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« Le rôle du magnétophone, de l’inscription. La mémoire. »

Yolande Villemaire, Que du stage blood

L’entrevue génétique [1] se distingue par le fait que l’interviewer s’appuie sur ses connaissances de l’archive de l’écrivain. Peut ainsi s’établir entre les interlocuteurs un dialogue visant à élucider certains des processus qui ont sous-tendu la composition et l’écriture d’oeuvres dont les traces avant-textuelles ont été conservées. Une telle entrevue sollicite la mémoire de l’écrivain en lui demandant de se souvenir d’événements scripturaux qui, parfois, remontent à plusieurs années ; d’ailleurs, il démontre souvent plus d’assurance dans des questions touchant les grandes lignes et le contexte de son travail (chronologie, méthode, rapport avec son éditeur…) que dans celles relatives aux détails et aux accidents de la rédaction (ratures, réécritures…). Et puis, il y a la part inéluctable de fabulation qu’implique la mise en récit des souvenirs évoqués. Malgré tout, au-delà des incertitudes, des approximations et des manques fragilisant immanquablement ce travail mémoriel, celle ou celui qui a imaginé, planifié et réalisé l’oeuvre demeure une source unique d’informations et de réflexions sur sa genèse. Il importe de recueillir ces vivants témoignages.

Cette entrevue sur la genèse de La vie en prose [2] a eu lieu dans l’après-midi du 14 décembre 2000, rue Holt, dans le quartier Rosemont de Montréal, à cette ancienne usine de cigares, maintenant convertie en un édifice où la Bibliothèque nationale du Québec conserve sa collection de fonds d’archives privées. Michel Biron, directeur de la collection, nous avait alloué une salle particulière en nous permettant d’avoir avec nous tous les documents génétiques du roman [3]. Au moment de l’entrevue, Yolande Villemaire terminait la rédaction de son roman Des petits fruits rouges [4] et elle en avait emporté certains manuscrits de même que quelques autres du Dieu dansant [5], qui n’avaient pas encore été déposés à la BNQ. La rencontre a duré près de trois heures au cours desquelles nous avons alterné entre l’examen et la discussion des avant-textes de La vie en prose afin de susciter l’anamnèse et les réponses de Yolande Villemaire à une série de questions préétablies.

VOIX ET IMAGES Au cours des années, vous avez conservé et, par la suite, déposé à la Bibliothèque nationale du Québec, une première fois en 1985 et ensuite en 1989, les manuscrits et les brouillons de la plupart de vos oeuvres publiées. Quelle est pour vous l’importance de ce geste ?

YOLANDE VILLEMAIRE Comme vous l’avez remarqué, je conserve ce que j’écris. Je l’ai toujours fait sans y penser, simplement parce que j’aime la matière de l’écriture. En 1985, quand j’ai déposé mes manuscrits à la Bibliothèque nationale pour la première fois, c’était pour des raisons purement pragmatiques. Je m’en allais passer six mois à New York (en fait, j’y suis restée un an). J’avais une bourse minimale et j’avais besoin d’argent. J’avais entendu dire — je ne sais plus où — qu’on pouvait vendre ses manuscrits à la Bibliothèque nationale et j’ai décidé de rassembler les cahiers de La vie en prose. J’en avais une multitude.

VOIX ET IMAGES J’en ai compté une vingtaine.

YOLANDE VILLEMAIRE Une vingtaine, voilà. Et j’avais aussi des tapuscrits et d’autres documents. Je suis allée porter le tout à la Bibliothèque nationale en ajoutant, si je me rappelle bien, des autocollants sur les documents afin d’indiquer leur contenu. J’étais à New York depuis un mois et demi à peu près quand j’ai reçu un téléphone de Jacques Prince, l’intermédiaire de la Bibliothèque avec qui j’avais travaillé. Il m’annonçait qu’on achetait mes manuscrits pour un montant de treize mille dollars. Sur le coup, je me suis dit : « Treize mille dollars ! Vous voulez dire mille trois cents. » Mais non, c’était bien treize mille dollars, ce qui arrondissait beaucoup mes fins de mois à New York. Voilà pour les manuscrits de La vie en prose.

En 1989, je m’en allais en Inde ; je partais pour un an mais j’espérais m’exiler — j’ai vécu quelques tentatives d’exil dans ma vie. J’avais un loft et j’ai tout liquidé avant de partir : j’ai vendu tous mes meubles, j’ai donné plein d’objets personnels et je suis allée porter mes manuscrits à la Bibliothèque nationale. Cette fois-là, j’ai donné tous les manuscrits que j’avais, y compris les cahiers d’enfance et les cahiers du secondaire, même si je ne les avais pas tous gardés et que ma mère, moins conservatrice que moi, en avait aussi jeté. J’ai un côté archiviste, je pense, j’aime garder les manuscrits, même si je ne connaissais pas la génétique littéraire. En 1989, comme la Bibliothèque nationale n’avait plus de budgets pour acheter les manuscrits, j’ai fait une donation en échange d’un crédit d’impôt. Cela faisait mon affaire.

VOIX ET IMAGES Le fonds avant-textuel de La vie en prose est un ensemble matériellement très complexe et extrêmement fascinant, en raison surtout de la diversité dans l’utilisation des supports scripturaux (cahiers de divers formats, feuilles volantes…) et des instruments d’écriture (dactylo, crayons de couleurs, stylo à bille ou à encre…). Quel est votre rapport avec la matérialité de l’acte d’écriture, et particulièrement avec le carnet, qui a été sans contredit le support le plus utilisé lors de la rédaction de La vie en prose ?

YOLANDE VILLEMAIRE C’est vrai que j’aime beaucoup la matière de l’écriture. Comme vous l’avez remarqué, il y a beaucoup de cahiers et je suis contente que vous me les montriez tous. Ça me rappelle des grands pans de ma vie. Je revois les boutiques où je les ai achetés ou les villes où j’étais quand j’écrivais. J’aime aussi les crayons, les stylos, les couvertures et les textures des cahiers, tout ce qui est relié à l’écriture. Une amie psychologue me racontait que le plaisir de découvrir l’alphabétisation, le plaisir de l’enfant à six ans quand il va à l’école, est une passion épistémophilique, une passion de la connaissance : dans la petite enfance, la vie est pleine de mystères et quand on arrive enfin à l’école, on apprend à maîtriser les choses, qui deviennent connaissables et compréhensibles. Je sais que l’écriture pour moi a été ce que Boris Cyrulnik [6] appelle la « maille de résilience », c’est-à-dire un support à mon anxiété. Ç’a été un refuge, une source de grand plaisir dans l’enfance, même toute petite. J’ai commencé à écrire quand j’avais onze ans. Ma mère m’avait donné un carnet, un agenda terriblement laid en vinyle beige, avec ma pierre de naissance, et qui se fermait avec une petite clé en or. Elle m’avait dit : « Tiens, tu vas pouvoir écrire tous tes secrets. » J’étais très émue de savoir que je pouvais avoir des secrets. J’ai commencé à écrire comme cela. Je pense que j’écrivais chaque jour à l’époque. J’écrivais avec de très, très petits caractères, des pattes de mouche. Je me rappelle un inspecteur d’école qui avait été fasciné par mon écriture. Les professeurs n’osaient pas vraiment me chicaner parce que j’étais plutôt bonne. C’était très propre, mais c’était écrit très petit, je ne sais pas pourquoi.

VOIX ET IMAGES Maintenant, au contraire, vous écrivez avec des caractères assez gros en utilisant l’espace de la page très librement.

YOLANDE VILLEMAIRE Je regarde mon écriture actuelle, et je la trouve en effet très expansive. Or, la graphie de La vie en prose me rappelle cette écriture très tassée d’enfant du primaire, encore qu’elle soit lisible dans La vie en prose. J’ai commencé à écrire ce roman en 1976, mais une grande partie du texte a été écrite en 1978 quand j’ai pris six mois de congé de l’enseignement. Je suis d’abord allée en France, ensuite en Hollande, ensuite en Angleterre dans un monastère tibétain pendant un mois, ensuite à Milan et, finalement, au Centro de semiotica à Urbino. J’ai travaillé beaucoup sur le roman durant ce voyage. Et c’est en Europe que j’ai découvert les beaux cahiers. J’exagérais, j’en achetais beaucoup.

