Article body

Bien sûr, tout livre qu’on écrit sur quelqu’un d’autre est un prétexte.

Mais soi-même, on est aussi un prétexte.

De quoi rendre compte alors ?

De quel lieu qui en soi est le vrai [1] ?

Dans Le monde de Sophie [2], Jostein Gaarder imagine une situation pour le moins insolite : dans sa découverte progressive de la philosophie, au moment où elle prend connaissance de la pensée de George Berkeley, Sophie se rend compte qu’elle n’est au fond rien de plus qu’un personnage de roman, et non pas une « personne », comme elle l’avait cru en toute naïveté. Il va sans dire que cette découverte bouleverse du même coup son univers (sans parler de celui du lecteur, privé de l’illusion que le roman qu’il est en train de lire correspond à quelque chose de réel). Dans un tout autre registre, certes, les romans de Victor-Lévy Beaulieu posent le même genre de questions. On sait que plusieurs de ses romans sont autobiographiques (Lévy Beaulieu y devenant Abel Beauchemin), de sorte qu’on pourrait les qualifier d’autobiographies fictives ou fictionnelles. En se saisissant lui-même comme personnage, Beaulieu pose non seulement une question essentielle (ne sommes-nous pas tous au fond que les personnages d’une fiction qui nous dépasse ?), mais il transforme du même coup le rapport qu’il entretient avec l’écriture biographique, dont on sait qu’elle constitue une partie importante de son entreprise littéraire.

En effet, depuis son essai consacré à Victor Hugo, Beaulieu a multiplié les « biographies » à propos d’écrivains, qu’il s’agisse de Jack Kerouac, d’Herman Melville, de Jacques Ferron, de Léon Tolstoï, de Voltaire ou d’Yves Thériault [3]. Ces biographies entremêlent souvent l’écriture proprement biographique et l’écriture de fiction, de telle sorte qu’il est permis d’interroger la place qu’elles occupent dans l’oeuvre de Beaulieu en général, et de façon plus spécifique, le rôle qu’elles peuvent jouer dans ses fictions. L’étude des rapports entre l’écriture biographique et l’écriture de fiction ne manque d’ailleurs pas de soulever des questions captivantes : comment la biographie peut-elle générer de la fiction ? quels types de fictions engendre-t-elle ? l’écriture biographique favorise-t-elle ou empêche-t-elle la fiction ? quelles sont les interactions entre les oeuvres biographiques et ces autobiographies fictives que sont les romans de Beaulieu ? et, dans un sens plus général, quelle est la métaphysique de la biographie de la fiction chez Beaulieu ?

Par sa position stratégique dans l’entreprise littéraire de Beaulieu et le questionnement qui l’habite, c’est la biographie consacrée à Herman Melville qui permet le mieux d’aborder ces interrogations. En effet, quand on la considère de façon rétrospective, toute l’oeuvre publiée et inédite de Beaulieu semble tendre vers le livre sur Melville et provenir de lui. Monsieur Melville se présente en effet comme le foyer autour duquel s’organise le projet littéraire de Beaulieu. Je me propose donc, dans le texte qui suit, d’analyser les rapports entre l’écriture biographique et l’écriture de fiction tels qu’ils sont figurés dans Monsieur Melville. Dans un premier temps, il s’agira de saisir la dialectique de la biographie et de la fiction, exprimée dans ce livre ; on verra comment elle est liée au constat des limites de la biographie, ainsi qu’à la prescience des possibilités offertes par le biographique. Dans un deuxième temps, à partir des thèmes de la filiation et de l’héritage, j’entends étudier quelques-unes des résonances de Monsieur Melville dans l’oeuvre subséquente de Beaulieu.

