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« En lisant Denis [Vanier], j’ai la sensation d’être mis en face de paysages vivants du monde intérieur… paysages tragiques, fous d’émoi, hurlant de soif [1]. »

Comme l’a déjà souligné Denise Brassard [2], l’oeuvre poétique de Denis Vanier est traversée par un vaste réseau sémantique lié au thème polymorphe de l’eau. De recueil en recueil, Vanier transmute en effet ses matériaux de base, à savoir l’acid et l’urine, en une eau de purification où les mouvements des liquides permettent un rejet progressif d’une identité mise en violence dans une quête symbolique de sainteté [3]. Pour mettre ce déplacement en perspective, nous emploierons la méthode préconisée par Paul Wyczynski dans son analyse de la poésie symboliste, qui consiste à « passer en revue toute l’oeuvre d’un auteur, préciser sa symbolique et […] saisir le sens au premier contact [4] ». Cette approche phénoménologique nous permettra, en outre, d’y greffer une analyse bachelardienne, où les images se révèlent fondatrices d’une conscience ordonnée par la puissance imaginaire [5]. Dans un cadre thématique, où le thème sera entendu comme une catégorie organisatrice plus ou moins concrète par ce qu’elle a de subjectif et qui s’étend au moindre fait d’expression, tel un « schème ou un objet fixe, autour duquel aurait tendance à se constituer et à se déployer un monde [6] », nous pourrons saisir la démarche vaniérienne comme un ensemble signifiant acquis par des valeurs différentielles.

En outre, la psychocritique de Charles Mauron sera décentrée, en ce sens que nous reprendrons la méthode des associations d’idées [7], tributaire de la formation des thèmes, afin d’expliquer le conscient de l’écrivain plutôt que son inconscient. Nous revisiterons ainsi l’idée d’un « mythe-symbole [8] », qui permet l’intégration tant du mythe personnel ou psychanalytique mis en lumière par les métaphores et le symbole que du mythe littéraire qui s’inspire d’un récit primordial. Nous nous référerons parallèlement, puisque les analyses critiques de l’oeuvre de Vanier sont souvent fragmentaires, à des études portant sur différents auteurs susceptibles d’éclairer notre recherche. Ces techniques nourriront notre interrogation sur la présence métaphysique d’une soif qui, dans l’oeuvre de Vanier, culmine en un fatalisme où la concordance entre l’être et l’image est illusoire. Nous avons préalablement divisé sa création en trois périodes : la rébellion, la transition et l’extrême-onction, représentées par les recueils Lesbiennes d’acid, Renier son sang, L’urine des forêts, Porter plainte au criminel et Hôtel Putama [9], ce dernier devant nous servir de recueil synthétique.

« Un coup de fourche, une goutte de feu [10] »

Dans Lesbiennes d’acid (1972), l’imaginaire des drogues, de la sexualité et du marxisme est sujet à la force brute du langage du poète. Le recueil fait effectivement un usage fréquent des fluides sexuels :

Ces textes ont été mouillés

sous les cuisses d’un grand cirque.

De la lumière pure à l’arrêt hydraulique,

des monstres aux poupées sourdes,

ils se sont fait bander

et doucement frémir

dans le musée aux mains d’hélices de

Mustard Darling, la prostituée chinoise.

LA, 182

Le liquide des deux premiers vers, polysémique puisqu’il peut être assimilé au sang menstruel, au sperme ou à la cyprine, devient l’initiateur du poème. De fait, plus que le signe d’un assujettissement de la femme, ce que plusieurs ont reproché à Denis Vanier, la prostituée devient la muse du poète, et c’est d’une jouissance que l’on peut qualifier de « séminale » que naît le poème. À cet effet, l’illustration « Mustard Darling » (LA, 180), deux pages plus tôt, présente l’union d’une jambe masculine et d’une jambe féminine ainsi qu’une rivière de sperme s’écoulant de la jonction inguinale pour noyer un tiers dont seules les mains, index levés en signe de victoire, sont visibles. La prostituée, figure récurrente de l’univers du poète, devient le lieu du cirque social, qui permet d’exposer la sexualité dans l’espace public ; or c’est justement cette provocation qui favorise une unification des contraires, soit la vie et la mort, soit l’horreur et la beauté. Vanier en vient donc à former un univers poétique où les qualificatifs se complètent. Le sang constitue ainsi un élément de communion avec le corps, qui permet au poète de se distancier de l’autorité par l’insubordination et qui l’inscrit dans le paradigme de la violence du feu [11]. Le sang devient conséquemment une marque d’émancipation, puisque son individualité est affirmée par des actes de violence contre les dissidents en vue d’établir sa supériorité. Plutôt qu’une victime de la violence masculine, Mustard Darling serait instituée du pouvoir de vie — la lumière pure — et de mort — l’arrêt hydraulique. L’homme est donc le sujet passif d’une poésie à valeur utopique :

