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« Le corps est le bougé de l’âme », écrit le philosophe Jean-Luc Nancy dans ses 58 indices sur le corps et Extension de l’âme[1]. Au théâtre, ce mouvement d’une intériorité qui affleure sur le corps trouve sur la scène, dans le jeu et la présence de l’acteur, sa pleine incarnation. Or, en amont de celle-ci préexiste souvent au corps de chair un corps de papier. En effet, entre les pages du texte dramatique préoccupé par la corporéité, il y a souvent un « déjà-là » du corps qui s’énonce. Tissé de mots, ce corps est à la fois tendu vers la scène et indépendant de toute actualisation scénique (dont il pourra, néanmoins, se révéler un ressort important). Dans la dramaturgie québécoise actuelle, ce « déjà-là » corporel affirme sa présence de façon marquée[2]. Porteur de différents discours — souvent liés à la question de l’identité —, le corps qui se déploie sur la page se donne à lire à travers les différents procédés d’énonciation qui, peu à peu, en tracent les contours. Dans le présent article, je m’attacherai à analyser les rapports qui se nouent entre ces procédés énonciatifs et les imaginaires du corps rencontrés dans les pièces Yukonstyle[3], de Sarah Berthiaume, et Nacre C[4], de Dominick Parenteau-Lebeuf. Ce n’est donc pas uniquement le thème du corps qui m’intéresse ici, mais bien la dynamique établie entre l’imaginaire corporel et l’énonciation. En particulier, j’examinerai comment, par le biais de stratégies énonciatives différentes — mécanique dissociative et narrativité mobile chez Sarah Berthiaume ; abolition du « Je » énonciatif chez Parenteau-Lebeuf —, chaque pièce propose, à travers la trajectoire de la parole monologuée, un parcours extatique, soit une échappée hors de soi, et parfois hors du monde. J’observerai à travers une perspective théorique hybride, au carrefour des approches dramaturgiques et anthropologiques, comment cette parole, dissociée, inassignable ou fractionnée, met au jour, ici, un imaginaire corporel et discursif particulier. Cette double perspective, qui tient compte de la dimension composite des conceptualisations du corps, toujours partielles, irréductibles à un seul système de pensée et traversées par divers faisceaux de discours, favorise une saisie plurielle du corps, provisoirement « épinglé », circonscrit dans un territoire interdiscursif marqué par la complémentarité et, parfois, par la friction[5]. Dans les deux textes choisis, nous le verrons, cette perspective révèle un corps désinvesti, provisoirement ou définitivement étranger à lui-même.

Construit par la parole, ce devenir autre du corps est aussi indissociable de l’élaboration d’un imaginaire identitaire. En effet, la question de l’identité apparaît ici centrale. Comme le rappelle l’anthropologue David Le Breton, les oeuvres artistiques et littéraires qui font du corps un « formidable analyseur du monde » nous disent que « [l]a condition humaine est corporelle, mais [que] le rapport à l’incarnation n’est jamais résolu[6] ». Ce rapport s’élabore dans la fluctuation. Il se tisse dans une reconfiguration permanente qui, pour un temps, établit une identité toujours provisoire puisque « [l]’identité personnelle n’est jamais une entité, elle n’est pas enclose, elle se trame toujours dans l’inachevé[7] ». Pour Le Breton, l’identité constitue donc « un sentiment » et « le Moi est l’ensemble des discours virtuels que l’individu est susceptible de tenir sur soi[8] ». Rivées au corps, ces constructions discursives tendent à préserver l’essentiel de soi au fil du temps, mais elles sont aussi amenées à être modulées, déplacées, brisées, selon des circonstances (intérieures ou extérieures) qui viennent les altérer. De tels moments de perturbation, où la trame du discours sur soi est cassée, perdue ou brutalement infléchie, abondent dans les textes de Berthiaume et de Parenteau-Lebeuf. Ils s’énoncent à travers les tracés, fluctuants, de la parole solitaire.

