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Sujet toujours controversé, sujet dramatique et polémique, la torture et sa légitimité en temps de guerre nous permettent de porter un regard sur les limites de l’humain, de la souffrance, mais aussi du bien et du mal, et se retrouvent ainsi au centre de nombreux romans d’auteurs vivant (ou ayant vécu) dans des pays pratiquant (ou ayant pratiqué) la torture [1]. Être originaire d’Amérique du Sud, continent connu pour certaines pratiques inhumaines, est-ce suffisant pour parler de la torture ? Ce n’est pas forcément le cas de Sergio Kokis, écrivain d’origine brésilienne, dont l’intérêt face au problème de la torture réside plutôt dans sa portée morale et intellectuelle. Il faut dire que, chez lui, le travail de moraliste s’ajoute à celui de romancier. En ce début de xxie siècle très critique à l’égard du terme « morale », devrait-on voir chez Kokis une conception désuète ou erronée du roman ? Serait-ce au contraire un rappel de ce que pourrait ou devrait être la fonction d’un romancier ? Répondre à ces questions reste délicat puisqu’il existe encore aujourd’hui une distinction qui n’est pas toujours claire entre le moralisateur et le moraliste dont l’idéal moderne, selon Éric Blondel, nécessite de « réfléchir sur l’action aujourd’hui […], exige d’observer, de connaître et de comprendre l’époque : percevoir ses grandes tendances et prendre conscience des problèmes qu’elle pose du point de vue moral [2] » Il s’agit là d’un mode d’approche du réel que l’on retrouve chez certains auteurs comme Kokis qui, travaillant sur une représentation morale (ou éthique) de son temps, tente de trouver un équilibre entre l’esthétique romanesque et une éthique qui lui serait propre. Cet équilibre précaire de la représentation littéraire est souligné par l’auteur au point de se trouver au coeur du roman Le maître de jeu [3], une oeuvre qui, de par sa complexité narrative et son sujet sensible, propose une réflexion sur l’écriture romanesque et pose une question essentielle : comment écrire la torture ?

Un roman polyphonique

Après un doctorat en théologie, Ivan Serov, le protagoniste du roman, renonce à une carrière universitaire et entreprend de relater une aventure étrange et troublante qui s’est produite à la suite de l’irruption dans sa vie d’un « visiteur », prénommé Lucien, se présentant comme le Créateur en personne. En admettant l’hypothèse relative à l’identité de cet étranger, le lecteur peut être surpris par son attitude : ni bon ni mauvais, celui qui prétend être Dieu fait preuve d’un certain degré de cruauté, un sentiment moral sur lequel Kokis revient à plusieurs reprises dans le roman. Toutefois, dans l’ensemble, Lucien reste essentiellement un joueur : savant, arrogant, ironique et moqueur, il prend un grand plaisir à s’incarner dans un corps humain tout en affirmant ne pas juger et se situer au-delà de la morale humaine. Le roman ne se contente pas de cette intrigue : à l’intérieur du premier récit, Ivan Serov en conçoit un second, beaucoup plus vraisemblable, qui retrace le martyre d’un exilé politique, Tiago Cruz, victime de torture dans son pays d’origine en Amérique latine. D’où vient Tiago ? En quelle année sommes-nous ? Combien de temps dure le récit raconté ? Tous ces éléments restent vagues et l’on comprend vite que l’important n’est pas d’ancrer les événements dans une réalité sociohistorique ou géographique précise — on ne dénonce pas un régime particulier ou une seule idéologie —, mais plutôt de lancer une réflexion éthique sur la torture et l’écriture.

Cet emboîtement de textes de genres différents cause plusieurs effets sur le roman. Ainsi Ivan Serov, qui assume la narration du roman, délègue celle des épisodes où il rencontre l’énigmatique Lucien à une instance hétérodiégétique et extradiégétique, devenant alors un personnage secondaire de sa propre histoire. On assiste donc à un relais de narration qui complique les rapports narrateur-narrataire entre la première et la troisième personne. L’importance de ces différents types de narration est soulignée par leur mise en relation directe avec l’intrigue du roman et la nature du personnage de Lucien. En usant de la troisième personne du singulier dans la description de ses rencontres avec lui, Ivan cesse d’être à l’origine du discours de sa propre expérience inusitée, qui prend ainsi la valeur de fait établi, alors que la première personne pourrait laisser penser qu’Ivan a des hallucinations, des rêves ou qu’il imagine simplement ses rencontres. En utilisant également la première personne du singulier, Ivan cherche à différencier ses rencontres « ordinaires » et « réalistes » avec Tiago Cruz de celles qu’il a avec ce personnage qui pourrait bien être Dieu.

Avec l’utilisation du « je », nous trouvons des dialogues toujours suivis ou précédés de remarques d’Ivan sur la vie de Tiago et la difficulté qu’il éprouve à écrire son récit. Ces parties incluent un troisième récit, clairement séparé des autres par les italiques, décrivant les actes de torture subis par Tiago et qui, mis en forme par Ivan, relève plutôt du témoignage. Le récit de torture est lui aussi narré à la première personne, comme s’il n’y avait pas de médiateur ou si la douleur, trop violente, ne pouvait se raconter par l’intermédiaire d’autrui. À partir du témoignage de Tiago, Ivan tente de transférer ce récit en adoptant une double position énonciative quelque peu équivoque : celle de la victime et celle d’un témoin, non pas des atrocités vécues par la victime, mais de ses conséquences morales. Les deux principaux récits et le troisième, présentés dans une sorte d’alternance, progressent ainsi simultanément avant de se conclure par un court texte inattendu appelé le « Cahier de Tiago » qui fournit des explications sur les événements antérieurs à la rencontre d’Ivan et Tiago. Ce dernier chapitre donne l’impression de résoudre l’énigme et d’enlever une certaine ambiguïté narrative. En revanche, ce que révèle Tiago permet aux deux histoires parallèles de se croiser de façon surprenante et de lorgner vers certains aspects du genre fantastique.

