des villes : il n’y a plus rien là-bas, et les hordes d’affamés qui rôdent près de la maison de ferme, dernier refuge de la troupe, sont en « exode ». La seconde étrangère est la fille du propriétaire d’un chalet des environs ; elle a été mordue par un chien et transporte avec elle un accordéon rouge dont chacun commente le caractère incongru, dans le contexte. Son opinion est assez nette : elle estime qu’il faut aller vers la ville, que le « gouvernement » secourra sans doute les habitants des villes en premier. Toutes deux sont malgré tout intégrées au groupe assez rapidement.

En contraste flagrant avec ces survivants dépourvus de futur, on trouve un homme, sorte de fou du village habillé en recrue de l’armée, vareuse kaki et képi, et qui patrouille sans cesse dans les environs sans comprendre ce qui se passe : amnésique, il est coincé pour sa part dans un perpétuel passé, sans pouvoir accéder au présent qu’il ne sait pas lire. Chaque fois qu’il apparaît, il fait sursauter les survivants, ce qui produit un effet comique qui tranche avec la tension du genre. Jusqu’à ce que son apparition inopinée, innocente, a priori inoffensive, provoque la surprise de la femme à l’accordéon, qui l’abat par réflexe, d’un coup de feu précis à la tête. Cette scène, une mise à mort accidentelle causée par le contexte phobique, est aussi un chiasme évident : celui qui n’accumulait pas de souvenirs, à cause, comprend-on, d’un traumatisme, est éliminé par quelqu’un qui n’a pas de futur. Cela donne lieu à une intéressante stratégie de care. En effet, la troupe de survivants s’empresse de dire : « Tu as bien fait, il était mordu », de façon à éviter de nourrir, peut-on comprendre, le sentiment de culpabilité avec lequel chacun vit depuis qu’il a dû exécuter des êtres chers. Les relations avec le passé, on le voit, sont nostalgiques. Il y avait un avant. Et cet avant ne semble pas pouvoir être ramené. Aussi, ce n’est qu’au moment de mourir que les personnages échangent des souvenirs et des regrets. Confession ou communion, ces ultimes confidences s’ajoutent à une série de petits gestes de transmission qui viennent recréer les filiations coupées. Ici, une leçon de tir à la carabine intergénérationnelle ; là, un geste de grand-parent, de fils, de soeur, de frère.

Cette transmission est en quelque sorte condensée dans une pratique saisonnière propre à la vie préindustrielle et hautement familiale, porteuse d’un savoir immatériel transmis traditionnellement par les femmes : les cornichons marinés. Avant de quitter la maison qui leur avait servi de refuge, les deux gardiennes sexagénaires, Pauline et Thérèse, descendent à la cave et prennent avec elles un pot de cornichons marinés à l’aneth. Plus tard, en pleine forêt, on verra les survivants croquer dans un cornichon croustillant (« Trouves-tu qu’il y a trop d’aneth ? ») distribué comme à la communion. Condensation maximale du sème de la mort et de la non-mort, ces conserves, c’est le mot, deviennent eucharistie, soit le sacrement qui signifie, pour les chrétiens, la commémoration du sacrifice (de sang, de corps, d’humanité) du Fils ; l’eucharistie est aussi le socle de la foi chrétienne et le geste iconique de la dernière cène, par lequel s’expriment la transmission de l’Esprit et la disparition des corps individuels au profit de la communauté (communion).

L’EFFACEMENT DES TRACES : LE POIDS DE LA NEIGE ET LE FIL DES KILOMÈTRES

Succès critique et populaire[13], le roman Le poids de la neige de Christian Guay-Poliquin partage avec Les affamés cette atmosphère de huis clos mobile apocalyptique. Suivant une prémisse à la Saramago, c’est la neige, et non pas l’aveuglement ou les zombies, qui s’abat sur un village indéterminé d’un pays qu’on ne nomme pas non plus. La neige n’arrête pas de tomber. Cette abondante et interminable chute de neige qui paralyse les habitants d’un village est racontée par un personnage narrateur, jeune homme qui se remet d’une grave blessure aux jambes. Alité, délirant de fièvre, secoué par des spasmes de douleur inouïe, il est prisonnier d’une maison de ferme. Son présent se limite à mesurer l’étendue des dégâts sur sa personne et sur ce qu’il peut apercevoir du bâtiment. Chacun des chapitres du roman porte, en guise de titre, le nombre de centimètres de neige au sol. Matthias, l’homme plus âgé qui s’occupe du narrateur, le fait à l’écart des différentes grappes de survivants eux aussi… affamés ; ceux-ci semblent graviter autour du proche village. Matthias prépare en douce sa sortie, une évacuation compliquée notamment par la neige, la rareté des mécaniques qui fonctionnent encore, et l’éloignement des grandes villes — et puis disons-le franchement : en raison de la méfiance des uns et des autres qui les confine à cet isolement. Pas de nouvelles de la ville, pas de technologie autre que le moteur à explosion des motoneiges, aucune présence étatique, anarchie où les hommes semblent avoir le haut du pavé. L’absence de référentialité historique et géographique est frappante. Les champs qui séparent la maison de la forêt, du rang, d’un chalet que l’on pourrait atteindre, du village où chacun a pillé l’autre : tout rappelle le monde des zombies, y compris les différentes stratégies de survie auxquelles aimerait participer le narrateur, comme trouver des combustibles pour se chauffer, compter et préparer ses réserves alimentaires, chasser les pilleurs, etc. :

Enfoncé dans mon lit, je peste contre mon sort. J’aurais tellement aimé contribuer et abattre quelques arbres. Au lieu de cela, je trépigne dans mon lit, coincé entre ma tête et mes attelles.

