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Herménégilde Chiasson a toujours été présenté, avec raison, comme un artiste multidisciplinaire. La notice qui suit un récent article publié dans Liaison signale qu’il « a publié une trentaine de livres, réalisé une vingtaine de films, écrit une trentaine de pièces de théâtre et exposé ses oeuvres dans une centaine de galeries [2] ». Même si cette notice évoque une création artistique impressionnante, elle laisse dans l’ombre une part non négligeable de la production de cet écrivain polygraphe : les nombreux textes d’idées, de réflexion et d’opinion qu’il a prononcés ou écrits au cours des trente dernières années et qu’on peut à juste titre considérer comme des essais [3]. Herménégilde Chiasson est donc un artiste qui manie une variété de langages et de discours et ceux-ci, loin d’être indépendants les uns des autres, se nourrissent et s’éclairent mutuellement. Pour rester dans le domaine littéraire, l’analyse du discours, en distinguant le régime délocutif du régime élocutif, l’espace canonique de l’espace associé, fournit de précieux instruments pour examiner l’interdépendance des divers types de textes produits par un écrivain. Je ne manquerai pas d’y avoir recours, d’autant plus que la question que j’aborde ici, à savoir la conception de l’art et la vision de l’artiste de province chez cet écrivain et artiste polymorphe, est tout à fait propice pour illustrer les modes d’autolégitimation et d’autodéfense qui entrent en jeu lorsqu’un artiste devient le commentateur implicite de ses propres productions, surtout lorsque celles-ci émanent d’une énonciation perçue comme problématique et contestée. Je ferai donc un petit détour par l’analyse du discours avant d’aborder mon sujet comme tel.

Régime élocutif et régime délocutif

Dans son livre Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation [4], Dominique Maingueneau établit la distinction entre deux régimes qui appartiennent de plein droit à la littérature. Le premier est le régime délocutif, « dans lequel l’auteur s’efface devant les mondes qu’il instaure [5] ». Celui qui dit « je » dans la poésie d’Herménégilde Chiasson est non pas le citoyen Herménégilde Chiasson, ni même l’écrivain Herménégilde Chiasson, mais un « inscripteur » dont les contours sont dessinés par le texte lui-même. Toute la poésie d’Herménégilde Chiasson, tout son théâtre appartiennent à ce régime délocutif et à ce que Maingueneau appelle l’espace canonique, qui réunit les écrits qui entrent dans les genres codés de la littérature, sauf brouillage volontaire, bien sûr, comme dans le roman qui intègre l’autofiction. Par opposition, le régime élocutif est celui où l’auteur parle en son nom propre et où se confondent la personne, l’écrivain et l’inscripteur de ses ouvrages de « fiction ». Toutes les préfaces de Chiasson, ses critiques d’art et les nombreux textes de réflexion sur la situation politique et culturelle de l’Acadie appartiennent à ce régime et à ce que Maingueneau appelle l’espace associé. Dans les écrits de Chiasson, les brefs récits autobiographiques réunis sous le titre de Brunante appartiennent certes au régime élocutif et ils sont une éloquente tentative de légitimation de toute son activité artistique en racontant la genèse de sa vocation. Ce qu’il importe de retenir, c’est que « [l]oin d’être indépendants, ces deux régimes, délocutif et élocutif, se nourrissent l’un de l’autre […] [6] » et qu’« il faut comprendre à chaque fois les relations qui lient dans une oeuvre singulière les textes des deux régimes [7] ». Maingueneau ajoute que pour l’auteur, les textes de l’espace associé ont une double fonction : la « figuration, [c’est-à-dire] la mise en scène du créateur, et le réglage, [c’est-à-dire] la négociation de l’insertion de son texte dans un certain état du champ et dans le circuit communicationnel [8] ». C’est bien de cette manière que fonctionnent aussi les textes du régime élocutif chez Chiasson, et leur prolifération s’explique dans le contexte d’une littérature émergente car, comme l’écrit Maingueneau, dans les périodes où « la littérature revendique son autonomie […] et à partir du moment où la concurrence entre positionnements s’exacerbe et se théâtralise, où les définitions de l’activité littéraire sont radicalement incertaines, l’auteur est amené à multiplier les textes d’accompagnement [9] ». On ne saurait mieux définir le dilemme auquel sont confrontés les écrivains des petites littératures et en particulier Herménégilde Chiasson, hanté par la question d’une littérature et d’une culture autonomes en Acadie. L’examen de quelques textes de Chiasson qui s’intéressent à la question de l’art et de sa production en périphérie permettra surtout de mieux cerner ce qui constitue le moteur de toute sa création artistique, ce que Maingueneau appelle la paratopie de l’écrivain, ce déchirement entre le lieu et le non-lieu, cette appartenance parasitaire au champ littéraire qui se nourrit de son impossible inclusion [10]. L’Acadie, ce pays imaginaire sans territoire et sans légitimité, offre à l’écrivain une représentation idéale de cette paratopie à la fois intenable et féconde dont on verra divers avatars dans ses essais.

