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Il faudra bien tôt ou tard, prendre la mesure de cette poésie, ou plutôt nous mesurer à elle, prendre notre mesure à l’étalon qu’elle nous propose (puisque la poésie est précisément faite pour cela : nous permettre de prendre notre taille [1]).

Robert Melançon

La subjectivité comme élément d’indétermination absolue, devient un élément de potentialité absolue [2].

Maurizio Lazzarato et Toni Negri

exiguës de sa démesure étalonnée [3]

Michel Beaulieu

Les textes de Michel Beaulieu « témoignent de ce qui, à notre époque, nous renvoie à un irrémédiable dépaysement, nous oblige à désirer de nouveaux modes de présence [4] ». Pierre Nepveu nous convie, dans cet extrait, à lire une oeuvre ancrée dans l’expérience commune, dans le temps de l’écriture, mais qui relève néanmoins d’une démarche et d’une recherche sur soi. Cet « irrémédiable dépaysement » se traduira, dans les premiers textes de Beaulieu, par une densification du signe qui le mènera, comme il l’explique lui-même dans « Le nombril d’autrui et celui de moi-même », texte inédit publié dans ce numéro, à une « décalcification de l’émotion », à une émotion « de plus en plus érodée ». Dans ses derniers recueils, il se montrera particulièrement attentif aux objets personnels, aux rencontres et aux souvenirs intimes d’où il fera surgir, dissimulés sous les traits du confidentiel, des lieux de partage et d’expérience commune. Les poèmes de Beaulieu cherchent à faire advenir de l’impossible adéquation à soi-même une présence nouvelle. S’interroger sur le déploiement de ces « modes », évoqués par Nepveu, permet de postuler qu’une tension se manifeste dans toute l’oeuvre entre une écriture de l’intimité et une écriture du poème comme espace d’« accueil du monde [5] ». « Désirer de nouveaux modes de présence » signifie aussi instaurer une nouvelle grammatisation, un rapport aux mots pourvu de ses propres règles de fonctionnement, de ses interdits et de sa « configuration sensible […] des sujets [6] ». Cette « politique de la littérature » se caractérise chez Beaulieu par une parole fuyante tendue vers un devenir.

Le sujet dans les poèmes et les romans de Beaulieu entretient de multiples façons un désir de sortie-de-soi, un sentiment d’excès par rapport à lui-même qui est le corollaire d’une « non-identité à soi [7] ». Dénoncée dans sa poésie, cette non-identité correspond au refus de la précarité de la condition humaine dont l’« usure des corps et des âmes, [l’]érosion des gestes et des émotions [8] » est la fatalité. Le poème dans un geste inaugural propose un temps de la « saisie du furtif [9] » en s’appliquant à nommer les plus infimes choses et sensations du monde. L’oeuvre de Beaulieu suscite partout la saisie d’une mesure et la tentation de son excès, comme redéfinition des limites du monde et du poème. À ce propos, il sera question du corps comme lieu à la fois de claustration et d’exil. L’évocation de la figure du flâneur, emblématique de Baudelaire, permettra d’interroger l’expérience de l’errance intérieure du sujet. Celle-ci nous mènera ensuite à observer l’importance de la continuité, du prolongement, se déployant autour de l’incorporation, par Beaulieu, de l’héritage de ses prédécesseurs ainsi que dans l’autoréférentialité. Pour conclure, il sera question de cette pratique de l’équilibre, du suspens, caractérisée par l’usage de la préposition « entre » dans son écriture.