violente une petite porto-ricaine de mousse

au moment où ses désirs naissent en blocs saignants mais

tissés de noix

les renards d’orgelets connaissent la limite de notre liaison

ne me criez pas STEAK HACHÉ

quand mes pansements déteignent sur les caisses de DDT

LA, 191

Le sang instaure cependant, dans plusieurs textes, un climat de férocité où les désirs jaillissent violemment du corps de la femme pour se matérialiser. Le sang ne serait ainsi qu’une étape primaire du processus d’extériorisation de son mythe individuel [12], c’est-à-dire une monstration de ce qu’il est prêt à accomplir. Or, le distique final découvre une signification davantage appariée à des éléments extérieurs au producteur du discours — les désirs sont des produits du poète — tout en en étant la représentation. Le sang en vient même à submerger les pansements souillés pour se greffer à un détonant qui le transforme, par un procédé métonymique, en un igniteur. Le poète et les désirs suggérés par la muse, qui conservent une valeur prosaïque par leur affiliation avec l’alimentaire, sont finalement décrits comme la source du nihilisme mis au jour par Chamberland [13].

Les valeurs institutionnalisées, soumises à la violence promulguée par le corps, font elles aussi appel à des fluides spécifiques. C’est d’ailleurs le cas du « bouddha de pus », qui multiplie ses attaques contre la médecine : « Les barbiers de la banque de sang sont hygiéniques/drabes d’onguent » (LA, 199). Les crèmes sont en effet, tout au long du recueil, considérées comme la ruine du monde révolté ; l’anglicisme populaire drabe, par sa connotation négative, renforce l’idée selon laquelle l’institution, la « banque » qui inverse l’interprétation du sang, serait nuisible. Néanmoins, le négativisme de ces vers tient principalement au fait que l’onguent affaiblit le pus, matériau de base de l’idole orientale nommée dans le titre du poème, dont le caractère révulsif en fait une sculpture provocatrice opposée au catholicisme. Le produit médicamenteux, qui n’est pas à confondre avec les drogues, serait conséquemment (on peut le supposer) une tentative d’uniformisation de la société occidentale.

Le fluide le plus important, en ce qui a trait à la représentation des idéaux traditionnels, est l’eau, qui se présente sous deux angles distincts : la putréfaction et le liquide. La décomposition du corps qui s’annonçait positive, voire euphorique, dans Je [14], change en effet de signification. En réponse à une lutte inefficace ou à une trop grande passivité, elle devient une conséquence à long terme de l’imprégnation de l’eau qui tout au long du recueil devient, par son caractère péjoratif et son opposition aux valeurs contre-culturelles, un avatar de l’institution. La cinquième strophe d’« allô-police », « plein de scotch/le bien-être social mange des poodles castrés/pendant que sa vieille bite moisit/dans son sous-vêtement de vison » (LA, 196), transmet la négativité de la fausse opulence du bien-être social ; le poodle, en plus d’être accessoire (il est castré), c’est-à-dire soumis au régime technocratique et stérile de la médecine, est ainsi converti en une incarnation du capitalisme. Les moisissures et la décomposition en général établissent donc une relation entre un monde réprobateur qui enchaîne et un poète qui lutte contre ce qu’il juge être fasciste (LA, 210).

Les occurrences les plus nombreuses concernent néanmoins une eau « pure ». C’est contre cet adjectif, justement, que se rebellera Denis Vanier. Il tentera, par son écriture, de corrompre cette eau et d’éclairer le lecteur par son cynisme :

la peur ne pogne plus

plus jamais vos cocktails de tête d’eau

nous savons que nos berceaux

sont des machines à tuer.

LA, 193

Plutôt que d’exprimer un manque d’intelligence, « tête d’eau » pourrait par le fait même signifier une dilution de la réalité visant à susciter la peur. Le poète tendrait ainsi à rétablir l’équilibre du sens par la dénonciation ou par l’abjuration de l’eau. D’un point de vue contre-culturel, le liquide s’avère donc être un solvant contre la dissidence, c’est-à-dire une sorte de miroir où le lecteur peut observer une situation sociétale héritière du Viêtnam et des régimes de terreur. L’altération qu’il propose crée cependant un monde manichéen fondé sur l’acception de ladite contre-culture. C’est dans cet esprit que le poète s’insurge, dans Hôtel Putama, contre l’importance du Saint-Laurent. Son fleuve, plutôt que d’évoquer la puissance de son peuple [15], possède des traits dépréciatifs du seul fait qu’il est le symbole du retour obligé. Moteur de « la mousse naïve des maladies de l’eau » (HP, 90), le fleuve sera, dans cette perspective, « puant » (HP, 58). Néanmoins, le fleuve peut toujours incruster dans la mémoire les traces du pays si souvent quitté, de sorte qu’il est l’instigateur d’un duel identitaire qui se conclut, dans Porter plainte au criminel, par l’affirmation « je déteste mon pays » (PP, 87).