Herménégilde Chiasson et l’Acadie

D’une certaine manière, dans une perspective un peu plus générale, cet article pourrait s’intituler « Herménégilde Chiasson et l’Acadie ». En ce sens, il touche à un point névralgique de son oeuvre et à une question qui la recouvre en entier. Ce sujet pourrait donc faire l’objet d’une recherche bien plus vaste et je devrai me limiter aux quelques textes les plus pertinents et percutants le concernant. Le présent texte rejoint un travail antérieur portant sur « Les rapports Acadie/Québec dans les essais d’Herménégilde Chiasson [11] ». Je ne reviendrai pas ici sur les récriminations de Chiasson à l’endroit du Québec auquel il reproche essentiellement d’exercer une hégémonie culturelle sur la francophonie nord-américaine et de gérer la francophonie canadienne en fonction de ses propres intérêts. Je m’attacherai plutôt, en m’appuyant sur un ensemble de citations tout à fait différent, à son point de vue sur l’Acadie et sur les conditions de création qui y prévalent. Certes, l’invisibilité de l’artiste de province arrive très haut sur la liste de ces conditions désavantageuses et, pour l’artiste acadien, le moyen d’atteindre cette visibilité passe par le Québec [12].

Depuis les années 1980, Herménégilde Chiasson a été très souvent sollicité pour intervenir lors de divers colloques ou réunions, dans des revues spécialisées ou des journaux, sur des thèmes liés à la francophonie canadienne ou internationale où l’identité, la langue et la culture occupent une place de choix. La plupart de ces interventions orales ou écrites ne sont pas passées inaperçues au moment où elles ont été données, mais leur apparente diversité, le caractère ponctuel de leur manifestation publique ne favorisant guère une lecture d’ensemble, on n’a pas suffisamment prêté attention à la pertinence de ces textes pour éclairer non seulement le cheminement collectif de l’Acadie, mais aussi les motivations profondes de l’oeuvre globale d’Herménégilde Chiasson. Une publication d’ensemble ferait aisément la preuve que ces textes doivent être lus comme un tout cohérent, car ils présentent, au sein même d’un cheminement où la méditation de l’essayiste va se précisant et s’affermissant, une profonde unité tant au plan de la pensée que de l’écriture. Cette pensée s’articule autour d’un axe central dont elle ne s’éloigne que rarement : la question du pays et du territoire, si obsessionnelle en littérature acadienne depuis ses origines les plus lointaines. Au cours des trente dernières années, Herménégilde Chiasson s’est de plus en plus affirmé comme la conscience des artistes acadiens qui ont choisi d’exercer leur art en Acadie. Comme dans la plupart des petites cultures et sans doute plus qu’ailleurs, la tentation de l’exil, dans ce cas-ci vers le Québec et Montréal, est pour les artistes acadiens une question lancinante. Chiasson a incarné ce débat, l’a abordé sous tous les angles et en a traité sur tous les tons [13].

J’examinerai donc ici comment Herménégilde Chiasson se perçoit comme un artiste de province, avec toutes les contraintes que cela suppose, certes, mais aussi en vertu d’un engagement accepté en toute conscience et qui met en jeu une certaine conception de l’art. Dans son Journal 1981-1990 [14], Jacques Godbout se présente aussi comme un écrivain de province par choix. Mais ce choix aboutit, en apparence du moins, à une relative sérénité où l’auteur semble plutôt considérer les avantages de sa position que ce dont elle le prive. De retour d’un de ses voyages autour du monde, il se réjouit de constater qu’au Québec on discute des mêmes questions qui font rage autour de la planète. Comme on le verra, le choix d’Herménégilde Chiasson est loin d’être aussi serein. Il y a province et province, et celle à laquelle se lie Chiasson ajoute à la petitesse et à la marginalité le sentiment d’inexistence et d’illégitimité. François Paré ne pose-t-il pas encore en 1998 la question : « Et si l’Acadie n’existait pas ? En dépit de tout ce qui est dit et proclamé à son sujet et en son nom ? Le doute est omniprésent [15]. » On peut d’ores et déjà imaginer comment le fait, pour un artiste, de rattacher sa production artistique à un territoire et à une collectivité dont l’existence même est mise en doute pourra générer une « situation paratopique » particulièrement intenable et particulièrement propice à motiver une création boulimique.

Un art engagé

Si l’Acadie est ainsi au centre de la pensée d’Herménégilde Chiasson, la réflexion sur l’art occupe également une bonne place dans les essais de celui qui détient un doctorat en esthétique de la Sorbonne et deux maîtrises en arts visuels. Il va sans dire que cette réflexion est inséparable de sa propre pratique, qu’elle éclaire et qu’elle explique, dans ses contradictions même, où l’artiste trouve l’aiguillon qui le pousse à la création.

Si Herménégilde Chiasson choisit d’être un artiste de province, avec toutes les difficultés et les défis que cela peut présenter, c’est en vertu de la croyance à un certain rapport entre l’artiste et la collectivité dont il fait partie : « [J]’ai toujours vu l’art comme l’expression d’une collectivité. Pour moi tous les artistes sont des témoins. Voilà pourquoi je ne veux pas être ailleurs quand ça se passe ici, sous mes yeux [16]. » La conscience est le maître mot qui définit le travail de l’artiste, conscience qu’il oppose non pas à l’oubli comme François Paré [17], mais au succès. Le succès suppose la recherche d’une reconnaissance immédiate qui s’accorde mal avec le besoin d’adopter une position critique par rapport à la société : « Je crois que les vrais artistes sont ceux qui savent faire la différence entre le succès et la conscience. On peut fabriquer le succès, n’importe qui vous le dira, on le fait à tous les jours. Il s’agit de trouver un individu qui consent à se départir de son âme pour être revendue sous forme de statuettes [18]. » L’opposition est reprise par une comparaison entre Riopelle et Borduas : « Entre Riopelle et Borduas, il y a toute la marge du succès et de la conscience mais il me semble, d’un point de vue collectif, que l’oeuvre et le courage de Borduas sont plus importants au Québec moderne que la cote mondiale de Riopelle [19]. » On notera que la conscience est associée au courage et à la collectivité, mais aussi à la nécessité de témoigner et de laisser des traces :

Un artiste, c’est avant tout un témoin. […]

Un artiste, c’est donc celui qui a vu, qui a entendu, qui a ressenti les choses et qui leur a donné une forme. En ce sens, c’est quelqu’un qui fait le lien entre le langage et la société. […] La fonction de l’artiste dans la communauté serait donc celle de laisser des traces, de faire en sorte que dans deux mille ans on sache qu’il existait en Acadie des artistes — écrivains, compositeurs, peintres, sculpteurs, architectes, cinéastes — qui nous ont laissé des témoignages […] [20].