Un « espace par devers-lui »

Errance et désir forment un couple partout réuni chez Michel Beaulieu. Il s’agit, à bien des égards, d’une poésie contemporaine de certaines modes de son époque : soixante-huitarde et contre-culturelle, alliant à la fois libération sexuelle, usage des drogues et érotisme. Certains poèmes flottent ainsi dans le silence aérien de la raréfaction poétique des premiers recueils, jusqu’à la logorrhée extatique d’anecdotes, de faits divers des derniers ouvrages. Le thème de l’errance doit être mis en relation avec la matérialité et les limites du corps lui-même. Le corps est en creux dans l’oeuvre de Michel Beaulieu et si ses parois, son seuil — la peau — agissent comme une cage, nombre d’aspects apparaissent comme le moyen d’échapper, d’excéder la mesure corporelle. C’est ainsi qu’il est envisagé sous le signe d’une infinie fragmentation, sans unité, sans noyau ; toujours ouvert, sans cesse tendu entre un devenir et sa propre disparition. Pourtant, la poésie de Beaulieu « parle presque toujours d’enfermement [10] ». En fait, ces lieux de claustration sont aussi nombreux que ceux associés à l’épanouissement et se rejoignent en d’étonnants tandems. Le corps se révèle à la fois un lieu de réclusion, « il y a cette cage de peau/que chaque corps habite » (CE, 13), et un lieu de la libération du désir, de l’extase et de l’amour : « ce corps inondé d’un plaisir » (« minuit passe », OO, [n.p.]). Parallèlement à cette frontière de chair, on retrouve, des premiers aux derniers poèmes, les références à un « corps diffracté » (VI, 42). La perception démultipliée de l’anatomie est répandue au point où le corps est « éclaté » (VI, 83), « mutilé » (VI, 13), « béant dans ses stigmates » (VI, 27) et où « nul n’a plus de visage nul n’a plus de nom » (KA, 10).

Ces visages en ruines et ces corps disloqués apparaissent comme une matière à laquelle il faut donner forme. À ce fractionnement, le poème propose une géographie inexplorée — un « espace par-devers lui » (CH, 37) — qui se transmue en ce que Beaulieu appelle le « corps fauve [11] » (VA, 34). S’évader de cette « cage de peau » (CE, 13) exige d’avoir recours à certaines échappatoires, telles la drogue et le sexe, qui rappellent chez Beaulieu ces « techniques de soi » auxquelles Michel Foucault faisait référence dans ses travaux autour de l’Histoire de la sexualité [12]. Ces techniques provoquent un sentiment d’étrangeté par rapport à soi et redéfinissent chez Beaulieu « l’inscription [du sujet] dans le monde [en fondant] un autre ordre des choses [13] ». Cercle de justice témoigne d’une quête d’évasion et de la recherche d’un refuge : « à peine un instant que voilà passé/dans ce qui nous détache de nous-mêmes/et nous retrouve en autrui » (CE, 62). La drogue et la sexualité évoquent le mystère de la transsubstantiation et ce, particulièrement dans le recueil Visages, en permettant une expérience de communion et de partage :

l’oeil étamé de la douleur

quand elle habite les membranes

de ses seringues empoisonnées

en empêchant la peau de se refaire

une enveloppe

[…]

voici que tu foudroies chaque visage

et chaque visage trouve en toi sa grâce

et chaque rancoeur gît dans les os

depuis que face à la mort tu m’offres

à l’impassible vie.

VI, 79-80

Il faut penser cette relation au corps à l’aune de la potentialité. Ces techniques — la drogue et la sexualité — apparaissent comme des façons d’excéder le corps « en empêchant la peau de se refaire/une enveloppe ». Or c’est dans cette ouverture, cette échappée hors du soi, que « chaque visage [peut alors] trouve[r] en toi sa grâce ». Beaulieu se rapproche, en ce sens, de Gilbert Simondon qui, comme le résume Muriel Combes, « à la question kantienne : “Qu’est-ce que l’homme ?” substituerait la question : “Combien de potentiel un homme a-t-il pour aller plus loin que lui ?”, ou encore : “Que peut un homme pour autant qu’il ne soit pas seul [14] ? » C’est ainsi que le « corps fauve » évoqué plus tôt permet de se muer en l’autre, dans un « paysage du corps où chaque pli se débride/et se fait accessible » (VI, 24). Si elle apparaît toujours comme un geste individuel, solitaire, introspectif, cette sortie-de-soi demeure néanmoins une invitation à la communion :

et même si tout cela ne nous menait

nulle part

J’irais pressentir en toi cette rumeur

d’un autrefois qui nous fut à charge

de soigneuses dérélictions

entretenus par les ans

les miroirs où se distillent les rides

quand elles affinent les visages

et même si le temps nous bascule

en nous ceignant de ses plis

j’irais

dépeuplant l’univers

pour mieux naître en toi

pour mieux qu’en moi tu naisses.