PAROLE MONOLOGUÉE

« [L]e texte n’est toujours que le canevas du dire […]. [Il] est cet aménagement du langage à faire paraître la parole[9] », avance l’auteur Hervé Bouchard à propos de l’écriture dramatique. Le texte de théâtre, lieu sans doute le plus manifeste du « parler dans l’écrit », révèle cette parole à « faire paraître » à travers différents dispositifs énonciatifs, du dialogue à diverses structures polyphoniques, en passant par la parole monologuée. Forme particulière de l’énonciation d’un point de vue sensible sur soi ou sur le monde, le monologue est aujourd’hui privilégié par de nombreux dramaturges qui lui réservent une part importante de l’énonciation plutôt que de lui accorder, comme c’était le cas traditionnellement, la part congrue d’une structure textuelle essentiellement dialoguée[10]. Nombreux également sont les auteurs et les créateurs scéniques qui élaborent des monodrames, où un seul énonciateur est chargé de faire entendre une parole démultipliée, ou qui forgent des oeuvres reposant sur la parole d’une unique instance énonciative[11]. Ainsi, tout comme ces « dramaturges ciseleurs de monologues[12] » que sont Enzo Cormann, Noëlle Renaude, Angélica Liddell, ou, au Québec, Pol Pelletier, Evelyne de la Chenelière, Jennifer Tremblay, Sébastien David et Annick Lefèbvre, Sarah Berthiaume et Dominick Parenteau-Lebeuf participent de cette mouvance, tout actuelle, de réappropriation de la parole monologuée.

En effet, comme le remarque Anne-Françoise Benhamou, « après trois cents ans de dramaturgie fondée sur le dialogue, voici qu’à nouveau, aujourd’hui, le monologue a la part belle[13] ». S’il se révèle protéiforme, fortement imprégné de la singularité des imaginaires des auteurs qui le façonnent, le monologue contemporain porte néanmoins quelques marques récurrentes, repérables, à divers degrés, d’un univers dramatique à un autre. Du côté de la dramaturgie québécoise, parmi ces marques, semblant renouer avec l’esthétique symboliste qui, dans la foulée de Strindberg, « tente de reproduire les errances de la subjectivité[14] », l’exploration de l’intime, de la vie intérieure, s’affirme aujourd’hui nettement et vient se substituer à l’énonciation d’une parole fédératrice, expression de toute une collectivité. Ainsi, alors que dès la fin des années 1960, et tout au long des années 1970, « le monologue, représentatif d’un besoin de se dire, de se connaître et de s’affirmer, a permis au peuple québécois de passer de la reconnaissance d’un moi individuel à celle d’un moi collectif[15] », voici qu’il réinvestit aujourd’hui les paysages escarpés de l’intime, comme l’exprime Élizabeth Plourde :

À partir de 1980, le discours fédérateur ne fait plus consensus. Sans autre forme de procès, l’expression « projet commun » semble, brutalement, frappée d’anathème. Portés par un désir d’exploration, les dramaturges se mettent à la recherche de nouvelles modalités d’énonciation […] aptes à traduire des préoccupations qui s’émancipent des drames publics pour mieux dévoiler des désordres de nature privée […]. Adhérant au vaste mouvement introspectif qui propulse d’un même élan dramaturgie et écriture scénique, le monologue délaisse le domaine du public et ses préoccupations collectives pour sonder les territoires de l’intime[16].

Or, dans les textes actuels, ces « territoires de l’intime » ne sont plus, comme dans l’écriture symboliste, des espaces intérieurs traversés par une subjectivité qui, bien qu’errante ou en proie au désarroi, révèle un moi singulier. Plutôt, les dramaturgies contemporaines empruntent souvent la voie du monologue pour mettre au jour un moi qui, à l’instar du sujet moderne et postmoderne, ne coïncide pas totalement avec lui-même[17]. Ambivalent, plurivoque, dissout ou diffracté, ce moi est mouvant, inassignable ; il est érigé par la parole, puis, inévitablement, se trouve érodé, défait, déplacé, avant d’être remodelé ailleurs et à nouveau par le truchement du déferlement monologué. Les contours du personnage ou de l’instance énonciative qui en tient lieu (voix, « impersonnages[18] ») se montrent friables, ses frontières cèdent sous la débâcle logorrhéique ou dans les remous d’un ressassement de mots qui disent un moi morcelé, en perpétuelle quête d’identité. Empruntant souvent à la poétique woolfienne du stream of consciousness (« courant de conscience »), le monologue contemporain « donne ainsi fréquemment accès […] à un déferlement qui révèle la complexité de la saisie d’une identité désormais mise en crise par tous les heurts, incohérences, diffractions et voies de traverse propres à l’intériorité telle que la modernité l’a définie depuis le début du siècle : un espace en reconfiguration permanente[19] ».

