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Dieu n’existe pas, le salaud.

S. Beckett [1]

Andromède attendra, dit le mystérieux, l’elliptique Cyr [2].

Attendra quoi donc ? Et qui est ce Cyr, ordonnant à une planète ou à un personnage mythique de patienter, et de quel droit ? Et qui est, au juste, cette Andromède, ou quoi ? Étudions ces deux mots au microscope, avant de mener avec Cyr trois petites expériences. Le résultat n’est pas garanti.

Que dire d’emblée, au niveau de la « forme » on ne peut plus simple, de ces deux mots-là, liés dans un syntagme on ne peut plus clair, minimal, avec sujet et verbe seulement ? Ornant la couverture, les deux mots sont superposés et leurs caractères massifs creusent de blanc le noir de l’encre, comme des étoiles dans la nuit. Est-elle possible, la saisie des deux gestes du titre : le doigt de l’ordre donné à Andromède, ou alors du verdict rendu (qu’elle attende !), et sa résistance ou son hystérie corrélatives, supposées, ou bien sa retenue ou son acquiescement souhaités de la part d’un tiers, celui qui parle, ou encore le propos venant effectivement de ce tiers en tant que réponse rapportée de l’intimée (ça va, madame va attendre…) ? Comment lire cette phrase sèche, louche, close sur de l’indécis mais rayonnant dans un nombre incertain de directions comme des particules élémentaires dissipées, cette phrase dont les poèmes, en brodant à distance sur le thème, en fusant imprévisiblement, les constantes étant plutôt rares, hors la récurrence du blanc et des distiques, ne dévoileront jamais l’exacte teneur ? Comment recevoir ces phonèmes donnant le la d’une certaine petite musique, comment entendre cette ouverture, avec ses deux dr, ses deux a et ses deux an qui livrent déjà, peut-être, la clé d’un rythme, d’un parallélisme ou d’un dualisme, d’un antagonisme ou d’un contrepoint, d’un échange ou d’un miroitement, d’une brévissime symphonie accordant le nom et le verbe, l’être et un acte, en une noce sonore d’allure mytho-cosmique aussi spectaculaire qu’inattendue, mais renvoyant à un problème, à un contre-temps précisément ? Et qui, ou quoi, se cache sous ce nom propre d’Andromède, et quel serait le propre de ce nom, et son origine, et son pouvoir ou son impuissance ? Comment lire le temps, dans attendra, au futur, temps que l’on dit verbal dans les grammaires, prophétique dans les grimoires ? Faudrait-il, de plus, l’entendre, le verbe attendre, tendre l’oreille, y déceler par exemple du tendre, et l’infinie tension du mouvement de « tendre à », sans complément, sans espace-temps au bout, ni autour à vrai dire, ni dedans peut-être, comme un météore flottant dans le vide d’un appel éperdu ?

Pour ce qui est du « sens » du titre, s’il en est un, ou seulement un, voici un aperçu des risques que lire, hasardeuse affaire, fait courir. Allons-y d’une douzaine d’hypothèses. J’en ajouterai même une treizième à la fin.

Il s’agirait d’un commandement, quand Cyr dit qu’elle attendra, Andromède, à supposer que ce soit Cyr qui parle, mais le poète se tait dans le poème quand il est écrit, et à supposer que le futur équivaille ici à un impératif, et en conséquence elle obéira, peut-être.

Ou bien c’est Tirésias qui parle ici, sait-on jamais, et c’est une prophétie, un témoignage, au sens que Levinas donne à ce terme [3], une offrande à l’abîme, l’acte de foi du médium dans sa parole, profession, prévision. Pronostic, pro-gnose…

Ou bien c’est une loterie, le hasard à l’oeuvre, comme souvent chez Paul-Marie Lapointe, un pari en l’air, une parole pure, libre, désentravée, un coup de dés, un essai, un coup de tête, une énigme gratuite, une devinette ; ou, à la limite, une superstition, pour le cas où les mots, par impossible, rejoindraient des choses et s’aboucheraient à une mystérieuse profondeur, dont tout laisse cependant croire qu’elle est insondable.