VI, 48

Nul ne peut plus ignorer, avec Simondon, que le soi c’est le nous, et qu’il n’y a de pensée du commun qui ne soit une pensée de soi et de la transformation de soi telle qu’on la retrouve dans les poèmes de Beaulieu.

L’errance mémorielle

Dans les trois romans de Beaulieu, les personnages ne sont pas brisés et en proie à l’angoisse. Ils demeurent cependant tout autant morcelés et divisés que dans la poésie et ce, par la vision « moléculaire [15] » adoptée dans la narration. La description physique est toujours fragmentaire, se concentrant sur les détails sans offrir de vision d’ensemble. Le corps des personnages est fuyant et leur regard ne devine jamais qu’à la dérobée : « aperçue blonde femme couleur caramel raie des fesses devinée à travers le maillot blanc mouillé blonde touffe de cheveux blonds en plein soleil éclaboussures de lumière dans les yeux pas possible de la regarder elle se retournant les traits du visage flous dans le soleil belle sans doute peut-être m’en approcher » (TO, 9). Cette perspective évoque bien le rapport kaléidoscopique au monde que l’on retrouve dans son oeuvre et qui se définit notamment par ce recours fréquent à la démultiplication de l’infiniment petit. En témoignent l’abondance d’anecdotes, dans les poèmes et les romans, ainsi que l’importance que Beaulieu accorde explicitement au banal, au courant, à l’ordinaire. Le kaléidoscope est indissociable du nombre et du capharnaüm puisqu’il réfléchit des combinaisons d’images de la « vie multiple » et en reproduit la « grâce mouvante de tous les éléments [16] ». De façon figurée, ce jouet aux fragments colorés rappelle la figure du flâneur baudelairien confronté, dans ses interminables balades, à une succession variable d’impressions, de lieux, de sensations.

Pour saisir la singularité du flâneur de Michel Beaulieu, il faut accepter que le nombre mentionné par Baudelaire — « c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini [17] » — ne désigne pas uniquement la foule mais aussi quelque chose de plus intime, l’énumération des amantes et de leurs particularités, par exemple, ou même le rappel ordonné des vicissitudes quotidiennes :

Bien sûr, nulle casserole propre, mais l’une ferait bien l’affaire, que de la vieille eau, la remplacer donc, rincer, frotter une allumette contre le bec de gaz, parcourir le corridor, se délester des reliefs du festin de la veille, extirper des dents et du palais la pâte épaisse du sommeil, nettoyer les coins des yeux, les grumeaux dans les cils, et parcourir de nouveau le corridor en longeant le mur de droite, les jointures contre le plâtre et attendre quelques secondes que l’eau précipite ses bulles qui exploseront avant de déborder.

SS, 23

De la même façon, dans les derniers recueils, le traitement énonciatif — d’une horizontalité surprenante — rassemble en un geste nivelant le souvenir de l’amoureuse, l’adresse au poème et les quatre buts marqués la veille par Mats Naslund (TR, 42). Dans la poésie de Beaulieu, comme dans ses trois romans, le sujet poétique flâne, déambule parmi la multitude d’anecdotes et de souvenirs. Dans Je tourne en rond mais c’est autour de toi, La représentation et Sylvie Stone, les personnages cultivent tous un otium, soit la fortune d’avoir du temps à sa disposition — du temps libre — et de l’employer aux activités de l’esprit. Négligeant volontiers les obligations du travail, le narrateur s’abandonne langoureusement à la rêverie, s’épuise de jouissance et se complaît dans une paresse mélancolique :

tu dormais douze heures par jour, tu traînais hors du lit, n’accordais aucune attention aux lits que tu visitais, aux films que tu voyais, aux gens que tu rencontrais, même si, parfois tu choisissais, par quelque réflexe qui remontait à la surface, une aventure quelconque avec une fille quelconque.