J’ai une personnalité fragmentée avec laquelle j’ai toujours dû composer ; cette fragmentation est la source, entre autres, de l’anxiété qui a fait que l’écriture est devenue dès l’enfance cette « maille de résilience ». Quand j’écrivais La vie en prose, et la même chose m’arrive avec le livre que je suis en train de faire en ce moment, je me sentais comme une enfant en train de jouer. L’écriture, c’est comme les jeux de l’enfance, d’où l’importance de la matière, des différents crayons, des différentes encres. Et puis en France, il y avait des sortes de feutres et de cahiers qu’on n’avait pas encore chez nous en 1977. Je me suis aussi procuré de magnifiques cahiers népalais ; vous m’en avez montré un tantôt. Je me rappelle très bien que je l’ai acheté dans la petite boutique du monastère tibétain, dans le nord de l’Angleterre, dans un ancien château qui était atteint par un champignon et qui se décomposait. Ensuite, j’ai rempli le cahier en Italie. Comme vous le faisiez remarquer, l’utilisation que je fais des cahiers est effectivement très libre. J’aime bien les cahiers parce qu’on peut les transporter un peu partout. Et s’ils sont trop plates, je les décore : je fais des couvertures moi-même, parfois en ajoutant une carte postale. C’est comme un théâtre de l’écriture, et ça m’amuse encore autant, même avec l’ordinateur.

VOIX ET IMAGES À propos de théâtre de l’écriture, parlons de cette habitude que vous avez de faire des griffonnages et des graffitis. Je pense surtout à ces visages de femmes [7] qui émaillent tous les manuscrits de La vie en prose.

YOLANDE VILLEMAIRE Je les dessine encore. Je peux vous en faire un [elle s’exécute].

VOIX ET IMAGES Comment expliquez-vous cette activité ?

YOLANDE VILLEMAIRE Ça correspond à des moments de réflexion. Mon père a toujours fait ça. C’est un ouvrier à la retraite qui s’est lancé dans le dessin et la peinture. Je me suis rappelé récemment que l’une des premières choses que j’ai su dessiner, c’était des boîtes. Comme ça, en perspective [elle dessine]. C’était mon père, qui avait suivi des cours de dessin industriel, qui avait dû me montrer comment faire.

VOIX ET IMAGES C’est la figure de l’enchâssement, non ?

YOLANDE VILLEMAIRE Exactement, la figure de l’enchâssement. D’ailleurs, depuis un bout de temps, je n’achète que des boîtes. Je suis justement en train d’organiser mes nouveaux manuscrits et je suis fascinée par le phénomène de la boîte et par l’activité de mettre les choses les unes dans les autres. Mais ces figures de femmes, je ne sais pas exactement d’où ça me vient.

VOIX ET IMAGES Il y a quand même un lien sémantique entre ces figures et le texte du roman, qui met en scène toutes ces femmes.

YOLANDE VILLEMAIRE Oui, mais ces personnages-là ont quelque chose d’androgyne. J’ai commencé à en faire très tôt, en écoutant le professeur. J’ai du mal à écouter sans dessiner ou sans prendre de notes. À une époque, j’avais un petit côté Pellan — j’avais dû voir des choses de lui — et je dessinais toujours des textures à l’intérieur des formes. J’en faisais encore à l’époque de La vie en prose. Après, c’est devenu plutôt égyptien. J’ai toujours été intéressée par l’art égyptien. Voilà pourquoi les figures que je dessine regardent souvent vers la gauche. La gauche, pour moi, c’est la direction du passé. Plusieurs personnes imaginent la ligne du temps en positionnant le futur en avant et le passé en arrière. Moi, j’imagine cette ligne horizontalement : le passé est à gauche et le futur, à droite. Alors, tous ces personnages qui regardent vers la gauche annoncent tout cet intérêt pour le passé et la mémoire qui va se manifester dans d’autres de mes livres : La constellation du cygne [8] ou Le dieu dansant, par exemple. Je me suis parfois forcée à dessiner des personnages qui regardent vers la droite, mais c’est contre nature pour moi. Je le fais comme exercice, mais ces figures sont beaucoup moins réussies que celles qui regardent vers la gauche. Quand je suis allée en Égypte — je pense que je raconte la scène dans Vava [9] —, j’étais avec des amis et je m’amusais à leur faire des dessins égyptiens à la sortie des tombes. J’arrivais assez bien à en reproduire. Maintenant, c’est moins facile, il faut que je me concentre. Donc, ces graffitis, c’est une façon d’accompagner la pensée. Le geste graphique me guide, si on veut, c’est un support à l’intuition qui m’aide à écrire. Comme vous l’avez sûrement remarqué, à l’époque de La vie en prose, le I-Ching et le tarot servaient aussi de supports à mon intuition. À cause de cette fragmentation de la personnalité dont j’ai parlé, j’ai l’esprit qui est ouvert, c’est-à-dire que je perçois des mondes parallèles, comme bien des gens d’ailleurs. J’ai une imagination délirante et pour éviter que mon imagination ne m’entraîne trop loin, j’ai besoin d’éléments qui me ramènent.

Figure I

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VOIX ET IMAGES En effet, dans les manuscrits de La vie en prose, j’ai rencontré beaucoup de traces d’utilisation du tarot, du I-Ching et d’autres activités divinatoires.

YOLANDE VILLEMAIRE Aujourd’hui, je n’utilise plus ces supports. À un moment donné, ça devenait tellement multiple que je me perdais encore plus. Quand j’ai commencé à faire sérieusement de la méditation, entre 1986 et 1995 — j’en avais déjà fait à la fin des années 1970 —, j’ai abandonné tous ces systèmes. Mais parfois ça m’arrive encore de consulter le I-Ching, qu’on appelle aussi le livre des mutations, sur ordinateur : on peut le trouver sur un site Web et c’est très facile à utiliser, beaucoup plus rapide qu’avec le livre. Je me rappelle l’hexagramme que j’ai tiré au début du travail sur La vie en prose : c’était celui de la création. J’étais très émue.

VOIX ET IMAGES Quand avez-vous trouvé le titre, La vie en prose, et quel rôle a-t-il joué ?

YOLANDE VILLEMAIRE Je crois que j’ai dû le trouver en 1976, peut-être même avant. J’ai publié Meurtres à blanc [10] en 1974 ; le lancement a eu lieu en juin. Je m’en souviens à cause de l’appartement que j’habitais sur la rue Drolet : on y avait fait une fête après le lancement. Je crois que c’est dans les jours suivants. Mais comme vous m’avez fait remarquer, fine mouche que vous êtes, il y aurait eu un premier titre.

VOIX ET IMAGES Oui, dans le dossier avant-textuel, on remarque un premier titre, Graffiti. Ce titre se retrouve sur un document intitulé « Projet de La vie en prose. (1re version) [11]  ».

YOLANDE VILLEMAIRE Je sais que j’étais fascinée par les graffitis. Jean Leduc, qui, à l’époque, était notre éditeur à Claude Beausoleil et à moi, nous avait offert un livre sur les graffitis de New York. Le personnage de BAM BAM est d’ailleurs issu de ce livre.

VOIX ET IMAGES Donc quand je suggère que Graffiti aurait été le premier titre, ce n’est pas impossible.

YOLANDE VILLEMAIRE Ça se peut très bien, mais je ne m’en souviens pas. Pour moi, le concept de La vie en prose est venu avec le titre. Il y a d’abord eu le titre. Je me rappelle un jeu que je faisais en 1976, lorsque j’étais en train d’écrire le livre de poèmes intitulé Terre de mue [12]. Je m’amusais alors avec le titre La vie en vers en pensant « en vers » comme on dirait « en poésie » et, après ça, c’est devenu La vie en vert. C’est comme ça que La vie en rose est devenu La vie en prose. La vie en rose est une chanson que j’ai toujours beaucoup aimée. Je me rappelle que, quand j’étais petite et que ma mère repassait dans le salon double, on entendait cette chanson à la radio : [elle chante] « Quand il me prend dans ses bras, qu’il me parle tout bas, je vois la vie en rose. » Et ma mère chantait. Elle aimait cette chanson-là. Ma mère s’appelle Évangéline Larose. Larose, c’est son nom à elle.