C’est notamment dans la dichotomie de l’alcool, boisson qui combine par ses propriétés l’eau et le feu [16], ou alors in extenso dans la distorsion du réel, que Vanier situe la soif. Il marque en effet le poème par certains fluides, en l’occurrence le sang et le sperme, mais aussi la salive, qui corrompt et se présente dans certaines mythologies comme un pendant du liquide séminal [17]. Pour satisfaire à ces excrétions « créatrices », il doit ingérer des drogues, des alcools qui, par transmutation, permettent de multiplier les images liées aux champs lexicaux conformes au mythe du poète rebelle auquel il s’identifie. Vanier favorise également, par la porosité des images (par exemple, l’interchangeabilité du sperme et de la salive), une complémentarité à sa symbolique tout en évitant les répétitions syntagmatiques. On peut même étendre ce principe en supposant, à l’instar de Cecil Arthur Hackett, que l’eau est un moyen interposé de convocation du feu. Hackett affirme en effet, dans son analyse de la poésie rimbaldienne, que « le poète semble demander au feu de dessécher cette eau dont il avait subi une hantise continuelle… L’eau et toutes les expériences qui s’y rattachent résistent pourtant à l’action du feu [18] ». Par extrapolation, Vanier, fidèle au mythe du poète révolté, tente d’éprouver sa « Langue de feu » face à la vaste étendue d’eau que représente le Saint-Laurent, masse liquide des valeurs traditionnelles de son lieu de naissance, en vue d’un baptême guerrier symbolique [19]. Cette confrontation donnera lieu à de nombreuses antithèses : « [s]on métabolisme prend un titanic pressant/vers les dimensions collantes/où les travestis liquides/ étirent leur pellicule brûlée » (LA, 214) ; l’érection, puis l’éjaculation de l’auteur deviennent, par l’antonymie entre « liquide » et « brûlée », sources de mystification. Bref, l’eau, initiatrice de l’érection mais aussi du naufrage, est informe ; l’opposition offerte par les travestis ne peut être qu’indifférenciée et ne se caractérise plus que par la brûlure, marque permanente de son individualité. La soif est, en définitive, un motif identitaire : le poète se définit par opposition aux autres, d’où la nécessité de multiplier les sécrétions et de s’approprier ce qui lui est extérieur.

Translatio Imperii

Denis Vanier s’écartera sensiblement du mythe du poète révolté afin de se composer un univers qui, empreint de morbidité, présente des considérations divergentes. Renier son sang apparaît comme un spécimen intéressant de cette transition puisque le recueil propose, par la contrariété qu’il dépeint entre la haine de son Judas intérieur et la nécessité de produire de l’ignoble pour dénoncer l’hypocrisie [20], une synthèse du rejet de soi amorcé dans L’hôtel brûlé [21]. Cette incompatibilité passe, en outre, par une translation des images du liquide — ou de l’eau si l’on considère que tout liquide est une eau en ce qu’il est susceptible d’engendrer une soif [22] —, par le rejet et le bannissement, deux termes qui se distinguent par l’acte de violence qui accompagne le dernier. Il faut cependant savoir que le contexte sentimental de Vanier était, lui aussi, propice au changement : Josée Yvon, son homologue féminin, est emportée par le sida, de sorte que Renier son sang est empreint du souvenir de la « fée des étoiles » et accentue la rupture avec Le fond du désir [23]. Cette perte aura pour conséquence, entre autres choses, la disparition de la cyprine en tant que fluide créateur. Pourtant, un nouveau liquide, l’encre, surgit dans son oeuvre et nous permet de penser que la cyprine est désormais présente sous une forme sublimée, c’est-à-dire plus acceptable socialement mais toujours liée au désir fondateur [24]. Son objectif poétique serait, dans de telles circonstances, davantage cathartique, car le poème tenterait de raviver le schème de Josée Yvon par le biais d’un sang noir, d’une écriture du sang [25] qui témoigne de la négativité de l’auteur vis-à-vis de son absence :

des lubrifiants corsés

ainsi que tout « à la main » :

l’encre du corps bouillie, tamisée et imprimée

RS, 50

Le changement au sein du réseau thématique amène aussi, dans cet extrait de « Bibliothèque d’homme », une modification comportementale partielle. Le souvenir de la femme, métaphorisé par l’encre, introduira dans la poétique vaniérienne des images à caractère masturbatoire auparavant limitées à l’activité féminine [26]. L’encre peut ainsi être assimilée au sperme par son côté créateur et à la cyprine par le désir, mais constitue un substitut inférieur, puisqu’il faut le purifier, comme si l’image liée au sperme n’était pas aussi glorifiée que le sperme lui-même. L’écriture conserve néanmoins son aspect jouissif et réconfortant, cependant que le réconfort provient maintenant du souvenir.

Parallèlement, le rejet qui résulte du dégoût symbolique de soi mis en exergue par le titre du recueil, migre de la rancoeur à l’égard du pays natal vers une attaque de soi. Celui qui affirmera plus tard : « je m’attaquais en vous/c’est maintenant que je le sais » (UF, 79) découvre donc peu à peu ses leurres et se punit de leur dissimulation par une révolte contre son corps, qui se manifestera par l’étalement du contenu gastrique :

bander c’est ramper,

vomitif parmi les lucioles,

s’unissant au sol

et adorant l’invisible

quand la route est si forte,

mais pourquoi ?

