Article body

L’on fait généralement remonter la modernité théâtrale aux Compagnons de Saint-Laurent (1937-1952) et au travail de Pierre Dagenais et de son Équipe (1942-1948). Cette modernité théâtrale est liée à l’émergence de la mise en scène, c’est-à-dire d’un travail artistique qui construit chaque production théâtrale comme une oeuvre, unifiant les diverses interventions caractéristiques de ce type d’activité — jeu de l’acteur, décor, costumes, maquillage, musique, éclairage — en un tout cohérent donnant à chaque production un caractère exclusif et non reproductible. La mise en scène repose aussi sur un travail dramaturgique qui donne un sens à chaque pièce, qu’elle soit improvisée ou déjà écrite, avec ou sans paroles. Cette conception de la mise en scène apparaît en Europe à la fin du xixe siècle, c’est-à-dire au moment où sont introduites au théâtre les innovations technologiques, en particulier l’électricité, qui ouvrent un univers de possibles en matière d’éclairage, de décors et de sonorisation[1].

Toutefois, l’histoire du théâtre au Québec montre bien que la mise en scène, en tant qu’icône de la modernité théâtrale, ne saurait être réduite à la gestion cohérente de ces données technologiques. Technologie il y eut dans les théâtres québécois dès la fin du xixe siècle comme ailleurs, mais sans entraîner cependant de particulière réflexion ou activité créatrice visant à assurer autre chose qu’un usage spectaculaire, c’est-à-dire un usage destiné à produire des effets spéciaux. L’histoire de la mise en scène dans le premier tiers du xxe siècle québécois reste à faire, et il y a lieu de s’interroger notamment sur cette désignation qui impute à l’époque le titre de metteur en scène à certaines personnes, jusque-là nommées « régisseurs », sans que l’on sache trop bien ce que ces personnes font que leurs prédécesseurs ne faisaient pas ou, dans la plupart des cas, ce qu’elles font qu’elles ne faisaient pas avant puisqu’il s’agit souvent des mêmes personnes[2].

C’est dans la décennie 1940 qu’émerge sur la scène québécoise la conception moderne de la mise en scène. Il est ainsi d’usage de citer à ce propos l’aventure des Compagnons de Saint-Laurent et de leur directeur, Émile Legault, bien que le titre de « premier metteur en scène » soit plus souvent attribué à Pierre Dagenais, qui fit un temps partie des Compagnons de Saint-Laurent, mais davantage pour reconnaître son rôle dans la fondation et l’animation de l’Équipe, troupe qui a marqué les années quarante. Toutefois, caractériser le travail de Dagenais, voire celui de Legault, son immédiat prédécesseur et son contemporain, est chose malaisée tant manquent les sources — iconographie (photographies ou croquis), carnets de mise en scène, notes de lecture — qui nous permettraient de comprendre la nature de leur travail. Nous sommes confinés à cette histoire du théâtre « par morceaux, par lambeaux, par miettes[3] », dont parle Yves Jubinville. Nous restent néanmoins, pour travailler, les articles de journaux — critiques de spectacle, entrevues avec les acteurs et les auteurs, énoncés de principe — les mémoires et les autobiographies, textes plus brefs, plus généraux, parfois distants de leur objet, qui peuvent néanmoins ajouter à notre connaissance de l’époque ou encore infléchir le jugement que nous portons sur elle[4]. Je n’entends guère proposer sur l’histoire de la mise en scène de grandes nouveautés — des chercheurs plus qualifiés, Gilbert David, Yves Jubinville ou Sylvain Schryburt, ont déjà balisé cette matière. Je voudrais cependant tenter de recadrer ce que nous savons déjà autour de la question du temps théâtral. Du temps… à défaut bien sûr de pouvoir parler de ce qui compte vraiment, c’est-à-dire de l’espace. Je considérerai cette question du temps selon plusieurs axes — temps de la répétition, temps de la représentation, temps de la fiction —, mais aussi la relation au temps humain dans son ensemble — temps de la vie, temps de l’histoire comme de la mémoire, temps de la rentabilité économique et de la réalisation de la valeur sur le marché[5]. Commençons par rappeler quelques faits connus.