VOIX ET IMAGES Donc dans le titre, il y a un hypogramme du nom de la mère.

YOLANDE VILLEMAIRE Oui, tout à fait, et c’était très conscient. C’était toute la dimension du rapport au maternel, au féminin, parce que La vie en prose est un livre féministe. En fait, c’est tout le rapport à la mère et à la grand-mère, puisque ma grand-mère s’appelait Larose de son nom de femme mariée : les gens l’appelaient madame Larose. Alors, pour moi, La vie en rose, c’est toute l’ascendance maternelle, le côté matrilinéaire. Ce sont les valeurs de ma mère, tout comme la gémellité : ma soeur et moi, nous avons onze mois de différence, et ma mère nous prenait pour des jumelles, nous habillait comme des jumelles. Toute cette dimension de La vie en prose était donc la vision de ma mère. Il y a une dimension ludique, mais aussi une dimension plus effrayante, la dimension du déni, parce que voir la vie en rose, c’est une façon de ne pas voir la réalité : l’imagination prend le relais et on se cache de la réalité.

VOIX ET IMAGES Mais il y aussi la vie en « prose ».

YOLANDE VILLEMAIRE Bien sûr. Il y a dans Le bourgeois gentilhomme de Molière le personnage de Monsieur Jourdain, qui demande à son précepteur : « Apprenez-moi à faire des vers et à écrire en prose. » Et l’autre de lui répondre : « Mais vous parlez déjà en prose. » Je ne me rappelle pas les répliques exactes. Donc La vie en prose, c’est la vie telle qu’elle est.

VOIX ET IMAGES C’est toute cette relation entre la vie et la prose dont vous parlez beaucoup dans le roman.

YOLANDE VILLEMAIRE Oui, la fameuse phrase : « La carte n’est pas le territoire. » Mais c’était mon ambition de jeune auteure (j’avais vingt-six ans quand j’ai commencé La vie en prose) : je voulais mettre la vie dans mon roman. Je me voyais comme un scribe au service de l’écriture. Et quand on est auteur, on a une autorité sur les pages, sur la matière. Je me rappelle qu’une image que j’avais pour le roman, c’était une fenêtre à travers laquelle la vie passait devant mes yeux. J’avais créé un cadre et j’écrivais ce qui se passait à l’intérieur. Cette idée m’amuse, parce que dans une des scènes du roman que je suis en train d’écrire maintenant, il y a encore un cadre, mais, cette fois, il apparaît dans le texte. C’est drôle parce que je suis revenue dans l’appartement dans lequel je vivais à l’époque où j’écrivais La vie en prose. J’ai vécu ailleurs pendant dix ou onze ans : en Inde, à New York, dans d’autres appartements à Montréal, par exemple à La Cité. Mais depuis dix ans, je suis revenue dans cet appartement. Et je sais quelle était la fenêtre face à laquelle j’écrivais La vie en prose. Je travaillais alors sur une table rose en pin verni et sur cette table, que j’ai eue jusqu’à ce que je parte pour l’Inde, il y avait une machine à écrire, puisque je n’avais pas encore d’ordinateur à l’époque. Je me rappelle aussi que c’est assise à cette table, en regardant par la fenêtre, que j’avais vu passer un des personnages de La vie en prose. C’est à ce moment-là que je me suis dit : « Le roman, ça doit être ça. C’est un cadre et je décris ce qui passe dedans. »

VOIX ET IMAGES Vous parlez de l’aspect visuel de votre travail créatif, mais il y a aussi un aspect auditif très important dans La vie en prose. Je pense aux multiples voix qui l’habitent. Vous avez d’ailleurs un talent extraordinaire pour reproduire l’oralité. Quand vous écriviez La vie en prose, est-ce qu’il vous arrivait de lire le roman à haute voix, ou même de l’écrire à haute voix ?

YOLANDE VILLEMAIRE Mon premier lecteur, c’est Claude Beausoleil, avec qui j’habitais à l’époque et avec qui je partage encore le même appartement maintenant. On se connaît depuis nos dix-neuf ans. En fait, Claude ne lisait pas le roman mais je le lui lisais à haute voix. J’ai toujours fait ça. Je conçois le roman de façon très visuelle ; je reste visuelle dans le choix des crayons ou dans ma façon d’utiliser les cahiers, c’est-à-dire de laisser des blancs ou de ne pas les finir, mais c’est vrai que j’écris par oreille. Mon rapport au langage est un rapport très oral. D’ailleurs, La vie en prose a scandalisé ma mère ; pourtant, j’étais sûre que ça lui ferait vraiment plaisir, à cause du rose, etc. Mais elle a trouvé que ce n’était pas écrit en bon français alors que j’avais toujours la médaille du bon parler français à l’école. Des expressions comme il y en a dans La vie en prose, je n’avais pas le droit d’en utiliser à la maison.

VOIX ET IMAGES Il y a donc une subversion de la langue maternelle.

YOLANDE VILLEMAIRE Tout à fait, et ma mère l’a comprise bien avant moi ; elle était choquée, très, très choquée par La vie en prose. La première fois qu’elle s’est choquée contre moi, en fait, ça a été quand elle a lu ce livre-là. Ma mère est elle-même fille d’instituteur : mon grand-père était instituteur à Ville Lasalle au primaire, et ensuite il est devenu directeur d’école. C’est même une tradition, puisqu’elle-même était maîtresse d’école avant son mariage. Ça fait partie du Québec profond de ces années-là. Ma mère est née en 1925. Elle s’appelle Évangéline, je l’ai dit. Évangéline de Longfellow venait d’être publié dans la traduction de Pamphile Lemay et je pense que si mon grand-père a appelé sa première fille Évangéline, c’est probablement en l’honneur de l’héroïne de Longfellow — il a eu dix enfants en tout, dont trois filles. Quand j’étais petite, ma mère me racontait l’histoire d’Évangéline, même si on n’était pas Acadiens. Elle était sensible à la littérature, mon grand-père aussi. Ma mère défendait la langue française, c’était très important pour elle.

Mon père, lui, venait du Nord près de Mont-Laurier : il avait d’abord travaillé dans les mines en Abitibi et, plus tard, dans les années 1950, sur les chantiers de construction à Montréal. Je me rappelle une anecdote à propos de mon père, que je raconte dans le roman que je suis en train d’écrire. Elle n’est pas encore écrite, alors je vous donne la version de la génétique textuelle virtuelle. J’ai à peu près huit ans et je suis dans la cuisine où mon père est en train de réparer l’évier. La tête sous l’armoire, mon père me dit : « Lolande, va donc me chercher mon wrench dans le garage. » En bonne petite Québécoise, fille de menuisier, je sais très bien ce qu’est un wrench. Je descends donc dans le garage chercher son wrench et je lui dis : « Tiens, papa, ton wrench. » Et là ma mère, qui est dans la cuisine, intervient en disant : « Non, non, non, il ne faut pas dire ce mot-là. » Alors, polie, bonne fille et bonne élève, je demande : « Comment on dit alors ? » Et ma mère ne le sait pas [rire]. Je me rappelle son air déconcerté parce qu’elle vient de me dire ce qu’il ne faut pas dire, mais elle ne peut pas me suggérer un substitut.

VOIX ET IMAGES Pourriez-vous commenter le travail au ras de la langue et au pied de la lettre que vous avez accompli dans les tous premiers temps de la rédaction, c’est-à-dire le patient travail anagrammatique sur le titre du texte, sur les noms des personnages et sur votre propre nom [13]  ? Quel lien entretient ce travail avec votre travail critique, par exemple la lecture anagrammatique que vous aviez faite auparavant de French kiss de Nicole Brossard ? Pourriez-vous parler de l’importance de l’onomastique dans La vie en prose ?