RS, 60

Le vomissement est, par conséquent, complémentaire de l’exil et de la solitude qui permettent, d’une part, une plus grande conscience de soi et, d’autre part, l’expurgation. Cette strophe présente en outre un questionnement qui éclaire l’indécision du poète : la servilité, même dans un cadre sexuel, est une soumission et elle est mise en évidence par l’italique. Pourtant, considérant que l’encre est analogue au sperme, le souvenir de la sexualité serait lui aussi une soumission, l’exil se présentant comme solution matérialiste à un attachement strictement intellectuel et par conséquent impalpable. L’aboulie du poète peut résulter du fait que la perte récente de Josée Yvon est toujours vive ; le poète préfère rester que d’accepter l’exil et la solitude, ces « traces/qui respirent ailleurs » (RS, 60) qui favorisent une renaissance immiscible avec son existence actuelle. Ce contrôle du corps amène, dans une certaine mesure, une violence corporelle qui se trouve euphorisée même en l’absence de drogues liquides comme l’héroïne. Vanier semble ainsi redécouvrir son environnement : les déambulations dans des sphères jugées représentatives de sa première production poétique le font se mettre à nu. Il montre, par le fait même, le calvaire de celui « [n]é de la haine du lait/et d’allergies au sperme » (RS, 39), dont l’assèchement progressif serait le gage à la fois d’un contrôle de soi quasi destructeur et d’une volonté de se détacher de tout sentiment d’humanité. Cette non-acceptation de soi l’éloignera, on peut le supposer, de la tentation de constituer un double de son agonie, d’où le péjoratif du lait et du sperme, tous deux relatifs à la naissance. Le poète est ainsi poussé vers l’exil physique et spirituel, d’autant plus que l’invisible paraît être le marqueur identitaire de « ceux qui rampent ».

Par ailleurs, le rejet permettra au poète de reprendre la dualité entre l’eau et le feu afin de marquer par la confusion des éléments sa désorganisation symbolique. Par des vers tels que « Brûlée vive de naissance/noyée hors de l’eau » (RS, 12), Vanier fera en effet montre d’une tendance qui, contrairement à sa première phase créative, n’est pas la résultante d’une invocation réciproque :

J’ai été parti longtemps

et ne reviendrai qu’étanché

ma soif d’encre sale ;

RS, 21

avant de s’inscrire

et se dissoudre dans l’ordre des choses

RS, 24

La soif se manifeste donc par l’expression d’un rejet liquidien qui favorise l’entrée de nouveaux fluides, en l’occurrence l’encre, dont la tournure sexuelle permet au poète de laisser une marque sur le réel par le biais des caractères imprimés. La hantise de la mort est sans doute due à celle de sa compagne ; il se sent donc spirituellement isolé du monde. Le poème circonscrirait ainsi le monde auquel il se sent appartenir par l’inversion de certains champs de son imagerie, ce qui établit un épuisement de la figure du poète révolté qui l’avait tant fasciné chez Jack Kerouac (HP, 39). Surgit de là cette « valeur de dernier recours, de seule part récupérable de la culture [27] » de sa poétique, la dysphorie issue de l’assentiment à l’exécration autorisant, en toute circonspection, à rattacher ce recueil aux oeuvres finales de Denis Vanier. Les liquides évacués en viennent à former, dans « Bibliothèque d’homme », un champ lexical important, puisqu’ils favorisent l’extraction d’une crasse grattée avec méthode, mais parallèle à la recherche de son origine, de l’image de soi qui précédait celle du rebelle rimbaldien.

La rédemption, face à cette personnalité incrustée, s’effectuera par une répudiation : la recrudescence de l’eau s’institue d’un pouvoir cathartique ; le liquide devient un agent de purification, mais aussi de vivification et de régénération [28]. Bachelard la conçoit, en effet, comme « l’objet d’une des plus grandes valorisations de la pensée humaine [29] », celle de la pureté, bien que ses formes puissent acquérir plusieurs valeurs de signifiance. Vanier s’insurgera par conséquent, dans Renier son sang, contre « la “privatisation de l’eau potable” » (RS, 51) au profit de « l’épuration ainsi que [du] traitement de l’usure/et du secondaire » (RS, 54). En définitive, c’est en se baignant à la source fondamentale, où il sera nettoyé, qu’il s’arrache à l’emprise du corps, exprimée par la soif d’encre qui l’enchaîne à ses désirs. Ces deux phénomènes seront en outre les prémisses d’une destruction : l’incompatibilité entre les deux images subséquentes du poète, par les déviations incomplètes et contradictoires qui régissent les fluides, le poussera à faire table rase.