D’un système figé…

Depuis 1895, le théâtre professionnel qui se déploie à Montréal présente une programmation qui s’étend sur une saison entière (de septembre à juin). Le répertoire change chaque semaine, avec une journée ou deux de battement pour la mise en place et le repos des acteurs — peut-être aussi celui des spectateurs. Une soirée au théâtre commence par un lever de rideau, c’est-à-dire une petite pièce en un acte, qui permet aux retardataires de se faire bien voir, et l’affiche principale a normalement une étendue de trois à cinq actes ; les entractes sont fort occupés par divers numéros de musique, chants, boniments ou vues animées. Avec les années, la soirée se fait plus modeste, et disparaissent progressivement les numéros de diversion, y compris le lever de rideau.

Le système des emplois domine l’organisation du travail théâtral. Rappelons que, dans ce système, les acteurs sont embauchés pour la saison complète et pour interpréter un type de rôle précis : telle comédienne sera engagée comme ingénue ou comme duègne, tel acteur comme jeune premier ou comme troisième couteau. Un changement de rôle est reçu soit comme une promotion, soit comme un déclassement, selon le cas, mais ce type de changement, au cours d’une saison, reste rare. Autrement dit, le système des emplois détermine à l’avance la manière d’interpréter le rôle, et tous les rôles de même nature au cours de la saison seront interprétés de la même manière. On comprendra que c’est le système des emplois qui rend possible le rythme effréné des productions. Les rôles ne sont pas tous également maîtrisés, mais ils sont connus d’avance et leur interprétation est prédéterminée. Dans ce contexte, les acteurs sont seuls responsables du sens à donner au texte, bien que ce soit toujours dans ce texte que réside la poétique de la scène. Et l’on comprendra que, à ce rythme de production, le travail dramaturgique, qui est construction du sens, le travail de mise en scène, qui serait autre chose que la mise en place, et celui de la scénographie, qui serait signifiante plutôt que strictement fonctionnelle, restent utopiques. Aussi le répertoire est-il de convention : peu de classiques (de Shakespeare à Hugo) sont alors joués sur ces scènes, car les textes sont jugés trop exigeants tant pour les acteurs que pour le public. Les théâtres montréalais privilégient plutôt un répertoire modelé sur celui qui se joue au même moment sur les scènes parisiennes, mais il faut s’imaginer ce « même moment » comme un peu décalé, au moins d’une saison. En outre, le répertoire devra fournir de l’emploi à tous les membres de la troupe selon leur compétence. Pratiques et traditions sont importées et, si elles servent à cimenter le milieu théâtral en voie de formation, elles ont aussi pour effet de le contraindre parfois à tout reprendre à zéro, rythmant les mutations en fonction du développement de la scène européenne plutôt que des avancées de la scène locale. En ce sens, le milieu théâtral québécois n’a ni passé, ni présent, ni avenir ; il opère selon le rythme circulaire, ici un rythme court, qu’impose l’impératif de rentabilité économique qui détermine l’activité scénique. Cette époque, Sylvain Schryburt la désigne comme « le régime de l’acteur vedette, hérité du xixe siècle et caractérisé par une approche commerciale du théâtre centrée sur le vedettariat de l’acteur, l’absence de metteur en scène et le renouvellement hebdomadaire de l’affiche[6] ».