Chez Sarah Berthiaume et Dominick Parenteau-Lebeuf, cet espace à la géométrie fluctuante, où se déploient diverses voix, souvent féminines, n’est donc plus celui d’une prise de parole commune, féministe, vecteur, comme dans La nef des sorcières[20] ou Les fées ont soif[21] d’un discours à la fois transgressif et rassembleur. Cela ne revient toutefois pas à dire que les pièces des deux auteures se détachent de toute forme de filiation avec le « théâtre des femmes » des années 1960-1970. Chez Sarah Berthiaume, cette filiation est lisible, par exemple, dans les questions abordées (identitaires, sexuelles) et, nous y reviendrons, dans l’élection, pour plusieurs textes, d’une forme spécifique : la juxtaposition de monologues. Chez Dominick Parenteau-Lebeuf, qui privilégie aussi les formes monologuées, un questionnement à l’égard de l’héritage féministe traverse quasiment l’ensemble de l’oeuvre, de Dévoilement devant notaire (2002) à Iris tient salon (2015), en passant par Portrait chinois d’une imposteure (2003) et les quatre courtes pièces formant le recueil Filles de guerres lasses (2005). Or, chez les deux dramaturges, ce questionnement est de l’ordre de l’intime et ne s’accompagne d’aucune velléité rassembleuse[22].

Plutôt, les paysages de la parole qui se dessinent chez elles, par le biais de l’énonciation solitaire, sont ceux d’un morcellement du moi, lequel se révèle effrité, atomisé, dérobé à lui-même ; un moi tissé d’ambivalences, investi par des voix hétérogènes qui le font voler en éclats. Paradoxe notoire, on le verra, ce moi qui ne cesse de se dire et de se répandre à travers la parole monologuée, vecteur d’une lancinante quête identitaire, est aussi le lieu d’une perpétuelle insaisissabilité.

YUKONSTYLE OU LA PAROLE DISSOCIÉE

Écrite en 2013, produite presque simultanément en France et au Québec[23], la pièce Yukonstyle fait connaître Sarah Berthiaume et marque un tournant dans le parcours de l’auteure. Les dispositifs dramaturgiques mis en place dans ses premiers textes, tels Le déluge après (2008) ou Villes mortes (2013), notamment l’établissement de la spatialité par la seule parole ou encore l’alternance entre dialogues heurtés et monologues torrentueux, sont, ici, développés plus avant et mis au service d’un regard fin et aiguisé, posé sur les temps présents. Yukonstyle raconte comment « quatre solitudes déracinées, livrées à la déshumanisation d’un Occident vide de tout rêve, vont passer l’hiver du Yukon, traverser cette étrange initiation, et réinventer ensemble, sur les décombres de leurs vies en friche, une famille de hasard, une communauté de secours, une certaine forme d’espérance[24] ». Dans le texte s’entrecroisent les trajectoires de Garin, Yuko, Kate et Dad’s, des êtres dont la déroute dans l’immensité glaciale du Yukon s’exprime à travers des procédés d’énonciation spécifiques, appartenant à deux registres. Le premier est ancré dans le réalisme. Il fait du corps le lieu d’une expérience sombre : celle de la douleur, du froid, de la solitude et de la perte. Ce corps expérientiel apparaît, par petites touches, dans les échanges dialogués. Le deuxième registre énonciatif — celui que j’aborderai ici — contraste fortement avec le premier. Portée par les monologues, cette fois, l’énonciation est imprégnée d’envolées poétiques. À l’inverse de l’énonciation dialoguée, qui est rude, cassante et marquée par la pauvreté de la langue, la parole monologuée, qui, on le verra, emprunte davantage à la narrativité qu’à la dramaticité, se caractérise par le déferlement des mots et des images, et par une langue au registre poétique soutenu. Or, pour faire entendre cette poésie âpre, l’auteure use d’un procédé de déplacement : une mécanique dissociative.