Il y a chez cet artiste une hantise de l’oubli, de l’effacement définitif de la collectivité qu’on peut comprendre comme une leçon de l’histoire de l’Acadie, mais cela contribue aussi à donner à celui-ci un rôle très exigeant où il est question de dignité et de noblesse : « Augmenter la conscience : sinon, à quoi servirait notre présence ? C’est le but le plus noble de l’art, qu’il se fasse en milieu minoritaire ou ailleurs [21]. » Constance, un des personnages d’un roman inédit d’Herménégilde Chiasson auquel l’auteur avoue s’identifier, présente son métier d’actrice comme une religion :

Je crois qu’il faut avoir des guts pour montrer son âme. Je crois que c’est comme ça qu’on ne devient pas seulement une grande actrice mais une vraie grande personne. En prenant des gros risques, des risques de plus en plus grands, des risques où on pourrait se faire mal en tombant mais quand on gagne, mon Dieu qu’on se sent grande, qu’on se sent heureuse, qu’on se sent aimée, qu’on se sent utile. C’est pour ça que je fais ce métier-là mais pour moi ce n’est pas un métier, c’est comme une religion [22].

Chiasson poursuit : « Je suis un peu comme Constance, dans le sens où je crois, moi aussi, que l’art est utile quand il s’affirme dans la naïveté, la sincérité et l’intensité d’une conscience unique et irremplaçable. […] [Les artistes] font un travail aussi dangereux que ceux qui déminent les terrains ou désamorcent les bombes [23]. » Le risque et la gratification sont les deux faces du travail de l’artiste, les deux pôles de la paratopie qui l’attire et le repousse.

L’art est comme une vocation puisqu’il suppose le renoncement à la vie ordinaire pour l’atteinte d’un bien supérieur, la liberté :

Durant longtemps […] j’ai cru que l’art était une activité nécessaire et sérieuse, dangereuse et subversive. J’avais un professeur de sculpture à l’Université Mount Allison qui disait : « Culture is what they do to us, art is what we do to them. » La culture nous est infligée, l’art est notre salut. L’art remplaçait la religion. Il fallait mépriser tous les avantages sociaux, ces pièges que la société met sur notre passage, pour privilégier la liberté [24].

Dans la vision de Chiasson, le métier d’artiste est donc difficile, exaltant et risqué. Il implique un engagement comparable à celui de la religion. Cet engagement n’est pas une option, mais une nécessité ; malgré les risques qu’il comporte, l’artiste ne saurait s’y soustraire :

J’écris du lieu de la dignité car il est impensable qu’une population laissée à elle-même puisse avoir conçu une pareille humiliation. Les écrivains sont des éveilleurs de conscience, leur silence ne peut être qu’indécent. Je n’admets pas que l’Acadie soit en voie de devenir une réserve francophone, un territoire à plumes du Québec, de la France et tant qu’à faire des États-Unis. « That old lady… what’s her name again ? » La Sagouine [25].

L’essayiste sera certes mal vu de s’en prendre ainsi à une figure emblématique nationale comme La Sagouine, mais il agit par devoir, pour sauver la collectivité de l’humiliation et lui redonner la dignité. Ainsi, il assimile son rôle à celui d’un pamphlétaire :

Bien sûr la tentation est grande de prendre la plume comme l’épée, de la faire tournoyer au-dessus de sa tête, comme un avertissement à tous ceux qui s’approcheraient sans faire connaître leurs vraies intentions. Dénoncer, critiquer, enfoncer le clou. La tentation est grande. Devenir pamphlétaire et se tromper volontairement de siècle [26].

Conscience et collectivité sont les deux balises qui délimitent le travail de l’artiste pour Chiasson et c’est de cette conception de l’art que découlera, en partie du moins, le choix de se faire artiste de province, comme on le verra plus loin. Ce qui caractérise aussi la situation de l’artiste, c’est qu’il est toujours pris entre deux feux, souffrant de se taire et souffrant de parler, souffrant et jouissant d’une lucidité unique :

Mais il vient un temps où il est impossible de se taire. Se taire serait se dénaturer, se taire serait sanctionner la bêtise ou le mal qui nous réduit. Surtout quand on sait que les artistes sont habités d’une conscience dont ils n’arrivent pas à se départir, d’une conscience qui les rend à la fois nécessaires et critiques à la collectivité qu’ils habitent [27].