Au-delà de l’histoire et de ses personnages, Kokis a également conçu un roman largement essayistique dont les implications nous intéresseront cependant moins que l’analyse des discours sur la torture et sur la morale, analyse qui visera à étudier ce qui appartient au registre du corps du torturé (comme la description des sévices), à interroger la façon dont on peut passer du témoignage (le récit) à l’écriture (le roman) et à voir comment la pensée éthique transforme la narration. Tenter de cerner les éléments relatifs au corps et à l’image qui en est donnée implique un désir de comprendre les enjeux éthiques et les problèmes romanesques qui sous-tendent cette histoire de torture. C’est dire que le narrateur ne cherche pas à la raconter (ce qui relève du témoignage), mais à l’écrire, une activité qui implique la compréhension, l’évaluation, l’analyse et l’autocritique. Cette réflexion se prolonge par une interrogation sur l’éthique romanesque en général, mais aussi sur le bien et le mal, notions présentées lors des nombreuses discussions entre Lucien et Ivan à travers Nietzsche et Dostoïevski.

Le maître de jeu, la philosophie morale et l’art du roman

Le maître de jeu est empreint de considérations éthiques sur l’écriture et la torture mettant au jour plusieurs problématiques délicates à notre époque et reprenant des sujets de discussion « classiques » de philosophie morale. La présence d’une pensée éthique soutenue peut occuper un rôle paradoxal dans un roman qui, par son caractère fictif, se présente comme un territoire où le jugement moral, en principe, doit être suspendu. Cela rend-il l’étude de l’éthique problématique dans les oeuvres de fiction ? La proposition en deux temps de Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre est particulièrement éclairante pour notre propos, car elle reformule — à partir d’une idée largement partagée parmi les théoriciens et critiques littéraires — le lien essentiel entre l’éthique et l’esthétique :

Dira-t-on que le récit littéraire, au plan de la configuration narrative proprement dite, perd ces déterminations éthiques au bénéfice de déterminations purement esthétiques ? Ce serait se méprendre sur l’esthétique elle-même. Le plaisir que nous prenons à suivre le destin des personnages implique certes que nous suspendions tout jugement moral réel en même temps que nous mettons en suspens l’action effective. Les expériences de pensée que nous conduisons dans le grand laboratoire de l’imaginaire sont aussi des explorations menées dans le royaume du bien et du mal. […] Le jugement moral n’est pas aboli, il est plutôt lui-même soumis aux variations imaginatives propres à la fiction [4].

En suivant le raisonnement de Ricoeur sur la suspension du jugement moral et sur sa soumission aux variations propres à la fiction, on peut concevoir que le personnage de Lucien devient, dans Le maître de jeu, une métaphore du romancier. Dans le monde qu’il crée sur le plan dialectique, il doit demander à son lecteur, Ivan, d’accepter à plusieurs reprises de suspendre son jugement. En effet, si Lucien était une incarnation de Dieu, le texte oscillerait donc vers le genre fantastique qui supposerait cependant l’intervention d’un « je » narrateur, « perspective maîtresse seule capable d’insuffler le devoir-croire suffisant [5] », un élément fondamental qui témoigne du phénomène et en propose soit une absence d’explication, soit une explication révoltante ou inadmissible. En ce sens, le texte propose une alternative : Ivan a inventé Lucien ou ce dernier est véritablement un être surnaturel — une théorie renforcée par le cahier de Tiago Cruz à la fin du roman. Ici se pose alors le problème de la confiance envers le « je » de l’énonciation, puisque le lecteur s’en remet, lors de son parcours du roman, au regard d’un seul personnage. Or il est certain que, par souci de crédibilité, on ne peut se fier entièrement à la vision unique d’un événement (surtout quand il s’agit de la vision de celui qui l’a subi), car elle est empreinte de subjectivité et de trouble moral. En effet, quand le « je » entame son récit, il n’a plus rien à attendre puisque son destin est déjà joué. Ce n’est donc pas pour lui-même qu’il écrit, mais pour les autres, et c’est pour cela qu’il essaie de ne pas être trop affirmatif : il ne sait pas quoi penser exactement et s’adresse les objections que d’autres lui imposeraient. L’utilisation de la troisième personne du singulier, par contre, change complètement la dynamique d’un texte : les événements étranges, voire surnaturels, sont décrits comme des faits, et tout se passe comme si Ivan n’était plus lui-même, mais un simple personnage. De ce fait, le véritable sujet du roman demeure incertain : est-ce Ivan, Lucien ou Tiago ?

La capacité du roman à accueillir les discours sociaux, politiques, artistiques, culturels ou moraux, tout en les relativisant, ainsi que son dialogisme rendent possible une étude sur l’écriture de la torture et l’éthique romanesque dans Le maître de jeu. Si l’expérience morale du personnage de Tiago ressort clairement dans son témoignage, l’écriture d’Ivan, elle, est présentée comme une oeuvre morale, mais dont la justesse et la portée lui échappent en partie. Prises séparément, ces différences relèvent principalement de la nature des récits. Tiago a vécu ce dont il parle à Ivan, une expérience de torture insoutenable. Ivan, au contraire, transfère cette expérience vécue vers l’écriture et cherche à lui donner un sens. Or c’est bien cette idée de sens qui, pour Ivan, pose un problème : si la torture a souvent un but (faire avouer, humilier ou punir), elle n’a pas vraiment de « sens » symbolique. Elle n’est pas transcendée, elle n’est pas une expérience cathartique ou initiatique glorifiante : elle n’est qu’une méthode inhumaine de lutte politique. Qu’en est-il alors de l’ensemble romanesque ? Dans Le maître de jeu, les questions éthiques deviennent d’autant plus pertinentes qu’elles ne relèvent pas que de la trame événementielle ; elles font partie intégrante de la narration et s’équilibrent curieusement : face à un événement aussi intense que la torture, Kokis propose un autre récit dont la singularité neutralise la force dramatique. Les deux histoires parallèles et le récit de torture qui s’inscrit dans l’une d’elles montrent que Kokis ne vise pas qu’à interroger les problèmes éthiques de son époque par l’entremise des personnages de fiction, mais qu’il les transpose aussi dans l’écriture elle-même. Kokis met d’abord en scène des personnages aux prises avec des conflits moraux et des questions existentielles, puis il fait glisser progressivement le questionnement éthique du côté de l’écriture par le truchement du récit de torture et, plus implicitement, par la création du roman lui-même.