Vraiment ? Mais ne se pourrait-il pas qu’il s’agisse, non pas exactement d’une divination, mais bien d’une révélation, et nous serions à Patmos, devant quelque chose comme un rocher ardent, avec Jean, et dans les circonstances la nébuleuse Andromède devra bien se conformer au logos, et attendre l’Apocalypse programmée, imminente ou non, avant de se consumer pour de bon, et en attendant, nous-mêmes, nous pourrions avoir le temps de faire le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, avant qu’il n’y ait plus d’étoiles dans le ciel pour nous guider ? Mais nous guider vers quoi, en l’occurrence, si de nos jours les étoiles sont le but du voyage, et non de purs signes ? Les cosmonautes, dont les journalistes annoncent les prouesses, font de piètres rois mages, n’annonçant rien, eux-mêmes, d’autre qu’eux-mêmes, ne s’intéressant aux astres que pour les astres mêmes.

Ou encore, cinquième piste pour lire le titre et ce qu’il annonce, c’est une bouffonnerie diabolique, négatrice, quelque chose comme un anti-horoscope, un jeu avec les signes du ciel, un défi lancé aux décans et aux maisons et aux ascendants, une imprécation. Faust sera doublement trompé : ni Dieu ni diable n’existent.

À moins qu’il n’y ait dans la proposition inaugurale qu’un modeste souhait, par empathie avec cette Andromède, quelle qu’elle soit ; une espérance à distance, mais la concernant, et aussi celui qui parle, qui n’est pas désintéressé, dont la phrase exprimerait le voeu, le lyrisme, la déclaration d’amour, la patience simultanée, l’éternel accord d’un Pétrarque avec sa Laure.

Ou bien nous sommes en présence d’une stratégie symboliquement intergalactique, dans un scénario de science-fiction parodique, de guerre des étoiles ironique, dont on viendrait d’intercepter un message codé, mais intraduisible.

Ou encore c’est une leçon de grammaire, prodiguée d’un « je » à un « tu », à propos d’une « elle », l’Andromède en question, qui serait tout bonnement la troisième personne du singulier, personne singulière assurément, l’autre, voire la tout autre, la tierce personne, une inconnue au sens mathématique, nombre secret ou figure géométrique cachée, une abstraction. Savante ou cabotine, allez savoir.

Neuvième hypothèse : il y aurait là un constat résigné, du genre de ceux que nous émettons parfois à propos de quelqu’un de notre entourage, dans l’incapacité où nous sommes de changer son sort, dans une conversation de blasés caricaturaux, à la Brétécher disons, ou à la Beckett, menée sur le thème de l’incontournable destin, du genre : les choses sont ainsi, elle s’y fera, cette Andromède, qu’elle attende, que voulez-vous, on n’y peut rien. Et en ce cas, la phrase pourrait, devrait être lue prosaïquement, familièrement, avec la voix, par exemple, d’un médecin surchargé et fatigué, la journée étant avancée, qui s’adresserait à son infirmière, à propos d’une dame, connue du médecin, nommée Andromède, à l’improbable nom il est vrai, laquelle patiente se fût trouvée dans la salle d’attente et dont l’attente devrait par conséquent, par l’ordre du médecin dépassé par les événements, se prolonger indéfiniment…

Bien sûr, sauf pour ce qu’elle peut nous apprendre sur le ton du titre, un rien cassant et désabusé, cette petite fiction médicale nous éloigne du recueil ; je me forge une excuse dans l’espèce de longue stupeur, d’inexplicable agacement, ou de berlue, mais aussi de curiosité toujours sur le qui-vive, d’appétit qui me vient devant les poèmes de Cyr, pourtant brefs et d’apparence anodine, mais aux lueurs rémanentes, lancinantes, et aux interstices immenses, abyssaux, poèmes posés comme en suspens dans le néant, et qui forcent à traîner dans les parages, à graviter dans leur obsédante orbite et à essayer de s’y raccrocher, médusé et perplexe, étonné devant le simple miracle de la moindre cohérence occasionnelle, mais aussitôt l’on est repoussé, renvoyé dans l’aveuglante nuit muette de la page blanche.

Dixième piste. Plus vraisemblablement, il y aurait, sous le titre, le calcul d’un poète qui serait un savant aussi, et l’expression d’un fragment de savoir sur le temps et sur les étoiles, des poèmes objectifs à la Lucrèce s’annonçant par là, au sujet de la nature des choses, et qui s’adresseraient soit à des collègues physiciens ou astrophysiciens, à un Newton ou à un Hawking ; soit à des philosophes, à un Empédocle ou à un Wittgenstein, bien que je n’aie pas encore tranché la question de savoir si l’auteur a plus d’affinités avec les présocratiques qu’avec les logiciens contemporains, ou l’inverse.

Entre les deux dernières hypothèses suivantes, je balancerai jusqu’à la fin.