Puisque le travail de l’artiste est si intimement lié à ses rapports à la collectivité, il serait difficile d’imaginer qu’il puisse s’exercer en dehors de liens directs et constants avec celle-ci. L’artiste témoigne, laisse des traces, provoque des prises de conscience et des changements, il critique, dénonce et fustige, mais toujours en rapport avec la situation communautaire. Le milieu périphérique dont il est issu lui impose des contraintes dans les possibilités même qu’il a de se faire entendre et d’être connu. Loin de délaisser ce milieu qui le limite, il y trouve une source intarissable de motivation, car son combat individuel pour se faire entendre et le combat collectif pour « faire société » se confondent. L’artiste de province devient une des plus hautes formes de l’exercice de l’art, car elle implique un sacrifice et un renoncement pour une reconnaissance plus tardive et aléatoire, renoncement qui en lui-même apporte une gratification immédiate en classant l’artiste parmi ceux qui ont la conception la plus exigeante et la plus désintéressée de leur travail.

L’artiste de province

Curieusement, c’est dans la poésie d’Herménégilde Chiasson et non dans ses essais qu’on trouve l’expression « artiste de province ». Elle apparaît dans Vermeer (toutes les photos du film), ce recueil très esthétisant qui présente de la poésie en surimpression sur des photos en noir et blanc et où la réflexion sur l’art occupe une bonne place avec des références à Gina Pane, Vélasquez, Rubens, Jérôme Bosch, Picasso, Francis Bacon, Pasolini, Twombly, Beuys, Tàpies, Johns, Rauschenberg, Duchamp, Kerouac et évidemment Vermeer [28]. Le besoin de se situer par rapport à l’histoire de l’art est une préoccupation constante chez Chiasson et parmi tous les modèles disponibles ici, c’est Vermeer qu’il choisit :

Je me rends compte à quel point mon destin pourrait être celui de Vermeer. Un artiste perdu dans une ville de province. Delft.
Johannes Vermeer dit Vermeer de Delft (1632-1675).
Inconnu de ses contemporains. Ayant parié sur le travail honnête, travaillant avec sérénité à graver le sourire de l’ange sur une statue dans un coin obscur de la cathédrale. En attendant dans la sérénité. Sans se douter que dans 1000 ans une équipe de télévision d’un quelconque réseau américain ouvrira ébahi [sic] ses lumières au quartz pour que toute cette ferveur s’envole enfin.
Pour que l’ange se manifeste.
Parce que l’art est une nécessité.
Parce qu’il faut laisser des évidences.
Ce qui ne peut jaillir que de la générosité absolue de témoigner de notre destin.
Ce qui s’appelle parfois de l’art.

VTPF, 49-53

Le portrait esquissé de Vermeer correspond d’assez près à l’idéal qui a été dégagé des essais de Chiasson. Il réunit l’honnêteté de celui qui travaille dans l’ombre mû par la nécessité de laisser des évidences ou des traces, de témoigner d’un destin collectif. L’image de cet artisan génial, complètement méconnu en son temps et reconnu par hasard des siècles plus tard, revient à quelques reprises sous la plume de Chiasson [29] et elle évoque assez bien l’invisibilité et l’anonymat de l’artiste de province de même que son renoncement au succès. Ce recueil pousse encore plus loin la représentation de l’effacement puisqu’en certains endroits le texte, qui insiste sur l’invisibilité, est littéralement englouti par la photo et ne peut être déchiffré qu’au prix d’un immense effort : « Son autoportrait de dos. Vermeer écrit lui aussi. Un travail sans témoin. Un chant exact. » (VTPF, 93) La différence entre cet idéal et la réalité, c’est que la sérénité n’est pas au rendez-vous et que ce statut d’artiste de province se vit pour Chiasson dans le déchirement.

Partir ou rester : un choix ambivalent

Néanmoins, comme il use d’ironie envers ceux qu’il dénonce, l’auteur sait aussi pratiquer l’autodérision. Vivre en Acadie est un choix qui comporte certes ses difficultés, mais les artistes qui ont choisi cette option sont prêts à l’assumer :

Nous sommes à l’heure actuelle, la première génération d’artistes à avoir joué le tout pour le tout sur l’Acadie, à vouloir habiter cette communauté, à vouloir lui donner un visage. Plusieurs pensent que cette situation fait de nous des martyrs et des souffre-douleurs, qu’à tous les jours nous marchons dans les rues de Moncton ou d’ailleurs en Acadie en demandant aux gens de mettre le doigt dans les trous de nos mains. En fait, les artistes qui vivent ici ont choisi de vivre ici [30].

Pour Herménégilde Chiasson, il ne peut y avoir qu’une raison de rester en Acadie, c’est le projet d’aménager le territoire, de reconstruire l’Acadie sur son lieu d’origine :

[…] il reste que nous avons choisi cette communauté, car nous savons que l’Acadie est ici, qu’elle était ici auparavant et que ce projet-là constitue, selon moi, le seul projet du peuple acadien. Autrement, pourquoi nos ancêtres seraient-ils revenus sur les lieux de leur supplice ? Pour reprendre leurs terres, c’est certain, ensuite pour reprendre leur conscience, reprendre leur discours, reprendre notre place, notre dignité. Pourquoi se seraient-ils mis en péril pour revenir sur les lieux du drame, sur les lieux du génocide, de l’humiliation, s’il n’y avait pas eu ce désir de refaire l’histoire et de confronter le destin. […] Comment cesser d’exécuter le sombre projet de nos bourreaux et reconstruire ici même une réalité qui nous ressemble et qui puisse témoigner de notre besoin et de notre vouloir d’affirmer cette conscience de survie de notre communauté [31] ?