Récit de torture et morale de l’écriture

Michel Foucault, dans ce qu’il a appelé une « généalogie de la morale moderne à partir d’une histoire politique des corps [6] », constate qu’au début du xixe siècle, « le châtiment est passé d’un art des sensations insupportables à une économie des droits suspendus [7] ». Si cela est vrai du système carcéral occidental moderne, cela exclut toutefois la torture, pratique qui n’a jamais cessé, même si elle a depuis longtemps été décriée en tant qu’atteinte à la dignité humaine. « Il est vrai, affirme Foucault, que la pratique de la torture est d’origine lointaine […]. Mais elle ne figure pas dans le droit classique comme une trace ou une tache. Elle a sa place stricte dans un mécanisme pénal complexe où la procédure de type inquisitorial est lestée d’éléments du système accusatoire […] [8]. » Il rappelle que dès « la fin du xviiie siècle, la torture sera dénoncée comme reste des barbaries d’un autre âge [9] ». Depuis cette époque s’est opéré un déplacement majeur : une des différences fondamentales entre les supplices des siècles passés (l’« art des sensations insupportables ») et la pratique actuelle de la torture est qu’elle n’a plus lieu en public, ce qui permet aux différents régimes de nier son existence. Elle est devenue la face cachée mais connue de la répression. Scandaleuse chez les autres, la torture est une disgrâce chez soi.

Devant un sujet si sensible, on peut se demander comment arriver à écrire adéquatement le récit de torture d’un autre. Ceux qui le font (psychologues, sociologues, religieux) insistent souvent sur un devoir de réserve et la nécessité d’éviter la complaisance et le pathétique. Pour la psychologue Françoise Sironi, un principe critique sans équivoque doit être établi : il convient d’opposer

une résistance farouche à ce que soit tenu sur la torture et sur les victimes de torture un discours mobilisant les affects du lecteur. Car l’affect, c’est aussi de la torture, dès lors que par un procédé d’écriture ou par un subtil agencement dans la présentation des cas cliniques et de la description des faits, on asservit le lecteur à ses émotions [10].

Sironi adopte une posture semblable à la distanciation brechtienne quand elle présente des cas de torture et fournit des détails très précis de ce qu’on lui a raconté durant sa pratique clinique. Elle invoque d’ailleurs Brecht en rappelant que c’est par l’émotion que l’individu est manipulable et l’intérêt de sa position relève du procédé théâtral auquel elle a recours pour raconter les brefs récits véridiques qu’elle analyse. En insistant sur la distanciation plutôt que l’identification, elle propose un regard critique (et éthique) qui empêche le lecteur de s’apitoyer sur le sort de la victime afin d’essayer de la comprendre. Occupant une fonction similaire dans le roman de Kokis, Ivan Serov se retrouve devant un dilemme qu’il n’arrive pas véritablement à résoudre : écrire en gardant une distance critique ou rendre compte de toute la souffrance de la victime.

Écrire la torture reste une tâche délicate même dans une oeuvre de fiction, car la description succincte d’un bref épisode risque d’entraîner une réaction émotive et même un malaise physique chez le lecteur, comme en témoignent les premiers moments de la torture physique de Tiago Cruz reconstitués par Ivan Serov dans le deuxième épisode :

J’ai tenté de me défendre mais ils se sont abattus sur moi avec une telle cruauté, leurs coups étaient si précis, qu’en quelques instants j’étais à leur merci. Une douleur atroce dans la poitrine, des pointes lancinantes au crâne, ma bouche enflée et le sang qui baignait mon visage, tout se fondait en une unique sensation confuse, pendant qu’ils arrachaient ma tenue de prisonnier. Attaché à la chaise par des menottes qui me broyaient les poignets et les mollets à chaque secousse de mon corps, dans un état d’épouvante, je criais les yeux fermés.

MDJ, 110

Si cette description ne mobilise pas (trop) les affects du lecteur, pour reprendre l’expression de Sironi, du moins elle les convoque, inévitablement. Comment susciter l’émotion sans la manipuler ? Notons dans l’exemple précédent une différence essentielle qui se manifeste dans le roman de Kokis et qui concerne deux approches de la torture. Nous pouvons voir de quelle manière la narration de plusieurs passages de torture est « poétisée » par les effets de style et transcende l’expérience de Tiago en la tirant vers la littérature : « Mon corps paraissait gonfler, gonfler lentement comme un ballon en latex, et il m’arrivait de flotter en l’air avec l’impression très nette de me regarder couché sur le ciment » (MDJ, 171). Cet extrait du quatrième épisode montre de manière encore plus flagrante le contraste entre la description du corps de Tiago par Ivan et celle, chirurgicale, du médecin légiste que l’on trouve à la fin du roman. Malgré sa distanciation (soulignée par l’éloignement entre Tiago et son propre corps), elle est plus explicite et a peut-être bien plus d’effet que les scènes de torture elles-mêmes. Dépersonnalisé, Tiago n’est plus qu’un corps, une trace froide et objective de la douleur.

Même décrite en adoptant le principe brechtien de distanciation et sans complaisance, la scène de torture racontée par la victime provoque, au minimum, de la sympathie pour celle-ci, sinon du dégoût ou du mépris pour le bourreau. En revanche, l’excès d’émotions de la part de la victime ne peut-elle pas conduire à la possibilité inverse ? N’existe-t-il pas un équilibre nécessaire à atteindre ? C’est précisément ce qu’évoque Ivan Serov dans une de ses nombreuses réflexions sur l’écriture :

J’avais cherché à centrer la narration sur la victime pour éviter d’accentuer l’aspect de domination absolue exercée par le tortionnaire […]. Dans la description de la confrontation entre deux positions, l’une de force et l’autre de faiblesse, le danger repose dans la possibilité d’identification du lecteur avec celle qui semble la moins avilie. Moi-même, j’avais éprouvé cette sorte d’ambivalence dès le début en écoutant son récit, en particulier lorsque sa situation d’infériorité s’accompagnait d’expressions émotives ouvertes.