Le propos, « Andromède attendra », pourrait s’entendre dans un autre cadre, celui de la mythologie grecque, auprès d’un Persée revisité, tergiversant ou boudant à propos de la tâche l’attendant, à savoir l’affrontement avec le monstre de Poséidon et la délivrance d’Andromède ; et l’important, avec la référence culturelle, serait ici de s’identifier au héros, ou à l’anti-héros le cas échéant, de se mettre dans sa peau et d’entendre les deux mots fatidiques comme venant du dedans d’un Persée lyrique, désoeuvré, contrarié, distrait et remettant au lendemain l’obéissance à son dieu ou l’amour de la belle, dans un monologue intérieur pour le moins laconique, sec et déplacé, audacieusement espiègle, loufoque et transgressif, peu respectueux des usages mythologiques, des grandes machines métaphysiques, religieuses, culturelles, idéologiques, éthiques, structurantes et hégémoniques.

Mais aucun des êtres évoqués jusqu’ici, divins, humains ou fictifs, n’a tout à fait sa place chez Cyr, dans son univers franchement abstrait, en même temps que résolument matériel, contradictoire, bricolé et brisé, bancal et rabiboché, mystérieux, secret, ironique, tordu, où jamais le ciel et la terre, pourtant les éléments fondamentaux de Cyr, ne communiquent. Faute de feu et faute d’eau, je dirais.

Dans l’alambiqué de la démarche de Cyr, avec les mélanges qu’il nous offre, les coupures et les collages, le syncopé de sa voix aux innombrables registres et le disparate de son imaginaire, de ses décors, il faut se faire cornue soi-même, en étirant le cou, comme à la page 105 [4], pour « obtenir » quelque chose. Le verbe est de Cyr. Il s’emploie autant à propos du résultat d’une expérience chimique ou d’une opération mathématique, que d’une faveur demandée à ses parents, ou à un saint, et accordée ou non, ou bien il s’emploie relativement à la décision attendue d’un juge, dans un procès où l’on souhaite obtenir gain de cause.

Que veut obtenir Cyr ? Que désire obtenir de lui le lecteur ? Que donne jamais un poème ?

Heureusement qu’il y avait, tout ce temps, pour nous guider, sur la couverture, l’éblouissant dessin de Renée Lavaillante, aux mouvantes traînées de blancheur et de ténèbre, un intense ciel, polarisé, galvanisé par les deux forces opposées, emmêlées, du blanc et du noir. Sinon Renée Lavaillante elle-même, Andromède serait ainsi Andromède comme un chat est un chat, c’est-à-dire la seule nébuleuse visible à l’oeil nu dans l’espace, et qui brûle et brille à deux millions d’années-lumière de nous. Pour la rejoindre, il ne faut pas être pressé. Heureusement, sa longévité paraît assurée. À cette échelle, l’humanité est un fétu et il n’y a pas de quoi étaler son insignifiance sur des pages et des pages.

Sagesse de Cyr, dans ces circonstances : il fera court. Devant l’incommensurable, devant l’innommable, devant l’imprévisible, son minimalisme, s’il faut étiqueter son art, est une telle attitude : discrète, humble. Sa mentalité est effrayée, ludique, timide, économe. Prélogique, presque : ironiquement primitive, et primesautière, avançant par bonds dans les idées, dans ses poèmes et dans le monde. Cyr bricole, compose avec les moyens du bord, s’amuse d’un rien, avec des mots d’une simplicité désarmante, mais redoutable. Touché par lui, l’infime a chaque fois d’infinies répercussions, rebondit, gondole, ricoche, voyage selon un tracé aléatoire, brownien, si c’est cela.

J’hésite, pour décrire sa pensée, dont sa poésie se mêle, entre scientifique et magique. Non mais franchement, voyez-le, Cyr, à la page 72, avec sa plaque d’écorce sur la tête, déguisé en chaman, « pendant une heure environ », dit-il ; vous aurez noté l’exigence de mesure, d’une part, et l’absence de précision dans la mesure, d’autre part, ce qui rend exactement douteuses les conditions tant de l’expérience scientifique que de l’exercice spirituel. Surprenez-le en train de jouer, Cyr, deux pages plus loin, à soulever le monde, comme l’enfant Garneau avec sa boîte de mots, dans une spéculation où la mécanique, ancienne ou quantique peu importe, le dispute à la foi qui soulevait des montagnes, ou au mythe, et au premier chef à celui d’Atlas, mais n’aboutit pas, se heurte encore une fois à l’obstacle du corps, de son propre corps, lequel est le moyen de l’expérience et son objet, corps tâtonnant et tentant de s’appuyer sur ce tâtonnement même pour prendre appui.