Ainsi, dans plusieurs passages de la pièce, le personnage n’est pas l’énonciateur de sa propre expérience corporelle ; celle-ci est plutôt prise en charge par un autre locuteur qui, momentanément, endosse un rôle de narrateur. Omniscient, détenteur de connaissances que l’autre personnage lui-même ignore, ce narrateur, par transfert kinesthésique, s’infiltre dans l’intériorité de l’autre, rend compte de ses perceptions physiques comme de ses pensées et de ses désirs. À la fois dans la fiction et, sporadiquement, tiré hors de celle-ci, ce narrateur correspond à ce que Julie Sermon désigne comme un « énonciateur incertain », un personnage aux contours imprécis et à l’identité trouble et mouvante[25]. Le procédé dissociatif est mis en place dès le monologue inaugural de la pièce, alors que l’arrivée de Kate à Whitehorse est décrite par Garin. Ce dernier endosse alors les différentes fonctions de témoin, de narrateur externe et de personnage :

Whitehorse.

La nuit.

L’hiver.

Moins 45 degrés Celsius.

La limite entre le froid et la mort.

Une fille habillée en poupée fait du pouce le long de la route principale […].

Elle a froid.

Évidemment.

Crissement de neige sous ses bottes à plateforme.

Froufrou de dentelle sur ses cuisses engourdies.

Un prénom fait son chemin du chaud de son ventre au bord de ses lèvres

Et s’échappe en fine buée rose dans la nuit cassante du Yukon.

Jamie […].

Je ne la connais pas encore

Cette fille

Mais ça ne saurait tarder.

Elle arrive chez moi.

Y, 10-11

Ici, l’instance énonciative est plurielle. Initialement alignée sur le personnage de Garin, et porteuse de son discours descriptif, elle se transforme ensuite en un espace énonciatif habité par l’altérité, par une autre voix, celle de Kate, murmurant le prénom d’un amoureux de passage, « Jamie », avant de réintégrer sa fonction initiale. Ce procédé, où s’entremêlent dans une même énonciation des présences multiples, s’apparente à ce que Françoise Heulot-Petit désigne comme celui de la « voix traversante » :

Les « paroles rapportées », vocable emprunté à l’analyse traditionnelle du discours, peuvent être utilisées dans le monologue de manière plus large, recouvrant alors le discours direct, indirect libre jusqu’aux limites de la polyphonie, du versant où une instance énonciative est décelable (voix dissociée) jusqu’au moment où elle devient une bouche parlante traversée par une voix (voix traversante) […]. L’autre est donc encore présent parce que sa parole se fait entendre, mais c’est une parole réactivée, un surgissement issu du silence, celui du passé[26].

Par ailleurs, ce n’est pas toujours, dans Yukonstyle, la parole de l’autre qui traverse le discours du monologueur. Plus encore que cette parole, ce sont les sensations corporelles, souvent nouées à une mémoire peu accessible, ou, du moins, « verrouillée » à l’état de veille, qui sont prises en charge par un narrateur (provisoirement) externe à la fiction. Ainsi, dans certains passages, ce narrateur — une fonction mobile, qui, dans la pièce, passe d’un personnage à l’autre — sera celui qui, s’infiltrant jusque dans les rêves d’un autre personnage, révèle la persistance chaude du souvenir sensoriel ou sexuel. Ainsi en va-t-il de Yuko, témoignant du rêve de Kate :

Kate se love dans son souvenir de Jamie

Et s’endort

En rêvant à cette manière qu’il avait de la toucher

Son corps comme un moteur précieux avec des pièces compliquées

Qu’il aurait montées et démontées toute la nuit durant.

Y, 30

Ici, la mémoire de l’expérience corporelle, de la rencontre sexuelle, ne peut être dite par le personnage. Pour celui-ci, cette mémoire demeure un hors-langage. Elle ne peut être évoquée que par l’autre, le narrateur, seul énonciateur qui, étrangement, à distance, a le pouvoir de rendre dicible ce souvenir qui ne lui appartient pas.