YOLANDE VILLEMAIRE C’est une question très complexe. Et en même temps, on peut répondre de façon simple, en tout cas je vais essayer. Le nom, c’est la personne. Il est relié à l’identité. Je parlais de la pulsion épistémophilique tantôt. Durant l’apprentissage de l’écriture, c’est son nom qu’on apprend à écrire en premier. Et là, on a une identité bien visible. C’est l’aspect visuel encore. Il y a un dieu égyptien, Ptah, le mari de Setchat, la déesse des archives, qui donne des noms aux choses. Quand on donne le nom à l’enfant dans le baptême catholique, c’est pareil : on lui donne en même temps un destin onomastique, on l’oriente. Souvent, des parents vont raconter : « Quand j’ai vu mon petit garçon, j’ai tout de suite su que c’était un Antonin ou quand j’ai vu ma petite fille, j’ai su que c’était une Noémie. » Il y a vraiment une relation entre l’identité et le nom. Par exemple, les gens qui vont entrer en religion changent de nom : ma tante Geneviève s’appelait soeur Saint-Luc. On voit la même chose chez les moines bouddhistes. Souvent, d’ailleurs, je ne décris pas physiquement mes personnages. Ce sont des noms. C’est par la signature vibratoire, par leur nom, qu’on les reconnaît.

J’ai lu Proust à dix-huit ans. Je l’avais découvert à quinze ans à travers la petite madeleine. Quand j’ai lu ce passage dans un manuel scolaire pendant un cours que je n’écoutais pas, j’ai été complètement éblouie par ce texte sur la mémoire. Puis, trois ans plus tard, au collège Sainte-Marie, j’ai suivi un cours d’André Vanasse — c’est curieux le destin, puisque c’est maintenant mon éditeur — et j’ai commencé à écrire beaucoup. J’ai toujours beaucoup écrit et dessiné pendant les cours. Et j’ai écrit un texte qui s’appelait « J’ai perdu le verbe à trois ans ». Il y avait un personnage qui s’appelait Ariane, un des premiers que j’ai créés. Ariane, c’est celle qui va donner le fil à Thésée pour qu’il sorte du labyrinthe. Par la suite, il me venait parfois un beau nom qui stimulait mon imagination et là, j’essayais de voir ce qu’il y avait là-dessous. Le roman French kiss de Nicole Brossard, que j’ai lu à sa parution en 1974, a été très important pour moi. Je connaissais Nicole Brossard par La Barre du jour, revue dans laquelle j’avais publié des poèmes. Je m’étais engagée à faire un article sur French kiss pour la revue Cul Q, qui était dirigée par mon éditeur de l’époque, Jean Leduc — j’ai toujours eu très honte de ce nom, mais enfin. J’étais fascinée par French kiss et je n’arrivais pas à le déchiffrer, c’était très complexe. C’était un vrai plaisir, on aurait dit un roman policier. J’ai phagocyté ce roman complètement : je l’ai avalé pendant quatre mois et demi.

Figure II

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VOIX ET IMAGES Le décryptage de French kiss, ça passait par le décryptage des noms. Dans l’article que vous avez écrit [14], il y a tout ce travail anagrammatique qui vous sert à déchiffrer les noms et à faire des connexions.

YOLANDE VILLEMAIRE C’est Nicole Brossard qui, dans French kiss, a fait tout un travail onomastique. Elle avait encodé son texte : Lexa parce que c’est un lexème, Georges comme Georgraphie, Delphie et Camomille. Elle donne quelques clés et j’en ai trouvé d’autres. En fait, j’en ai trouvé plus qu’il y en avait : par exemple, il y a le personnage de Marielle qui traverse la ville de Montréal d’est en ouest, sur la rue Sherbrooke, la plus longue rue de Montréal, dans une Vénus rouge, d’où mon titre « Le french kiss de la Vénus rouge ». Le nom Marielle Desaulniers devient « Marielle (séries) lu ADN » et moi, je voyais un destin onomastique dans cette anagramme exacte. Et j’en ai trouvé d’autres. C’était hallucinant. C’est que Nicole a encrypté les anagrammes comme faisant partie du texte. Ce livre a eu une très grande influence sur moi, tout comme Demain, les dieux naîtront de Paul Chamberland, mais plutôt au niveau des idées. Tandis que Nicole, c’est surtout au niveau de l’écriture et du travail sur la langue. Je lui dois beaucoup.

VOIX ET IMAGES Quand vous avez travaillé sur les anagrammes de La vie en prose, comment envisagiez-vous ce travail ?

YOLANDE VILLEMAIRE La base anagrammatique du roman, c’est le nom du personnage Nane Yelle. Nane est un surnom pour Danielle, je ne sais pas si on vous l’a donné. Moi, quand j’étais petite, on appelait Nane mon cousin Daniel et je trouvais ça beau. Nane, c’est comme « nananne ». Je savais aussi qu’on pouvait le dire pour une fille — je ne l’ai jamais entendu, mais je pense que ça se fait en anglais. Et Yelle, c’est comme crier en anglais (yell). Il y a toute une dimension où l’anglais joue. Ça, Nicole Brossard, dans French kiss, le fait beaucoup. Elle va jouer par exemple sur l’isotopie « red », la couleur rouge en anglais, et « raide ». Dans French kiss, c’est bilingue, bisexuel, il y a le « bi » tout le temps. Le bilinguisme, c’est comme l’anecdote que je vous racontais tantôt sur le wrench. C’est comique parce que wrench, c’est une clé anglaise. Et moi, j’ai grandi avec un père qui travaillait sur les chantiers de construction et qui était malheureux de ne pas bien parler anglais. Les foremen étaient toujours anglais sur les chantiers de construction et il lui arrivait de perdre sa job parce qu’il n’avait pas compris ce que les foremen lui avaient dit. Évidemment, ça le vexait et il était humilié. Et il suivait des cours d’anglais. Il en a suivi jusqu’à soixante-cinq ans. J’ai donc baigné dans ça — j’avais assez vu mon père humilié que je l’ai appris très vite.

En plus du travail anagrammatique, il y a tout un autre travail. Vous avez remarqué tantôt les sceaux de Salomon que je dessinais, ce qui m’a surprise parce que je ne me rappelais pas que, dès 1978, je les utilisais. Je travaille encore avec cette forme que j’ai nommée « la rose des temps » : c’est une sorte de diagramme, un mandala si on veut, avec une étoile de Salomon à six pointes. Ensuite, elle est devenue à douze pointes. Je raconte l’anecdote dans Céleste tristesse [15]  : je l’ai vu tourner, cette étoile-là, et elle était en trois dimensions, mais malheureusement, je ne suis pas capable de dessiner en trois dimensions. Pour en revenir à la question de la matérialité, je me rappelle que quand j’étais petite, je rêvais d’un crayon qui pourrait dessiner exactement ce que j’avais dans la tête. Mais bon, on n’est pas encore capable de dessiner en trois dimensions, quoique certains ordinateurs, j’en suis sûre, peuvent le faire. Maintenant mon étoile a vingt-quatre pointes. Probablement que je cherchais cette forme quand j’écrivais La vie en prose, mais je ne la trouvais pas. Ça a pris toutes ces années d’écriture avant que je la trouve. La figure de départ de La vie en prose est la suivante : il y avait la ville de New York qui était ici et la ville de Los Angeles qui était là. Alors j’ai inventé un personnage qui s’appelle Nane Yelle qui voyage à Los Angeles et un personnage qui s’appelle Lotte Arbour et qui écrit à New York. Et ça faisait comme un triangle.

VOIX ET IMAGES Le triangle est la figure que vous avez utilisée pour un temps et qui, par la suite, a disparu. Vous aviez même imaginé un triangle oedipien dans cette première idée de roman qui a été abandonnée. Il y avait déjà les noms de La vie en prose : Bip et Pola, BAM BAM, Nane Yelle. Ça s’appelait Graffiti, mais ça a été abandonné.

YOLANDE VILLEMAIRE J’avais complètement oublié ce triangle oedipien. Mais pour revenir à l’anagramme, je faisais des jeux de cet ordre-là. Évidemment, les initiales de Los Angeles sont L.A. en anglais. Je ne mettais pas Nane Yelle à New York, ça aurait été trop facile. Je faisais des inversions comme ça. Je m’amusais beaucoup parce que ça générait du texte, ça générait de l’histoire.