Quand je dis Cyr, je parle évidemment du « je » dans les poèmes, de celui-là que Cyr, lui, appelle, dans le premier poème, « celui qui parle », s’en distinguant, distanciant, voire s’en dissociant, et qui est aussi celui qui agit et observe. Trois exemples le montreront à l’oeuvre dans son laboratoire, dans sa parole, dans sa nébuleuse, Cyr ou celui qui le représente, ou celui qu’il représente. Nous referons avec lui l’expérience du caillou dans le verre d’eau ; nous observerons avec lui une serveuse en train de servir le café ; enfin, nous jouerons avec le feu, c’est-à-dire que nous essaierons de manger une étoile, avec un poète turc.

Au bout d’un certain temps à l’air, l’eau s’évapore, c’est une loi ; et l’on peut se demander à quoi sert de déposer un caillou dans un verre d’eau avant de sortir, le soir, si c’est seulement pour constater, en rentrant à minuit, que le verre est à sec. Au bout d’un certain temps dans l’eau, que pouvait-il donc arriver au caillou ? Pas grand-chose, et c’est l’un des aspects négatifs, mais concluants, de l’expérience. L’autre enseignement, non moins prévisible, est qu’il arrive par contre quelque chose à l’eau, qui perd le duel entre le solide et le liquide, en disparaissant. Prévisible ou pas, il fallait sans doute tenter l’expérience, justement pour savoir cela ; et au cas où l’imprévisible déjouerait toute prévision. Pour savoir jusqu’où savoir peut aller, sans négliger, comme disait Queneau, quand on additionne un plus un, de tenir compte de la vitesse du vent. Et ici, une expérience faite en l’absence de l’expérimentateur n’est pas dénuée d’intérêt non plus.

Cyr a manifestement accéléré l’expérience du caillou dans le verre d’eau, car il est rare, sans agent autre que l’air, qu’un verre se vide à une telle vitesse. À moins qu’il ne fasse fort chaud dans la maison, mais le chauffage ou la canicule, selon la saison, sont-ils des impondérables sérieux ? Ou alors, le caillou aurait-il bu l’eau ? Ce n’est pas l’hypothèse la plus farfelue : la pierre est ce que l’imagination a trouvé de plus sec au monde pour dire l’oeuvre du feu, rageuse éponge, et de plus dur et de plus durable pour dire l’oeuvre du temps, et la si sympathique logique de la mentalité prélogique ne trouverait rien à redire devant l’invention d’une telle pierre assoiffée, pierre virtuelle et magique qui, en catimini, aurait bu ce qui l’entourait, ce qui la contenait, ce qui la noyait même, en l’absence de son observateur moderne et occidental, parti au cinéma peut-être bien, ce soir-là, le soir dans le poème en question.

Toute pierre a bu, et son nom propre est, proprement, Celle-qui-a-bu, pour parler en langage aborigène. La pierre est le terme de la soif, sa fin et le dernier mot de la soif, une sorte de verre intérieur, inversé, vide, ayant expulsé de soi toute eau (ou presque, pour être objectivement précis). Il est donc normal que, parfaitement déshydraté, l’on ait soif à mort, si l’on peut, par sympathie pour la pierre, prêter à de l’inanimé un quelconque désir, et, tel un Bachelard, l’animer de pulsions, l’humaniser, pour, à la fin et en retour, se demander si on n’est pas, soi-même, un peu empierré, terreux et sec. Mais ce serait de l’animisme et aller plus loin que Cyr, qui se borne, au retour de sa soirée, à constater, j’allais dire sèchement, que le verre est vide. L’évidence cependant, et l’explication, n’annulent pas le mystère. Une pierre, cela étonne toujours. Les pierres ne datent pas d’hier ; qu’est-ce qu’elles attendent, elles ? Dans un verre, peut-être la voit-on mieux, la pierre, et peut-être y voit-on mieux, aussi, ce qu’elle nous fait, à savoir quelque effet, fût-il minime, infinitésimal.

Faites l’expérience à votre tour, conclut Cyr. Je viens de la faire, mais il n’était pas minuit, l’une des conditions de l’expérience, sans doute pour des raisons de superstition qu’il serait fastidieux de détailler ici, ou de profaner. « Au début c’est difficile », précise, énigmatique, Cyr, sans que rien nous éclaire sur ce que le pronom démonstratif « c’ » désigne, mais suggérant par là, j’imagine, que l’autre condition, pour réussir l’expérience, est de persévérer, comme le caillou, et d’attendre son heure.