PN, 69

Mais aussi, comme on ne peut pas toujours être à la fenêtre pour surveiller l’arrivée des « affamés » à l’horizon ou encore la hauteur de la neige, chacun prépare son plan d’évasion : le narrateur veut rejoindre oncles et tantes à un camp de chasse ; Matthias souhaite retourner « en ville » où, dit-il, sa femme l’attend. Étonnamment, peu de temps est consacré à se remémorer le passé, et on ne s’interroge pas trop non plus sur les causes de cet hiver prolongé. Absence, ici aussi, de motivation au changement opéré dans l’environnement. Les souvenirs sont incomplets et indésirables pour ce qui concerne le narrateur ; pour Matthias, ce passé a été avalé bien avant que la neige ne tombe. En substance, c’est le progrès qui semble avoir tout emporté, détruit :

Mes parents sont morts jeunes en emportant leur époque, j’ai repris la maison et le passé s’est tu peu à peu. Il n’y avait plus aucune flamme au coeur de la forge. Les journaux criaient l’avenir et de nouvelles promesses pressaient le pas. À quelques kilomètres, on voyait poindre la structure osseuse de la ville. Les rêves fusaient de toute part dans les panaches de fumée, on parlait d’éclairer les rues, de creuser des tunnels, de construire des édifices plus haut que les clochers. Mes enfants sont nés, les champs ont été plombés sous le pavé, l’église a disparu derrière les tours de bureaux. La demeure familiale s’est fondue dans les méandres des intersections, des voies rapides et des panneaux publicitaires. Partout autour des grues s’acharnaient sur l’horizon, un lourd parfum de bitume pesait sur les toits, dans les rues on ouvrait et on refermait sans cesse le ventre de la ville.

PN, 54-55

L’effacement se fait ici par agressions sur le corps d’un village devenant ville ou monstre. Cette tirade, qui explique comment Matthias s’est retrouvé là, avec le narrateur, raconte aussi comment sa femme avait progressivement perdu la mémoire, fait une mauvaise chute, s’était retrouvée « dans un bâtiment fait d’ascenseurs et de couloirs » (PN, 55). Il l’avait visitée chaque jour, puis, souhaitant prendre une pause, il avait voulu « rouler et voir du pays » (PN, 56), était tombé en panne, avait cherché un mécanicien. Puis l’électricité avait été coupée, les lignes téléphoniques aussi ; « Alors je me suis installé ici. Et, un soir, le piège s’est refermé. On m’a amené un jeune homme estropié et fiévreux. C’était toi. » (PN, 56) « Ma femme m’attend », poursuit-il, « elle attend ma visite. Je le lui ai promis. Je dois retourner en ville. » (PN, 57) Ce condensé des motivations de Matthias identifie deux disparitions, deux morts qui animent le personnage : celle d’un passé rassurant dont le progrès a effacé les traces, puis celle d’une vie familiale dont il reste peu de choses, qui s’est étiolée à cause du temps qui passe et des corps qui s’usent. Matthias veut retourner à la ville pour « mourir avec elle [sa femme] » (PN, 56). On ne saura rien d’autre sur elle ; on n’en apprendra pas davantage sur le passé ni sur les origines de Matthias. Là s’arrête le portrait délibéré du passé. Matthias est fin seul, dernier survivant d’une époque.

On saura peu de choses du narrateur, sinon qu’il cherche « à laisser le passé s’éteindre de lui-même, dans les arcanes de [sa] mémoire » :

Je voulais revoir mon père, je voulais changer le cours des choses et j’ai échoué sur toute la ligne. Mon père est mort avant que je puisse lui parler et, quoi que je fasse, quoi qu’il m’arrive, je resterai toujours, comme lui, un mécanicien. Les grands choix de ma vie ont été faits il y a longtemps.

PN, 228

Cette motivation est assez peu commentée, développée, et elle rappelle celle qui animait le narrateur d’Au fil des kilomètres, le premier roman du même auteur, un road novel dans lequel le protagoniste narrateur, mécanicien, durant une panne d’électricité nationale, traverse un pays non identifié d’ouest en est à partir des champs de pétrole jusqu’au fleuve dont l’eau devient salée, afin d’aller prendre soin de son père qui perd la mémoire. Le roman entier carbure à cette intrigue : qu’est-ce qui motive le retour ? quels sont les démons intérieurs du narrateur ? Ce dernier, par opposition à celui du Poids de la neige, est en mouvement ; c’est même la définition de tout ce qu’il fait, le seul but de son odyssée, et tout le porte, malgré ce mouvement vers le levant, l’est, vers le passé qui est en train de s’effacer : « Mon père coule avec cet ancien village minier, et tous deux ressemblent de plus en plus à des fantômes. » (FK, 32) Ce père aurait un « cancer de la mémoire » (FK, 33). Un appel paniqué du père, la panne d’électricité généralisée : ces deux événements déclenchent, pour le narrateur, un périple routier hypnotisant :

La route. Les kilomètres. Les heures pesantes du début de l’après-midi. Les heures fraîches de la nuit. Vers mon village. Vers la maison. Vers mon père. […] Rayer tout le pays. Être devant mon père, dans trois jours, comme une surprise surgie de l’oubli, hors de tout entendement. Pour lui dire que ça va aller, que je suis là. Pour prendre soin de lui. Pour racheter quelques erreurs aussi. Et défier le passé.