La nécessité d’affirmer aussi fortement que le choix de rester n’est pas un martyre, et qu’il s’impose comme une évidence, montre à l’inverse qu’il suppose un débat constant et que l’essayiste lui-même oscille souvent entre la rancoeur et le courage. La rancoeur est bien sûr provoquée par la vision projetée de l’extérieur, par les artistes acadiens de « l’exil », sur cette terre brûlée, comme Chiasson désigne en ces moments l’Acadie. Il emprunte par ironie les jugements extérieurs dépréciatifs sur les productions locales, mais il connaît suffisamment le monde artistique pour savoir que la valeur de ses productions se réduit souvent aux jugements les plus influents qu’on porte sur elles. L’amertume, elle, ne fait aucun doute :

Nous savons, ayant vécu longtemps sur la terre brûlée, que la poutine est grise et que le fricot est souvent amer. De l’extérieur on nous parle de café qui goûte le vrai café et de tous les raffinements qui font que la vie vaut la peine qu’on s’y attarde. Peut-être n’avons-nous pas su allier le discours du succès et de la conscience et que, pour cette raison, nous finirons seuls et désertés, déçus devant nos productions de broches à foin [32].

Dans la même veine pleine de dépit, il fustige les artistes qui ont choisi de faire carrière au Québec et qui reviennent voir la réserve comme des parvenus :

Pour beaucoup […] l’Acadie est invivable et nous habitons la terre de la médiocrité. Ce sont ces même [sic] personnes qui durant l’été reviennent arrondir leur pécule pour ensuite s’en retourner et dire à quel point la réserve a changé, à quel point elle a vieilli et que sur la rue Saint-Denis, la vie est dont [sic] belle et la bière dont [sic] bien bonne [33].

Voilà le dilemme auquel est confronté l’artiste de province, sans cesse obligé de se justifier face aux jugements de l’extérieur, toujours plus prestigieux. Dans ce débat assez animé qui a opposé les artistes acadiens du territoire à ceux de l’extérieur, il faut reconnaître que le polémiste le plus virulent a été Herménégilde Chiasson lui-même. Ce faisant, il a, inconsciemment bien sûr, jeté de l’huile sur le feu qui le consume lui-même pour mieux renaître, phénix métamorphosé dans tous les avatars de sa production artistique.

Le choix de rester est marqué par l’ambivalence et il faut « en vivre les contradictions et les exaltations » dans ce « lieu de nos rêves et de nos cauchemars [34] ». En 1969, alors qu’il n’a pas encore publié et qu’il n’est qu’un artiste visuel en herbe, il affirme : « Devenir artiste en Acadie, ça correspond peut-être à un certain sens du masochisme [35]. » Mais cette position, il l’atténue avec le temps pour faire place à l’autre côté de la médaille. Si l’artiste sert la communauté en choisissant d’y exercer son art, il reconnaît aussi que la collectivité peut lui fournir un stimulus indispensable. Si ce n’était de la tension générée par une lutte pour l’existence et la visibilité, il se retrouverait peut-être dans un état de détachement qui l’inciterait moins à la création. La fragilité même de l’Acadie fait que l’on y travaille dans une urgence qui garde les sens en éveil et crée une intensité féconde :

Un pays construit sur du sable mouvant et que le courant charrie au gré des marées. Écrire en regardant le sable s’accumuler au fond du sablier, dans une urgence constante qui étrangle toutes les histoires. Écrire des images, des métaphores essentielles qui frappent et percutent de plein fouet [36].

On peut trouver dans les essais de Chiasson des passages où la tension du combat pour la reconquête d’une dignité acadienne est perçue négativement : « Nous sommes toujours tendus, comptant nos ennemis, surveillant nos réserves. Ce n’est pas une manière de goûter à la joie de vivre [37]. » Toutefois, dans une parfaite ambivalence, on trouve aussi l’affirmation inverse :

Nous avons choisi de vivre ici, et en ce sens nous sommes peut-être les premiers artistes à avoir choisi l’Acadie. Ce n’est pas un choix si terrible que voudrait nous le faire croire la diaspora. Du moment où j’ai assumé pleinement ce choix, je n’ai pas eu vraiment de contradictions qui m’ont fait douter du bien-fondé de ma décision [38].

C’est en reconnaissant que le choix de vivre en Acadie est quasi indispensable à son travail de création que l’auteur en vient à assumer pleinement celui-ci et à en éprouver même du bonheur. Mais dans une seule page, il passe encore de l’affirmation du bonheur d’être ici à l’évocation du désir de partir : « [J]e suis heureux d’avoir occulté les espaces de consommation qui me sollicitaient autrefois et d’avoir fait de l’Acadie mon lieu de production, mon espace sentimental, ma terre d’accueil. » Il établit ensuite un parallèle entre lui-même et le jazzman Miles Davis qui décida de quitter Paris et la détente qu’elle lui procurait pour retrouver la tension raciale qui existait aux États-Unis et qui lui permettait de créer sa musique. En faisant référence au « combat nécessaire qui génère une conscience nouvelle », il ajoute :

[…] l’Acadie est le seul lieu où je peux tenir ce discours, ailleurs je dirai autre chose ou peut-être que je ne dirai rien. C’est du reste la seule raison qui me ferait quitter le territoire, le fait qu’ailleurs la vie s’organise dans la détente de ne pas avoir à défendre sans cesse une option, une manière d’être ou un espace vital. Ailleurs je n’aurai plus qu’à vivre en me concentrant sur l’essentiel, c’est-à-dire sur ma production artistique, en oubliant le reste. Parfois j’y pense. Il n’est pas certain que je ne le ferai pas un jour […] [39].