Dialectique de la biographie et de la fiction

Dans son article intitulé « Biographie et roman : je t’aime, je te hais », Daniel Madelénat, analysant le processus des échanges et des contaminations entre roman et biographie, parle des « tentations romanesques de la biographie [4] » et des « convoitises biographiques du roman [5] ». Ces deux expressions traduisent assez bien la dialectique en action dans la composition d’ensemble de l’oeuvre de Victor-Lévy Beaulieu où, depuis 1971, se sont succédés, de façon assez régulière, les biographies (romancées) et les romans (autobiographiques ou « altro-biographiques »). L’écriture de la biographie intitulée Pour saluer Victor Hugo a ainsi ouvert la voie à la rédaction du roman Les grands-pères [6], de même que l’essai consacré à Jack Kerouac, ce « romancier québécois de l’impuissance [7] », a débouché sur Don Quichotte de la démanche [8]. André Lamontagne, citant une expression de Beaulieu, qui dénonce « l’extrême indigence dans laquelle il faut bien se débattre [9] », remarque que cette indigence n’est pas seulement historique, mais aussi littéraire, ce qui explique selon lui le recours fréquent à l’intertextualité dans l’oeuvre de Beaulieu : « Le récit de l’autre, l’intertextualité, vient donc se juxtaposer au récit familial pour combler un manque [10]. » Dans un certain sens, l’écriture biographique obéit à la même logique : c’est en racontant l’autre qu’on peut en arriver à se raconter soi-même.

C’est avec Monsieur Melville que la dialectique biographie-fiction prend tout son sens, en ceci qu’elle se trouve simultanément illustrée et questionnée au sein même de l’oeuvre. Plusieurs critiques ont d’ailleurs fait mention, directement ou indirectement, de l’importance de cette interaction entre biographie et fiction dans ce livre que Beaulieu qualifie lui-même de « lecture-fiction [11] », interaction qu’il est d’ailleurs possible de situer dans la problématique des transferts et des emprunts culturels. Selon Jean-François Chassay, l’idée du parasite qui se nourrit d’un organisme autre se révèle utile pour bien saisir le sens de l’entreprise esthétique de Beaulieu : « Les voyageries, pour continuer à se développer et pouvoir se rendre à terme, exigent la présence de Melville [12] », remarque-t-il. Dans un texte consacré à Monsieur Melville, j’ai pour ma part soulevé l’hypothèse de l’anthropophagie littéraire comme clef d’interprétation du livre de Beaulieu et de son américanité [13]. Dans un texte récent sur l’essai de Beaulieu, Michel Nareau, mettant à profit la notion d’appropriation (empruntée aux travaux de Gérard Bouchard), explique la nécessité du détour biographique par le biais d’impératifs socioculturels : « [S]i l’appropriation de Melville par Beaulieu demeure nécessaire en cette période contemporaine (1978), c’est que les “représentations” construites et existantes ne sont plus aptes à répondre au projet de la société québécoise [14] », écrit-il judicieusement.

D’un point de vue global, les romans de Beaulieu découleraient ainsi de la logique parasitaire, du geste anthropophage et du processus d’appropriation en général. On en trouve d’ailleurs plusieurs exemples dans le cycle des Voyageries, comme dans Blanche forcée, un récit dont l’incipit rappelle, tout en le renversant, celui de Moby Dick, comme pour mieux marquer le flou identitaire du sujet québécois : « Comment je m’appelle, c’a [sic] pas si tellement d’importance. Mettons Job J Jobin comme mon grand-père, océanologue de profession, c’est-à-dire pas grand-chose au fond puisque j’en suis resté au certificat d’études que j’ai même pas eu parce que je ne me suis pas présenté aux examens [15]. » Cela étant dit, la saisie des modalités particulières de ces transferts dans les oeuvres de fiction exige d’étudier comment Beaulieu réfléchit lui-même, dans Monsieur Melville, à la dialectique de la biographie et de la fiction.