Dès leur apparition — nous sommes vers 1929 —, les troupes du jeune théâtre, petit théâtre, little theatre, appelons-les comme on voudra, remettent en question la logique du théâtre commercial. Elles proposent un calendrier de représentations différent, qui prévoit entre trois et six productions par année, et chaque pièce est alors présentée trois ou quatre fois. Ce type de calendrier ressemble à celui du théâtre d’amateurs, qu’il soit théâtre de société ou théâtre étudiant, puisque ces acteurs, n’étant pas non plus des professionnels, doivent prendre le temps d’apprendre leur rôle et de le répéter, de même qu’ils doivent apprendre à se mouvoir dans l’espace scénique. Il ne s’ensuit pas que ce régime est radicalement distinct du précédent puisque les amateurs, eux aussi, manquent de temps, le plus souvent par obligation scolaire ou professionnelle. Pour les membres de leur entourage, les acteurs sont des êtres qui s’occupent, qui passent le temps — le temps de loisir, s’entend. Certains diront même qu’ils perdent leur temps. Toutes ces troupes de jeune théâtre présentent néanmoins une vision particulière de leur travail : elles se placent en marge du théâtre commercial dont elles contestent les fondements, privilégient une logique communautaire (après tout, la scène est un des lieux privilégiés de la socialisation des jeunes gens) et prétendent chaque fois offrir un répertoire neuf et fortement distinct de celui des théâtres commerciaux. Si ce répertoire est encore le plus souvent importé, il se prétend plus recherché, plus novateur, plus poétique (l’adjectif « poétique » revient sans cesse, sans jamais être vraiment défini). Les drames bourgeois ne se retrouvent guère sur les scènes d’amateurs, non plus que l’esthétique naturaliste qui tend à dominer les scènes commerciales. Les soirées sont plus brèves aussi, les pièces sont plutôt en trois actes qu’en cinq. Souvent, la soirée affiche trois pièces en un acte plutôt qu’une seule pièce en plusieurs actes.

Depuis 1925, les théâtres professionnels (commerciaux) sont en difficulté et menacés, surtout par le cinéma, beaucoup aussi par l’augmentation des coûts liés à la production théâtrale, qui sont eux-mêmes aggravés quand advient la crise économique dans les années trente. Le Théâtre Stella sera, en 1935, le dernier de ces théâtres commerciaux à être converti en cinéma. L’introduction de la radio, qui prend là la relève de la scène, a une incidence considérable sur la stabilisation du métier de comédien. L’exigence est énorme : il y a en effet beaucoup de rôles à jouer et d’émissions à réaliser. Aussi la radio réunit-elle des acteurs qui proviennent des anciens théâtres commerciaux (on pense à Fred Barry, Albert Duquesne ou Juliette Béliveau) ainsi que des acteurs qui ont fait leurs classes sur les scènes du jeune théâtre (on pense à Hector Charland). Le travail à la radio est exigeant et il laisse peu de temps au travail de la scène comme telle. Les anecdotes sont nombreuses qui racontent comment l’on a dû modifier un texte ou une représentation pour contenter un acteur retenu à la radio et incapable d’être présent au lever du rideau[7]. Du même coup cependant, la scène de théâtre se trouve libérée de l’obligation des saisons lourdes du début du siècle ; de même, le théâtre est dégagé de la nécessité de faire vivre les acteurs. Il y a là la condition essentielle d’une rupture dans le rythme de travail. Et on le sait, un travail artistique dégagé des contraintes du commerce est déjà plus libre et porteur d’une plus grande satisfaction professionnelle.

… À sa mise en crise

Il ne se passe pas grand-chose sur la scène montréalaise entre 1935 et 1940, en raison des effets néfastes de la crise économique. Toutefois, au cours des années quarante, le paysage théâtral change en profondeur. Il y a là certainement un effet du passage des générations dans le personnel théâtral, mais pas seulement puisque plusieurs des acteurs qui poursuivent avaient déjà commencé leur carrière avant cette date. Néanmoins, chez ceux-là aussi se révèle une nouvelle manière de travailler. Parmi les troupes qui restent, il faut noter en premier lieu cette troupe singulière, au statut ambigu, qu’est le Montreal Repertory Theatre (le MRT), lequel accueille parfois de jeunes comédiens qui sont déjà des professionnels de la scène ou de la radio, Gratien Gélinas ou Judith Jasmin par exemple, en même temps que de très jeunes acteurs encore amateurs en début de carrière, tels les Pelletier (Denise et Gilles) ou Pierre Dagenais. Entre sa fondation en 1929 et ce qu’il est devenu en 1940, le MRT a visiblement connu une évolution qui n’a pas été étudiée[8]. Dans les travaux auxquels nous avons accès prime au contraire la vision d’une troupe au projet unique et relativement stable.