VOIX ET IMAGES D’ailleurs, j’ai déduit que quand vous avez abandonné le projet original de Graffiti pour vous embarquer dans celui de La vie en prose, il y a eu un abandon de ces grandes intrigues oedipiennes et une réorientation vers un travail plus près de la langue où, justement, le travail anagrammatique en vient à générer le texte.

YOLANDE VILLEMAIRE Exactement, c’est tout à fait la différence entre l’écriture d’une aventure et l’aventure d’une écriture — ce sont les mots de Ricardou. Au départ, je voulais écrire une aventure et j’ai probablement trouvé une niaiserie classique. Je suis sûre que j’ai regardé cela et que je me suis dit : « Je ne serai jamais capable d’écrire cela, c’est beaucoup trop ennuyeux. Alors, je vais me laisser porter par le langage. » Et c’est cette façon de faire qui a généré tout le tissu du texte.

VOIX ET IMAGES Et en rapport avec le fait que La vie en prose est un texte féministe, étiez-vous consciente que cet acte était aussi un acte de destruction de la langue, d’empoisonnement de la langue ?

YOLANDE VILLEMAIRE C’est Nicole Brossard qui m’a appris cela. J’ai compris qu’elle avait fait une recherche très sérieuse et très fondée — c’est une auteure très sérieuse, Nicole Brossard — et ça m’a ébranlée dans mon rapport au langage. Je pense que les grandes oeuvres ont cet effet et je pense que French kiss est une très grande oeuvre de notre culture qui n’a presque pas été entendue. C’est dommage, mais ça arrive. Je ne reviendrai pas sur cette critique idiote dont je parle dans La vie en prose et qui prétend que Nicole Brossard écrivait pour les singes, alors que, non, elle écrivait pour nous. Ça s’adressait tellement à nous que ça n’a pas été entendu. En tout cas, moi, je l’ai entendu. J’ai eu cette chance, mais ça m’a pris du temps parce que c’est une oeuvre exigeante. La phalline dont elle parle est cette espèce de champignon atomique de la langue qui va contaminer le patriarcat. J’ai eu des conversations fabuleuses avec elle sur ce sujet-là : après La vie en prose, en se rendant à la rencontre des écrivains au Château Frontenac à Québec, on était dans le même autobus et on en a parlé tout le long du trajet, au point que quelqu’un nous a demandé de nous taire. De plus, Nicole Brossard a une conception holographique et non pas une conception linéaire en deux dimensions. J’avais donc été transformée, ébranlée sur mon socle si on veut, par ce livre qui m’a beaucoup nourrie. De même, dans La vie en prose, il y a une tentative de parler comme on parle dans la vraie vie, c’est-à-dire de parler une langue qui ne serait pas la langue muette des femmes où on va retrouver cette espèce de soumission au désir de l’autre, cet esclavage au ménage, au lavage, au repassage, etc. Dans Que du stage blood [16], j’ai un texte qui s’appelle « Q » dans lequel je parle de cette dimension du servage de la femme. Rimbaud, déjà, avait vu qu’un jour ce serait fini cet « infini servage de la femme » ; dans La vie en prose, il y a une tentative de libérer les femmes dans leur rapport au réel. Le rapport au réel des femmes, ce n’est pas juste un rapport aux serviettes, aux torchons et à la cuisine. Encore maintenant, ce n’est souvent que cette image qui est projetée.

VOIX ET IMAGES Quand les héroïnes de La vie en prose apprennent le karaté et qu’elles font éclater des planches de bois, j’ai vu cela comme un effort pour briser ce servage à la langue, pour faire surgir une nouvelle voix. Quand vous brisez la langue avec les anagrammes, il y a un peu de ça aussi. Dans La vie en prose, il y a la positivité de la vie, certes, mais il y a aussi quelque chose de mortifère.

YOLANDE VILLEMAIRE De mortifère, probablement. Le personnage de Lotte Arbour est très mortifère. Arbour c’est aussi Pearl Harbour. Lotte Arbour est en contact avec des mémoires dont elle ne sait rien. Elle est dans le noir. C’est un personnage à rebours, justement, un personnage de mémoire, son nom le dit. Mais pour revenir à cette notion de briser, le créateur vise à générer, à protéger sa production, mais en même temps à la détruire. C’est le dieu Shiva des Hindous qui va créer le monde par sa danse cosmique, qui, supervisant sa création, va la protéger avec ce geste de la main et qui, finalement, dans un éclat de flamboyance et de colère, va la détruire, ce qui est symbolisé par le cercle de flammes autour de lui. Je parle du Nataraj, du Shiva dansant qui va créer le monde, le protéger et le détruire. La destruction fait partie de la vie. La mort fait partie de la vie. Je me rappelle une remarque de ma grand-mère au moment où mon cousin de quinze ans venait de se suicider. Elle était en larmes à côté du cercueil et j’étais allée l’embrasser. Elle m’a dit : « Mais c’est la vie. » C’est terrible qu’une dame de quatre-vingts ans dise que c’est la vie qu’un petit gars de quinze ans se suicide. Mais elle a raison, c’est ça la vie. Elle en a vu du monde mourir : son mari est mort quand elle attendait son dixième enfant, son fils Eugène est mort de la typhoïde à dix-neuf ans. C’est ça la vie, un petit gars de quinze ans qui se suicide. Alors La vie en prose, même si tantôt je parlais de déni dans le fait de voir la vie en rose, il y a tout de même un aspect mortifère, parce que cette dimension-là fait partie de la vie.

VOIX ET IMAGES L’analyse des brouillons de La vie en prose suggère un long travail d’écriture et de réécriture sur des fragments multipliés ; or, peu à peu, certains de ces fragments auraient été organisés dans un travail de montage et de collage pour, en bout de parcours, constituer le texte que nous connaissons. En fait, je perçois une étape d’expansion textuelle et une autre étape de réduction et d’organisation qui, d’une certaine façon, constitue une mise à mort du texte. Est-ce que cette hypothèse génétique est correcte ? Si oui, pourriez-vous commenter chacune de ces étapes : celle de l’écriture et des réécritures et celle du choix et de la mise en ordre des morceaux rédactionnels ?

YOLANDE VILLEMAIRE Je pense que la notion de mise à mort du texte est très pertinente. Je ne me rappelle pas bien parce que c’était déjà il y a vingt ans, mais dans les manuscrits que vous m’avez montrés, par exemple, dans le segment au sujet des patineurs du parc Lafontaine, j’ai effectivement laissé tomber plein de phrases. Je ne me rappelais pas ce travail de réécriture.

VOIX ET IMAGES Parfois vous semblez recopier en changeant un peu, d’autres fois c’est un véritable travail de réécriture. Chose certaine, il y a souvent un processus d’abandon et de choix.

YOLANDE VILLEMAIRE Je me rappelle très bien la notion de choix, par exemple dans ce dossier dans lequel on note des pages que j’ai prélevées dans différents cahiers [17]. J’ai surtout écrit entre 1976 et 1978, puisqu’en 1978, j’ai commencé le tapuscrit et que là, ça s’est vraiment résorbé. Donc en deux ans, j’ai généré beaucoup de texte dans de multiples cahiers et ensuite, j’ai prélevé tel passage ou tel passage. Ce n’était pas encore organisé en livre. Le principe d’organisation du livre s’est fait peu à peu.

VOIX ET IMAGES Il y a des traces partout de mise en ordre partielle ou plus globale. Ce travail de mise en ordre semble avoir été assez ardu.

YOLANDE VILLEMAIRE Mais agréable. J’aime toutes les étapes de l’écriture. Pour moi, c’est du plaisir. Ce que je trouve le plus difficile, c’est l’émotif, ce que ça va chercher en moi. C’est la matérialité de l’écriture qui me sauve. Quand je suis en train d’écrire, j’oublie tout : il n’y a plus de souffrances, il n’y a plus de douleur.

VOIX ET IMAGES Et mettre en ordre, ce n’était donc pas une tâche difficile ?