Comme Andromède. Le caillou, c’était elle, peut-être bien. C’est son rocher, sur lequel la rationalité mythique et l’iconographie traditionnelle la campent. Elle est dessus et dedans à la fois. Ce sera ardu de la délivrer.

Faisons le point. L’expérience menée a prouvé que si les cailloux que l’on sème derrière soi, à plus forte raison dans un verre, restent, n’y en aurait-il qu’un, par contre l’eau, elle, s’écoule ou s’évapore ; et cette expérience, pour peu que l’on soit sensible à l’analogie possible entre un caillou et un morceau de pain, aide à comprendre le fameux conte de Perrault, lequel nous éclaire en retour, dans lequel les miettes de pain, semées par le Petit Poucet pour retrouver son chemin, faute de petits cailloux blancs, sont mangées, mais sans que les autres cailloux du chemin disparaissent pour autant, même si le chemin du retour, pourtant bel et bien là, devient introuvable et semble même à la fin se déplacer avec les regards affolés que l’enfant perdu jette dans toutes les directions. L’inverse du conte est vrai chez Cyr : il y aura du pain, on en trouvera plus loin dans un poème, mais le chemin sera mangé, et le corps humain avec lui. Le sol manquera au caillou, cette étoile miniature, caillou qui n’est pas, lui-même ni pour lui-même, un sol digne de ce nom, ni d’un dieu ni d’un homme.

Cyr est un alchimiste, comme il en reparaît de nos jours dans les officines de la biotechnologie, mais pas du même genre que les savants qui nous manipulent, qui sont du genre crédule, sérieux et optimiste. En effet, à la page 77, l’apprenti-sorcier pince-sans-rire Cyr nous présente quelque chose comme un organisme génétiquement modifié : une pierre qui « a tige, branches et fruits ». Qu’est-ce ? On dirait un raccourci d’arbre, planté dans une pierre comme sur une sorte de socle plus ou moins sphérique, rafistolé : paradis kitsch, hybride objet, golem végétal, sculpture ou fétiche, introuvable trouvaille, vague bonsaï mais hors contexte, création artificielle, isolée, autonome, finie, textuelle, ready-made peut-être, mais un ready-made naturel, doublement parodique, renvoyant à Marcel Duchamp à la fois pour le saluer et pour le remettre à sa place, comme on dit, ou le congédier, objet pur, virtuel, distant, plante exactement hydroponique, c’est-à-dire privée de sol grâce à une pierre nourricière, sorte de tubercule hors terre, et sans terre, bilboquet ou balle dans un jeu qui n’aurait pas besoin de mains pour voyager, ni d’air, ou satellite qui tournerait autour d’aucune planète, comme autour d’un trou noir.

L’ancien sol serait ainsi devenu inapparent [5], inopérant ; la nature est un vieux fatras, un décor fantaisiste. Vivement de l’ordre dans tout ça, et en avant la science, la raison, la méthode, l’humanité, la clarté, la géométrie ! Et foin de l’erreur, de l’errance rêveuse et du sentiment, et du figuratif et du pittoresque ! Mais vive les manipulations, la ville, la technique ! C’est ce que semble suggérer Cyr, lequel pense en réalité le contraire, en accumulant les pièces à conviction dans un réquisitoire contre l’homme actuel, contre l’homme en tant que produit de l’homme, et en tant que poubelle de l’homme par conséquent, contre l’homme technologique et trônant au milieu de ses réalisations informes, objectives, illogiques, rutilantes, éphémères. Et les poèmes deviennent, j’allais dire un dépotoir, non, mais un inventaire hétéroclite de rues, camions, installations, périmètres, quartiers, portes, parcs, satellites, poutrelles, câbles, enseignes, billards, tavernes, madriers, chantiers, voitures, bâtisses, dictionnaires, murs, lacets, sacs, bruits, scies, machins, avions, leviers, produits de synthèse, cordes, joints, radios, outils, débris, pétrole, trottoirs, bottes et autres artéfacts, ou créations de l’homme, objets, restes, traces, bribes que le premier lecteur venu, pour peu que l’archéologie du présent l’intéresse, dénichera sans peine.