Ailleurs encore, le monologue est pris en charge par le personnage lui-même, celui-ci se posant en témoin détaché de sa propre réalité somatique. Ses actions ne sont pas posées mais narrées. Ainsi, Kate, à la suite d’une agression que lui a fait subir Garin, raconte sa fuite dans la nuit froide. Cette narration obéit à une mécanique dissociative, passant par la description physique d’un corps progressivement engourdi, séparé de lui-même : « Je marche. Je marche. Je marche jusqu’à plus sentir mes jambes, ma face, mon corps, pis quand je les sens plus, je continue de marcher. » (Y, 40) Peu à peu anesthésié, le corps devient le lieu de son propre dépassement fantasmatique, alors que le personnage fait le souhait de se transformer en autobus Greyhound et de filer tout droit vers l’ailleurs, la mer. Ici, paradoxalement, les mots de la noirceur sont nimbés de lumière, porteurs d’une éclaircie entrevue dans une échappée hors du corps, la seule possible : « Je veux me gonfler de paysage pis exploser comme une balloune de fête : devenir une pluie de confettis noirs qui neige, tranquille, sur la nuit cassante du Yukon » (Y, 40), de dire Kate. Actualisée par la parole, cette extase, soit, étymologiquement, « sortie hors du corps », sépare l’être de sa chair et fait du corps, ici, un véritable paysage. Un « bodyscape », paisible, enfin.

Cette échappée hors du corps trouve aussi un écho plus loin. À la toute fin de la pièce, portée par la parole de Kate, elle prend cette fois la forme de la mort figurée par un corbeau qui, dans une vision fulgurante, scintille, se fond en or, avant de redevenir noirceur et d’emporter le corps de Dad’s, le père de Garin, dans le ciel nocturne. Investissant la symbolique du corbeau qui, dans plusieurs mythes autochtones[27], est relié à la métamorphose et à la renaissance, l’auteure l’associe pour sa part au dernier des passages, celui de la vie à la mort, où l’être se déleste de son corps souffrant pour « partir à tire d’ailes » (Y, 66) et se fondre dans la nuit. Dans le dernier monologue de la pièce, alors que Kate s’imagine apercevoir Dad’s voler dans le ciel avec une horde de corbeaux, le passage est accompli. Ce monologue, comme quelques autres disséminés dans le texte, prend la forme d’une longue énumération qui catapulte, au présent et en accéléré, une suite d’impressions et d’instants fugitifs. L’énonciation, bien que liée à l’expérience sensorielle de Kate (qui se trouve à nouveau sur la route), obéit ici aussi à une mécanique dissociative, supprimant cette fois, partiellement, le sujet énonciatif[28] :

Kate — Des épilobes en fleur, un troupeau de bisons, une tache de ketchup sur ma robe, Pepsi : the Yukon’s choice, un mal de dos, un sourire du chauffeur, se raser le bikini dans les toilettes d’un Robin’s Donut, des montagnes, de la taïga, une horde de corbeaux, le père à Garin qui vole avec eux-autres, des chars crashés sur le bord de la route […] des champs jaunes, des silos, des jujubes, des peanuts, de la bouette, de la rootbeer, du soleil, du soleil, enfin, du soleil […].
Demain, Swift Current : Where life makes sense.
Débarquer, peut-être.
Ou peut-être pas.

Y, 68

Ainsi, à travers l’énonciation monologuée, apparaissent peu à peu dans Yukonstyle différentes représentations du corps qui, souvent imbriquées avec l’évocation de l’espace, racontent une tentative de fuite. Ces représentations disent l’impermanence identitaire, la dissociation du corps et du moi, la tentation de l’échappée. Une échappée hors de l’être, certes, mais aussi hors de l’univers qui le contient — l’étendue enneigée, froide, et trop vaste du Yukon[29].