MDJ, 213

Le scripteur a donc une tâche complexe et occupe une position éthique difficile au regard de son récit, de son propre statut auctorial et narratif, mais en particulier du lecteur qui risque de s’identifier au tortionnaire plutôt qu’à la victime. Autrement dit, le principe de distanciation doit être efficace dans les deux sens. Ce qui caractérise la position d’Ivan Serov, c’est une oscillation entre la distanciation indispensable à la réflexion et l’identification qu’il estime presque inévitable, doublée d’un malaise de ne pas s’identifier, le cas échéant, à la victime — un sentiment injustifiable d’un point de vue éthique.

La torture de Tiago Cruz et l’oeuvre morale d’Ivan Serov

Compte tenu de ces difficultés, comment peut-on concevoir un roman mettant en scène un récit de torture sans tomber dans une narration univoque et manichéenne qui préconise une pensée et un discours moralisateurs ? Pour éviter cela, Kokis met en place, dans Le maître de jeu, trois stratégies : la spécularité des récits, la reprise des éléments les plus vraisemblables relatifs à la torture et l’adoption, par le scripteur, d’une position distanciée. La relativité de l’espace romanesque est préservée grâce à l’enchâssement des récits et au changement des positions narratives. Ainsi, l’écriture du supplice de Tiago est assumée par un narrateur en proie au doute qui, tout au long du roman, compose et corrige son texte en interrogeant constamment sa pertinence ou sa justesse. Autrement dit, les épisodes de la torture de Tiago Cruz sont présentés dans un récit en pleine construction et il paraît difficile de les imaginer dans une oeuvre achevée. Si la spécularité du récit de torture est créée par le rapprochement de l’expérience du narrateur et de celle de Tiago, on peut admettre que l’activité (ou la fonction) du bourreau de Tiago — le colonel Figueiredo — est en quelque sorte relativisée par la présence de Lucien dans la vie d’Ivan et de Tiago. Par le reflet d’un texte dans l’autre, et en particulier par la suggestion d’un effet fantastique causé par la présence d’un personnage qui affirme être le Créateur, l’aspect spéculaire des deux oeuvres est renforcé : l’idée qu’il y ait un Dieu dans l’histoire d’Ivan mais aussi dans celle de Tiago peut leur donner une raison et un sens symbolique qu’elles n’auraient pas autrement. Si Lucien est effectivement Dieu, pourquoi est-il intervenu au croisement de la vie d’Ivan et de Tiago ? La rencontre entre ces deux personnages est-elle due au hasard ou fait-elle partie d’un jeu divin plus vaste encore ? Il est certain que la révélation finale de la présence d’un personnage identique à Lucien dans l’expérience de Tiago a pour conséquence un renversement de situation : Lucien est-il vraiment Dieu ? Ivan et Tiago l’ont-ils tous les deux inventé ou ont-ils halluciné ? Devant les implications multiples de cette information inattendue qui ouvre de vastes perspectives, le lecteur ne peut que rester songeur.

Il est cependant possible de parler de vraisemblance, voire de réalisme dans la description de la torture, puisque Kokis a repris plusieurs caractéristiques parmi les plus courantes dans de telles situations. Nous sommes donc en présence d’un récit de seconde main, car les véritables récits de torture récents montrent que ce qu’a vécu Tiago est commun : contraintes à l’exil dans un pays étranger dont elles ne connaissent pas la langue, les victimes doivent souvent raconter leur supplice à l’aide d’un interprète. Il arrive tout aussi fréquemment qu’elles ne parviennent pas à refaire un récit clair et cohérent de cette expérience de souffrances et d’humiliations extrêmes, ce qui nécessite une organisation significative de leur témoignage. Il s’agit donc d’une nécessaire altération, d’une remise en forme « fictionnelle » du réel, si bien que l’on peut se demander quel est, en fin de compte, son but : est-ce de rendre compte fidèlement d’une expérience ou, au contraire, est-ce d’arranger le témoignage original pour lui donner une certaine portée auprès du public ?

Le phénomène de distanciation dans le roman existe parce que la relation entre Ivan et Tiago n’est basée ni sur la compassion ni sur le dévouement. Quoiqu’il choisisse d’écrire à la première personne, l’auteur du récit ne possède pas de véritable empathie pour la victime : « Ma relation avec lui n’était pas entièrement dépourvue d’intérêt, et le problème moral m’attirait peut-être davantage que sa propre personne. Et je le lui ai dit. » (MDJ, 181) Ivan occupe également la fonction d’interprète dans le roman de Kokis, même si cela n’est jamais très bien explicité — peut-être pour signifier que certaines expériences se transmettent au-delà de la barrière des langues — ; il remet constamment en question son propre texte tant il croit impossible de rendre pleinement compte de l’horreur et de la souffrance de la victime. L’extrait suivant, tiré d’un passage au cours duquel le narrateur réfléchit à son récit qu’il s’apprête à faire lire pour la première fois à Tiago — Ivan parle encore de ses brouillons —, témoigne de cette réalité :

Je me rendais aussi compte de combien il est difficile de transmettre par écrit la noblesse de la souffrance si l’on cherche en même temps à entrer dans les détails du corps qui souffre. J’avais dû faire appel à des concepts trop abstraits, j’avais contrôlé méthodiquement la hiérarchie des adjectifs, et j’avais manié les analogies de façon presque artificieuse pour dévoiler la laideur du corps tout en tentant de la transcender. J’arrivais ainsi à un texte univoque et bien orienté, mais je perdais entièrement la réalité charnelle de la souffrance.