Cette affirmation constitue un véritable aveu : l’exil le réduirait au silence et, dans une volte-face remarquable, ce silence le mènerait à l’essentiel qui est ici rapporté à la production artistique, alors que tout le discours sur le choix de rester sur le territoire semble montrer que l’essentiel, le devoir auquel il ne saurait se soustraire, c’est le projet de faire revivre l’Acadie. Le caractère insoluble de ce dilemme en fait toute la richesse, et une illustration exacte et frappante de la situation paratopique de l’écrivain.

L’Acadie ne peut pas être vécue de l’extérieur : « Raisons pour rester, raisons pour partir. Je me suis rendu compte qu’en dehors de l’Acadie, je perds tout intérêt pour ma collectivité, c’est comme si elle n’existait plus en dehors du territoire qui la contient [40]. » La conscience est rattachée au lieu :

Cette conscience du lieu, elle ne peut se retrouver que dans le lieu même. Le reste c’est de l’image, de la nostalgie, un monde qui se déforme dans le souvenir et la légende. Ailleurs lorsque j’y ai vécu, je me suis intéressé au courant des idées, à l’activité culturelle et à une détente vis-à-vis d’une réalité qui souvent peut se faire des plus accaparantes. Il me serait impossible d’inventer une Acadie à distance [41].

S’il est difficile de vivre toutes les contradictions de l’Acadie, son existence aléatoire, la médiocrité qu’on projette sur elle, le silence intérieur et extérieur qui l’enveloppe, c’est une condition à laquelle l’écrivain ne peut échapper qu’au prix d’une trahison de sa conscience. L’auteur ne manifeste pas le moindre doute sur le fait que le projet auquel il participe s’enracine dans le territoire acadien puisqu’il s’agit de révéler la conscience acadienne « dans le lieu où elle a pris naissance » et, pour l’Acadie, de générer « sur son territoire le prolongement de son destin [42] ». Pourtant, il n’arrive pas à faire taire la tentation de l’exil :

J’ai choisi de vivre ici ou peut-être me serais-je attardé en disant qu’un jour je prendrai le train ou l’avion ou l’un de ces moyens de locomotion moderne, le plus vite, le plus loin, le plus dépaysant et m’enfuirai pour toujours de toutes ces histoires de douleur et de résignation. J’y ai pensé, j’y pense tous les jours quand les circonstances aggravantes me remettent face à face avec les causes d’un défaitisme qui dure et perdure, une éraflure qui ne s’en va pas, qui risque de s’incruster aussi longtemps que l’Acadie durera, c’est-à-dire pour toujours [43].

L’image de l’éraflure qui ne guérit pas rend bien l’idée du problème qui n’a pas de solution, du phénix qui renaît de ses cendres, d’une véritable obsession génératrice de tourments, qui trouve à se libérer en s’exprimant dans la création artistique.

Des paratopies créatrices

Dans la vision d’Herménégilde Chiasson, l’artiste en milieu périphérique est soumis à un déchirement constant, partagé qu’il est entre la tentation de partir et le devoir de rester, mais aussi entre le silence pressenti de l’exil et la stimulation exacerbée de la conscience d’une vocation sur le territoire d’origine. Ces oppositions irréductibles se répercutent sur tout et notamment sur l’écart incommensurable entre le monde de l’art auquel il tente d’accéder et son milieu d’origine. L’auteur évoque la nécessité de se détacher de ce milieu, le reniement que cela implique et « cette schizophrénie qui frappe ceux d’entre nous qui, provenant de milieux défavorisés, analphabètes ou inconscients, se sont positionnés entre le pouvoir et la conscience pour tenir une position constamment attaquée [44] ». Il tente de réconcilier deux univers, l’Acadie d’une part et le monde de l’art d’autre part, qu’il juge imperméables l’un à l’autre. Et il n’a « d’autre choix, écrit-il, que de [se] perdre dans cette divergence sans issue [45] ».

L’opposition entre le folklore et la modernité alimente aussi en grande partie la réflexion de l’essayiste. Le folklore, c’est, selon Chiasson, ce qui caractérise la vision de l’Acadie produite par les artistes acadiens vivant à l’extérieur de l’Acadie et par la diaspora en général. Celle-ci est en concurrence avec la représentation que lui-même et ses semblables tentent de générer, celle d’une Acadie tournée non plus vers son passé mais son avenir, préoccupée de répondre à l’injonction célèbre, « à savoir qu’il fallait, à la suite de Rimbaud, être absolument moderne [46] ». Cette divergence en entraîne une autre, plus grave, entre l’artiste et son public, tiraillé entre le folklore et la modernité : « [Le public] est devenu schizoïde et nous n’arrivons plus à le rallier [47]. »

Parmi toutes ces positions intenables, partagées entre le lieu et le non-lieu, qui composent la paratopie particulière alimentant la création artistique de Chiasson, il y en a une en particulier qui prend son origine dans l’art lui-même et qui repose sur la différence perçue par l’essayiste entre les arts visuels et la littérature. On sera sans doute étonné, après tout ce qu’on a lu ici, de voir que Chiasson a d’abord considéré la création artistique comme un moyen de se libérer, de se détacher de l’Acadie. Évoquant « la notion de l’art universel » et « la modernité comme un modèle global » qui efface « les particularités ou la couleur locale », il ajoute :

Parfois, je pense à quel point j’ai cru intensément à cette dimension de l’art dont j’ai longuement étudié les manifestations. L’art en dehors de la culture. L’art comme liberté, comme vérité, comme dogme. Ne plus avoir d’attaches, ne plus entendre ces voix, ne plus revoir ces visages, ne plus avoir à transiger avec l’espace d’une Acadie virtuelle revêtait pour moi les attraits d’une libération. L’art visuel a conservé cette exigence, et, encore aujourd’hui, tout ce qui fait figure de sujet ou de technique identifiable à une culture particulière se voit relayé au niveau du folklore ou de l’artisanat. L’intime des images ne peut plus, ou rarement, rendre compte de la culture [48].