YOLANDE VILLEMAIRE Oh non, c’était le fun. Je suis du signe de la Vierge, j’aime organiser, classer. Évidemment, ce n’est pas tout à fait le même abandon joyeux que l’écriture, encore que c’est très différent d’un roman à l’autre. Mais La vie en prose, c’était particulièrement jouissif comme méthode. Et tout ce que j’avais fait auparavant comme travail en études littéraires m’a beaucoup servi. Par exemple, je me rappelle avoir passé des mois à peiner sur Trou de mémoire d’Hubert Aquin. Je dis « peiner », mais je me suis amusée comme une folle. J’essayais de rétablir la chronologie. À l’époque, en 1968, il n’y avait pas de travaux sur Trou de mémoire, ça venait de paraître. D’ailleurs Meurtres à blanc, mon premier roman, est extrêmement redevable à Trou de mémoire, même s’il ne lui vient pas à la cheville. C’est Trou de mémoire qui m’a appris la technique des micro-récits. Je me suis donc servie de tout mon travail d’analyse pour encoder. C’était l’époque du structuralisme. J’avais décrypté pendant des années et maintenant j’encodais. D’ailleurs, pendant des années, j’ai dit en blague à mes amis : « Un jour, je vais me réincarner en chercheur en littérature et je ferai des recherches sur mes propres romans. » Quand je vous vois faire, ça m’amuse beaucoup parce que j’ai eu tellement de plaisir à encoder toutes ces choses.

VOIX ET IMAGES Quand vous avez mis en ordre tous ces fragments rédactionnels, il y avait quand même quelque chose qui sous-tendait le tout. Ce n’était pas complètement arbitraire.

YOLANDE VILLEMAIRE Vous me faites voir quelque chose avec ce plan de mise en ordre [18]. C’est qu’avant que je déchire les feuilles, avant que j’ose déchirer les cahiers, j’ai voulu voir si ça marchait. Alors ce plan indique les références dans les différents cahiers avant que j’arrache les feuilles.

VOIX ET IMAGES Et quand tout ça a été fait, vous avez fait une première version à la main qui donnait à peu près soixante-quinze pages.

YOLANDE VILLEMAIRE Ah ! Je ne m’en souvenais pas. Mais il y a une chose que je me rappelle très bien : le moment où la clé de l’enchâssement a été trouvée, c’est le moment où a été prise la photo que vous m’avez montrée l’autre fois quand on s’est rencontrées le 10 novembre ici à la Bibliothèque nationale [19]. C’est une photo de moi en train d’écrire. C’était dans une chambre d’hôtel à Avignon et je sais que c’est là que j’ai écrit : « Vava dit que, bien sûr, il y a des choses qui arrivent, et tout ça », et que j’ai trouvé la solution des personnages féminins travaillant dans une maison d’édition. C’est là que ça a collé : ça me permettait de mettre ensemble tous ces manuscrits et toutes ces histoires.

VOIX ET IMAGES Il est vrai que l’analyse des brouillons du roman suggère que l’entrée en écriture, c’est-à-dire ce que vous avez composé en premier, et l’entrée dans le texte pour la lectrice ou le lecteur, c’est-à-dire l’incipit, ne sont pas advenues concurremment dans la rédaction du texte. Pourriez-vous commenter un peu plus ce phénomène ?

YOLANDE VILLEMAIRE Effectivement, le prologue a été un moment important de la genèse et, par la suite, dans le contrat de lecture avec le lecteur et la lectrice. C’est que j’avais d’abord écrit des textes dans le brouillard tout comme « l’autobus qui roule dans le brouillard » de ce chapitre intitulé « Ton nom de Los Angeles dans mon réel désert ». J’avais une trentaine de pages, peut-être un peu plus, je ne me rappelle plus. J’ai passé l’été 1977 dans le sud de la France et j’ai écrit beaucoup. Et c’est au festival d’Avignon, en voyant le film Duelle de Jacques Rivette que, tout à coup, j’ai eu un flash et que j’ai écrit cette histoire de onze femmes qui ont une maison d’édition et qui écrivent. J’étais relativement isolée. J’étais avec mon ami Claude Beausoleil qui vivait avec moi à l’époque, mais en même temps, j’inventais toutes ces femmes qui étaient virtuelles et je m’amusais beaucoup. Ensuite, j’ai décidé de reprendre cette scène dans le roman, ce qui fait une sorte de lien. C’est la clé qui permet l’enchâssement. C’est donc en août 1977 que c’est apparu. Votre hypothèse est juste, c’est postérieur au début de l’écriture du roman.

VOIX ET IMAGES L’espace avant-textuel de La vie en prose est un espace polygraphique, c’est-à-dire que les brouillons du texte côtoient très souvent, non seulement du travail sur d’autres projets, mais surtout du travail de réflexion sur le texte encore à l’état naissant et du travail autobiographique (journal intime, brouillon de lettres…). Or, parfois, le texte en cours de rédaction a réussi à incorporer, en les transformant, certains de ces éléments métatextuels et autobiographiques. Pourriez-vous commenter ce phénomène de phagocytage ?

YOLANDE VILLEMAIRE Ça décrit très bien le processus d’écriture que j’ai utilisé dans La vie en prose ; je m’en suis servie pour la plupart de mes autres livres aussi, mais moins, parce que la dimension métatextuelle y est moins importante. Le titre La vie en prose suggère qu’on est toujours en train d’écrire. À cette époque, l’écriture, c’était ma vie. Je faisais une chronique de livres de femmes qui s’appelait « E muet mutant » pour la revue Mainmise ; j’ai été une fondatrice de la revue Jeu et j’ai écrit longtemps pour cette revue ; je faisais des entrevues avec des troupes de théâtre, surtout de théâtre expérimental ; par la suite, j’ai commencé à enseigner la littérature. J’écrivais et je lisais tout le temps. J’ai fait une maîtrise sur À toi pour toujours, ta Marie-Lou de Michel Tremblay. J’étais constamment dans le métatextuel. Et bien sûr, j’écrivais beaucoup de lettres à des amis. Quand je me suis mise à l’écriture de La vie en prose, j’ai délaissé un peu la critique parce que je n’arrivais plus. Mais il demeure que cette pratique de l’écriture, c’était mon pain quotidien, c’était ma vie mur à mur. J’avais des réflexes d’écriture. J’écrivais pour des lectrices et des lecteurs de revues, ce n’était donc pas un travail en circuit fermé. D’ailleurs, à l’époque de La vie en prose, je ne tenais plus de journal intime de façon soutenue, seulement de manière très erratique.

J’avais l’habitude des analyses littéraires et, parce que le travail d’écriture de La vie en prose était un travail de cryptage, j’essayais de comprendre la structure à mesure que je la générais, ce qui a eu pour conséquence que le roman phagocytait ce travail critique. Je me doutais bien que mes lecteurs seraient des lecteurs universitaires, qui seraient intrigués par le montage et le démontage du texte. De plus, quand j’écrivais, je pouvais facilement glisser. Par exemple, le personnage de Lexa de La vie en prose, qui est aussi le nom d’un personnage de Nicole Brossard, est inspiré de mon ami Philippe et d’autres personnes. Je pouvais donc être en train d’écrire une lettre et, tout à coup, au lieu d’écrire « Philippe », j’écrivais « Lexa ». D’ailleurs, je devenais moi-même un personnage du roman, même si je n’étais jamais le même personnage : parfois, j’étais Nane, parfois Lotte. C’est un cliché de dire : « Madame Bovary, c’est moi », mais les personnages étaient tous moi, même les personnages masculins.

VOIX ET IMAGES Quel rôle ont joué dans le processus de révision les éditeurs du texte, François et Marcel Hébert ?