MDJ, 213-214

Qualifier son propre texte d’univoque, c’est déjà réduire cette univocité et montrer la difficulté de comprendre celui dont le corps a été brutalisé, diminué, réduit à une source d’exploration de la douleur. Après ce commentaire, le narrateur n’aura plus l’occasion de reprendre son récit et de le terminer, mais ces « brouillons » d’un livre de morale finiront cependant par donner l’occasion à Tiago d’écrire lui-même.

Le renoncement à l’écriture correspond au moment où Ivan apprend que Lucien avait aussi fait la connaissance de Tiago, sans lui dire qui il était, mais cherchant, par jeu, à le pousser au suicide, ce que Tiago ne fera qu’au moment où il retrouvera une certaine sérénité, une certaine dignité, et après avoir lu le récit de sa torture écrit par un autre. Ce lien avec l’écriture semble important, car si l’écriture diminue le réel, elle est aussi un moyen de l’aliéner. On remarque ce fait avec le personnage d’Ivan qui, s’il sait écrire, ne sait pas vraiment vivre. Paradoxalement, c’est l’oeuvre morale d’Ivan Serov qui aura poussé Tiago à mettre fin à ses jours, mais son suicide n’est pas un acte désespéré de folie passagère. C’est un acte calme et résolu, comme si le seul sens qu’il pouvait donner à son expérience était par une mort volontaire relevant alors de la révolte et révélant, dans les dernières pages du roman, le corps mutilé dans toute sa souffrance. Tiago n’est alors plus seulement une victime, une marque objective, mais aussi un symbole de cette souffrance, un martyr.

Comment Ivan rapproche-t-il l’expérience de Tiago et la sienne ? Il faut en revenir à l’idée que la torture vise à briser physiquement et psychologiquement la victime en la déshumanisant et en l’isolant de ses semblables, la forçant à évoluer dans un monde absurde où tout n’est que souffrance. Non seulement Tiago a été longtemps isolé, mais il semble presque incapable de nouer des liens humains, à l’exception de ses contacts réguliers avec Ivan. À l’origine de ce handicap on trouve une émotion morale très forte : la honte. Selon Ruwen Ogien, ce qui définit le sentiment de honte est qu’il est dirigé vers soi, de façon négative, et se trouve lié à des fautes ou défauts présumés. Contrefactuelle, c’est-à-dire qu’elle exprime « à des degrés divers, une préférence en faveur d’un monde dans lequel ce qui s’est passé n’aurait pas eu lieu », la honte est également résiduelle : « elle peu[t] persister même lorsque l’agent est convaincu qu’il a fait ce qu’il pouvait faire de mieux au moment où il l’a fait [11] ». La honte apparaît à trois moments significatifs dans la réflexion d’Ivan sur la torture ; on la remarque d’abord en ouverture du roman :

Ce qui m’est arrivé n’est pas du registre de la douleur corporelle, mais c’est aussi absurde que le drame vécu par Tiago. D’ailleurs, je me suis autorisé à faire ce rapprochement entre nos deux expériences, d’autant plus que, dans ses récits de torture, Tiago n’a jamais mis l’accent sur la souffrance physique en tant que telle. Il me disait que les moments les plus extrêmes de douleur le soulageaient en quelque sorte de la dégradation. […] C’était là la limite du pouvoir de son tortionnaire. […] La honte, l’abjection, voilà ce qui était humain et que la proie craignait devoir se reprocher.

MDJ, 14

Ensuite, après le deuxième passage du manuscrit d’Ivan, celui-ci note que beaucoup de pensées de Tiago « et sa révolte ne pouvaient ainsi pas apparaître dans le texte, puisqu’elles se référaient souvent à la cruauté doublée d’ingéniosité que déployaient les exécutants dans le but d’obtenir la douleur physique accompagnée de honte et d’avilissement. Leur intention était sans doute non pas de contrer l’opposant politique, mais d’annihiler la personne humaine de l’opposant politique » (MDJ, 115-116). La remarque montre bien la difficulté du narrateur à trouver le ton juste et la manière dont l’essai de morale glisse de plus en plus du côté du récit « fictif ». Enfin, un peu plus loin, dans ce qu’il appelle le noyau de son livre, Ivan fait énoncer à Tiago un commentaire qui se lit telle une pensée a posteriori : « Au fur et à mesure que je me sentais mieux […] la peur de la torture m’est revenue. […] Je redevenais un homme mais je ne trouvais en moi que la honte et une solitude qui me faisait frémir. » (MDJ, 173) On observe, cette fois-ci, qu’Ivan a intégré la réflexion au récit même de Tiago, ce qui accentue, d’une autre façon, le rapprochement entre les deux expériences qui impliquent l’intervention d’un personnage « supérieur ».

L’impasse dans laquelle Ivan Serov se retrouve revient à constater l’échec de son livre de morale conçu à partir du témoignage de Tiago, mais destiné aussi à comprendre sa propre mésaventure. Son sens de la morale est mis en cause dans ses échanges avec Lucien ; par exemple, il ne parvient pas à le contredire quand il affirme : « L’important, c’est le pouvoir. C’est le pouvoir qui fonde la morale des hommes ; une morale est toujours une morale de vainqueurs. Reconnais cette vérité qui t’accable, et tu n’auras plus de problème moral. » (MDJ, 82) C’est pourquoi il cherche à associer son histoire avec celle de Tiago : l’analogie entre la torture qu’a subie Tiago et la manipulation éhontée dont a été victime Ivan est possible par le sentiment d’absurdité, qui va au-delà de ce qui est acceptable ou intelligible pour la condition humaine. Ce lien permet d’ailleurs de « comprendre » les victimes de torture, car si c’est toujours le corps qu’on attaque, ce que l’on vise en fait, c’est l’âme — l’équilibre psychologique et moral de la personne. L’extrême violence faite au corps pour avilir la personne est l’idée centrale qui se cache derrière la stratégie du tortionnaire : en provoquant une déshumanisation de la victime, on réduit l’individu à n’être plus qu’une sensation négative, qu’un corps puisque, comme on le retrouve décrit, tout s’efface dans la torture. Il n’y a plus de pensée et que des sensations, plus de « soi » non plus ; il ne reste que la douleur. Le seul soulagement est de sombrer dans l’inconscience, et donc dans un état de non-être. Pour Sironi, le sentiment de perte de leur propre humanité n’est pas rare chez ceux qui ont connu cette forme de torture : « Lorsqu’on a été contraint […] à manger des excréments, à boire de l’urine, à assister au viol de son père, de sa fille, de sa mère, à être sodomisé par un chien, il est parfois préférable de se penser comme étant effectivement un non-humain [12]. »