On sait que dans le premier chapitre de l’ouvrage, Abel Beauchemin donne congé à ses personnages pour se consacrer exclusivement à la rédaction de son livre sur Melville. Le monde de la fiction et le travail du biographe sont ainsi renvoyés dos à dos, comme si les deux entreprises ne pouvaient aller de pair. Si le recours à la métalepse, pour reprendre le terme de Genette, semble constituer le geste inaugural du projet biographique (le romancier congédiant ses personnages), la fiction y revient vite au galop. D’une part, Abel Beauchemin se met à imaginer la vie de Melville sur un mode fictionnel, conscient des limites de la biographie traditionnelle pour rendre compte de la vie d’un homme et de la singularité de son projet esthétique. D’autre part, les personnages créés par Abel, qui supportent assez mal leur mise à l’écart, reviennent par la porte arrière pour hanter leur créateur. De plus, Abel est bientôt pris à son propre jeu et se trouve lui-même plongé corps et âme dans le monde (réel et imaginaire) de Melville. Cette confusion voulue entre le réel et le fictif explique les nombreuses réflexions sur la biographie qui émaillent le texte de Beaulieu, principalement dans les chapitres où Abel réfléchit sur la singularité de son entreprise. Abel est ainsi « convaincu qu’on ne peut pas vraiment rendre compte de la vie d’un homme » (MM1, 23) : « La biographie ne peut pas dire ce que Melville a été. Ça ne peut que rester vague même et surtout si ça semble bien parler. C’est pourquoi Melville, tout comme moi, ne peut que basculer du côté de la fiction. » (MM1, 23) Cela est d’autant plus vrai qu’Abel, qui se perçoit comme un « biographe capricieux » (MM1, 68), est conscient de ses propres insuffisances. Très rapidement, il se rend compte que même à l’aide de la fiction, il lui est impossible de recréer, et encore moins de comprendre, l’intégralité de la vie de Melville, à commencer par sa petite enfance :

Ce que Broch dit du verbe, c’est un peu ce qui me reste de la petite enfance de Melville, c’est-à-dire un lieu que je ne saurais retenir dans son temps et dans son espace, sinon en les faisant devenir miens, ce qui ne serait plus du tout la même chose. Il me faut donc conclure que je suis désarmé : la petite enfance d’Herman Melville va rester flottante.

MM1, 68

En marge de ce brouillage entre la biographie et la fiction, Beaulieu propose, dans Monsieur Melville, sa propre lecture des rapports entre ses oeuvres dites biographiques et ses oeuvres dites de fiction. Il explique par exemple le lien viscéral, pour ne pas dire vital, qui unit Pour saluer Victor Hugo et Les grands-pères :

Pendant deux ans, j’ai été Victor Hugo, au point de lui ressembler, comme une image de lui — ou mieux : un golem brûlant de l’énergie, tout à la fois Hugo et moi-même, dans une fuite éperdue dont la fin m’a laissé désemparé. J’avais l’impression d’être devenu très vieux et tout blanc, à deux doigts de ma mort. Pour me rattraper, pour ne pas sombrer, j’ai alors écrit ce livre sur mes grands-pères, ce qui était le seul moyen que j’avais de revenir à ce que j’étais.

MM1, 120

Pour Abel, la biographie se situe toujours de l’autre côté des choses, c’est-à-dire dans les marges de la mort (à cet égard, elle serait plutôt une thanatographie), et c’est ce qui explique le recours à la figure mythique du golem, qui revient à deux autres reprises dans Monsieur Melville. Cette figure est liée au projet biographique, dont elle exprime le caractère profondément mortifère et sacrilège, en ceci que la saisie de l’autre et son appropriation débouchent sur la création d’un véritable monstre, qu’on pourrait nommer le golem de la biographie. On sait que la fameuse légende pragoise traduit une méditation sur la mort et sur la vérité, le golem portant au front une marque qui signifie la vérité (le mot hébreu « émeth ») mais qui renvoie aussi à la mort qui le menace quand on réussit à effacer la première lettre de cette marque (« meth » signifiant la mort en hébreu). C’est ainsi que l’entreprise biographique d’Abel, qui devrait le conduire à saisir la vérité profonde de son objet et à intérioriser celle-ci, risque à tout moment de déboucher sur la mort. C’est d’ailleurs ce que suggère Abel quand il se remémore, dans Monsieur Melville, la rédaction de Jack Kérouac :

Je travaillais dix-sept heures par jour à ce livre, me réveillant le matin pour y tomber comme un malade, emporté par ma fièvre qui a failli me ruiner avant même que l’oeuvre ne vienne au monde : il y eut brutalement cette ambulance qui m’a conduit bien au-delà de l’hôpital du Sacré-Coeur, dans le monde caoutchouteux de Don Quichotte.