FK, 35-36

Résolument centré sur soi, et sur le soi masculin, le récit du narrateur s’attarde un peu sur la rencontre de la copine avec qui il était parti vers « la côte, puis vers le sud » (FK, 40), jusqu’aux champs de pétrole ; puis sur la tentative de suicide de la jeune femme (FK, 66), laquelle finit par partir en laissant son chat derrière elle (FK, 30, 66). Une autre femme, rencontrée au kilomètre 2055 et qui sera là au moins jusqu’au kilomètre 4736 — si elle a même réellement existé —, est minimalement décrite aussi[14]. Celle-ci ne prendra le volant qu’à la toute fin du périple, toujours selon le récit très peu fiable du narrateur. Sous le siège du passager qu’il occupe, elle lui indique une « bouteille d’un liquide clair et inflammable » (FK, 183) au goulot de laquelle il colle ses lèvres. Il tente en vain de résister à l’envie de s’endormir alors qu’il traverse ces lieux significatifs : « [C]’est ici que ma mère a eu son accident. Je bois encore. C’est ici qu’elle est morte. Je crois. Je ne sais plus. » (FK, 185) Cette femme imaginée, serait-elle une sorte de sirène née du sevrage alcoolique ? Une hallucination littéraire ? « J’ai tué la bête », se dit le narrateur (FK, 188). Est-ce que ça veut dire « j’ai tué le père » ? Cela ne sera pas expliqué. Mécanicien comme son père (et comme le père du narrateur du Poids de la neige), le narrateur est aussi, comme lui, alcoolique[15]. Ils ont en partage plus d’une mort, et pour chacune d’elles, une forme de vengeance réparatrice. Ces morts, qui s’accumulent au fil des pages, viennent rythmer le récit et permettent de comprendre la clausule du roman. Première histoire : le grand-père blessé sur la ferme par un bison hors de contrôle, et le père qui, l’année suivante, abat l’animal responsable (FK, 52). Deuxième histoire : l’accident de voiture de la mère, mortel, et la manière dont le père a détruit le moteur du véhicule coupable, à même sa carcasse (FK, 83-84). Troisième et dernière histoire, télescopage des deux autres : comment le narrateur apprend qu’il a lui-même renversé mortellement le « vieux garagiste du village », comme le lui apprend un policier qui précise : « Un vieux têtu qu’on a laissé filer, il y a quelques jours, parce que plus personne n’arrivait à le raisonner. Vieux fatigant. Il répétait sans cesse qu’il cherchait son épouse. Mais sa femme est morte depuis longtemps. Un accident de voiture. » (FK, 197)

Partir de si loin pour venir soigner son père, et finir par le tuer (accidentellement ?) parce qu’on a bu, ou cessé de boire, ou les deux : voilà qui clôt assez clairement la boucle de l’alcoolisme atavique et qui vient souligner, à rebours, la « soif », celle du narrateur et celle de la (première) compagne suicidaire. Ce qui est frappant, c’est que le roman se soit développé sur un silence, celui du narrateur, et sur une série d’indices mythologiques provenant des chapitres intercalaires qui cumulent des titres tels « Le labyrinthe », « La bête », « L’étranger », « Le Minotaure », « Le fil d’Ariane », lesquels pointent assez clairement vers le mythe de Thésée.

Mais quel est le lien entre toutes ces morts, tous ces combats avec des fantômes, des « monstres intérieurs » de l’inconscient, et le lieu d’origine, le village ? Comment « mort » et « région » se rencontrent-elles ? Observons ce village :

Aujourd’hui, je me rappelle mon village natal comme un lieu fait d’attente, de colère et de bouteilles vides. Ce village que je n’ai jamais voulu revoir. Ce village dépeuplé, où tant de maisons sont vêtues de fenêtres placardées. Ces maisons au pied desquelles s’accumulent les feuilles mortes, année après année. Ces maisons avec des arbres tordus dans la cour d’entrée, comme celles que l’on voit dans les livres pour enfants, lorsque c’est l’heure d’avoir peur. Ces coins de rue où les jeunes s’inventent des jeux qui se jouent seuls. Ces perrons où, chaque printemps, les vieux font le décompte de leurs morts même si leurs mains n’ont pas assez de doigts. Cette église et cette école sans vie autre que celle du passé. Ce village où, à l’épicerie, à la quincaillerie et à la station-service, trop de fantômes sortent de la bouche de ceux qui ne sont pas en train de se taire.

FK, 44

C’est ici qu’on recroise les attributs stéréotypés de la région : la fixité des valeurs et des affects associés aux lieux que le temps n’a fait qu’user. Le lieu quitté où l’on revient est ici marqué par la perte (« dépeuplé », « feuilles mortes », « jeux qui se jouent seuls », « décompte de leurs morts », « sans vie autre que celle du passé », « fantômes ») ; aussi bien dire la mort. Celle-ci ne donne pourtant pas lieu à une fétichisation de la trace, comme dans une sorte de résistance à la disparition, mais plutôt à son effacement. Peu importe les kilomètres noyés dans les métaphores mécaniques et animales — coeur/moteur/piston, huile/sang, « piste pour animaux sauvages » (FK, 68) —, les morts ne laissent pas de traces. Juste après l’accident de la mère, d’ailleurs, les traces s’effacent :

La neige avait commencé à tomber. De gros flocons lourds, remplis de silence. Peu de temps après, plus aucune trace n’était visible. Les policiers n’ont jamais pu identifier de quoi il s’agissait. C’était la première neige. Et elle n’a fondu que beaucoup plus tard, au printemps.