RE, 173

Le travail sur l’anecdote et le futile chez Beaulieu agit aussi comme un mode d’excédence et de supplément. Dans la poésie et dans les romans, la présence de l’anodin soulève la question de la légitimité des discours ainsi que celle du partage entre les mots et les actions du quotidien avec ceux de la littérature. L’intégration du prosaïque, autrefois opposé au poétique et au lyrique, est créatrice de « dissensus », selon le terme de Rancière [18]. L’abondance de noms propres et de noms communs, par exemple dans Trivialités, contribue tout à la fois à la fluidité du poème ainsi qu’à un certain vertige et institue, par conséquent, une forme d’évasion du poétique. Le soin et la déférence accordés à la matérialité du monde renvoient à ce potentiel kaléidoscopique permettant de transformer le regard et la sensibilité. La quotidienneté se donne à la fois comme banalité et appropriation du monde. Dans le poème suivant, le temps perdu et porteur de vie gît là, à l’intention de tous :

le temps

juste un peu de temps parfaitement délaissé

parfaitement délaissé de ses lueurs

juste le temps de naître en soi-même attentif

le temps d’une tasse de café d’une cigarette

je me promène avec ceux-là dans les rues

qui se promènent en éparpillant leurs vêtements

ils vont comme on va sans savoir

cette joie qui dessille les chambres

par un dimanche plombé de l’automne.

VA, 60

Ce temps « parfaitement délaissé » auquel le poème invite à être « attentif » est celui — simple et routinier — consacré à boire un café et à fumer une cigarette. Ce temps « perdu », auquel il ne fait pas attention, est porteur de ce que le poète appelle un « quotidien surnaturel » (KA, 36). Lieu de dévoilement du présent, du passé, de l’avenir et des amours, le poème entretient « une durée qui n’est pas dans le temps de l’histoire, […] une durée [qui] échappe au temps mesurable [19] ». En s’engouffrant dans le poème, tous ces moments singuliers deviennent des scènes impersonnelles, offertes et vécues par tout un chacun. Beaulieu accorde d’ailleurs beaucoup d’importance à cette multitude de moments infimes présentés comme étant personnels, mais qui n’ont rien de propre, qui sont partagés mille fois chaque jour. Saisir ce temps ouvert, cette « impersonnalité [20] », ce « nouveau mode de présence », signifie aussi se perdre dans le nombre. Le poème, par cette capacité à porter « l’intimité des choses » (VU, 36), à se détacher de soi, devient ce refuge où l’expérience singulière s’accorde à l’expérience commune.

L’exigence du poème

La dialectique entre l’errance et la littérature constitue le véritable repli dans les retranchements de l’intime. Il suffit, en ce sens, de penser à Trivialités, peuplé des fantômes de la rue Draper [21]. Enveloppés du souvenir de ce quartier de l’enfance, ces poèmes relatent un retour vécu sur le mode de la dépossession où le sujet poétique ne croise plus que des spectres : « mais j’errais depuis peu dans ce quartier/vivant chaque semaine la rencontre/fortuite d’un fantôme d’autrefois » (TR, 27). Autour des rues de Montréal et des surgissements du passé s’articule l’écriture du poème :

genre hippy disparu du Carré

revu cheveux gris et courts avec femme

et fille d’environ sept ou huit ans

mais au demeurant plutôt sympathique

en me demandant si je suis bien moi

malgré que je ne l’aie pas replacé

d’un coup d’oeil au moment de leur entrée

dans ce restaurant de la rue Monkland

où je passais bien deux heures l’été

dernier chaque après-midi à piocher

quelques poèmes dont le plus souvent

l’expression ne me satisfait pas.