On peut dire la même chose des Compagnons de Saint-Laurent, fondés en 1937 il est vrai, mais qui ne travaillent pas de la même manière avant et après le séjour d’Émile Legault en Europe (1938-1939). Comme au MRT, les acteurs qui sont désignés comme les Compagnons sont pour la plupart des amateurs, mais quelques-uns déjà sont actifs à la radio, où ils gagnent leur vie (Guy Mauffette et Félix Leclerc). Et comment doit-on réfléchir le statut d’Émile Legault ? Comme Martha Allan, qui dispose d’une immense fortune familiale, Legault se consacre entièrement au théâtre et, par son statut de clerc, reste dégagé de l’obligation de gagner sa vie autrement. S’il faut prendre en considération une tension entre le temps du travail salarié et le temps du travail artistique, force est de constater que les directeurs de ces deux troupes ont un net avantage sur leurs acteurs, mais que ceux-ci conservent eux aussi une autonomie financière qui, bien qu’insuffisante à leur garantir un statut professionnel, leur épargne la contrainte de la rentabilité inhérente au théâtre commercial. À ce modèle, à ces modèles devrais-je dire, on opposera celui du Théâtre Arcade, troupe créée par des comédiens qui ont l’obligation d’y gagner leur vie (bien que certains puissent boucler leurs fins de mois à la radio) et qui, de ce fait, doivent revenir à l’ancien modèle commercial, c’est-à-dire aux productions convenues et au rythme effréné, comparable à « celui d’une usine », dira Janine Sutto[9].

Il en va autrement du cas de Pierre Dagenais et de sa troupe de l’Équipe. Plus jeune — il a dix-neuf ans quand il fonde l’Équipe en 1942, après avoir été brièvement membre des Compagnons et du MRT —, Dagenais gagne sa vie à la radio, où il réalise le feuilleton Métropole, écrit par Robert Choquette. À la différence d’Allan et de Legault, son objectif est de recréer une scène professionnelle à Montréal, une scène à programmation régulière, bien que moins frénétique que celle de l’Arcade, une scène qui devrait permettre aux acteurs de gagner leur vie en se consacrant au travail artistique. Il a la volonté de résoudre la contradiction exposée plus haut en fusionnant les deux logiques de temps (travail salarié et travail artistique), de sorte que l’on ne trouvera jamais chez lui le dilettantisme propre à Allan ou l’utopie communautaire chrétienne et désincarnée de Legault. Au contraire des deux autres, Allan et Legault, qui vivent hors de leur temps, Dagenais se donne l’obligation de réaliser la valeur, c’est-à-dire d’aller à la rencontre d’un nouveau public, voire de le créer, et d’ainsi assurer la reconnaissance sociale et historique de son projet. Dagenais reste ancré dans son temps, dont il travaille les paramètres, pour l’occuper tout entier. Il y a chez lui la nette volonté de travailler à quelque chose qui n’existe pas encore, mais qui doit advenir. Le programme de Liliom, la pièce de Ferenc Molnar qui ouvre la première saison de l’Équipe, précise :

Nous voulons que chacun de nos spectacles serve à familiariser nos comédiens avec les exigences du métier […]. [L]e théâtre au Canada connaîtra la faveur du public lorsque celui-ci aura conscience qu’on lui offre le produit d’une expérience concrète […]. [N]otre troupe a été fondée pour servir les comédiens, avant tout […][10].