Noé en liesse

L’urine des forêts, plusieurs critiques l’ont déjà souligné [30], dénote l’achèvement de la transition de Denis Vanier entre la destruction morale et le nihilisme physique. Le recueil établit au premier abord des états qu’on peut prendre pour apocalyptiques. Ils illustrent cependant, lorsqu’on s’intéresse aux permutations opérées au sein du réseau sémantique de l’eau, une glorification des rejets de l’organisme en vue d’une renaissance basée sur une acceptation de soi par le métadiscours. Cette acceptation s’effectue par l’entremise d’une purification scripturale où les eaux, auparavant négatives, deviennent nécessaires à la purgation du poète. Or, la principale conséquence d’un tel processus est l’augmentation du négativisme du contenant qui, auparavant, était pourtant assimilable à une certaine euphorie puisqu’il protégeait le poète de l’institutionnalisme. Celui-ci est en effet, depuis Renier son sang, presque systématiquement effacé de son discours, de sorte que, dans L’urine des forêts, on n’en trouve que deux occurrences foncièrement négatives : « l’aube me fend/dans le bain, le bol ou la poubelle » (UF, 45) et « c’est l’eau que vous buvez/travestis sous la chandelle/un verre de gaz [31] à la main » (UF, 59). La volonté du poète de faire face à cette mise à l’épreuve peut aussi être assimilée à la recherche de l’extrême qui ponctue ses textes. L’expérience de Vanier, qui éprouve sa « langue de feu », peut ainsi devenir paroxystique, ce qui constitue un tournant radical depuis Renier son sang, où l’un des thèmes dominants était l’adaptation. Une hybridation des deux théories placerait le poète telle une figure divine en contrôle de son univers, dont la seule possibilité d’atteindre la pureté serait l’annihilation de son environnement mythologique urbain. Ce désir de répudiation, déjà présent dans le titre du recueil et la page de couverture, tendrait donc à l’éloigner de l’enfer dantesque tel qu’illustré par Gustave Doré dont les lithographies ponctuent l’ouvrage. On peut aussi croire que, comme « l’enfer est un lieu clos/et [que] rien ne s’y invoque » (UF, 45), l’eau comblerait un vide qui lui permettrait de nager en surface. « Dieu bénisse ce temps où une goutte créait le déluge » (UF, 30) devient de ce fait une plainte de Vanier, cependant que la réconciliation avec l’onde, féminine selon plusieurs par son appariement au corps fertile [32], passerait par une réconciliation spirituelle avec son ancienne compagne [33] :

Elle s’émerveille dans le sable mouvant

comme une chenille

qui empoisonne son amour

dans l’étreinte du liquide,

mais il y a aussi la vase

du printemps qui nous poignarde.

UF, 42

Puisque la femme peut être perçue comme un symbole de renaissance et de transmigration [34], par son appariement avec la chenille, ou de mort, par le sable mouvant, le texte autorise deux lectures. D’une part, un lépidoptère se trouve dans un environnement instable et potentiellement dangereux, mais il exploite sa capacité à empoisonner pour modifier la perception du fluide, tuant métaphoriquement le sable pour en faire un liquide d’étreinte apparenté au berceau. Un autre liquide, la vase, change par contre l’enchaînement positif par sa capacité à poignarder. Le poète présenterait enfin deux images expliquant la douleur du changement. D’autre part, le liquide devient pour la chenille un lieu d’épanouissement qui, pour l’énonciateur, est synonyme d’empoisonnement et d’emprisonnement. Pourtant, en dépit de cette sensation de mort, la vase constituerait un renouveau qui, par sa stabilité, pourrait être interprété comme une eau plane, presque dormante, ce qui en fait une substance mère [35]. Or, ce calme résulte en une eau narcotique qui diminue la douleur et permet de se distancier, donc de vaincre les remous par le rêve [36]. L’irréalité, illustrée par la présence de Josée Yvon dont le souvenir hante le recueil, est ainsi rassurante et terrifiante, du fait que « [l’âme] avance dans l’obscurité, se laissant envahir par ce lent poison de la dissolution jusqu’à pénétrer l’infranchissable lieu sacré de l’extinction [37] » ; le poète cherche le changement, se laisse décanter par des eaux maternelles pour s’éteindre et se sanctifier. Ce poème serait, en définitive, l’expression de son désir de vivification, d’une volonté de se dépêtrer de son enlisement tout en rendant hommage à ce qui est répudié. Le Baptême de Judas [38] se place sous ce signe : en vue d’une acceptation de soi, le poète acceptera jusqu’à son statut de paria et se sanctifiera lui-même en vue de se transcender. Toutefois, le titre du recueil installe un flou, puisque Judas l’Iscariote, par son statut de traître, ne mérite pas a posteriori de baptême ; or, en tant que disciple, il a été baptisé et le poète semble s’intéresser à ce qui précède la déchéance. En conséquence, le recueil montre un apogée obtenu par le baptême (le liquide), voire une sacralisation fonctionnalisée par la purification, qui suppose un gommage du passé en vue d’une renaissance.

La destruction de l’univers mythique du poète révolté se fera d’une manière similaire à celle de Noé, puisque c’est un déluge, mythe d’origine de plusieurs civilisations [39] et figure récurrente de la littérature, qui permettra, dans les deux derniers recueils, sa délivrance. La pluie, qui « use l’homme par la monotonie de ses assauts [40] » et se présente sous des allures violentes et passionnelles [41], peut donc détartrer le corps du poète en vue d’une reviviscence, tout en supposant une force expliquée par sa résistance :

il pleut que nous sommes éphémères

justement

tu es de ces créatures

que l’on trouve après la pluie

jouissant dans l’eau

et les herbes sauvages.