Cette dimension, hier comme aujourd’hui, reste toutefois attachée aux arts visuels : « Je suis allé vers les arts visuels sans que l’Acadie ne devienne jamais ni un sujet, ni une source d’inspiration. Les oeuvres que je faisais étaient acadiennes parce que j’étais Acadien et elles étaient modernes parce que j’essayais d’être au diapason de mon époque [49]. » C’est la venue à la littérature qui provoque le retour du refoulé et qui fait de l’Acadie un sujet incontournable. Herménégilde Chiasson insiste souvent pour dire qu’il n’a aucune formation en littérature et que toute sa formation professionnelle est en arts visuels. Il arrive donc dans ce domaine avec une relative naïveté et une certaine disponibilité : « C’est par la littérature que l’Acadie s’est imposée à moi, qu’elle s’est manifestée comme un lieu d’émotions, de misère et de contradictions. Tout ce que j’avais appris ne m’était d’aucune utilité. Il fallait tout inventer [50]. » L’essayiste ne le mentionne pas, mais le passage obligé par le langage dans la pratique de la littérature est sans doute déterminant dans le surgissement de l’Acadie dans sa production artistique. La littérature met en jeu des idées et elle implique pour Chiasson « le courage de contredire, de discorder, dans une société où l’unité et la bonne entente étaient alors considérées comme des vertus nationales [51]. » Chiasson renonce donc au détachement et à la liberté que procurent les arts visuels, à ce qu’on pourrait appeler une certaine forme de dilettantisme, pour s’engager dans la défense de sa culture qui deviendra la motivation principale de sa création puisqu’elle génère colère et intolérance : « En fait, en ce qui me concerne, ce fut par renoncement successif [sic], par une série d’abandons pour ne garder que l’essentiel, soit le courage de m’approprier cette culture, de m’en faire un refuge et une source constante de colère et d’intolérance [52]. » Intolérance doit être pris ici dans son sens positif, c’est-à-dire le refus d’accepter ce qui est intolérable, mais voilà que « l’essentiel » ici a changé de camp : il s’agit maintenant de s’approprier sa culture au lieu de s’en détacher. Chiasson précise la différence entre les arts visuels et la littérature en faisant état de la situation particulière de la littérature acadienne à l’époque et de la présence tutélaire d’Antonine Maillet, après avoir noté l’absence de l’Acadie dans sa production en arts visuels :

En écriture c’est le contraire qui s’est produit mais nous qui arrivions après une oeuvre majeure, celle d’Antonine Maillet, qui va faire passer la littérature acadienne de l’oral à l’écrit, devenant ainsi, à l’instar de son illustre devancier François Rabelais, une sorte de mythe incontournable qui depuis projette une ombre dont il est difficile de se départir. Il nous restait à écrire le présent puisque le passé l’avait été. Notre projet littéraire allait se concentrer sur le réel dont le territoire formait une composante inévitable [53].

L’opposition d’Herménégilde Chiasson à Antonine Maillet, qui domine la littérature acadienne depuis cinquante ans, ne laisse pas de doute. L’essayiste n’accepte pas que l’Acadie soit reléguée au passé et au folklore, et Antonine Maillet apporte beaucoup d’eau à ce moulin et, comme elle le fait de Montréal, elle confirme les thèses de Chiasson, à savoir que les artistes de l’extérieur véhiculent une vision folklorique de l’Acadie qui nuit à son émergence comme société moderne aspirant à maîtriser son destin.

Il est donc assez éclairant de relever ce paradoxe qui se loge au coeur de la production artistique de Chiasson. Cette dernière renferme deux dimensions qui l’orientent vers des directions opposées, l’une qui l’éloigne de l’Acadie et l’autre qui l’y ramène, et la pratique en arts visuels aussi bien que celle en littérature ont été menées de front depuis les quarante dernières années. On pourrait avancer l’hypothèse que la production absolument phénoménale de Chiasson au cours des dernières décennies s’explique par la coexistence de ces deux pôles qui agissent réciproquement comme relance et repos. Ce renvoi dialectique constitue une puissante paratopie créatrice dont la résolution est par définition impossible.

Aussi bien dans ses essais que dans sa poésie, une image illustre bien la situation paratopique de l’écrivain caractérisée par une position intenable entre le lieu et le non-lieu, entre l’inclusion et l’exclusion. Cette image, c’est celle du monde vu à travers une vitre, celle de l’observateur séparé du monde, qu’il convoite et qui lui échappe à jamais. Le sujet est en présence du monde qui fait l’objet de son désir, mais il n’arrive jamais à l’habiter. Il est à la fois dedans et dehors. Le poème « Eugénie Melanson » (MAS) offre plusieurs exemples de ces vitres qui coupent le sujet de sa vision : vitre des cabinets d’exposition du musée, vitre des cadres de photographie derrière lesquels regardent les personnages du passé. Dans les essais, l’image prend la forme suivante :

L’idée me traversa alors que nous avions peut-être choisi de vivre cette Déportation jusqu’au bout, d’habiter cet espace concentrationnaire qui fait de nous des enfants troublés qui regardons, à travers la vitre d’un train, d’un avion ou d’une voiture, un monde que nous ne savions plus nommer et qui nous échappait dans sa fuite [54].