YOLANDE VILLEMAIRE François Hébert était mon éditeur de poésie depuis 1974. Quand j’ai eu le manuscrit de La vie en prose, j’en ai parlé à Marcel Hébert — Marcel et François Hébert sont les deux frères qui ont créé Les Herbes rouges dans les années 1970. Je connaissais surtout Marcel, étant donné qu’il habitait le même quartier que nous. Mais François était celui qui dirigeait. Je me rappelle avoir rencontré Marcel un jour dans la côte de la rue Saint-Denis ; ça faisait à peu près six mois que j’avais fini le roman mais, en bonne élève, je voulais faire un tapuscrit impeccable avant de l’envoyer à un éditeur. Et là Marcel m’avait dit : « Quand est-ce que tu vas nous donner ton roman ? Donne-le-moi donc et je verrai bien. » Je le lui ai apporté le lendemain. Ils l’ont lu et ils l’ont accepté. Il faut se rappeler qu’en 1979, Les Herbes rouges était une petite maison d’édition, avec de petites subventions et qui n’avait publié que des plaquettes de poésie. C’est Gaston Miron, qui dirigeait l’Hexagone à l’époque, qui avait avancé de l’argent aux frères Hébert pour qu’ils publient le livre parce qu’ils n’avaient jamais publié de roman — je ne l’avais pas su à ce moment-là, c’est Claude Beausoleil qui m’a raconté cette anecdote. Ils n’avaient jamais publié de gros livres et La vie en prose, ça fait quand même deux cent quatre-vingts pages. Et ils ont été merveilleux parce qu’ils ont vraiment fait confiance au livre : ils n’ont pas fait de changements. Ils ne m’ont fait faire que des modifications orthographiques, syntaxiques et typographiques, des questions de détail en fait. Ce sont d’excellents éditeurs. J’ai travaillé surtout avec Marcel qui, à l’époque, faisait beaucoup le lien avec les auteurs.

VOIX ET IMAGES C’est donc Claude Beausoleil qui a été le premier lecteur du roman ?

YOLANDE VILLEMAIRE Oui, je le lui lisais à haute voix. J’en lisais des fragments à mesure que je l’écrivais. Et je me rappelle certaines blagues qu’il faisait. Il me disait : « J’espère que tu vas le dire dans ton roman féministe que c’est pas toi qui fais à manger. » Parce que je lui lisais des extraits de mon roman pendant qu’il faisait la popote. À ce moment-là, c’était un rapport d’écoute. Pour Le dieu dansant, que je lui ai lu entièrement à haute voix, il y avait un rapport plus critique. On a une entente : après que je lui ai lu un chapitre, il commence par me dire que c’est bon avant de me communiquer ses critiques, sinon je pète les plombs. Il a une mémoire extraordinaire, il n’a pas besoin de prendre beaucoup de notes. Mais pour La vie en prose, il écoutait surtout. J’en ai lu des extraits à beaucoup de gens. Je me souviens particulièrement bien de deux lecteurs dont je veux parler parce qu’ils ne sont plus de ce monde : Denis Vanier et Josée Yvon. On se voyait souvent à l’époque parce qu’on travaillait à Mainmise et à Hobo Québec. Et je me rappelle que, par une belle journée ensoleillée, ils étaient venus à la maison et je leur ai lu des extraits du roman dans la salle à manger rose et verte sur le mur de laquelle il y avait une immense peinture représentant Bécassine. Je me rappelle qu’ils avaient pleuré tous les deux. Ce n’étaient quand même pas des âmes si tendres, quoique, sous leur côté d’anges noirs, ils étaient très sensibles. Ça m’avait quand même surprise de les voir si émus et j’avais compris que le roman avait quelque chose qui pouvait atteindre les gens. Je me rappelle particulièrement Josée et Denis parce que leur réaction était très émotive. Je pense à eux parce que Josée est morte il y a quelques années déjà et Denis, tout récemment, donc ils sont plus dans mon esprit peut-être que d’autres lecteurs. Mais j’ai lu des extraits du roman à plusieurs personnes. Et il y a eu le fameux Lexa, qui portait un autre nom, et qui est devenu un personnage du roman. Il avait décidé qu’il nettoierait ce livre-là, parce qu’il avait étudié je ne sais pas trop dans quel collège privé. Supposément, selon lui, je ne maîtrisais pas bien mon français et il fallait nettoyer le tapuscrit. C’est Claude Beausoleil qui m’a sauvée en me disant de ne pas le laisser faire. Il a fallu pas mal de travail pour rétablir le texte, même s’il n’avait révisé qu’une trentaine de pages. Il y a toujours des voix pour nous dire comment faire, c’est pourquoi en général, je ne fais jamais lire mes manuscrits, parce que je ne veux pas me faire achaler. Je veux faire ce que je veux.

VOIX ET IMAGES Peut-on généraliser la méthode de composition, de rédaction et de révision de La vie en prose à l’ensemble de votre travail ? Ou, pour le dire autrement, est-ce que chaque projet est réalisé selon sa propre spécificité ou y a-t-il une méthode d’écriture « Yolande Villemaire » ?

YOLANDE VILLEMAIRE C’est plutôt qu’il y a une méthode d’écriture La vie en prose, il y une méthode d’écriture Ange amazone [20], il y a une méthode d’écriture La constellation du cygne. Bien sûr, il reste que comme je vous le montrais tantôt dans les cahiers du Dieu dansant — que je n’ai pas encore remis à la Bibliothèque nationale parce que je n’en ai pas fini le classement —, je vois que je suivais la même méthode que pour La vie en prose : j’écrivais à la main et je recopiais dans un autre cahier. Il y a des choses qui reviennent : c’est notre méthode de travail. Sauf que je ne l’ai pas fait systématiquement pour d’autres livres. Je me rappelle que Vava, je l’ai écrit avec une machine à écrire électronique qui avait une mémoire d’une page, ou peut-être de trois pages : c’était très compliqué pour les corrections. J’avais changé le nom d’un personnage, même de plusieurs, je pense, et c’était très long dans le manuscrit de huit cents pages d’aller changer un nom, alors que, maintenant, avec la merveille de l’ordinateur, il s’agit simplement de faire « rechercher/remplacer ». Par exemple, j’ai changé plusieurs fois les noms dans Le dieu dansant. Or, à l’époque de Vava, je n’avais pas d’ordinateur.

VOIX ET IMAGES Ce qui m’amène à la prochaine question. Vous avez rédigé La vie en prose entièrement à la main et l’avez mis au net vous-même à la machine à écrire : c’était à la fin des années 1970, à la veille de la révolution micro-informatique. Avez-vous maintenant un micro-ordinateur ? Depuis quand ? Quelle a été l’influence de ce soutien technologique sur votre manière de travailler ?

YOLANDE VILLEMAIRE J’ai un ordinateur personnel depuis que je suis revenue de l’Inde, donc depuis 1991. Je n’en avais pas avant, ce qui nous paraît inimaginable. Le dieu dansant, je l’ai écrit en Inde et je n’avais pas de portatif, même si ça existait déjà, j’ai tout fait à la main. Je n’étais pas sûre que j’écrirais un roman en fait : je partais faire surtout une démarche de méditation. Finalement, je l’ai commencé trois jours après mon arrivée. J’avais quand même apporté des cahiers de Montréal, mais comme je voulais épargner les beaux cahiers d’ici, j’utilisais aussi des cahiers indiens de mauvaise qualité dans lesquels je faisais mes brouillons. De plus, ma méthode d’écriture était différente parce que j’avais très peu de temps, étant donné que je méditais, que je chantais et que je devais changer de sari à peu près quatre fois par jour. Je vivais dans un ashram et c’était une vie très différente. En tout, chaque jour, j’avais environ une heure et demie pour écrire. Je n’avais jamais le temps de me relire, alors que ma méthode était toujours de le faire. J’écrivais très rapidement et, le lendemain, je retranscrivais ; je le faisais systématiquement pour ne pas me perdre. Mais je ne relisais pas, je ne faisais que retranscrire avant d’écrire un nouveau chapitre.

VOIX ET IMAGES Mais habituellement, vous prenez le temps de vous relire, non ? Je ne vous ai pas posé la question mais j’ai tenu pour acquis que pendant la rédaction de La vie en prose, vous vous relisiez constamment.