MM1, 120

On peut reconnaître, dans cet épisode, l’événement qui forme l’avant-texte de Don Quichotte de la démanche, un roman qui commence par cette phrase significative : « Et puis, il comprit qu’il allait mourir [16]. » Comme nous le verrons un peu plus loin, cette mort, qui se trouve associée à l’écriture biographique, n’est pas seulement la mort physique de l’écrivain ; c’est aussi celle, possible, de l’oeuvre de fiction tout entière, ce qui est d’ailleurs suggéré dès la première page de Don Quichotte de la démanche : « Abel Beauchemin venait de comprendre que jamais plus il ne pourrait écrire de romans [17]. »

Toujours en ce qui concerne la figure du golem, il convient de mentionner qu’une des variantes de la légende insiste sur le fait que cette créature est amenée à découvrir et à connaître la vie qui lui a été donnée grâce aux livres et à la lecture. Il en va un peu de même pour le golem de la biographie, qui ne peut connaître la vie et l’oeuvre de Melville (et partant, lui-même) que par l’acte conjugué de la lecture et de l’interprétation, au risque de perdre de vue son propre projet d’écriture et de le voir compromis à jamais. C’est d’ailleurs ce qui pousse Abel à confier, dans le deuxième tome de Monsieur Melville :

J’essaie d’écrire, n’importe quel mot, mais rien ne me vient, tout danse dans ma tête, tout s’y mêle, Père errant dans les longs corridors de Longue-Pointe, France immobile dans son fauteuil roulant, la petite Una chevauchant une baleine ailée, Taji perdu au milieu du Pacifique et moi assis devant la table de pommier, impuissant à ordonner quoi que ce soit parce que mon livre a désormais sa vie propre et qu’il n’a qu’une absurde idée : se débarrasser enfin de moi pour devenir, au coeur de la nuit gommant Montréal-Nord, une indéterminable folie — moi golem brûlé par mon trop-plein d’énergie, rien qu’un peu de viande assise sur une chaise bancale, et prenant toutes les formes du délire, même celui de cette main de Melville serrant entre ses doigts le stylo feutre pour changer la qualité de son texte.

MM2, 157

L’écriture biographique présente ainsi le danger de transformer le romancier en une sorte de mort-vivant, de zombie, et de rendre impossible l’avènement de l’oeuvre. Condition sine qua non de la fiction, la biographie peut signifier aussi son impossibilité : « Pablo Neruda ne sait pas qui je suis parce que moi-même je l’ignore, parce que moi-même je suis le Melville de Melville, un golem, c’est-à-dire l’énergie de l’autre, sa contrefaçon mais en même temps sa terreur [18]. »

L’image du golem est indissociable d’une autre figure qui revient à quelques reprises dans Monsieur Melville, que je nommerai le biographe-archiviste. En vertu du travail qu’elle exige et des difficultés qui lui sont inhérentes, la biographie ressemble à un labyrinthe d’où il devient difficile, voire impossible, de sortir. C’est ce qu’on peut appeler le dédale biographique. Le romancier-biographe risque en effet à tout moment de s’enliser dans son projet, de se transformer en un archiviste dont le destin serait de consulter sans fin les mêmes vieux documents, dans une entreprise absurde fonctionnant à vide. Même habité par la fureur, le biographe se trouve menacé, par la nature de son projet, de devenir le conservateur d’un musée où l’écrivain biographié est définitivement réifié. Ainsi, en visitant la librairie de Messire Henry Mitchell Havemeyer à Nantucket, Abel Beauchemin est envahi d’une angoisse soudaine : « Je voudrais me réveiller, courir vers Melville tant je me sens brusquement loin de lui — cette crainte qui me vient : peut-être vais-je finir mes jours ici, dans cette arrière-boutique immobile, à compulser de vieux ouvrages poussiéreux ? » (MM1, 203) La même angoisse est réitérée dans le second tome de Monsieur Melville, quand Abel s’interroge :

Qu’arriverait-il, si tout le reste de ma vie, je ne faisais plus rien d’autre qu’écrire le livre de Melville, dans la patience quotidienne, ajoutant page après page, comme ce fou que je serais devenu, reprenant sans cesse le discours de Melville par tous ses bouts, pour n’être plus qu’un lecteur maniaque ? Peut-être deviendrais-je alors Melville et serions-nous deux à déambuler sur les quais de Harlem, avec seulement le bruit de nos cannes sur le pavé pour interrompre le grand silence complice ?