TR, 28

Le sujet pulvérisé des derniers recueils se reconstruit autour de la singularité du poème. Guy Cloutier écrit à ce propos : « Plus que jamais le poème s’impose ici comme le seul référent immuable, non seulement le lieu identitaire du poète, mais sa seule inscription véritable dans le réel, sa seule véritable “famille”, sa seule appartenance revendiquée et assumée [22]. » Dans l’extrait suivant, le poème s’articule, non pas par l’éloge (funèbre) de la poète disparue, mais bien par la reprise — ou la répétition deleuzienne — d’un legs dissipé. La mort de la poète Marie Uguay entraîne la responsabilité, pour le sujet, de porter « l’avenir » de cette dernière dans l’écriture :

c’était en octobre et tes vingt-six ans

pressurisés parmi les métastases

me chaviraient des semaines durant

des mois où tu m’observais défaite

depuis les profondeurs de ta photo

muette et si volubile à la fois

face à la table en frêne où j’écrivais

dans ce que j’appelais l’état de grâce

les poèmes de Kaléidoscope

en te siphonnant de tes énergies

fictives désormais toi qui n’avais

d’autre avenir que par la voix des tiens.

TR, 20

Cette disparition, qui se manifeste, par l’apparition du visage photographié [23], rejoint « la litanie de ces noms [qui] défile[nt] » (TR, 21) dans Trivialités : « Catullus Essénine et Lermontov/Sabine Sicaud Saint-Denys Garneau » (TR, 21). Le nom d’Uguay, gravé à la stèle des poètes morts prématurément, invite à penser à une présence sans identité, impersonnelle telle qu’évoquée plus tôt. À cette communauté du désoeuvrement, décrite par Jean-Luc Nancy [24], appartiennent aussi : « Maïakovsky Lorca Roque Dalton/Rupert Brooke et Percy Bysshe Shelley » (TR, 22). Le poète enchaîne les patronymes sans les séparer de marques de ponctuation, comme s’ils étaient profondément singuliers (seul leur nom de famille suffit à les reconnaître) mais demeuraient néanmoins inséparables les uns des autres, tous apparaissant comme autant d’avenirs à porter par le poème. Cette incorporation des auteurs disparus n’est pas sans rappeler la conception derridienne du « deuil impossible ». L’incomplétude du travail du deuil renvoie à l’injonction de porter le mort en soi, dans le respect de l’irréductibilité de l’autre [25]. C’est bien ce dont il est question dans Trivialités, recueil consacré aux spectres, où Beaulieu entend faire résonner ces voix de poètes « dans le moindre de [ses] agissements » (TR, 22) :

déjà j’enterrais tant de mes poètes

Pouchkine et Rimbaud je portais leur deuil

en viatique et Kosovel et Blok

et Marina n’avait plus qu’une année

à vivre et l’ignorait tout comme moi

Marie Uguay j’ignorerais ta mort

avant que me l’explose en pleine face

et noir sur blanc La Presse d’un matin

semblable à tant d’autres qui fleurait bon

l’encre mais la grille des mots croisés

s’embrouillait les simples définitions

ne correspondaient soudain plus à rien.

TR, 19

Malgré toutes les marques de la précarité — mort de Marie Uguay, sentiment d’étrangeté face au monde, quotidienneté du journal — le poème demeure l’espace de la résistance à la disparition. La poésie de Beaulieu témoigne d’une véritable exigence face à la continuité, son écriture se liant à l’héritage et à la poursuite des oeuvres de ses prédécesseurs.

L’attente créatrice

L’oeuvre de Beaulieu, tiraillée entre l’enfermement et l’évasion, l’amour de soi et le désir de l’autre est tendue entre la mesure et l’excès. En plus de porter la mémoire des autres, chacun des poèmes, singulier, s’adresse à tous : « [J]e n’écris pour personne/en particulier ni toi/ni moi […] » (VU, 100). Tout se passe comme si l’évocation de l’intime — jusqu’à la description des ébats amoureux — permettait le dévoilement d’une condition commune. Il faut à ce propos relever le mot « entre » qui n’est pas sans rappeler l’importance de l’errance identifiée plus tôt. Désignant à la fois l’inclusion (être entre amis) et l’exclusion (entre-deux) [26], cette préposition agit comme un leitmotiv dans la série de poèmes intitulée « entre autres villes » de Kaléidoscope, recueil du voyage et du déplacement mais aussi du partage du moment et de la remémoration :

celle où tu arrives quelques jours

avant tes treize ans dans un orage

de néon descendu du DC-6 ta soeur

verdâtre tes parents regrettent déjà

la fin de semaine qui les oblige

à faire chambre à part à ne pas s’attarder

dans les restaurants et les musées entrecoupées

par un séjour au sommet d’un gratte-ciel

en empruntant deux ascenseurs

dont le premier ne se rend qu’au 86e

une photographie t’y montre échappant

à l’enfance avec cet air en noir

et blanc de constipation de nonchalance

entremêlées.