PP, 59

L’eau prend ainsi une signification opposée à celle qui lui était échue dans la première phase de création vaniérienne : elle devient ce qui humecte le poème. La pluie étant devenue un outil de circonscription temporelle, le phénomène s’explique entre autres par l’importance accordée au temps et à la vitesse dans L’urine des forêts et Porter plainte au criminel ; elle marque en effet le caractère provisoire de l’individu, sans pour autant être une source de pathétique. La pluie serait plutôt la base d’une révélation similaire au carpe diem horatien, de sorte que le poète paraît faire abstraction du pathos pour se complaire dans la jouissance pluviale. Il essaierait, par conséquent, d’être l’une de « ces créatures/que l’on trouve après la pluie » et pour qui le liquide est l’initiateur d’un comportement sauvage [42]. La pluie serait aussi un souvenir pour l’homme ravagé de ce que c’est que de « bande[r] dans la boue, les yeux ouverts » (PP, 15) ; Vanier s’éloignerait progressivement de son image sexuelle unidimensionnelle au profit d’une image sexuelle à caractère plus érotique et sensuel. C’est là l’indication d’un changement de mentalité parallèle à la multiplication des allusions à la mort, le rappel de ses anciennes croyances soulignant le stéréotype du poète maudit sur lequel il a longtemps calqué son image. La pluie est, en définitive, un état de réminiscence qui favorise à la fois la fascination et l’ébahissement.

L’eau de purgation du poète, sans être entièrement distincte du déluge, est cependant d’une autre nature. En effet, pour se purifier en vue de l’extrême-onction, Vanier introduit divers grades d’eau où, par une série de transferts et de baignades, il tentera de s’extraire de ses vicissitudes, ce qui se soldera par une mise à nu préliminaire à sa sacralisation [43]. Ces modifications, imputées aux champs lexicaux qui composaient auparavant son imaginaire, donnent donc le jour à des vers tels que « la seringue que vous lavez/est peut-être le dernier fruit de la terre » (PP, 98) ; le caractère négatif de la seringue — puisqu’il faut la laver — et l’optimisme issu de la rareté du fruit conduisent à une ambiguïté qui permettra par la suite une inversion tardive des valeurs que le poète défendait. Le lecteur est par conséquent amené, dans les deux derniers recueils, à reconsidérer les « reliques » qui constituaient son mythe individuel en vue de les réinsérer dans un nouveau cadre de valeurs exempt des impuretés purgées par le liquide. Ainsi, lorsque l’auteur ordonne, dans L’urine des forêts, « Vidange-moi [titre]//[a]vec l’eau souillée de plants hydroponiques/comme purger un diamant sale » (UF, 29), il se présente comme une figure divine dont la pureté a été entachée mais dont la conscience, principal moteur de l’écriture depuis ses premiers poèmes-manifestes, permettra la restauration. Pourtant, il joue en même temps sur les anciennes formules de sa poétique, puisqu’il prétend se nettoyer avec une souillure, inversant par le fait même l’image type de l’eau pure, dont la vertu cathartique serait plus importante [44]. Il en découle une écriture aux allures violentes, voire mutilatrices, transcrite par des formules telles que « [l]es arômes saignants qui nous déchirent/sont ceux des femmes d’ici,//ce sont l’encre des mots de ce poème » (PP, 96) ; cette écriture n’est toutefois pas sans un aspect positif naïf, sinon euphorisé. De liquide féminin, créateur et enveloppant — bien qu’elle soit au départ étouffante — l’eau devient masculine, car violente, et engage un combat contre l’homme au coeur même de l’épopée vaniérienne ; en effet, elle est un des schèmes fondamentaux de la colère universelle [45]. La volonté de puissance et d’élévation dans un univers sur mesure serait, conséquemment, un incitatif à l’épuration en même temps que son aboutissement :

j’ai forcé la démesure

jusqu’au plus plat,

mouillé tel un lac artificiel

où l’eau tourne son dos

teinté d’essence

au rayonnement des étoiles.

UF, 29

Or, cette épuration s’explique dans la perspective où Vanier a, durant sa première phase de création à tout le moins, poussé les limites de son expérience jusqu’à la lisière de la mort. Ce jeu dangereux est cependant dénoncé par la strophe qui, au passé, présente le poète comme un solitaire. Celui-ci est en effet apparenté au lac artificiel, à savoir une étendue d’eau coupée de ses affluents et étrangère au paysage, tel un environnement marginal ; le poète « tourne son dos […] au rayonnement des étoiles », ce qui, dans la pensée religieuse, sinon mythologique du recueil, peut être interprété comme un rejet du culte catholique ou de sa personnalité. Cette solitude n’est toutefois pas due à la nature du poète, mais à son comportement. L’énonciateur, par l’extrémisme dont il fait preuve, est en quelque sorte lui aussi artificiel ou, pour reprendre les termes de Vanier, un « puma narcotique » (UF, 43), un animal potentiellement violent affilié à l’illicite. En conséquence, il a perdu ses couleurs [46], à l’instar de l’essence qui, flottant sur l’eau, décompose l’ensemble du spectre chromatique. Denis Vanier adopte ainsi un nouveau point de vue, où ses couleurs seraient non pas la conséquence d’un artifice, mais plutôt immanentes à sa personne. Son appropriation du mythe du poète révolté ne serait donc plus une coloration particulière ; elle serait un travestissement de la sienne. Cette révélation l’amène à se laver par un passage du bain à l’eau de dissolution qui, par son absence de saveur, était auparavant négative, mais avive désormais les autres goûts et constitue une enveloppe partiellement translucide d’où éclatent des couleurs particulières [47]. L’introspection qui lie les deux derniers recueils sera l’occasion pour le poète de recouvrer ces « couleurs particulières » et de les exacerber jusqu’à la phosphorescence [48], image qui lui permet, encore une fois, de se diviniser.