MM2, 56

De façon paradoxale, il est pourtant possible d’échapper au dédale de la biographie au moyen de ce qu’on peut appeler la fiction biographique, sorte de fil d’Ariane qui peut guider le romancier hors des murs du labyrinthe. C’est ainsi que dans le dernier tome de Monsieur Melville, Abel en vient à distinguer la nature même de son travail de celle des biographes traditionnels :

[C]omment font-ils tous ces biographes pour ne jamais perdre les pédales, pour user de la chronologie comme d’un archet de violon, pour faire venir la musique mais seulement la musique, eux restant à l’extérieur d’elle, tout se passant comme si ce qu’ils croyaient être ne pouvait être atteint par ce dont ils parlent, ni leur passion ni leur fureur, leur intégrité jamais menacée — alors que moi je divague parce que les mots m’ont brûlé de partout.

MM3, 131

Cette fiction biographique est à rapprocher de l’espèce de dérive qu’observe Daniel Madelénat dans son analyse des rapports qui prennent place, de nos jours, entre biographie et roman :

[S]i toute « vie » écrite n’est que fantasme, leurre, artefact, simulacre, montage illusionniste cousu de fil blanc, assemblage de schèmes, de patterns, clichés déjà vus et déjà lus, si le plus limpide récit devient objet suspect, si les techniques positivistes aboutissent à des chimères, à une falsification, à une nécrose logique, pourquoi le désir biographique hésiterait-il à s’affranchir de règles et de procédures sans valeur [19] ?

En marge de la biographie se profile ainsi, dans Monsieur Melville, une tentation non pas tant de la fiction que du biographique en général, tentation qui vient en redoubler une autre, celle de l’autobiographique, qui hante par ailleurs la majorité des romans de Beaulieu publiés jusqu’à la fin du cycle des Voyageries. Tout se passe donc comme si le détour par le biographique, infiniment plus libre et plus souple, venait solutionner les impasses de la biographie et permettait de relancer le projet romanesque de Beaulieu sur des bases nouvelles. Le biographique, que Dominique Viart définit comme « un ensemble de “biographèmes” écrits [20] », vient justement briser le cycle autrement sans fin de la biographie, et résoudre du même coup la relation dialectique qu’elle entretient avec la fiction. Dans un certain sens, le biographique joue un rôle analogue à celui de la fiction ; tous les deux contribuent à rendre la réalité plus conforme à la perception courante qu’on en possède, en la fractionnant et en la pulvérisant. Cela nous ramène à la lecture que faisait Jean-François Chassay de l’essai de Beaulieu : « C’est comme si, à travers cette véritable pulvérisation de la réalité qu’est Monsieur Melville, seule la fiction, dans sa quête aléatoire d’un univers qui ne se justifie jamais, pouvait donner sens et vraisemblance à une réalité s’affichant comme véridique [21]. »

Filiation et héritage

Si le biographique et le fictionnel permettent de sortir de l’impasse de la biographie et d’envisager l’oeuvre à venir, ils contribuent aussi à déterminer deux des thématiques majeures que Beaulieu va explorer au lendemain de l’écriture de Monsieur Melville, soient la filiation et l’héritage. Dominique Viart a bien montré comment ces deux préoccupations sont non seulement actuelles, mais aussi intimement liées au projet biographique lui-même. Selon Viart, « [l]’intériorité ne se conçoit plus […] indépendamment de l’antériorité [22] », ce qui a pour conséquence d’exacerber le rôle que joue le passé au sein même du présent : « Que la biographie — vie écrite — hante à ce point notre temps n’est pas indifférent. Une angoisse de la déperdition s’y affiche, dont on ne saurait dire la part exacte qu’y prennent le mythe d’un changement de siècle ou de “millénaire” qui rejette d’un coup dix siècles dans le passé et l’installation de plus en plus forte de pratiques “virtuelles” [23]. » Relevant la singulière prolifération des récits et des romans de filiation dans la littérature française entre 1990 et 2000, Viart observe qu’une de leurs caractéristiques « est d’ouvrir le champ du biographique vers l’amont, en confondant non moins paradoxalement autobiographie et biographie dans un même creuset [24] ». Par conséquent, « toute autobiographie est peu ou prou aussi une biographie à la fois minuscule et plurielle [25] ».