KA, 19. Je souligne

Les moyens de transport convoqués dans ce recueil confirment l’importance du déplacement et de l’errance. L’avion, l’automobile, le train et le tramway conduisent, littéralement, le sujet à recréer des souvenirs en poésie. La préposition « entre » permet de rendre compte d’un espace d’indétermination qui surgit dans la poésie de Beaulieu entre le singulier et le commun. L’émergence du poétique, de ce « quotidien surnaturel » commenté plus tôt, naît de ce titre, « entre autres villes », qui évoque un espace impersonnel — sans nom —, à la fois par la multiplicité sous-entendue des villes et par leur indifférenciation. C’est ainsi que dans le trente et unième poème de cette série, le trajet de l’autobus, les détails des correspondances et l’attente entre deux destinations donnent tous de la consistance à l’instant — la surprise dans les yeux de la « grande-tante » — et le transforment en souvenir partagé. La monotonie du poème, ses répétitions, la charge anecdotique de la numérotation des autobus et des lieux de passage construisent l’attente, créatrice de l’émotion :

le 3A jusqu’à Girouard

le 48 jusqu’à Snowdon

le 17 jusqu’à Cartierville

l’autobus Gouin jusqu’à

près du pont de Pont-Viau

le 24 jusqu’à de Lorimier

puis de nouveau le 24

jusqu’à Sainte-Catherine

et le 3A jusqu’à Somerled

entretemps ta grande-tante

Angélina qui n’en croit pas

ses yeux de te voir arriver

seul.

KA, 123. Je souligne

En ce sens, l’écriture de Beaulieu est une pratique de la suspension, de l’équilibre, entre mesure et excès, une écriture misant sur la parenthèse, « glissant vers les marges » (VI, 18) et naviguant — tel le Flying Dutchman [27] — sans obligation de parvenir à destination. Dans le roman Je tourne en rond mais c’est autour de toi, il ne s’agit pas uniquement de graviter autour de l’amoureuse, mais aussi de l’écriture. Par ces « longues phrases qui n’en finissent plus de tourner en rond » (RE, 38), il faut être dans la littérature comme on est dans la foule, c’est-à-dire submergé par la phrase, celle-ci apparaissant toujours en surplus par ses descriptions — multipliant l’énumération des détails les plus imperceptibles —, son absence de ponctuation ou la confusion de la trame narrative. Cette pérégrination parmi les mots se manifeste souvent, dans les poèmes, par l’autoréférentialité à l’écriture. La mention de l’acte créateur se lie à cette impression d’une « non-identité à soi » évoquée plus tôt. L’écriture apparaît ainsi dans les prochains vers comme l’ultime demeure, fragile, du sujet :

avec une précipitation de métronome sais-tu

quelquefois l’envie me prend d’élargir le texte

en glissant vers les marges

[…]

corps énamouré

[…]

de vaquer entre deux eaux

[…]

ô nuit de l’inaltérable passage

et de tout ce qui nous accorde si peu de temps

pour mener à bien notre ouvrage

et l’amour de soi-même

quand le quotidien nous défalque de tout

en faisant peu de cas de ce qui s’anéantit.

VI, 18

« L’avenir où tu vis désormais »

ne pas se suffire à soi-même

TO, 106

La recherche poétique s’inscrit formellement chez Beaulieu dans une dynamique de l’écart et du croisement. Robert Melançon relève cet élément déterminant du travail poétique :

Chaque poème d’une suite de Beaulieu s’inscrit à l’intérieur d’un ensemble dont l’unité formelle et thématique est fortement marquée, mais il reste séparé de celui qui le précède et de celui qui le suit par des zones de silence absolu. Fragmentation et continuité : une ligne idéale, faite de la succession de points qui restent distincts les uns des autres mais qui n’en dessinent pas moins une figure globale [28].