Le Théâtre Arcade agit comme repoussoir pour Legault et Dagenais, qui définissent leur projet esthétique contre le sien. Et l’on note, en effet, une première série de distinctions essentielles facilement observables : là où l’Arcade maintient le principe du renouvellement hebdomadaire de l’affiche, les Compagnons et plus tard l’Équipe construisent leur saison de manière à se donner le temps du travail artistique, lequel engage l’attention tout entière des acteurs, qui ne peuvent répéter une pièce entre deux représentations d’une autre. Contre les vingt-quatre ou trente productions de l’Arcade (ce qui est déjà inférieur à ce que proposaient les théâtres commerciaux du début du siècle), l’Équipe affiche quatre pièces par saison ; les Compagnons, une dizaine. Il y a là un des principes les plus fermes que pose Dagenais dans le manifeste de l’Équipe : « L’Équipe veut fournir aux jeunes comédiens de talent la possibilité de travailler aussi longtemps qu’il le faut sur un spectacle non seulement pour le bénéfice des spectateurs, mais pour le leur aussi […]. [U]ne oeuvre d’art ne s’improvise pas[11]. » Le temps ainsi gagné, précise-t-il, est celui de la répétition, et il prévoit normalement six à huit semaines de travail avant la première de chaque pièce. Legault aussi a compris le principe de la répétition et du travail préalable à toute représentation, mais on ne trouve aucun écrit de sa main sur la question. En effet, Legault n’a que rarement livré ses réflexions sur le théâtre, bien que l’on puisse relier sa pratique aux idées de ses formateurs, les catholiques Jacques Copeau, Henri Ghéon, Henri Brochet et Léon Chancerel, mais aussi Michel Saint-Denis, neveu du premier, plus au fait de la révolution qui souffle en provenance des pays de l’Est et fortement inspiré par le travail de Stanislavski et de Meyerhold.

L’on sait néanmoins que Legault souhaitait voir la scène professionnelle nettoyée du cabotinage qui sévissait au burlesque, dans les mélodrames et le théâtre commercial, et dégager les textes de la lourdeur du jeu des acteurs[12]. Le temps de la répétition est ainsi d’abord celui de l’acteur, qui doit rompre avec les lieux communs et les idées reçues pour recréer le personnage, saisir l’enjeu d’un texte, y compris dans les pauses et les silences. Legault rejoint Dagenais dans cette préoccupation de donner aux acteurs le temps nécessaire à leur art, ce qui sous-entend aussi bien l’élimination du trou du souffleur, la fin du système de vedettariat, l’assouplissement du fonctionnement de la troupe, le renforcement de la formation au jeu. Dagenais reprochera à Legault d’être plus un animateur qu’un metteur en scène, notamment en ce qui concerne la direction d’acteurs[13], et l’on peut croire qu’une grande partie de son travail vise à réussir là où Legault aurait échoué.

Renouveler le répertoire

Le temps imparti à la préparation d’un spectacle permet également de développer l’analyse dramaturgique allant jusqu’à l’élaboration des personnages, dans une quête d’originalité et d’authenticité. Dagenais précise :

Devant un texte à mettre en scène, nous ne tenterons pas de le faire entrer de force ou de le distendre dans un style adopté d’avance comme une marque de commerce ; nous ne chercherons pas seulement à exploiter dans la pleine mesure de nos modestes moyens les ressources poétiques qu’il offrira à notre imagination, nous essaierons toujours de le faire conformément au goût du public[14].

Il est toujours difficile de caractériser les transformations que subit le répertoire, tant l’idée de présenter un répertoire dit « nouveau » apparaît comme un lieu commun, reproduit d’une époque à l’autre, d’une troupe à l’autre. Les changements paraissent à première vue minimes, et ce répertoire reste largement éclectique : y a-t-il en effet révolution à jouer André Obey, Jean Giraudoux ou George Bernard Shaw dans les années quarante ? Sans doute pas. On peut néanmoins relever quelques traits communs à Dagenais et à Legault, qui, l’un et l’autre, visent un répertoire plus poétique.