Tous connaissent la forme de cône tronqué des petits contenants de crème que l’on sert avec le café dans les restaurants d’Amérique. Dans un autre poème, autant dire dans une autre de ses expériences, Cyr met en scène une serveuse qui place, sur la table du client, ces contenants la tête en bas, « pour la stabilité », dit Cyr, « qui la hante ». Peut-on se fier, cette fois, au geste et au sentiment, pour trouver appui en ce monde qui se dérobe de toute part, fuit, se consume et du big bang à la mort annoncée du soleil s’en va infiniment, et sans cesse s’écarte ? Contre l’entropie, il y aurait cette serveuse, touchante, rassurante.

La dame de Cyr n’est pas belle par des traits féminins particuliers qu’elle aurait, à moins qu’on ait l’esprit assez tordu pour aimer voir en ces petits contenants de crème un dérivé technologique de sa poitrine, mais elle est sympathique, attirante et proprement attractive, par la seule manie qu’elle a de poser les petits contenants de crème la tête en bas. Du coup se trouvent assurés, dans un renversement, non seulement l’équilibre du monde à l’échelle du microcosme du café, mais encore la communication entre les dispositions intérieures de la serveuse hantée par la stabilité et l’ordonnance des choses autour d’elle ; mais encore, aussi, la relation entre les habitués du café et leur maternante serveuse aux petites attentions s’en trouve-t-elle consolidée dans un microsystème gravitationnel, certes fragmentaire, mais aux nombreux centres scintillants comme des yeux et parallèle à d’autres microsystèmes lactescents semblables.

Et le poème, tel un contenant, sinon tel le contenu, tel de la crème, bref la force ou le liant qu’est le poème, cela assure à la scène une stabilité supplémentaire, heureuse encore qu’inquiète et certes un brin chambranlante, mais tout de même un lieu, un appui, une profondeur, une aura, une atmosphère où la serveuse devient presque une déesse par sa façon si naturelle et lumineuse, presque numineuse, d’épouser pleinement le monde, et d’être grosse de ce monde qu’elle sert, et de servir sa crème. La voie lactée n’a pas de meilleure ambassadrice et cette serveuse, n’est-ce pas Andromède en personne ? Elle attendra certainement que vous ayez fini votre café avant de revenir vous demander si vous en voulez encore, ou si vous voulez payer tout de suite.

Le caractère anodin de certaines observations de Cyr, tirées de la vie quotidienne la plus banale en apparence, n’est jamais facilité, complaisance, repli ; lever les yeux vers la beauté du noir et du blanc s’alliant ou belligérant dans le ciel nocturne n’oblige pas à fermer les yeux devant une taverne locale, avec son néon annonçant ses « verres stérilisés », probablement celle qu’il y a au coin des rues Rachel et Saint-Hubert, à Montréal. La stérilisation importe autant au tavernier qu’au scientifique. Chez Cyr, la science la plus pointue s’acoquine avec la rue et ses camions, avec le fait de sortir ses ordures, avec le commun des mortels à l’heure de la soupe ou en train de siffloter simplement, comme ça, en ville ou dans la nature. Cyr est autant un citadin, mais sceptique, qu’un romantique, mais ruiné. Tour à tour aimés et répudiés, le commun ne s’oppose pas au recherché, le local à l’universel, le prosaïque au poétique, le quotidien à l’éternel ; tout est sujet à caution, et tout est digne d’attention, d’affection.

Le Turc Oktay Rifat (1914-1988) n’est pas l’auteur le plus connu du monde, et je ne connais de lui que le poème que Cyr cite [6], intitulé « Du pain et des étoiles », parodie de l’expression « du pain et des jeux », dans lequel, à l’instar de Rimbaud qui soupait d’étoiles, il en mange lui aussi. « Au lieu de pain », précise-t-il. En effet, il est tellement absorbé dans sa contemplation des étoiles qu’il oublie que ce qu’il mange, c’est du pain ; il croit qu’il mange réellement des étoiles. Il avoue s’y tromper parfois. Le clin d’oeil est là, auquel répondra un clin d’oeil de Cyr.

Manger des étoiles est poétique, exactement. Goulûment poétique. C’est même un art poétique, et d’un romantisme impénitent, rabelaisien, presque religieux, pour ne pas dire mystique. Dionysiaque, disons. C’est le transport du sens, et des sens, au-delà du possible. Déplacement et transgression. C’est une métaphore excessive, éméchée, décollée, déconnectée du réel ordonné et branchée sur l’absolu du désir, sur le désir de l’absolu. L’appétit tellurique du poète ne se casse pas les dents sur la réalité des étoiles, géantes rouges ou naines blanches ; cet ogre sympathique, dont l’estomaquant désir ne recule devant rien, cette grande gueule rêveuse, pour un peu, il lui pousserait des ailes et il s’en irait orner le ciel poétique, du moins dans ses rêves, d’une chaude constellation de plus.