NACRE C OU L’ÉROSION DU MOI[30]

Un parcours extatique est aussi mis en place dans Nacre C, l’une des quatre courtes pièces qui composent le recueil Filles de guerres lasses de Dominick Parenteau-Lebeuf. Figure importante de la dramaturgie québécoise, l’auteure, qui a signé plus d’une vingtaine de textes, a développé une écriture habitée par des questionnements sur l’identité féminine, le rapport à la mère, le deuil et la réinvention de soi[31]. Dans Nacre C, elle investit l’imaginaire de l’effritement identitaire, noué à une mise en morceaux du corps. Constituée d’un fugitif instant de remémoration, qui étire le temps dramatique en une longue analepse, cette pièce monologuée met en scène une jeune femme, Ellifal, qui contemple son reflet irisé devant une glace. Depuis que le peintre Érod en a fait sa muse et son oeuvre vivante, son corps est en effet envahi par de petits éclats de nacre, une invasion cutanée qu’accompagne un long parcours menant à la dissolution identitaire. Lentement, dépliant par bribes heurtées un discours qui semble n’avoir d’autre destinataire que son reflet docile et inconsistant, le personnage (se) raconte l’histoire de son propre effritement. Ce parcours se donne à lire (et à entendre) dans la forme même de l’énonciation : dès les toutes premières lignes de la pièce, déployant un discours d’« après la catastrophe[32] », la parole monologuée porte la trace de l’étiolement de l’identité en abolissant le « Je » :

Édouard Fox dit Érod Rineva[33]

À l’origine, aimais tant lui

que si avais une soupe dans mes mains,

le voyais dedans.

Étais sa muse.

Depuis toute petite, avais toujours désiré être belle.

Msemblait que c’était l’ouverture des portes du ciel.

NC, 20

Ici, l’annulation de la première personne du singulier pose le sujet de l’énonciation comme présence en creux, trouée, « blanc » du texte, vide éminemment criant. Cet effet de disparition se trouve également, dans toute l’étendue du monologue, étiré à tous les pronoms personnels alors que les « me » et « moi » sont tronqués, greffés au verbe qui les suit immédiatement : « Msemblait », « Mtrouve laide », « Msuis toujours trouvée laide » (NC, 20). Ce faisant, le procédé, ostensiblement lisible (et audible), vient appuyer le motif central de l’effritement du moi. Ici, « Je » n’est plus « un autre » comme dans la célèbre formule rimbaldienne, il n’est même pas cet agencement complexe et parfois dissonant de « plusieurs autres » du sujet postmoderne : « Je » se pose comme une instance énonciative incertaine qui n’a de cesse de se dérober à elle-même. Espace vacant d’où, malgré tout, émane un discours. Paradoxe notable, le monologue qui, traditionnellement, est privilégié pour exprimer les fluctuations de la vie intérieure du personnage, émane ici d’un quasi « impersonnage[34] », d’une construction fictionnelle inassignable qui, dans la pièce, n’a de cesse d’osciller entre effacement et tentative de recomposition de soi. Cette ambivalence constitue la principale dynamique énonciative de Nacre C[35].

Pour autant, la courte pièce de Parenteau-Lebeuf ne se range pas du côté de ces oeuvres actuelles qui, selon les mots de Joseph Danan, « ne cherchent plus à créer un “effet de sujet”, comme si, parvenue à un certain degré, la forme “monologue intérieur” se dissolvait d’elle-même[36] ». Plutôt, le « sujet » de l’énonciation, ou le personnage, y apparaît toujours, mais se montre d’emblée décomposé, érodé par le pouvoir dissolvant d’un Pygmalion (d’ailleurs autobaptisé « Érod »), et cherchant à faire de la parole l’instrument de sa recomposition. Diffractée, en miettes, l’unité du sujet parlant cherche ici à se recoudre en petits fragments, toujours provisoires, mouvants, à même une parole s’érigeant à partir du manque, de l’absence. À l’instar de plusieurs pièces monologuées contemporaines, Nacre C « joue de cette structure flottante, où les points de repère servent à créer le manque. Un personnage tente de se raconter et parfois une forme d’identité émerge encore de cette incohérence[37] ». Une incohérence qui, chez Ellifal, prend la forme d’une non-cohésion, d’une absence à soi-même peu à peu transcendée par le dire.