Cet équilibre entre le sens et le « silence absolu » se traduit dans ce procédé — lui-même symbole de dissonance [29] — qu’est l’enjambement. Omniprésent dans toute son oeuvre, ce procédé rythmique condense à la fois une discontinuité du discours, une sortie de ce dernier, et un prolongement en un mouvement global, un « chant général [30] ». Dans Kaléidoscope, Vu et Trivialités en particulier, l’enjambement permet d’accompagner, d’aménager la profusion de mots et de réminiscences qui s’y trouvent. Il contribue ainsi véritablement à la narration. Tout en permettant de demeurer en poésie, l’enjambement parvient à assembler les instants vécus et à déclencher le processus de remémoration, guidant le récit d’un instant à l’autre. On perçoit par moments chez Beaulieu une tentation de la prose. L’enjambement apparaît ainsi comme un procédé exemplifiant la préposition « entre » par la tension de la mesure et de la transgression.

On retrouve en permanence ce glissement dans les poèmes et les romans de Beaulieu, que ce soit par le recours à la figure du flâneur ou par l’intégration de l’anecdote. Dans l’extrait suivant, non seulement le procédé de l’enjambement est utilisé, mais tout se passe comme si un tel mouvement — « comme l’arche d’un pont [31] » — permettait d’unir les poèmes de ce recueil à d’autres recueils (Kaléidoscope, Natalités, Quadrature, Vu) :

[…]

Kaléidoscope s’en va sous presse

Début septembre les Natalités

Paraissent non pas dans l’indifférence

L’incapacité plutôt de répondre

Alors à ton ouverture de celle

À qui tu les destinais mais tant pis

Tu devras reviser la Quadrature.

TR, 64

C’est par l’enjambement préfigurant les diverses variations de l’oeuvre — travail sur le corps, figure du flâneur, héritage en poésie, présence du mot « entre » —, que l’on peut observer cette recherche de « nouveaux modes de présence ». Dans les derniers recueils, il s’agit bien d’une poésie lyrique ayant recours au prosaïque. Par des vers glissant les uns vers les autres, flirtant avec la prose, la poétique de Beaulieu se construit telle une arche qui lui donne sa pertinence et sa fragilité. Elle se situe ainsi du côté de cette expérience de la limite et de « cette certitude acquise que l’on ne se rend nulle part dans l’expression de soi si l’on ne va aux extrêmes [32] ». Le poème et la vie, comme chez Gilbert Langevin [33], sont indissociables et correspondent bien à ce travail de remodelage du doute à reprendre chaque matin. « J’écris tous les jours », soulignait Beaulieu ; mention essentielle visant à le distinguer, comme nous le rappelle Melançon, de l’écrivain du dimanche. Ici, le poème est la vie, et son intensité se situe souvent dans la tension entre les signes d’une quotidienneté évanouie et sa réapparition dans l’écriture. C’est ainsi que les derniers recueils sont particulièrement hantés par un avenir : dans l’allusion à la quotidienneté résonne la promesse d’un « j’écris pour toujours ». Beaulieu nous invite à être attentifs aux signes de la précarité, à un mode de présence qui poursuit un désir sans fin dans un périple s’efforçant « de réintégrer l’avenir où tu vis/désormais » (KA, 120) :

tu sentirais la mort en toi

savourer le pèlerinage

épier dans la fixité

des instantanées remémorées

l’aveuglement de l’instant le devenir

absent ce présent contre l’horizon

bouché la prolifération des vitrines

vides le bric à brac du père

Brown et ses mots emportés

l’épicerie depuis quand cédée

le désir abrégé de reprendre

pied dans les pièces d’écouter

le battement des murs le désir

de dormir de rester là le temps

de réintégrer l’avenir où tu vis

désormais.

KA, 120