On aura compris que cette contiguïté des genres autobiographique et biographique renvoie à la composition d’ensemble de l’oeuvre de Victor-Lévy Beaulieu, qu’elle peut même contribuer à éclairer et à expliquer. D’une certaine façon, les romans autobiographiques de Beaulieu appellent ses essais biographiques, que ces derniers informent en retour, sans manquer par ailleurs d’influencer et de déterminer les romans à venir. Il est aussi intéressant de noter que dans son analyse des romans de Claude Simon et de Pierre Bergounioux, Viart constate « le poids déterminant de l’héritage [26] » au sein de ces romans. On peut penser encore une fois à l’orientation de l’oeuvre de Beaulieu postérieure à Monsieur Melville, avec des projets d’envergure comme justement L’héritage [27] (qui devait comprendre initialement quatre tomes), Bouscotte [28] (trois tomes) et surtout La grande tribu. Mais avant d’observer le retentissement de Monsieur Melville dans ces romans, voyons comment il peut nous renseigner sur leur genèse et leur signification.

On sait que pour Abel Beauchemin, l’écriture de la biographie de Melville constitue une étape indispensable pour faire venir La grande tribu, qui devait être son grand roman mythologique. Pour y arriver, Abel se doit de saisir Melville dans toutes ses dimensions, dans son énigme conjuguée de créateur et d’être humain, afin de permettre l’arrivée du chef-d’oeuvre. À de multiples reprises dans Monsieur Melville, Beaulieu insiste ainsi sur le rapport vital qui prend place entre ses deux grands projets, le biographique (le livre qui est en train de s’écrire) et l’épique (le Livre qui reste à venir). Ces considérations marquent une nette distinction entre Monsieur Melville et les biographies consacrées à Victor Hugo et à Jack Kerouac, ce dont Abel est lui-même conscient : « Mais avec Melville, rien de tout cela ne tient plus. Avec Melville, ça ne peut qu’être que fort différent : ce que Melville a été, c’est ce que je voudrais être. » (MM1, 23) L’auteur biographié devient ainsi un modèle d’identification extraordinairement puissant, d’autant plus qu’il en vient à se conjuguer avec la figure du père d’Abel, Charles, sous la gouverne duquel La grande tribu doit être rédigée. Pour Abel, l’écriture du Melville revient à faire sienne la figure du père littéraire, à abolir toute distance entre le biographe et son objet, dans le but de permettre la suite du monde et l’oeuvre à venir : « Je ne sais donc pas encore ce que je vais trouver à la fin, peut-être moi-même, mais un moi-même différent de ce que je suis, enfin transformé et armé comme il convient de l’être lorsqu’on veut écrire la Grande Tribu et tout ce qui pourrait encore survenir d’elle. » (MM1, 24)

À cet égard, il faut sans doute considérer autant l’influence qu’a pu exercer la figure de Melville sur l’écriture de Beaulieu, que l’impact de l’écriture du Melville sur la figure de Beaulieu, sur la façon dont il se conçoit, dès lors, à la fois comme écrivain et comme personnage. Il importe d’ailleurs de rappeler que Beaulieu insiste lui-même sur cette façon particulière de se concevoir dans le portrait qu’il fait de Melville, quand il rapproche ce dernier du Gustave Flaubert de Jean-Paul Sartre : « Sartre dit de Flaubert qu’il s’est saisi comme personnage et non comme personne. Melville n’a pas fait autre chose [29]. » (MM1, 77) Dans cette perspective, il est permis de croire que l’aventure du Melville aura eu un effet profondément déstabilisateur sur l’écriture de Beaulieu, en ceci qu’elle aura non seulement confronté l’écrivain aux insuffisances de son personnage, mais aussi engagé son oeuvre dans une certaine impasse. En prenant pour modèle un écrivain américain du dix-neuvième siècle et en établissant une filiation directe avec lui, Beaulieu faisait du même coup le pari ambitieux de parvenir, lui écrivain de la fin du vingtième siècle et du pays équivoque de surcroît, à l’oeuvre totale et définitive [30]. Dans les trois tomes de Monsieur Melville, Abel reste d’ailleurs conscient des dangers de son entreprise, si ce n’est de l’impossibilité d’accomplir, dans le contexte qui est le sien, l’équivalent de ce que Melville avait fait un siècle plus tôt. Dans cette perspective, la biographie de Melville risque de s’avérer non pas tant un point de départ magistral qu’une simple parenthèse, si ce n’est une échappatoire : « Je regarde Père qui s’est assis sur cette chaise en face de moi, les yeux fixés sur mon manuscrit. Il devine que je suis mal pris, que je ne sais plus quoi faire de ce livre sur Melville à cause de sa seule présence qui me culpabilise, m’appelle ailleurs, dans ce pays terrorisé que par l’écriture j’ai mis en marche et dont par Melville j’ai voulu m’échapper. » (MM2, 18) Cette fuite est semée d’embûches et ressemble bientôt à un véritable parcours initiatique qui amène Abel aux confins de la mort, ce qui risque de compromettre encore plus l’oeuvre à venir : « Toute écriture n’est rien de plus que de la mort. Mort de soi-même parce que mort de toutes les images de soi-même. Mort de tout avenir linéaire parce que mort de tout ce qui en moi me possède. Bientôt, je le sens, il ne restera plus rien — plus de Melville. » (MM3, 126)