L’adjectif « poétique », je l’ai déjà laissé entendre, est bien le mot qui fait problème : minimalement, on peut sans doute le saisir dans son opposition aux adjectifs bourgeois et naturaliste, dans son lien avec le théâtre symboliste (depuis Tchekhov et Ibsen, dont La maison de poupée est mise en scène par Ludmilla Pitoëff pour les Compagnons) revendiqué ici, ou encore dans la recherche de pièces qui prennent leur distance avec un présent immédiatement référentiel[15]. Liliom de Ferenc Molnár et Huis clos de Jean-Paul Sartre, deux pièces montées par Dagenais, ont ainsi en commun cette représentation d’un monde après la mort et l’observation de la vie terrestre de ce point de vue. Il y a là confrontation entre le temps historique et un temps indéfini, proche de l’éternité et, par conséquent, transformation dans l’expérience du temps humain[16]. Et que dire de la présence de William Shakespeare, dont la signature marque les deux productions emblématiques de ces années, celle de La nuit des rois, mise en scène par Émile Legault dans une scénographie d’Alfred Pellan, et celle du Songe d’une nuit d’été, mise en scène en pastorale par Pierre Dagenais[17] ? Ce ne sont pas là ses grandes tragédies, mais précisément ses textes pour lesquels l’adjectif « poétique » peut s’entendre au sens habituel. J’attire surtout l’attention sur la présence de Shakespeare dans ce répertoire qui, comme ailleurs et comme en d’autres temps[18], signale peut-être une critique, voire un épuisement du répertoire français, fût-il contemporain et bourgeois, et la source d’un possible renouvellement.

Émile Legault emprunte son répertoire à Michel Saint-Denis, qui a lui-même appris de son oncle Jacques Copeau l’importance de la parole au théâtre, une parole évocatrice dans une dramaturgie plus poétique, qu’il oppose au naturalisme. Une partie de son répertoire vient de là, notamment Le viol de Lucrèce d’André Obey, créée par Saint-Denis en 1931[19], et La nuit des rois de Shakespeare qu’il a sans doute vue montée par Saint-Denis lui-même pendant son séjour à Londres. Comme lui, Legault engage des professionnels de talent : Alfred Pellan pour la scénographie de La nuit des rois, Claude Champagne pour la musique d’Orphée (Cocteau), Charles Daudelin pour Noé (Obey), la chorégraphe Elizabeth Leese pour Le bal des voleurs (Anouilh). Dagenais paraît avoir une connaissance plus livresque des textes dramatiques et on ne lui connaît pas de référence aussi manifeste dans le choix de son répertoire. Il accueille les suggestions de ses acteurs (Janine Sutto lui aurait suggéré le Marius de Marcel Pagnol) et il tire profit de ses amis correspondants de guerre au moins une fois, quand il monte Huis clos, pièce qu’un ami reporter lui a rapportée de Paris (il s’agit de la première production de la pièce hors de France). Ni l’un ni l’autre n’accorde une grande importance au répertoire local, pas même à celui qui aurait pu trouver quelque encouragement et bien que les deux metteurs en scène affirment là un programme clair (et donc jamais réalisé). Seul Félix Leclerc trouvera sa place sur l’affiche des Compagnons, mais sans lendemain. Ce n’est donc pas par la prise en compte d’une pièce ou d’une autre que l’on peut voir le renouvellement du répertoire réalisé par les Compagnons ou par l’Équipe, mais dans cet ensemble qui élimine tout un pan du répertoire contemporain, celui qui est le plus volontiers joué sur les scènes commerciales[20].