FK, 60

À quoi on peut ajouter que le père, « mort sur le coup », a été enterré « là-bas, vite fait. Sinon, les coyotes rôdent pendant des semaines » (FK, 198). « La métropole », quant à elle, est aussi prise dans ce temps suspendu, mais le narrateur observe les traces d’une vie humaine passée dans le

décor terne, vu tant de fois, à l’orée des grandes cités. Ces stationnements qui s’étendent comme des nappes de pétrole autour des entrepôts. Ces terrains vagues, faits de grillages, de gravier et de ronces. Ces quartiers de maisons identiques sur le bord des voies rapides. Puis ces grues immobiles au-dessus des chantiers.

FK, 169

Outre les « décombres qui traînent ici et là sur la chaussée » (FK, 169), la ville est « livrée à ses fantômes » et elle forme un « paysage désolé » (FK, 170). La ville apocalyptique, sous la panne d’électricité généralisée, prend le même visage que le village tel que se le remémorait le narrateur : il y voit les traces d’un environnement hostile qu’il n’est pas possible d’habiter.

LA FÉTICHISATION DE LA TRACE : DE BOIS DEBOUT

Le roman De bois debout de Jean-François Caron est lui aussi couvert de nominations pour des prix de la critique ou du public[16]. Au contraire du roman de Guay-Poliquin, celui-ci s’attache à une longue exploration-célébration des très peu nombreuses traces laissées par un père silencieux. Cette fois, il ne s’agira pas de tuer le père, mais au contraire, d’en refaire le portrait. C’est de filiation[17] dont il est question dans cette oeuvre, l’un des tropes très fortement associés à la régionalité. Ici, il faut retracer, c’est-à-dire réparer une filiation brisée : « Je l’ai vu mourir. Je viens de voir mourir le père, que je me répète en courant. » (BD, 9) La mort, si elle motive le retour, motive aussi tout un travail de valorisation de cette enquête. En ce sens, le roman met en scène ce que Lori Saint-Martin a pu identifier dans un corpus de fictions québécoises d’aujourd’hui. Que veulent les enfants ? se demande-t-elle. La réponse est simple : la reconnaissance paternelle :

La reconnaissance signifie d’abord l’identification (se rendre compte que telle personne nous est connue), en apparence toute simple mais compromise dans les textes de nombreuses manières. […]

Une identification visuelle établie (je vois bien que c’est toi), les enfants veulent davantage : la confirmation, par leur père, de leur identité et de son amour. Reconnaître, c’est alors accepter, admettre, accueillir comme sien[18]. La quête de traces, dans De bois debout, ressemble à une

mise au monde réciproque, née du troisième sens du mot « reconnaissance », c’est-à-dire gratitude, si ardemment désirée par l’un et par l’autre [...]. Reconnaître le père et être reconnu par lui, le connaître à fond (d’où le fantasme persistant du « carnet du père » [que] nous avons vu si souvent à l’oeuvre) : voilà à quoi rêvent les enfants[19].

On aura compris que ce désir d’une reconnaissance paternelle, s’il était bien présent dans la motivation du narrateur (sans prénom ni patronyme, d’ailleurs) du Fil des kilomètres, est à peu près absent de la narration du Poids de la neige. La mort du père, dans le premier cas, sauf à considérer le voyage lui-même comme une preuve de gratitude filiale, vient lui refuser radicalement cette reconnaissance : il est tué par ce qui ronge le fils. La survie du fils, dans le deuxième cas, se fait absolument sans le père, puisque la tentative de reconnaissance mutuelle a été empêchée par les éléments.

De multiples morts ponctuent De bois debout : mort du père (un policier tire sur André Marchant) ; mort de la mère (Pauline Latendresse : cancer du sein), qui entame la spirale descendante du père ; mort de Marianne, l’amante d’Alexandre Marchant, le personnage principal (cancer des os) ; mort du fils de René, alias Tison (dans un incendie). Pour le dire comme Lori Saint-Martin à propos des fictions du père, « pour que le père soit bon et aimant — ou même pour qu’il soit placé au centre de l’intrigue —, il faut, semble-t-il, que la mère soit morte ou partie ; présente, elle risquerait de prendre toute la place dans la vie émotive de la famille[20] ». La mère « paie de sa vie, ou du moins de sa disparition de la diégèse, tout rapprochement père-enfant, comme si le père n’arrivait pas à trouver une vraie place dans la famille tant qu’elle était là[21] ». Cela est vrai pour le roman de Jean-François Caron, qui fournit un portrait vraiment limité de la mère — et des femmes en général. Là n’est pas son projet, très clairement. Chez Guay-Poliquin, il n’était absolument pas question de la mère dans Le poids de la neige, et, quand il était question d’elle dans Le fil des kilomètres, c’était pour raconter sa mort et pour parler du fils qui l’imagine lui racontant des histoires, ce qui met le père en colère. Exit les mères. Ce qui ne veut pas dire que les pères seront bavards pour autant.