Cette angoisse de la mort, de la disparition, du silence définitif, ne doit toutefois pas nous faire perdre de vue l’optimisme qui caractérise le dénouement de l’ouvrage, quand Abel, après avoir découvert la souveraine poésie de Melville, retourne chercher ce dernier à New York pour le ramener en Mattavinie, auprès de son père qui l’y attend dans l’espoir de commencer enfin à écrire La grande tribu. Quand Melville lui demande si c’est loin, la Mattavinie, Abel répond : « À l’autre bout du monde, dans le pays invisible parce que québécois. Si vous y venez, peut-être deviendra-t-il enfin transparent. » (MM3, 216) Faire passer le pays québécois de l’invisibilité à la transparence, voici le rôle dévolu à Melville, qui a été littéralement coopté par l’écriture biographique pour laisser place, enfin, à la mise en forme de la grande fiction.

Si on essaie maintenant de mesurer l’impact de cette cooptation de nature biographique sur l’oeuvre de fiction proprement dite, force est d’avouer, dans un premier temps, qu’il ne faut pas la confondre avec la question des influences et des emprunts, encore que ce phénomène ne lui soit pas étranger et la recoupe en partie. En effet, autant Melville que Hugo ou Kerouac ont exercé une influence profonde sur Beaulieu, influence que l’oeuvre biographique a contribué à mettre en lumière, en la rendant plus visible et en l’exacerbant du même coup. Cela dit, ce phénomène n’est pas moins lié à l’entreprise biographique proprement dite qu’à la lecture critique que Beaulieu a proposée de ces auteurs. Le rapport profond et consubstantiel entre les oeuvres biographiques et celles de fiction se situe à un autre niveau, soit dans le mouvement créateur que les écrivains ayant fait l’objet de biographies ont contribué à insuffler aux romans de Beaulieu. Si la biographie traditionnelle tend à chosifier l’écrivain en l’épinglant comme un papillon, l’entreprise biographique de Beaulieu en fait plutôt un personnage, c’est-à-dire un principe (qu’il soit dynamique ou mortifère) qui vient agir au sein même de son oeuvre littéraire. C’est en ce sens que Jean-François Chassay remarque que si les analyses des textes de Melville « ennuient plutôt, c’est parce qu’elles figent les textes, échappant au mouvement qui parcourt le livre [31] ». Au contraire, toujours selon Chassay, « l’identification de plus en plus forte d’Abel à son maître littéraire devient une dérive qui, par rétroaction, permet au narrateur de renouer les fils épars de sa propre oeuvre [32] ».