Pourtant, en dépit de son versant euphorique, l’eau présente une autre tendance, liée à une sensation de brûlure, que l’on pourrait assimiler à la progression du cancer de Vanier, mais qui peut aussi être le résultat de son dépouillement :

L’eau vive qui brûle

les pansements de la langue arrachée,

bêtes languissantes que furent les ténèbres

avant la naissance du corps

comme machine à écrire

UF, 59

Mise en exergue par l’adjectif « vive », l’onde prend ici un caractère ambivalent à cause de sa proximité par rapport à la vie et à la douleur. Vanier serait alors condamné à une eau paradoxalement incendiaire. De plus, cette eau qu’il ne peut boire installe une crainte issue de la disjonction entre désir et possible basée sur le corps, qui engendre l’imaginaire du poète, de sorte qu’il peut écrire par et pour sa souffrance. Ainsi, lorsqu’il affirme : « bientôt on me tranchera la bouche/pour en extirper le verbe de feu noir » (PP, 20), il témoigne d’un sentiment d’écart. L’expérience poétique est douloureuse, car elle le soumet à une recrudescence des eaux l’exposant à la douleur, mais l’acte scriptural, paradoxalement, amène un certain réconfort par la renaissance qui en est l’objectif. Son incapacité à ingérer un liquide est, par conséquent, un élément qui limite sa capacité à en sécréter un autre, d’où la recherche permanente du fluide. Aussi cette accumulation se fera-t-elle par une poussée vers l’extrême dont il tente de se distinguer. Il utilisera de plus des formules telles que « Je bois tout/surtout les bulles du plancher frais lavé » (UF, 51), ce qui lui permettra ensuite d’excréter ou, selon ses dires, de « vomi[r] un liquide invisible et brisé » (UF, 73). Il opère, en somme, une accumulation qui cadre dans son univers à la fois grotesque, monstrueux et romantique [49] en vue d’un nettoiement de son discours par une opposition à lui-même. Au fur et à mesure qu’il se fait plus acide, le liquide est plus difficilement absorbé par le poète, qui multipliera l’affirmation de son désir de couper court à sa purification par des passages aussi explicites que : « je fuis ce qui est liquide » (PP, 46).

Or, dans le même poème, Denis Vanier indique qu’« il faut attaquer/détruire ce qui reste de tes larmes de métal/ils te transforment en quincaillerie atomique » (PP, 46); cette transition liquide-solide entrave l’adjonction du poète à la réalité, puisqu’il ne peut plus recouvrer ses couleurs ; il en résulte une écriture du combat contre la mort. Cette mort est conséquemment parallèle à l’assèchement du poète qui, dans L’urine des forêts, écrit : « je me sens avoir pleuré/mais mes joues sont rudes et craquées dans le désert violent » (UF, 26). Les larmes sont, pour Bachelard, de l’ordre de la rage, des larmes de combattant visant à répondre à la tempête [50]. L’ultime exposition à l’eau serait donc un procédé de purification comme d’apaisement, ce qui nous guide vers les qualités imputées à l’alcool. En effet, transmetteur de chaleur, le liquide permet, lorsqu’il personnifie la bien-aimée, d’exprimer des propriétés purement sexuelles, qui ne sont cependant pas opposées aux valeurs viriles et guerrières ainsi qu’aux vertus purificatrices auxquelles l’alcool est associé [51]. Cette destruction de soi peut, en définitive, être considérée comme la dernière marque du rejet de l’archétype du voyant : plutôt que de faire violence au monde, le poète se fait lui-même violence ; il ne dérègle plus les sens, mais tente plutôt de trouver ses couleurs et son identité primordiale. Cette démarche est néanmoins entreprise avec une certaine ambiguïté, puisque Vanier revient à plusieurs reprises sur son objectif, régression qui lui permet d’entamer à nouveau sa purgation.