Déverrouiller l’avenir

La modernité, qui est contrainte à l’innovation et à la création, est une esthétique de rupture. La rupture avec le passé est nette dans le projet des Compagnons comme dans celui de l’Équipe, mais on doit noter aussi la rupture avec le présent : « Nous n’entendons pas nous embarrasser du passé ou de ce qui nous entoure[21]. » L’une et l’autre troupe réunit de jeunes acteurs et prétend jouer un rôle pédagogique en l’absence de conservatoire national. Travailler avec les jeunes, viser leur formation, c’est aussi vouloir faire école, se projeter dans l’avenir à travers eux. Dans le cas de Legault, cependant, l’idée d’un avenir est problématique en ce qu’il résiste à laisser à ses acteurs l’autonomie nécessaire à leur épanouissement. À la manière de Copeau et de Chancerel, il valorise le travail anonyme (à l’encontre du vedettariat) et préfère l’amateur au professionnel. Il envisage la vie d’une troupe comme celle d’une communauté, allant jusqu’à créer à Vaudreuil une commune un peu semblable à celle que formera Paul-Émile Borduas à Mont-Saint-Hilaire. De cette vision, utopique plutôt que programmatique, on saisit que Legault (en cela plus proche de Copeau que de Saint-Denis) est étranger à son temps et sourd au présent. Pour sa part, Dagenais, on l’a vu, tient à une structure professionnelle et, s’il est en rupture avec le présent, c’est d’abord qu’il cherche à le transformer en avenir.

Sans doute sommes-nous devant une « révolution infime[22] ». Dans les Cahiers des Compagnons que publie Legault entre 1944 et 1947, on trouve, à défaut d’une pensée cohérente — l’ensemble est plutôt une collection éclectique de textes repiqués de périodiques européens — un système de référence où se croisent les rénovateurs du théâtre dans la première moitié du xxe siècle : Craig, Appia et Stanislavski d’un côté, Copeau, Ghéon, Brochet et Chancerel de l’autre[23]. Ni Artaud ni Brecht encore. Mais l’on voit bien le système de référence que Legault a acquis à Paris, auprès de Brochet, et à Londres, auprès de Michel Saint-Denis, en huit mois de formation accélérée[24] : c’est peu pour approfondir, mais il faut bien reconnaître qu’il est parvenu à reproduire, voire à réinventer[25]. Dagenais a laissé peu d’écrits : nous avons un manifeste, quelques articles, une autobiographie, mais celle-ci est tardive[26]. Sa connaissance du théâtre est d’une autre source que celle dont témoigne Legault, et nous n’en savons que peu de choses : « Louis Jouvet était notre dieu[27] », rappelle Sutto. De son point de vue, la révolution doit s’apprendre et il est le premier à mettre son public en garde contre des attentes trop élevées : « Si j’ai donné l’impression que l’Équipe s’imagine pouvoir montrer au public de Montréal, dès maintenant, ce qu’est la perfection de l’art dramatique, j’en suis désolé, car nous sommes loin de nourrir une aussi ridicule prétention[28]. » On voit aussi poindre la primauté du travail, du processus de création, sur le résultat immédiatement obtenu.

Au terme de la décennie 1940, le nombre de spectateurs a diminué, les salles sont plus petites, les productions, plus rares. Le théâtre s’est spécialisé, le public aussi. Les acteurs ont découvert de nouvelles manières de travailler dans des conditions qui leur permettent de s’inscrire dans la durée, dans un rapport au collectif, au texte, à l’apprentissage et à la représentation qui différerait d’une logique commerciale et de l’immédiateté érigée en norme. Si j’ai accordé une telle attention à la question du temps, c’est qu’elle révèle une expérience du temps humain, une manière d’appréhender le monde. La transformation du rapport au temps dans le champ théâtral des années quarante peut alors témoigner d’une transformation plus profonde du rapport au travail artistique. Il y a ainsi, dans la présente proposition, une manière de saisir la transformation du travail théâtral qui advient à Montréal au cours de cette décennie, transformation rendue possible, à ce moment-là, non par l’introduction des technologies de la scène (on a vu ailleurs que celles-ci avaient surtout servi au déploiement d’une esthétique empruntée à Broadway[29]), mais par la reconstruction de l’espace de l’acteur, qui intègre désormais la radio (sous peu le cinéma et la télévision). Celui-ci, dès lors dégagé des obligations du théâtre commercial (il exerce son commerce en ondes), peut se consacrer à implanter sur scène les pratiques et préceptes de la modernité théâtrale[30].