Ce dire, inséparable de la désagrégation identitaire, se rattache dans la pièce au morcellement du corps : les pieds, puis le corps entier de la jeune femme se trouvent peu à peu recouverts de ces petits éclats de nacre qui viennent modifier, radicalement, le rapport au corps du personnage. Envahie par les fragments miroitants qui incrustent sa chair, Ellifal se scinde bientôt en deux, devenant le témoin insensibilisé de sa lente métamorphose. En effet, la maladie du « Nacre C » (anagramme de « cancer ») induit une perte d’esthésie, une dissolution de la perception sensorielle et, avec elle, un détachement dans le rapport au corps et au monde :

Sentirais rien […].
M’envolerais.
Ai continué mon chemin.
Serais de la brume.
Sentirais plus rien… plus rien…
Ai marché, claudiqué, peiné, msuis muselée, laminée, changée en tableau inachevé.
Devenue véritablement une oeuvre d’art, ai cessé de sentir.

NC, 27

Séparé du moi, lui-même passablement érodé, le corps, dans l’énonciation, se trouve désinvesti, anesthésié, livré au fantasme aérien de se faire brume, de « se résoudre en rosée[38] ». Or, si le corps se défait, ce n’est pas par une accession à l’état gazeux, mais bien par une mise en pièces progressive. Le « Nacre C » isole des parties du corps d’Ellifal — pieds, jambes, épaules — et fait de celui-ci un archipel de membres détachés les uns des autres, un assemblage de fragments livrés au regard, le sien propre comme celui d’autrui. Devenu « véritablement une oeuvre d’art » (NC, 27), ce corps morcelé peine à se faire matière d’identité, et l’expérience de la corporéité, réduite, s’entrelace à celle de la dissolution identitaire qu’elle contribue à construire.

Par ailleurs, si l’expérience corporelle se dissout, ce mouvement se fait aussi au profit d’une progressive spectacularisation du corps : la corporéité, et toute son épaisseur, s’efface au rythme d’une écriture du corps qui élit la peau comme seul support d’inscription. Objet de contemplation, surface sur laquelle ondoient et progressent les petits éclats brillants, la peau d’Ellifal perd, en effet, sa fonction identitaire, brisant les liens avec l’intériorité pour se faire pure extériorité. Soumise à une transformation involontaire, cette peau est un canevas sur lequel s’écrit un discours non désiré, en rupture avec l’expérience d’être soi. Comme l’écrit David Le Breton :

La peau enclot le corps, les limites de soi, elle établit la frontière entre le dedans et le dehors de manière vivante, poreuse, car elle est aussi ouverture au monde, mémoire vive. […] La peau est sismographe de l’histoire personnelle. Elle est le lieu de passage du sens dans la relation avec le monde et […] si la peau n’est qu’une surface, elle est la profondeur figurée de soi, elle incarne l’intériorité. […] La peau est une surface d’inscription du sens[39].

Or, livré à une sorte d’étrangéisation, l’épiderme d’Ellifal échoue à se faire un lieu d’inscription de la signification et à établir le lien avec l’intériorité effritée du personnage. Ici, ce que Didier Anzieu a identifié comme le « Moi-peau » — un « représentant psychique [qui] émerge entre le corps de l’enfant et le corps de la mère[40] » et qui, plus tard, participe de l’expérience sensorielle de la relation à l’autre et à soi — paraît doublement faire défaut : le moi érodé et le corps anesthésique ne peuvent coïncider, et seule subsiste une peau-surface désinvestie, où se lit un discours étranger.

Qui plus est, ce corps-texte nacré, dont s’empare Érod pour l’exhiber dans les galeries d’art, devient vite, dans la pièce, une sorte de discours dominant : alors que s’étiole l’expérience du monde d’Ellifal, un nombre grandissant de jeunes femmes adhèrent au nouveau diktat du « Nacre C » et contractent volontairement l’affection cutanée qui les transformera en objets de beauté. Avec détachement, le personnage observe :

La vie défile sans ma participation
Sors seulement pour chercher mes pilules chez Molinetti.
Plusieurs cas ont été rapportés.
En croise dans les rues.
Pour les victimes chanceuses du Nacre C — c’est comme ça qu’ils appellent les nouvelles déesses mosaïquées — les médicaments pour arrêter de ne pas sentir sont maintenant en vente libre.
Les boulevards abondent de beautés en état de survie sentimentale.