Avant d’être torturé physiquement, Tiago Cruz l’est psychologiquement, notamment quand il est forcé d’assister au viol de sa fiancée par un militaire, un passage qui demeure ambigu, car ce qui se dessinait d’abord comme une agression finit par ressembler à une relation où la victime devient pleinement consentante, laissant même entrevoir une possible complicité. Cette scène est d’une importance capitale et elle a si profondément bouleversé Tiago qu’il n’a pas été véritablement capable de la raconter du début à la fin. Du reste, elle n’est pas décrite dans le récit même de Tiago, mais fait plutôt partie des commentaires du narrateur, qui se demande comment l’intégrer au récit. Son inclusion dans le manuscrit constitue ainsi un des problèmes éthiques qu’Ivan n’arrive pas à résoudre. L’épisode montre quatre éléments essentiels qui résument la situation : la façon dont la torture psychologique précède la torture physique ou s’y ajoute, les difficultés de décrire la torture, la nécessité pour le scripteur de récrire (d’inventer, jusqu’à un certain point, l’événement) et l’indispensable mais complexe interrogation morale inhérente au travail du scripteur. Cependant, cette scène présente une troublante ambivalence puisque le violent sentiment de Tiago ne semble pas venir du viol lui-même, mais plutôt du caractère consentant de la relation dont il est témoin : la complicité de sa fiancée devant ses bourreaux symbolise la perte de pouvoir de Tiago sur celle qu’il aimait. Contrairement à sa propre expérience de lutte et de souffrance, celle-ci a apparemment choisi de passer du côté des bourreaux sans lutter, plutôt que de souffrir comme lui ; Tiago se retrouve alors seul au monde.

Le maître de jeu et l’art de la torture

Intituler un roman Le maître de jeu et non pas du jeu, c’est concevoir le jeu — tels le chant ou la philosophie — comme une discipline et, pour aller plus loin, c’est aussi émettre l’hypothèse que la littérature et la vie elle-même sont des activités ludiques et esthétiques. Par un étrange système d’équivalences qui suggère que l’écriture est créatrice de mondes alternatifs réels, la littérature serait alors, pour le lecteur comme pour l’écrivain, ce qu’est la vie pour un Dieu comme Lucien. Ainsi, les personnages de L’assommoir de Zola devenus réels et auxquels Ivan rend visite par l’intermédiaire de Lucien seraient un microcosme de la vie elle-même telle qu’elle a été inventée par Lucien. Pourquoi Lucien tient-il à ce qu’Ivan rencontre Coupeau dans un moment de folie ? En écrivant son histoire, Ivan se préparait peut-être à créer un Tiago pris au piège de tortures infinies dans un monde fictif sans fin. En ne terminant jamais son livre, il aura permis à sa création de ne jamais connaître la douleur du véritable Tiago. Cet aspect est essentiel à la problématique de l’éthique de l’art et de la création : si le monde tel que conçu par Lucien est relativement libre et ouvert, celui des écrivains, et donc de l’humanité, est, au contraire, un enfer claustrophobe. Il va de soi que n’est pas créateur qui veut, et que la création suppose une certaine responsabilité. Face à Lucien, Ivan ne fait pas figure de maître, bien au contraire. Ainsi, la présence d’un maître dans cette équation implique celle d’un élève et les échanges entre Lucien et Ivan ne sont pas sans rappeler des dialogues socratiques. Leur dialectique est toutefois soumise à un système inspiré des classes logiques de Bertrand Russel, comme Lucien le fait remarquer à Ivan : « Même un simple tricheur n’est plus dans la même classe que sa victime. Nos positions asymétriques ne permettent pas de réciprocité. Mon ensemble absolu englobe le tien […]. » (MDJ, 47) L’absence de réciprocité caractérise également la relation entre Ivan et Tiago ; ce dernier ne peut reconstituer l’ensemble de sa propre expérience sans l’aide d’Ivan, qui en vient — malgré lui — à traiter Tiago dans son livre comme un personnage, une de ses créations ou un pion dans son jeu intellectuel. Chez Russel, la notion de classe logique se trouve confrontée à un obstacle de taille, le paradoxe, qu’Ivan décèle dans le raisonnement de Lucien : « Parole de maître de toute parole… Pour donner sa parole, il faut être soumis à la parole, pas la contrôler. » (MDJ, 47) Ironiquement, on constate la présence d’un avatar du paradoxe de Lucien dans l’écriture des scènes de torture : Ivan (re)donne la parole à Tiago tout en la conservant. Il reste le maître du jeu lorsqu’il essaie de comprendre ce que peut signifier un paradoxal art de la torture et ses implications morales.