LE SYLLOGISME DU PÈRE SILENCIEUX

Le coeur du récit se déroule à Paris-du-Bois[22], « dans le Bas » (BD, 199), le « creux », le « “chez nous” […] que le grand monde de la ville et des ministères appelle la Côte-du-Sud », comme le dit André (BD, 200). La mort du père, annoncée dès le début du roman, ressemble à un suicide par policier interposé (suicide by cop). On pourrait croire que le roman s’affairerait à essayer de comprendre qui est ce père, et ce qui s’est passé pour que celui-ci, pourchassé par une auto-patrouille, soit abattu. Cette piste de l’intrigue restera pourtant en retrait de la longue apologie du père Marchant, laquelle contraste de manière flagrante avec les autres fictions que j’ai réunies ici. De bois debout, au contraire des romans de Guay-Poliquin et de Kevin Lambert dont je parlerai plus loin, célèbre le silence des pères et associe cette expression de la masculinité (le silence et l’absence) à l’objet de la littérature. Car, contrairement à la tendance que Lori Saint-Martin voit se dessiner dans les fictions québécoises contemporaines — « l’émergence de ces voix de pères qui formulent autrement la famille, la masculinité et les émotions[23] » —, c’est plutôt à travers la rédemption par la littérature que se joue le « nom » du père, que peut être rétabli son « rang[24] ». C’est ce qui se produit dans De bois debout. La figure paternelle, si elle est retracée après sa mort, c’est pour être reconduite, idéalisée, au bout d’un questionnement identitaire qui ne peut se faire que dans son ombre silencieuse et dans une attitude proche de la vénération. Une adoration silencieuse du père qui répète, comme une règle régissant tous les rapports père-fils : « Tu te tais, et tu apprends. » (BD, 51, 53, 54, 70, 204 et passim) C’est surtout ce qu’en fait le fils qui est significatif :

— LA MÉMOIRE D’ALEXANDRE
Et, dans cet espace qui m’appartient, l’écho des enseignements du père. Toute la résignation du monde, et cette humilité qui réprime la moindre parole. Tu te tais. Et tu apprends.

BD, 54

On sait que le père éloignait le fils de toute lecture : « T’auras jamais rien de vrai dans les livres, c’est juste bin écrit pour que tu penses que c’est vrai, mais ça l’est pas. Ça existe pas, la vérité. Ou, en tout cas, ça peut pas s’écrire » (BD, 76), professe le père. Il poursuit : « Dans un livre, t’apprends rien d’autre qu’un livre. Les mots disent pas la moitié de ce que tu peux vivre. […] Pas la moitié de ce que tu dois vivre. » (BD, 82-83) Le désir intense du fils de valider le silence du père trouve cette opposition, entre la vie dans les livres et la « vraie vie », en pleine gloire symbolique dans une certaine littérature. Une littérature (surtout masculine[25]) que le père avait fréquentée et dont il était sorti désillusionné : « Il s’était rendu compte qu’il ne pouvait plus vivre hors du monde. » (BD, 202) Quand le père avait abandonné l’université, il avait pensé : « Je m’en vais offrir mes bras à du vrai monde./Vivre une vraie vie. » (BD, 204) C’est dans ce même chapitre qu’on apprend, au détour d’une phrase, que le père n’est pas le père biologique d’Alexandre :

Il y a déjà un bourgeon de bébé qui lui pousse dans le ventre. Il le sait. Mais il l’a choisie, et il se tait.
— TOUTES LES VOIX, en choeur
Tu te tais, et tu apprends.

BD, 204

Mais c’est une littérature (québécoise) que le fils aussi a lue et qui, au contraire, lui a fourni un ensemble de valeurs qui lui permettent de décoder ce silence. De le rapatrier. C’est là le syllogisme du père : la littérature sert à dire le silence ; or, mon père est silencieux ; alors mon père est comme la littérature. Naître de cet héritage, c’est le fabriquer un peu soi-même :

— LA MÉMOIRE D’ALEXANDRE
C’est ça, le mystère du père. Un homme capable d’ouvrir toutes les portes d’une seule main. Capable de comprendre même sans qu’on parle. Peut-être y a-t-il un peu de cette compréhension dans ses silences. Un jour, il m’a dit : « Tu vas voir, y a bin des affaires qu’on dit jamais. » Ces « affaires qu’on dit jamais », ça, il y en a eu. Des affaires jamais dites. Et jamais entendues.

BD, 136

Et cette homologation entre la littérature québécoise et ses thèmes socio-identitaires fondateurs, qu’on les appelle « pays » ou, paradoxalement, « âge de la parole », s’exprime avec insistance dans le roman De bois debout, par des associations entre le livre et le père. Allégorie qui va du bois de l’arbre au papier du livre. Le silence paternel est d’abord traduit en un legs : « L’héritage le plus fort du père : son silence. C’est lui qui m’accompagne chaque jour de ma vie, sur lui que je marche, en lui que je lis. C’est une marque profonde : entre guillemets, des points de suspension. » (BD, 109)

Puis l’allégorie se précise alors qu’Alexandre poursuit l’apologie du père adversaire de la lecture, et que le syllogisme du père trouve son expression la plus aboutie :

— LA MÉMOIRE D’ALEXANDRE
[…] Longtemps il a eu seulement tort. Mais aujourd’hui, parfois, je crois qu’il avait aux lèvres un semblant de vérité. Quelque chose qu’il avait saisi, je ne sais pas comment, de l’incapacité du langage à dire ce qui est essentiel. Le père lui-même était un de ces livres qui ne savaient pas me dire le plus important.

BD, 134

Encore une fois : le silence, c’est le père ; le silence, c’est la littérature : tout est pardonné, et je peux exister et faire exister ce père avec le contraire du silence : la parole, la voix et les livres.