NC, 26

Ainsi standardisé, le « Nacre C » se fait dorénavant construction discursive qui dicte l’aspect des corps. Entre les lignes, l’auteure reconduit ici un certain discours sur la dictature des apparences — et sa persistance — que les littératures féministe[41] et postféministe[42] ont abondamment alimenté. Pour ce faire, elle privilégie cependant l’écart, l’espacement d’avec la réalité. Le corps fragmenté d’Ellifal, de même que les corps mosaïqués des jeunes femmes qui affluent dans les rues, sont des constructions imaginaires qui disent autrement, métaphoriquement, le mal-être que peut générer la prescription de conformité corporelle, son irrésistibilité, sa force dissolvante.

Au terme de la pièce, l’échappée hors de soi trouve son aboutissement alors que le personnage fait voler son miroir en éclats. Cette destruction laisse entrevoir la possibilité d’un renouveau puisque ce geste s’accompagne d’une réappropriation corporelle et identitaire : Ellifal se défait du « Nacre C », renoue avec son véritable prénom (Marie-Laurence) et se réapproprie, dans l’énonciation, la première personne du singulier.

Ainsi, dans Nacre C, tout comme dans Yukonstyle, les imaginaires corporels rencontrés déploient, à travers la parole monologuée, un discours sur l’inassignable du rapport au corps et à soi, son impermanence et sa fragilité. Comme on l’a vu, ce discours, souvent endossé par des personnages féminins, passe par des dispositifs d’énonciation particuliers : mécanique dissociative et narrativité mobile chez Sarah Berthiaume ; abolition du « Je » énonciatif chez Parenteau-Lebeuf. De façon différente, chacun de ces procédés rend compte d’un corps désinvesti, provisoirement ou définitivement étranger à lui-même.

Par ailleurs, malgré la singularité de ces dispositifs, on ne saurait manquer de souligner que cet investissement de la parole solitaire pour tenter de saisir et de dire, même furtivement, l’expérience corporelle et, avec elle, l’identité témoigne d’une filiation entre cette dramaturgie et certaines formes du « théâtre des femmes » qui se sont affirmées au tournant des années 1970. Lucie Robert a en effet observé que dans celles-ci, le monologue s’est posé comme la principale structure énonciative du récit de soi. Abandonnant les éléments constitutifs de la dramaticité, tels l’échange dialogique ou le conflit dramatique, cette dramaturgie a plutôt privilégié la narration, se détachant, ce faisant, de l’écriture théâtrale conventionnelle. La chercheuse précise que ces « premiers monologues féministes se différencient du monologue traditionnel en ce qu’ils brouillent les frontières de la fiction : auteure et personnage se confondent, destinataire et public aussi[43] ». À partir des années 1980, une instance fictionnelle est restituée comme destinataire de la parole, mais le monologue investit de nouvelles formes de narrativité, reposant sur l’introduction de « passeurs de récits[44] » ou de narrateurs fictifs permettant de reconstruire, par le biais de l’anamnèse, « la trame d’une histoire déjà vécue[45] ». À bien des égards, les monologues rencontrés dans Yukonstyle et dans Nacre C, sans relever du « Grand récit féminin », s’inscrivent formellement dans sa continuité en préférant à la dramaticité diverses formes de narrativisation du drame.

Cette narrativisation, enfin, est surtout nouée, dans les deux pièces étudiées ici, à la mouvance des constructions identitaires des personnages, lesquels, lestés par la douleur d’être soi — ou de ne pas être soi —, écrivent, à travers ce corps dont ils s’absentent, un tracé extatique de la séparation et de la perte. Or, au bout de la trajectoire, l’énonciation porte, ou laisse entrevoir, les possibles d’un réinvestissement identitaire, d’une nouvelle présence au monde. Au-delà de son expression dans un tracé fabulaire, cette présence s’affirme dans la persistance du dire. Parler, c’est s’inscrire dans le présent. C’est, à travers un discours adressé à l’autre ou à soi-même, se rendre existant. Dans Yukonstyle et dans Nacre C, cette inscription de soi dans la durée s’exprime à travers la permanence de l’adresse — fût-elle plurielle ou indéterminée — et l’horizon d’écoute qu’elle suppose. Faisant barrage aux mécaniques dissociatives et dissolvantes de l’énonciation, ce « dire adressé » permet au personnage de persister, de ne pas (encore) disparaître tout à fait.