Une poétique de la déjection

La poétique vaniérienne suit ainsi un parcours qui commence par le mythe du poète révolté, où les liquides sont interprétés selon leur adjonction aux valeurs contre-culturelles qui caractérisent l’image que Vanier s’est appropriée et où la soif est la cause de l’exposition de sa « Langue de feu » à l’élément liquide pour l’éprouver. Par la suite, il y aurait une période de transition durant laquelle le poète effectue une permutation des fluides en vue de permettre l’expression de son mythe individuel et de retrouver les couleurs qu’il a momentanément dissimulées. De cette inversion partielle, cependant, il résulte un univers hybride qui, par la cohabitation impossible des deux moitiés, amène Vanier à accumuler l’eau pour ensuite la rejeter, se nettoyant par le fait même de sa première image et détruisant l’espace mythique qui lui était assimilé. Cet écart est aussi, dans le contexte de Renier son sang, la source de sa soif : pour créer son univers typographique post-mortem, Vanier s’adonnera à une écriture de combat marquée par l’absorption et l’excrétion. Or, l’influence de l’isotopie de l’eau nous est révélée par Hôtel Putama, recueil où Vanier retrace son parcours : « Tu ne peux plus mourir, maintenant. C’est vraiment fini : tu as été au bout du tunnel et personne ne veut de toi. » (HP, 66) Tout cela pour revenir au même, s’il n’y a pas de dualité entre l’éternité et la vie sommaire, technique, absente malgré tout : « […] Tu es condamné à vivre ce que j’ai enduré de ton agonie, surtout que tu ne bandes plus et écris que “le visage de la passion est à repeindre”. […] Il aura fallu que tu meures pour que je t’aime, mais tu auras soif toute ta vie. » (HP, 66)

Le problème de la renaissance, chez Denis Vanier, est qu’il est condamné à l’éternité, puisque la mort n’a pas voulu de lui. La terre se présente comme un purgatoire où il devra souffrir du fait d’avoir voulu repeindre le visage de la passion qui se présente, par le désespoir passif qu’elle engendre, comme la conclusion « logique » de sa volonté de recouvrer son identité et de masquer sa persona antérieure ; on peut interpréter, selon une autre perspective, la mort du poète comme la « petite mort », l’orgasme, de sorte que la vie serait stagnante en l’absence d’activité sexuelle. Le désir de changer son état serait ainsi la résultante d’une impotence symbolique dont la cause est, justement, le dégoût du mythe qu’on lui a apposé. La soif peut par conséquent être l’expression d’une absence de narcotique, le poète cherchant en définitive un nouveau lieu d’expression à son énergie psychique par le déplacement. Il établit par le fait même des parallèles entre son écriture et le mécanisme de décharge un procédé exploité en vue de fuir un stimulus inadéquat et d’alléger son angoisse existentielle [52]. Vanier, en proie à cette dissension, l’exprimera sous des formes manifestes, sinon dissimulées, par exemple dans ses premiers recueils : « nous admettrons/la culture/le jour où une oeuvre d’art/nous fera décharger » (LA, 197) ; « toutes ces érections laissèrent/le plus majestueux arc-en-ciel du Grand Nord absolu » (PP, 35). On peut supposer que le principal outil de cette décharge est intrinsèquement lié aux symboles de son premier imaginaire. « [L]a .303 suprême/dont les balles ne tuent pas [53] », signe phallique que Chamberland assimile à l’écriture de l’abcès [54], est présente dans plusieurs recueils de Vanier qui disséminer symboliquement sa poésie (il convient de rappeler que le poème est, pour lui, un moyen d’inscrire sa présence) ainsi qu’une image sublimée de soi. Or, comme la mort ne pourra survenir qu’une fois sa potence revenue, l’écriture vaniérienne paraît chercher le retour du plaisir par des voies périphériques de la sexualité. Aussi, « tout au plus puis-je vous offrir/ce chant de décharge » (UF, 74) semble-t-il être l’excuse d’un poète conscient qui se sait le lieu du « plus ancien combat de l’homme » (UF, quatrième de couverture).

L’urine des forêts, contrairement aux interprétations apocalyptiques qui nous en ont été données [55], se révèle donc sous un nouveau jour : le poète y magnifie les rejets de l’organisme, la source de vie qu’est la chute s’illustrant, tour à tour, comme un sperme qui lui permet de territorialiser et un jet d’urine qui permet la purification de son organisme [56]. Cette volonté de se rapprocher du liquide, puis de l’excréter, semble être un discours métapoétique puisqu’il amorce la dualité entre acceptation et dénégation de soi, laquelle trouve son épanouissement dans une écriture de substitution où les pulsions de l’auteur sont sublimées. De plus, dans Hôtel Putama, c’est dans une eau essentiellement féminine que le poète peut marquer son existence perpétuelle par le poème, la soif étant illustrée comme la capacité d’assimiler le matériel nécessaire à la transcription subséquente de ses états. La rupture sémantique, davantage observable dans Renier son sang où les deux mythes s’entrecroisent, est par conséquent réduite, dans les derniers recueils, à la conjonction qui emmêle deux éléments complémentaires, l’eau et le feu, et qui permet l’avènement de l’alcool et de l’eau masculinisée puis, ultimement, de la femme érotisée. Il convient cependant de signaler que l’écriture du liquide prend chez Denis Vanier des formes multiples par l’introduction, entre autres, de la chimie et de la faune et de la flore marines. Elle reste pourtant, au demeurant, ce « crime parfait/dont il faut effacer les traces/avant [s]a rupture d’avec les mots » (UF, 20).