LE CORPS ET LA VOIX DU PÈRE

Quelques traces de la corporéité du père, sensorielle plutôt qu’intellectuelle, permettent peut-être de comprendre ce que le fils fera du cadavre (métaphorique) du père à la toute fin du roman. J’en donne deux exemples pour nuancer les affirmations que je viens de faire sur le père-impuissance, père-silence, père-livre : « Même si je ne me suis jamais débarrassé de ce sentiment de découragement, il y a cet héritage laissé par le père, qui sentait le bois sec et la terre d’automne et qui a depuis su calmer un peu mes angoisses. » (BD, 62) Le silence du père endeuillé apparaît comme le seul héritage transmis, et il faut mentionner que, si le père « fait corps » avec son environnement — le bois —, ce corps résiste pourtant à la lecture, comme si l’objet de la quête mémorielle du fils, ce qui motive son retour à Paris-du-Bois, n’arrivait pas à dépasser la tautologie fondatrice. Le père, c’est le père :

Il y a le père, des gouttelettes ramassées dans sa moustache, dans sa barbe de père juste pas rasé, dans sa barbe de père abandonné, dans sa barbe de père rendu tout seul. Il renifle, il souffle la vapeur des vrais hommes, de profondes inspirations tranquilles, de longues expirations chargées d’haleine, son haleine à lui, une haleine qui sent lui, qui sent le père.

BD, 65

Ce panégyrique se double, bien entendu, des tropes de la régionalité déjà identifiés : d’abord le motif de la tension entre l’exil et le retour ; ensuite la question des traces et des valeurs associées au progrès, c’est-à-dire la relation entre le temps, les objets et la pensée. Tout se tient et se tiendra. La clausule du roman exacerbe encore la fatalité : même mort, le père continue d’exercer son emprise sur le discours (le silence) ; pire encore, son règne semble devoir s’étendre à tout jamais. On en revient encore à cette association entre le lieu régional et l’absence de changement. Le « creux » du père devient le « trou » du fils, et ce passé semble pouvoir se perpétuer à l’infini :

J’ai trente-sept ans, je viens de voir mourir le père, je m’échappe encore. J’aurai quarante ans dans pas long, je viendrai de le voir partir. J’aurai cinquante-trois, soixante, quatre-vingt-un ans, il viendra toujours de mourir, sera à peine disparu. Et je n’aurai jamais compris plus que ça : ce trou lové dans sa tête, ce vide, ce fond noir qui me représente. Où j’existe.

BD, 392

Le père, dans De bois debout, va désormais hanter l’existence du fils, tels les fantômes du village minier d’origine du Fil des kilomètres. Accidentelle ou délibérée, la mort de ces pères qu’on cherche à atteindre — milliers de kilomètres, milliers de mots — ne fait que réactiver leur force silencieuse. Il faut rappeler que ce silence, le volumineux roman de Jean-François Caron (près de 400 pages) l’explorait assez directement au moyen de voix imaginées ou racontées, de pensées ou de paroles rapportées, mises en évidence par la typographie. Cette comparaison sera sans doute exagérée, mais suivons la piste en nous disant que l’environnement discursif dans lequel le roman s’inscrit nous y autorise : le dernier chapitre s’intitule « les voix ». Tel un Maria Chapdelaine de la Côte-du-Sud, l’orphelin revenu à la cabane du père — « une bibliothèque hors du temps, au milieu d’une forêt » (BD, 392) — vit parmi les voix. Je me permets de citer l’explicit entier parce qu’il adhère clairement, cent ans plus tard, à Paris-du-Bois plutôt qu’à Péribonka, à la morale célèbre du roman de Louis Hémon, « rien ne doit mourir et rien ne doit changer » ; « rien ne changera, parce que nous sommes un témoignage » :

Autour de moi, il n’y a plus que des personnages dorénavant et pour toujours. Et on se raconte, sans cesse, la même histoire, mais en empruntant chaque fois des mots nouveaux. La mort de tout cela est impossible. Tant qu’est ouvert le livre. La mort n’existe pas. Je m’en retourne dans mon lit. C’est là que je resterai dorénavant. Mon coeur croche, la lumière hésitante, et ces voix, sans fin, qui racontent. Sans fin. Tant qu’on lira.

BD, 394

Je ne souhaite pas proposer de rapprochement plus sérieux entre le discours de conservation du régionalisme littéraire canadien-français, motivé par la survivance, et ce désir d’enracinement d’aujourd’hui, nourri par le deuil et une adhésion à la mission de préservation des legs — cette fétichisation de la trace dont je parlais plus haut. Le premier est éminemment localisé (le « pays de Québec ») ; le deuxième, parce qu’il y a tous ces sédiments référentiels repérés çà et là, aurait une visée plus universelle, sauf pour les lecteurs locaux formés à ce discours sur la littérature québécoise — lecteurs locaux formés par ce discours qui tisse des parallèles fictionnels entre la patrie et l’idée de littérature nationale. Néanmoins, il faut dire que ces deux espaces-temps nourrissent abondamment l’idée d’une littérature faite pour ça : totémiser l’origine, ici condensée dans la figure d’un père droit, sensible par en dedans, et dont le silence motive les fils à prendre la parole pour meubler, avec des artefacts réels ou inventés, un territoire qui ne peut pas changer.

TU AIMERAS CE QUE TU AS TUÉ : LES MORTS ET LES NON-MORTS

J’aime pas grand monde, en vérité, sauf quelques écrivains, quelques filles et quelques homos qui écrivent des trucs délirants que je trouve à deux piasses dans les élagués de la bibliothèque, des folles et des enculés qui sont pas obsédés par des questions de fondation et qui s’appliquent à bien démolir de belles choses prisées tout à fait gratuitement à chacune de leurs phrases.