YOLANDE VILLEMAIRE Ma méthode, habituellement, c’est de me relire avant de continuer. C’est curieux parce que pour Des petits fruits rouges, le roman que je suis en train d’écrire en ce moment, c’est très différent. J’ai un iMac depuis 1998. Avant, j’avais un vieux Mac Classic ; il n’était pas vieux à l’époque, mais il l’est devenu et maintenant il est considéré comme un artefact archéologique. J’ai acheté ce iMac en 1998 pour écrire ma pièce La femme de sel : le synopsis avait gagné le concours Yves Thériault de Radio-Canada et pour la rédaction, je devais écrire sur colonnes. Le iMac, c’est un ordinateur que j’aime beaucoup. La plupart du temps, j’écris directement à l’ordinateur, mais, par contre, je note dans des cahiers des idées de chapitres, des schémas et d’autres choses du genre. Mais j’écris encore parfois des chapitres à la main, comme celui-ci par exemple. C’est très curieux parce que pour ce roman, je travaille sur la forme de la rose des temps, une sorte de mandala finalement : je travaille sur les douze chapitres en même temps. Je peux me lever un matin et écrire le début du chapitre 9 et, ensuite, la finale du chapitre 3.

VOIX ET IMAGES Contrairement à la composition de La vie en prose où vous deviez mettre tout en ordre, maintenant, l’ordre ou le désordre, si l’on préfère, se construit pendant que vous écrivez, étant donné que vous pouvez aller d’un chapitre à l’autre pour tout de suite établir votre structure.

YOLANDE VILLEMAIRE Exactement, c’est comme si je pouvais écrire en plusieurs dimensions. Et comme je n’ai pas de lecteur de disquettes avec le iMac, je loge mes doubles, ou copies de sauvegarde, sur un site Web. Comme ça, je pourrais les récupérer si tout crashait. Au début, je les envoyais à mon éditeur, mais j’étais un peu gênée de lui envoyer seulement des fragments du roman. L’ordinateur personnel a beaucoup changé le travail en le facilitant énormément. Si je peux me permettre : un commentaire à propos de l’écriture de Réjean Ducharme, même si, en fin de compte, on ne connaît à peu près rien de Réjean Ducharme — c’est tellement intrigant ! Je suis sûre qu’il y a un ordinateur qui est entré dans sa vie juste avant Dévadé. J’ai vu une transformation très grande entre l’oeuvre précédente et Dévadé, pour ce qui est de l’écriture et du nettoyage du texte. Je ne sais pas exactement ce qui a changé, mais il y avait un degré de complexité qui n’était pas du même ordre avant. Parce que, en même temps, je me demande comment j’ai fait pour écrire La vie en prose. On se pose tous la même question : « Comment on faisait sans les instruments que l’on a maintenant ? » Même si, bien sûr, l’écriture par ordinateur est encore accompagnée de l’écriture manuscrite. Je ne maîtrise pas le doigté dactylographique, de sorte que je fais mille fautes et qu’il faut que je me corrige constamment. Il y a encore le flot de l’écriture parce que j’écris encore aussi vite, mais c’est à peu près illisible tellement il y a de fautes. J’écris vite même à l’ordinateur. J’avais suivi sur Internet des cours de dactylographie, mais je l’ai fait seulement pendant une semaine et demie : je trouvais ça trop mécanique. Mais j’envie Claude Beausoleil qui, lui, a appris à dactylographier quand il avait douze ans : il ne fait pas de fautes de frappe. Moi, il faut tout changer, je me trompe tout le temps. Avec le iMac, je peux aller sur Internet très rapidement si j’ai besoin d’informations : par exemple, j’ai un Robert sur CD-ROM et si j’ai besoin de chercher un mot, je vais le chercher tout de suite plutôt que d’attendre. J’ai aussi des dictionnaires analogiques que j’ai toujours beaucoup utilisés, mais je n’en ai pas sur CD-ROM, même si ça doit exister. Par exemple, ma pièce La femme de sel se passait chez les Mormons en 1927 et j’avais mis dans ma liste de signets le site en ligne des Mormons. Je pouvais donc facilement trouver l’information exacte. Je trouve ça fascinant.

VOIX ET IMAGES Vava, l’une des « braves et bonnes héroïnes » de La vie en prose, a été remise en scène dans votre roman au titre éponyme. Considérez-vous La vie en prose comme un avant-texte de Vava ?

YOLANDE VILLEMAIRE C’est-à-dire que La vie en prose est un avant-texte de tous les romans qui vont suivre. Je pense à Célia Rosenberg, qui est un personnage de La constellation du cygne, et je pense aussi aux personnages de Ange amazone qui ont subi une mutation onomastique, mais ce sont les mêmes personnages que dans La vie en prose, en fin de compte. Il y a aussi Vava qui devient un personnage du roman Vava, dans lequel on va aussi retrouver épisodiquement un personnage comme Nane. Le dieu dansant, évidemment, c’est complètement un autre monde, mais il y a un lien : à la fin de Vava, il y a un personnage acteur qui s’appelle Michel et qui fait un spectacle qui s’appelle Le shiva dansant, alors que mon roman suivant s’appelle Le dieu dansant. Déjà, j’avais la piste. Il y a des liens qui vont donc se faire au niveau de l’onomastique, mais il y a aussi des liens thématiques : à la fin du Dieu dansant, le personnage du père, Achyûtah Sharma, est sur le mont Kailas au Tibet et il sent son âme pénétrée d’une « céleste tristesse ». C’est sur ces mots que se termine le roman et c’est le titre de mon livre suivant, qui ne se passe pas du tout au Tibet — c’est sur l’âme collective et sur le Québec. Par contre, dans Céleste tristesse, il y a un chapitre intitulé « Avalokiteshvara » qui raconte la rencontre avec le Dalaï-Lama, que j’ai vu quand j’étais en Inde et que j’ai revu ensuite à Montréal. Il y a toujours un lien entre un livre et le suivant, même si je n’ai pas encore identifié le lien entre Céleste tristesse et Des petits fruits rouges. Ah oui ! je me rappelle maintenant, c’est le rocher Percé qui revient dans Céleste tristesse et Des petits fruits rouges. C’est comme un fil, un fil d’Ariane encore. La vie en prose commence et finit par le nom Vava, c’est un cercle, c’est une roue. L’écriture c’est comme une spirale, comme un slinkee. Je ne sais pas qui a dit que l’on écrit toujours le même livre, mais c’est tout à fait vrai. La vie en prose fait partie d’un continuum. Et le prochain texte que je veux faire après Des petits fruits rouges que je publie cette année, ce sera La rose des temps, et La rose des temps sera directement relié à La vie en prose, mais je ne sais pas encore trop comment. C’est sûr qu’on va revoir certains personnages de La vie en prose dans La rose des temps.

VOIX ET IMAGES Pour terminer, je sais que vous aimeriez faire quelques commentaires en rapport avec la postérité qui, pour vous, est un sujet important.

YOLANDE VILLEMAIRE Vous m’avez dit aujourd’hui avant de commencer l’entrevue « Pensons à la postérité ». Et là, vous avez ouvert toute la dimension du temps. La postérité, c’est quelque chose qui est toujours là quand j’écris. C’est sans prétention, c’est tout simplement comme ça. Par exemple, un de mes livres favoris est un texte de Pétrarque, L’ascension du mont Ventoux, qui est un petit texte de onze pages dans lequel Pétrarque raconte comment il a fait cette ascension au quatorzième siècle, à Avignon. À un moment donné, il se rend compte qu’au lieu de monter, il est en train de descendre et, comprenant qu’il ne se rendra jamais au sommet de cette façon, il s’assoit pour ouvrir Les confessions de Saint-Augustin et il a l’impression que c’est écrit pour lui. Et moi je lis ça de mon vingt et unième siècle et je sais que Pétrarque a pensé à moi en écrivant cela, parce que lui-même était conscient que Saint-Augustin avait pensé à lui en écrivant. Moi aussi, je pense beaucoup à mes lecteurs futurs. Tout d’abord, il y en a que je vais pouvoir rencontrer, comme vous : vous êtes une lectrice que je ne connaissais pas et que j’ai rencontrée. Je le sais parce que moi, comme tous les écrivains, je suis d’abord une lectrice. Comme lectrice, je suis très touchée par les paroles de Villon : « Frères humains qui, après nous, vivrez », je trouve ça déchirant. Sur la scène de l’écriture, il y a comme une transmission qui se fait. On est tous ensemble : si j’ouvre un livre de Goethe, je suis là avec Goethe dans le moment. Si j’ouvre un livre de Pétrarque, ce livre-là en particulier, c’est le même phénomène qui se produit. C’est toute la dimension du temps, qui est une dimension importante de l’écriture.