Mais peut-on seulement parler d’un « art de la torture » ? L’expression ne va pas de soi et semble contradictoire, voire obscène. On en retrouve cependant une semblable chez Foucault, qui parle d’un « art des sensations insupportables » et qui rappelle que, jusqu’au xviiie siècle, « la torture est un jeu judiciaire strict. Entre le juge qui ordonne la question et le suspect qu’on torture, il y a encore comme une sorte de joute [13] ». Ce fait nous permet d’observer une double situation : le tortionnaire occupe le rôle d’artiste de la souffrance, du « faire-souffrir [14] », et la torture qu’il inflige celui d’un jeu dont il dicte et contrôle les règles. Lucien affirme d’ailleurs à Ivan : « Votre corps est une source inépuisable d’expériences singulières pour quelqu’un comme moi, qui n’a pas de corps. » (MDJ, 51) Il a raison : le corps, avec son système nerveux complexe, peut être perçu comme un terrain privilégié pour l’exploration de la douleur, un chevalet de la souffrance sur lequel toutes sortes de sensations peuvent être infligées. Ainsi, à l’intérieur du récit de Tiago et plus précisément lors de la description de la première séance de torture, la « littérarisation » de l’expérience renforce cette impression :

En outre, ces brutes paraissaient être des experts dans l’art de jouer la meurtrissure du corps, de la composer pour en tirer des harmonies infernales. Il est impossible de dire ce qu’est cet art-là, cette expérience de la douleur du supplicié, car toute formule esthétique implique le plaisir et la jouissance des sens. Heureusement, l’être humain ne s’est pas encore penché sur cette forme extrême de créativité dont le tortionnaire est l’artiste.

MDJ, 110-111

Cette hypothèse fait de celui qui prend plaisir à infliger une douleur à autrui un artiste — un artiste tératologique, certes — ; elle donnerait en ce sens une raison logique et humaine à un acte qui ne l’est pas et entraînerait un choc éthique qui possède des conséquences inévitables sur l’approche d’Ivan. L’intérêt d’un tel passage relève alors en partie de l’ambiguïté énonciative. Qui parle ici ? L’énonciateur du récit est Tiago, alors que le scripteur en est Ivan ; il devient ardu de savoir à qui appartient la parole tant le témoignage se fond dans la réflexion morale, qui peut difficilement être celle de Tiago, car ses propos sont toujours présentés par Ivan comme décousus, à la limite de l’incohérence. Tout en cherchant à être fidèle à la victime, Ivan Serov s’approprie son malheur et son histoire pour en faire un essai de morale générale. Plus il avance dans l’écriture du récit, plus la parole de Tiago se fait lointaine et plus il risque de transformer celui-ci en personnage de fiction (la simple étude d’un cas fictif, par exemple, ou par analogie avec l’univers que visite Ivan, la création d’un personnage réel et souffrant dans le « monde littéraire »), ce qui compromet l’authenticité du récit et la valeur morale qu’il souhaite en faire dégager. « À aucun moment il ne trouvait sa place de sujet, même lorsqu’il me parlait directement » (MDJ, 214), affirme Ivan. En effet, Tiago serait devenu un « personnage de fiction » par son intervention et il n’y aurait donc pas de nouvelle agentivité possible ; cela représenterait l’une des limites de l’intention éthique d’Ivan concernant l’écriture de son ouvrage. Dans les passages à tendance fantastique, son intention éthique le pousse à renoncer à sa création imparfaite et, par là même, à sauver un personnage fictif du monde de la torture.

L’idée d’une éthique de la créativité s’avère importante dans le roman de Kokis et doit être mise en parallèle avec un art de la torture, qui pourrait ressembler à l’image d’un tatouage pervers laissant des traces indélébiles et honteuses ou, au contraire, qui disparaissent en effaçant toutes les marques visibles de la souffrance endurée. Étrangement, c’est précisément une des angoisses dont Tiago fait part à Ivan : « Je me souviens d’avoir pensé avec appréhension à la possibilité de guérir au point de ne pas garder de traces de blessures. Comment ferais-je alors pour me présenter devant les autres, comment leur faire croire que j’avais dû parler malgré moi ? » (MDJ, 124) L’art de la torture consiste à soumettre sa victime en l’installant dans une situation intenable, afin qu’elle ne puisse jamais oublier ou encore qu’elle se retrouve devant cette terrible et absurde alternative : guérir et ne plus avoir de preuves corporelles de la torture ou rester irrémédiablement marqué physiquement et pouvoir témoigner. Le besoin de Tiago de porter encore des signes manifestes de souffrance sera cependant exaucé à sa mort : le témoignage le plus évocateur de la torture reste l’état dans lequel se trouve le corps examiné par le médecin légiste après sa mort. Portant les marques de cet « art de la torture » comme si elles étaient les créations d’un maître tatoueur, Tiago devient, une fois encore, un symbole malgré lui. Il a survécu à ses blessures et à sa souffrance physique, mais ce qui semble au centre même de son suicide reste sa souffrance morale et sa libération finale. Malgré l’étendue des cicatrices révélées par le médecin légiste, aucune d’elles n’a causé sa mort physique ; c’est Tiago lui-même qui a décidé de s’enlever la vie. Il y a là une notion de choix qui semble essentielle à l’ensemble du roman. La souffrance demeure quelque chose d’intime et de solitaire et il existe une forme d’épreuve initiatique pervertie dans laquelle l’individu meurt métaphoriquement avant d’être remplacé par une nouvelle personnalité très différente de la précédente. Après tout, la torture existe-t-elle bien pour faire avouer quelque chose ? Selon Sironi, « contrairement à l’idée qu’on se fait de la torture, ce n’est pas pour faire parler que l’on torture, mais pour faire taire. La torture assigne au silence, elle a un effet de secret [15] ». Il y a donc de l’intériorité dans la torture et des marques cachées. Dire — écrire — relèverait alors d’une lutte contre ce silence et d’une révélation de l’étendue d’un trouble silencieux perpétré par une forme du mal. La mort de Tiago proposerait un phénomène identique, permettant au médecin de lire les souffrances endurées par les cicatrices qui survivent à sa mort et qui s’appuient sur ses propres mots. Elle serait aussi, peut-être, un moyen pour lui de se faire remplacer par sa propre fiction : ayant atteint une connaissance plus profonde de lui-même par l’intermédiaire des écrits d’Ivan qui racontent sa propre histoire mieux qu’il ne l’aurait fait, il aurait réalisé que sa présence effective n’était plus essentielle au témoignage.