Très peu pour Cyr, de cet entrain-là, de cette dansante naïveté : lui, il sautille, piétine, comme quand on a froid. Voyez-le plutôt contraster, Cyr, né pour une petite gigue, heureux d’apercevoir seulement ses pieds « au commencement de l’atmosphère/laquelle s’étendrait/assez loin vers le haut », suppute-t-il prudemment, pouvoir « trépigner [7]  » lui suffisant. Qu’avait-il donc à invoquer le poète turc ?

Lui, Rifat, qui se contentait de rêver de voyager si haut, Cyr le propulse carrément, effectivement, dans l’espace. On voit maintenant le Turc flottant là-haut, son pain oublié sur les genoux, et mangeant réellement, dans le poème de Cyr, la fameuse étoile, tel un roi mage devenu fou, non plus guidé par le signe dans le ciel et signe du ciel, mais confondant l’astre avec un aliment. Les sacralisant de ce fait, dans l’échange, et l’astre et l’aliment, dans une dévotion négociée, dans une idolâtrie peut-être bien, mais subtile, donnant-donnant, pondérée, dans une adoration croisée, dévoyée si une étoile reste une étoile et si le pain n’est que pain, mais creusée dans la matière même des corps et des identités, pour une transmutation majeure. Pour l’oeuvre au blanc, comme disent les initiés, si c’est cela. Quoi qu’il en soit, chez Rifat, il y a du sacré dans l’air, littéralement.

Ce n’est ni pour s’apitoyer sur le poète, ni pour le suivre non plus, que Cyr pose Rifat dans son ciel, dans son poème à lui [8]. Le ciel de Rifat dans le poème de Rifat n’était qu’idéal, mais joliment et si substantiellement idéal et appétissant qu’on avait envie d’y croquer à pleines dents ; dans le poème de Cyr, le ciel de Rifat devient réel, aussi réel que celui des astronautes, mais Rifat s’y fourvoie, selon Cyr qui le tance affectueusement, en s’abandonnant à sa gourmandise cosmique. Il a l’air fou. Même si Rifat peut s’y gaver à son aise, parce que Cyr réalise le rêve de Rifat, parce qu’il lui fait ce cadeau de poète à poète, n’allons cependant pas nous imaginer un arrimage romantique des deux poètes dans un firmament constant, unique, dans une odyssée de l’espace poétique universel, ou croire à une religiosité commune des deux, ou à des esthétiques comparables.

Le ciel de Cyr est concret, bas, coupé de l’absolu, comme ces courtes colonnes coupées de Daniel Buren qui ornent la place du Palais-Royal à Paris, dont le prototype remonte peut-être à la double colonne tronquée que l’on voit, à l’Académie de Venise, dans La tempête de Giorgione, signalant le grand schisme occidental qui a séparé Dieu et ses fidèles. Du moins c’est ce que j’y vois. Dans le poème de Cyr, le ciel est fait d’air matériel, non pas d’un air éthéré nous rapprochant du sacré, mais d’un air chimique, qui est tel un mur ou un vide, tel un obstacle ou un manque. Et donc, dans le poème de Cyr, le Turc rêveur devra revenir, car il n’y a rien plus loin, pas d’autre ciel plus haut, aucun ciel céleste derrière le ciel terrestre ; il ne tombera même pas comme Icare, par une belle et mythique fatalité, céleste et naturelle, mais on devra aller le sauver, le « récupérer », dit Cyr, lui ou tout ce qui semble rester de lui, c’est-à-dire ses genoux [9].

De même que le verbe obtenir faisait écho, un écho grinçant, à « désirer » et à « produire », activités maîtresses de la société aujourd’hui, de même le verbe récupérer, Cyr l’a pris à notre société et à notre époque où toute chose, justement, est récupérée par une idéologie ou une autre, ou par un holding d’idéologies, ou par l’absence d’idéologie (hypocrisie faite idéologie), dans une course effrénée au rendement et à la dépense, au pillage et au gaspillage, à l’écoulement des stocks de toute nature, le plus vite possible, à la perte de tout, foi, valeurs, nationalité, histoire, à perte de vue. « Au port blé pétrole », signale soudain Cyr, devenu journaliste ou boursicoteur ironique pour l’occasion. Et si l’art contemporain, dans une mentalité d’accommodation des restes, est souvent de récupération, songez aux collages d’un Schwitters, aux parodies de Borges, aux citations du romancier Ducharme et aux trophoux de son alter ego Roch Plante, c’est par réaction, par mimétisme et par feinte, par défi et pour tenir tête, pour renvoyer la balle.