TA, 179

Ça meurt beaucoup — et jeune —, dans le premier roman de Kevin Lambert, Tu aimeras ce que tu as tué. Almanach à bicyclette : frappé par une voiture. Sylvie construisant un fort dans la neige : mangée par la souffleuse conduite par « Kevin Lambert ». Transsexuelle morte en couches. Adultes suicidés, mère, grand-père, amant ; banc de scie, corde. Le père de Sébastien, atteint d’un cancer incurable, s’enlève la vie après avoir tué ses deux enfants et leur mère. Croustine, fils de « Kevin Lambert », le chauffeur de la meurtrière souffleuse, et de Paule, la cousine germaine transsexuelle de Faldistoire, le narrateur, grandit chez son grand-père taxidermiste. Lors d’une visite au zoo de Saint-Félicien, son père le hisse sur un muret ; il en tombe (poussé par son père ?), et est dévoré par un couguar. Il a trois ans. C’est le 11 septembre 2001.

Cette liste, une condensation qui n’est pas aussi exagérée qu’il y paraît, n’est pas exhaustive. Avec le ton de la parousie et de l’invective, Faldistoire raconte au présent des événements qui ont eu lieu, qui ont lieu, et se recouvrent : le primaire, le secondaire, la petite enfance, la vie et la mort, et l’après-mort. La seule temporalité qui permette de recoudre une sorte de généalogie ou de ligne du temps, c’est celle de l’école ; et les liens qui unissent les personnes ne peuvent se comprendre que dans leur mort. Le désir de destruction de Faldistoire est cependant localisé. Il vise Chicoutimi : « Chicoutimi payera pour ses enfants battus, pour ses enfants qui parsèment le cimetière, des petites tombes où l’on compte sur nos doigts le chiffre qui sépare les années gravées dans le roc. » (TA, 116-117) Dans ce lieu fixe, nommé, référentiel (rues, toponymie historique et populaire, noms des magasins, noms des écoles), les enfants tués et les adultes assassins ou suicidés continuent d’exister autour de lui. Ils sont morts et non morts. Faldistoire dira :

Sylvie, Sébastien, mes deux amis du primaire, morts avant notre entrée au secondaire, rejoignent ma mère et mes grands-parents dans les limbes. Comme toutes ces choses belles et vraies, ces choses qu’on célèbre et auxquelles on croit, comme toutes ces choses dont on vante l’authenticité et la beauté véritable, tu mourras, Chicoutimi. Toutes les belles choses ont pour fonction ultime de s’autodétruire. Tu auras existé pour me donner naissance et j’aurai vécu pour te donner la mort. Ça ne sera pas paisible, Chicoutimi. Mais ta terre souillée redeviendra arable à force de sang versé, et on applaudira tous quand les sinistres corbeaux viendront boire tes dernières humeurs.

TA, 129

Mort et non mort, c’est aussi ce qu’étaient les « affamés ». Mais la responsabilité de cette conversion n’était pas évoquée, dans le film de Robin Aubert ; c’est une des caractéristiques du métatrope « zombie » : il n’y avait pas de motivation dénotée, pas de responsable. Il n’y avait pas de motivation à cet état. On peut, comme spectateur, allégoriser cette responsabilité, et tâcher de lire la race, la société, l’idéologie, etc. L’accusation, au contraire, est très nette, chez Kevin Lambert : Chicoutimi tue ses enfants. La présence des fantômes, ces non-morts qui ont droit à une enfance et à un futur après leur mort, s’explique par la mort de Faldistoire. « Évidemment, je le suis déjà — mort », explique-t-il. « Je suis le mort », poursuit-il, et, comme tous les enfants morts de Chicoutimi après lui, il est revenu :

L’enfant tué par le grand-père Fernand à quatre ans bientôt cinq, un soir d’automne, une dernière fin de semaine au chalet avant l’hiver, il s’emporte et m’étouffe, je mords fort et il me frappe, j’ai son sang dans la bouche et son sperme, impossible de le recracher sous l’oreiller où j’expire, ses vieux bras ont encore de la vigueur. On me retrouve dans le lac. […] J’étais peut-être bien le premier enfant revenu. Un complet de Chicoutimi pour sauver la réputation d’un homme notable, ancien directeur d’école dont la porte du bureau épaisse étouffait tous les cris des garçons fautifs. Qu’est-ce que ne ferait pas Chicoutimi pour protéger l’homme blanc et honorable, le bâtisseur de ses machines destructrices, de ses édifices de malheur, jusqu’où irait ma ville natale pour conserver sa pureté infâme ? Jusqu’à faire revenir ses enfants morts. […] Je suis ces morts et toutes les autres.