Le bien, le mal et Lucien

Le maître de jeu est donc un roman qui parle de l’homme et de ses perversions, un roman qui parle d’une rencontre avec Dieu et pose des questions essentielles sur la nature humaine, sur le bien et le mal — deux entités au coeur des réflexions du roman de Kokis —, mais aussi sur l’écriture et le travail de la mémoire. Selon Blondel, « la définition minimale du mal, si l’on cesse de prendre “le mauvais pour soi pour du mal en soi” (F. Wolff), c’est qu’il porte atteinte, non pas tant au bien (moral) qu’à l’être au sens absolu du terme […] : les conditions de la vie, l’intégrité physique, la dignité, la justice, l’ordre des choses […] [16] ». Dans le même ordre d’idées, Blondel propose que « le mal est ce qui déshumanise [l’homme], détruit son humanité, qu’il soit bourreau ou victime [17] ». Face à ces considérations, on peut se demander comment le mal peut être possible dans un monde créé par un Dieu bon, omniscient omnipotent et bienveillant [18], à moins que ce Dieu ne soit effectivement comme Lucien ou qu’il n’y ait tout simplement pas de Dieu. À la lecture du roman, rien n’est certain, bien qu’il faille cependant, et contre toute attente, composer avec l’élément divin : les pouvoirs de Lucien et les événements dont Ivan fait l’expérience relèvent plus du surnaturel ou de l’hallucination que du miracle religieux auquel on pourrait s’attendre. Serait-ce donc dans les discours et dans les arguments de Lucien que se trouverait la clé du divin ? À en croire ce personnage, la question du bien et du mal serait déplacée puisque ces deux notions ne sont que des hypostases linguistiques. Les arguments de Lucien seraient-ils parole d’Évangile ou n’auraient-ils aucune autre fonction que de provoquer la réflexion ?

Qu’elle apparaisse dans les longues tirades de Lucien ou dans les pensées d’Ivan, la problématique du bien et du mal est traversée par deux références majeures : Dostoïevski et Nietzsche. D’ailleurs, dans une première discussion, Lucien reprend et explique le sens de la déclaration du Grand Inquisiteur dans Les frères Karamazov : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis », mais il évoque également le « Rien n’est vrai, tout est permis » de Nietzsche [19], soit « qu’il n’existe aucun fondement transcendant à l’idéal et à la morale [20] ». Si c’est un roman de Dostoïevski qui sert d’exemple à Lucien, il semble tirer son inspiration de la philosophie nietzschéenne. Son argument paraît opérer un rapprochement — sans amalgame réducteur — entre le « Si Dieu n’existe pas, tout est permis » et le « Rien n’est vrai, tout est permis ». C’est toutefois dans la seconde discussion sur le sujet que Lucien reprend un raisonnement de type nietzschéen sur l’origine du mal [21] : « le bien et le mal n’existent donc pas dans la nature, mais uniquement dans votre cerveau ; ce sont des catégories kantiennes ou augustiniennes de pensée, à l’aide desquelles vous expliquez vos propres actions contradictoires » (MDJ, 192). À l’intérieur de tous ces échanges parfois antithétiques, ce qui sous-tend le roman de Kokis, c’est la reconnaissance de l’existence du mal, et le fait que la torture en constitue une illustration éloquente. Malgré les nuances nécessaires, dans la logique du roman du moins, on ne peut pas véritablement sortir d’un système qui implique ces deux notions. Si on peut sentir une oscillation dans l’ensemble, la conclusion montre éloquemment l’importance d’aller au-delà d’une pensée manichéenne : ni le bien ni le mal ne triomphe dans le roman, qui, tout en restant très ancré dans une réflexion morale de son temps, évite de se transformer en oeuvre moralisatrice.

Mémoire du corps, travail de la mémoire

Le maître de jeu de Sergio Kokis — comme le roman en général — ne peut pas être réduit aux idées ou aux problèmes moraux qu’il contient. Quand un romancier assume clairement sa position de moraliste, il risque de se retrouver dans une situation contradictoire. La conception théorique du roman chez Kokis conserve une sorte d’ambivalence. Dans son récit autobiographique L’amour du lointain — qui est également un essai sur sa propre oeuvre romanesque —, l’auteur écrit, à propos du Maître de jeu :

On m’a rapporté tout de même qu’une lectrice très croyante a cru bon de brûler mon livre dans son foyer plutôt que de le jeter à la poubelle de peur qu’il ne tombe entre des mains innocentes. Cela fait toujours plaisir à un écrivain même si cette dame semble n’avoir rien compris du message profondément moral et même chrétien qu’il recèle. Tant pis […] [22].

Pourtant, ce que montre Le maître de jeu, ce sont les nombreuses possibilités de modulation de la forme romanesque et l’incroyable force du roman à traduire nos conflits et nos contradictions, sans poser un regard moralisateur sur le monde qui nous entoure. Écrire le corps et décrire la torture sont présentés dans le roman comme une expérience à la fois éthique et littéraire qui nous incite en quelque sorte à repenser au rôle que peut jouer le roman, pour nous, aujourd’hui, tout en poussant l’implication morale du lecteur. On peut y voir, assez simplement, une morale du corps inspirée par Lucien qui propose avec ironie : « aime le corps de ton prochain comme tu voudrais qu’il aime le tien » (MDJ, 187), une morale qui, loin de l’idée du bien et du mal, proposerait que tout ce que l’homme possède vraiment se résume à un corps qui souffre (Tiago) ou qui éprouve du plaisir (Ivan) et qui finit inévitablement par mourir. On peut également constater dans le roman une réflexion sur le travail de la mémoire et son rapport à la pensée éthique qui permet aux individus d’affirmer leur identité et de se définir, et qui crée, ultimement, la possibilité d’un échange véritable entre Ivan Serov et Tiago Cruz. Le travail de mémoire rejoint peut-être le suicide de Tiago : n’ayant survécu que pour témoigner, et la force de ce témoignage s’étant transférée dans la fiction, son devoir moral à l’égard de la mémoire se serait donc, enfin, accompli, le laissant libre de choisir la mort plutôt que la vie. Le maître de jeu transforme l’écriture de la torture en une expérience littéraire et éthique complexe : un roman athée construit autour de deux personnages qui auraient rencontré leur Créateur sans y croire vraiment.