Et la poésie, dans tout ça ? Cyr récupère le poète dans le poème, mais aussi le poème de Rifat, auquel il donne une suite, imitant, dupliquant la feinte de Rifat, lequel feignait, lui, de manger un corps céleste, une étoile, au lieu de pain. Autant dire : comme si c’était du pain, comme dans l’Eucharistie où c’est un autre corps, mais non un astre. S’il feint d’imiter Rifat, Cyr taille en pièces la feinte de Rifat, car il ne croit pas viable l’envolée de ce Rifat qu’il faudra aller chercher comme un enfant qui a fait une fugue et qu’il stigmatise d’un pronom démonstratif vaguement dédaigneux quand il lance, pressé et velléitaire, « faudra le récupérer/celui-là », en parlant de lui comme d’un vulgaire « celui-là », qui fait pitié, dont l’envolée ou l’embardée dans les spirales d’un ciel confus, sentimental et religieux, poétique, atteint des proportions risibles.

L’affaire serait entendue s’il n’y avait une relative à propos du pain sur les genoux, « qui brille », et qui rend le dénouement du poème fort ambigu. On ne sait plus, à cause du jeu propre aux poèmes de Cyr — jeu dans leur mécanique, et c’est un tel déphasage que la mécanique de Cyr, jeu générant, et généré par, la disposition hachurée des distiques et le déploiement des phrases en bribes distribuées comme au hasard et souvent logiquement ou chronologiquement interverties, et où la versification et la syntaxe se mettent mutuellement des bâtons dans les roues — qui ou quoi il faudrait récupérer, si c’est le pauvre Rifat parti pour la gloire dans sa galaxie, ou si ce n’est pas plutôt le pain, dont il vient justement d’être question dans le distique précédent, Rifat étant plus haut dans le poème, plus loin dans son ciel, parti, diminué et réduit à ses genoux, se résumant à une telle erre ultime, danse de ses restes, détail abstrait de tout contexte, génuflexion sans prie-dieu.

Pourquoi récupérer ce pain, avec Rifat et son poème ? Précisément parce qu’il brille. Il a été métamorphosé, métallisé ou irradié de lumière, changé lui-même en petite étoile, non par l’opération du Saint-Esprit ou celle d’une chimie purement matérielle, mais par le croisement des deux dans le travail du désir de Rifat, de sa foi en son étoile, c’est le cas de le dire, en son feu intérieur, lequel aura attisé le regard de Cyr, et été attisé par lui. Les poètes s’épaulent, s’échangent des trucs. L’opération, passation d’un pouvoir, pâque poétique, a bel et bien eu lieu : si quelque chose du pain a été transporté dans l’étoile, pour la rendre comestible, en même temps quelque chose de l’étoile a été transféré au pain, pour qu’il brille. L’erreur de Rifat est donc à nuancer ; et le poème de Cyr, en définitive, rectifie son propre tir dans une double feinte (Rifat est fou, Rifat est saint), dans un chassé-croisé de manipulations, dans une balistique sophistiquée, pour aboutir au poème, bref feu d’artifice d’objets volants rigoureusement identifiés, et sympathiques, genoux, étoile, pain qui brille, et qui dessinent une petite nébuleuse, dont le nom pourrait encore être Andromède.

Voici ma treizième hypothèse, qui est double. Il s’agirait, dans le titre, tout ensemble d’une citation et d’un commentaire. Tout se joue de poète à poète, dans un double discours où personne n’a le dernier mot, ni le premier d’ailleurs. Ils sont entre eux, et l’univers est entre eux. Les poètes se relaient, et de même que Cyr relance Rifat, de même il a puisé son énergie plus en amont, chez Hopkins, dont le poème « Andromeda » l’aura aiguillonné, avec son Andromède attendant enchaînée à son rocher, avec sa patience morselled into pangs, « en miettes navrées », pour citer la traduction de Jean-Pierre Issenhuth [10], tandis que Persée ne semble pas fixé sur ce qu’il doit faire, et « lambine et l’abandonne ». Mais il se décide enfin, Persée, et la libère dans le treizième vers du sonnet. Dans l’esprit de Hopkins, m’écrit le traducteur, Persée pouvait représenter le Christ et Andromède, l’âme. Dans l’esprit de Cyr, me dis-je, la foi attendra, car la poésie l’attend, lui.