Cette notion de dérive, si elle exprime bien l’usage qui est fait par Beaulieu des écrivains à qui il a consacré des biographies, résume surtout le rôle central dévolu à la connaissance intime de Melville dans La grande tribu et L’héritage, deux oeuvres qui reposent sur l’idée de la filiation et de la paternité. Sans Monsieur Melville, ces deux oeuvres — monumentales — n’ont littéralement pas de sens, même si c’est à cause de Melville qu’elles restent inachevées, à commencer par La grande tribu, roman mythologique et même mythique que Beaulieu n’est jamais parvenu à terminer. Né du Melville, mais empêché en même temps par Melville, La grande tribu n’existe encore qu’à l’état d’ébauches, dont certains fragments ont été déposés aux archives de la Bibliothèque nationale du Québec. Parmi ces fragments, on trouve une préface attribuée à Steven Beauchemin, le frère d’Abel, où l’on peut lire :

Pour mon frère, toute écriture ne pouvait être qu’horizontale, ayant à se dérouler dans le temps et dans l’espace ; elle ne pouvait être que fragmentaire aussi, étant donné qu’un seul homme, dans l’univers éclaté de cette fin du vingtième siècle, ne pouvait plus, à cause de ses moyens limités, aspirer à une représentation totalisante (comme il l’écrivait) aussi bien du monde que de l’individu. […] Et c’est pourquoi aussi j’ai eu tant de difficulté à entrer vraiment dans La grande tribu de mon frère, cette masse de documents, de livres et de textes qui se fractionnent pour ainsi dire à l’infini, qui sont tout à la fois l’oeuvre elle-même, son infaisabilité et, en même temps, sa genèse [33].

De la même façon, on peut voir dans L’héritage, un roman inachevé pour l’instant, une autre dérive ou transposition du projet esthétique qui est à la source de La grande tribu, projet que Beaulieu décrivait lui-même en ces termes dans une lettre envoyée à Radio-Canada le 15 mars 1984 : « Par le biais de deux familles, les Beauchemin et les Bérubé, il s’agit de raconter l’épopée du monde québécois qui, pour les Beauchemin et les Bérubé, a commencé en Normandie et en Bretagne au xviie siècle et s’est poursuivie dans l’Amérique septentrionale jusqu’à nos jours [34]. » Il en va de même pour La guerre des clochers, une pièce de théâtre qui brasse une partie de la matière mythologique prévue au départ pour La grande tribu, ou encore pour Bouscotte, qui emprunte également au grand roman inédit certains de ses éléments constitutifs. C’est ainsi que toute l’oeuvre en devenir de Beaulieu dérive de Monsieur Melville et de la figure tutélaire du grand écrivain américain, ce dernier ayant été rappelé à la vie par le geste biographique, pour le meilleur et pour le pire.

Conclusion

Il faut donc admettre que si on peut trouver, dans Monsieur Melville, des fragments qui annoncent les oeuvres à venir, à commencer par l’image de la « vieille Cadillac couleur rouge sang, avec de grands ailerons lumineux » (MM1, 159), ou encore par l’épisode de la guerre des clochers (MM2, 185), l’apport essentiel de ce livre magistral aux oeuvres de fiction de Victor-Lévy Beaulieu se situe ailleurs, d’une part dans l’ouverture infinie de l’oeuvre qu’il permet, et d’autre part dans l’impossibilité où il confine paradoxalement cette dernière. Dans N’évoque plus que le désenchantement de ta ténèbre, mon si pauvre Abel, un essai qui précède de peu la rédaction de Monsieur Melville, Beaulieu écrivait ainsi : « Je m’enrage et ça ne mène à rien. Qu’à cette idée : une fois le livre [sur Melville] terminé, ça ne sera pas écrit, le secret s’éludant de lui-même du secret, en fesant [sic] un autre à côté, mille fois plus provoquant parce que mille fois plus vaste [35]. » Pour Beaulieu, toute écriture est ainsi circulaire, dans la mesure où elle s’engendre d’elle-même, puisant à la vie (vie de l’autre, mais aussi vie de soi) pour déboucher sur le mystère. Dans cette optique, l’écriture biographique constitue une étape essentielle dans l’élaboration de l’oeuvre à venir, mais aussi dans sa dissolution progressive. C’est ainsi que de dérive en dérive, avec le golem de Melville qui hante son espace imaginaire, l’oeuvre se compose et se décompose en même temps. Beaulieu ne se plaît-il pas à citer Maurice Blanchot, qui écrit : « Où va la littérature ? Oui, question étonnante, mais le plus étonnant, c’est qu’il y a une réponse, elle est facile : la littérature va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition [36]. »