TA, 133-134

DÉTRUIRE CHICOUTIMI

C’est un portrait sans doute trop rapide de ce roman. Je veux surtout insister sur le contraste entre cette charge destructrice envers la région et ses récits de fondation, et la volonté au contraire plus investigatrice des autres romans réunis ici. Il n’y a pas, chez Lambert, de registre nostalgique associé à la région éloignée ni au temps passé. Il s’agit d’un rejet total. Le ton de la narration n’est pas sans rappeler celui de Jean-le-Maigre d’Une saison dans la vie d’Emmanuel (1965), ou encore celui de Perceval Marchaterre de Sébastien Chabot dans Le chant des mouches (2007). Tous deux racontent avec une violente candeur des abus et des négligences abjectes envers les enfants — ce qui, dans le cas du roman de Marie-Claire Blais, a donné lieu à des lectures allégoriques qui sont encore des jalons de l’histoire de la littérature québécoise. Pour d’aucuns, cette critique de la Grande Noirceur signait la fin de l’idéalisation, en littérature, du terroirisme canadien ; cela venait aussi sceller l’homologation durable entre l’espace rural et le conservatisme, comme entre la ville et la modernité. Inceste, pédophilie, maltraitance, ignorance, mort infantile : tout rapproche ces fictions. Et pourtant, il y a quelque chose qui distingue Faldistoire de Perceval et de Jean-le-Maigre ou d’Emmanuel, et qui le rapproche d’Alice, le scribe de La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy (1998) : un enfermement qui ne peut s’achever que par la destruction de la maison du père. Faldistoire, en effet, dans ses cahiers d’écolier, prend des notes, dessine ou rédige des prophéties, prépare, organise, planifie un grand attentat. Dans le dernier chapitre de Tu aimeras ce que tu as tué, il a dix-sept ans ; les morts non morts le rejoignent au sous-sol. Marie-Loup, Sébastien, « Victor et ses soeurs, Pierre-Luc, Croustine et Sylvie » (TA, 200) vont détruire Chicoutimi : « Il n’y a plus rien à faire pour Chicoutimi. Nous sommes morts et nous causerons la sienne. » (TA, 201) Après avoir volé des caisses d’explosifs, « [o]n décide de tuer les enfants d’abord pour leur éviter les souffrances à venir » (TA, 201). Les explosions, le feu : « Au moment où ça saute, la fondation est ébranlée. » (TA, 202) Sylvie conduit la déneigeuse, et elle écrase les voitures, elle « étampe […] un gros pick-up cher » (TA, 205). La ville devient lisible tout à coup par ses toponymes : le toit du Tim Hortons, la Place du Royaume, le Future Shop, le Terra Nostra, le pont Saint-Anne, le pont Dubuc, la polyvalente, le lycée, l’hôpital, le cimetière, le parc Rivière-du-Moulin, le Saguenay.

De grands cratères s’ouvrent dans l’herbe verte du golf, le sol régurgite ses liquides bouillants. Les édifices sont bientôt ravagés, attaqués par des brasiers qui entament leurs décombres. Mille ans d’histoire passent en l’espace d’un après-midi. Chicoutimi devient ruine, devient rien, antérieure à sa fondation. La petite maison blanche, celle qui a résisté au déluge, celle qui est devenue par sa blancheur, sa ténacité et son manque de grandeur l’emblème de chaque Chicoutimien, fendille de toutes parts avant de verser par en avant, de dégringoler la falaise au-dessus de laquelle elle trône, et de s’affaisser sur le roc.

TA, 209

La filiation est radicalement rompue ; les lieux de transmission de l’héritage, qu’il s’agisse de ses écoles ou plus prosaïquement de ses magasins, et jusqu’à son artefact le plus iconique, la petite maison blanche : tout de Chicoutimi sera détruit. De même de cette « demeure » que Faldistoire, dès le premier chapitre du roman, n’arrive pas à dessiner « correctement », selon Madame Marcelle[26]. La maison et ses fondations sont les expressions métonymiques par excellence de la famille, de la filiation ; or, c’est au sous-sol que le grand-père Fernand sévissait ; l’attaque elle-même est lancée depuis le sous-sol de Faldistoire. Le passé n’a pas de valeur, il n’y a rien à préserver, il faudra le détruire en même temps que le présent. Les dernières phrases du roman en résument le programme : « Ce que nous portons en nous est trop grand et le monde trop petit. La destruction est notre manière de bâtir. » (TA, 210)

+

La région, dans les fictions que j’ai réunies ici, était étroitement liée à un héritage, et, par un réseau d’associations topiques, à la préservation ou au contraire à la destruction des traces qui en garantiraient la survie. Ce que soulignent l’attentat prophylactique envers Chicoutimi, le suicide par policier interposé d’un parent, de même que les apocalypses de diverses ampleurs causées par les zombies, la neige, ou une panne d’électricité, c’est la puissance des figures de la conservation. Ces héritages, qu’ils soient ostensiblement célébrés ou refusés, apparaissent obligatoirement liés au territoire régional. Ce rapport étroit entre le territoire (régional) et l’héritage a le dos large. En 2004, l’écrivain Victor-Lévy Beaulieu s’inquiétait de ce que le roman québécois « du Plateau » aurait cessé, en délaissant le reste du territoire, de parler de la famille, ce qui laisserait les jeunes « si seuls au monde[27] ». Il n’aura pas eu à s’inquiéter longtemps : le Grand Récit de la littérature québécoise n’allait pas s’éloigner de ses origines si chères. On creuse la trace, on renoue les filiations dans les représentations localisées, régionalisées. Le temps du lieu régional est très étroitement lié à l’histoire (aux traces et aux récits) ; cet espace et ce temps sont encore fascinés par des temps fondateurs que le roman, c’est ce que j’ai tâché de montrer, s’applique à saturer dans un effort souvent explicite de conservation. Lire attentivement la mort et ses figures permet sans doute d’exacerber encore davantage le poids du métatrope régional. À mon sens, celui-ci montre la voie de ce qu’il peut être véritablement original de raconter à propos des régions, et ce serait un rapport renouvelé au territoire, qu’il passe par la représentation conflictuelle de la stasis au sein du chronotope régional, ou encore par la destruction, solution radicale proposée par l’infiltration d’un Kevin Lambert. Est-ce qu’on arriverait par là à un postrégionalisme ? Nous le verrons bien.