On notera au passage que « l’espace concentrationnaire » est une autre représentation de la paratopie, cette manière d’être à la fois dans et hors de l’univers qu’on habite.

Les diverses paratopies relevées dans l’oeuvre de Chiasson, toutes intenables et irréductibles par définition, ont aussi pour effet, parce qu’elles sont douloureuses à vivre, d’imposer à l’oeuvre son caractère fondamentalement grave. C’est un des motifs de la rupture de l’écrivain avec Gérald Leblanc, son complice de la première heure, qui lui a reproché à un certain moment sa vision trop noire de l’Acadie [55]. Il est vrai que parmi les écrivains acadiens, Herménégilde Chiasson se distingue par son pessimisme. On a vu de nombreux exemples de l’émotion intense générée par le sentiment de la catastrophe imminente et d’une fin inéluctable qui « étrangle toutes les histoires [56] ». Le sentiment de l’échec et de la perte si présent chez lui peut engendrer un phénomène de rejet à une époque si tournée vers « l’insoutenable légèreté de l’être », mais l’émotion exacerbée peut aussi être un puissant ressort littéraire. Il ne fait aucun doute que pour Chiasson, le fait d’écrire à partir d’une de ces « petites nations » dont l’expérience commune est d’être passées par « l’antichambre de la mort », selon l’expression de Kundera [57], est une source précieuse de cette émotion. Dans les lectures publiques de ses textes, de plus en plus fréquentes, Chiasson a développé au fil des ans une mise en scène de comédien tragique à laquelle siéent parfaitement sa voix grave, son faciès lourd et sévère et sa gorge qui de temps en temps s’étrangle d’émotion. L’ombre de la mort qui hante son oeuvre cadre sans doute mal avec la manie ambiante des célébrations qui trouve partout le prétexte à les multiplier : le 400e de ceci, le 350e de cela, autant d’occasions pour l’auteur de dresser des bilans plutôt sombres et critiques de « l’état de la nation [58] ». On ne s’étonnera guère qu’un auteur qui s’appuie sur une Acadie problématique pour développer dans son oeuvre la problématique de l’Acadie se fasse particulièrement virulent et critique lors des périodes de célébration nationale. Ainsi, Herménégilde Chiasson alimente lui-même l’inconfort de sa situation en provoquant maints débats et controverses sur le présent, le passé et l’avenir de l’Acadie. Ses écrits n’en sont que plus émouvants, car ils se nourrissent d’une douleur profonde causée par la perte irrémédiable de l’Acadie réelle. Mais en retour, ils alimentent aussi cette douleur en ramenant constamment le sujet et en en avivant la plaie. C’est en ce sens que son oeuvre illustre bien la paratopie créatrice, car il écrit à la fois pour atténuer et alimenter la souffrance qui le taraude.

La hantise de la mort, le sentiment de la fragilité de l’univers sont aussi une manière de donner à l’écriture une plus-value et d’en affirmer l’absolue nécessité ; en effet, en permettant d’en consigner la chute, elle est le seul moyen de survivre à cet univers déchu. Avec un brin d’ironie, qu’il appelle l’élégance du désespoir, Chiasson a l’habitude de convier son ami le poète Claude Beausoleil pour exprimer cette idée :

Comme l’écrit le poète Claude Beausoleil, « il nous faut témoigner avec grandeur de notre perte. » Ceux qui écrivent savent nommer cette perte, la tresser en une multitude de mots pour former un refuge, un rempart contre les malédictions. Les mots sont là pour le dire, c’est à nous de parler car il m’est toujours apparu comme la plus grande des certitudes que nous mourrons tous, le plus tard possible, au bout de nos mots [59].

L’oeuvre d’Herménégilde Chiasson est une illustration frappante de ce paradoxe de la littérature qui fait que l’univers qu’elle décrit ne peut jamais être totalement noir parce qu’il a permis la création d’une oeuvre qui en relate la déchéance. L’oeuvre d’Herménégilde Chiasson pourra-t-elle sauver l’Acadie de sa désolation en en faisant le récit ?

Une exclusion féconde

Cette brève incursion dans une toute petite partie de « l’espace associé » de l’oeuvre d’Herménégilde Chiasson a permis de mesurer comment elle peut servir de miroir à l’autre face de sa production, « l’espace canonique ». De ce point de vue, Chiasson représente un cas plutôt rare, non seulement en littérature acadienne, mais dans tout le Canada français. Peu d’écrivains ont produit autant de textes qui ressortissent au régime élocutif de la littérature et encore moins l’ont fait en traitant aussi souvent de questions liées directement à la création et aux conditions de production artistique dans les petites cultures. C’est en ce sens que ces essais peuvent être utiles pour examiner les processus de légitimation et de prise de position des écrivains dans le champ littéraire.

Chiasson se présente d’emblée comme un écrivain et un artiste qui a fait depuis longtemps le pari de ne pas être comme les autres et de miser sur la reconnaissance à long terme, comme l’artisan obscur du Moyen Âge dont le génie sera peut-être découvert par hasard dans mille ans. Il a renoncé au succès pour la conscience ; il a choisi l’engagement, le courage, la générosité, la tension et la douleur d’un déchirement perpétuel. Il a choisi un anonymat relatif pour accomplir un devoir plus exigeant et plus désintéressé. C’est le renoncement qui caractérise l’artiste de province, c’est celui qu’il définit et revendique dans ses essais comme un statut supérieur et non pas inférieur, comme le voudrait la vision du centre. Il n’est pas artiste de province par défaut, il l’est par choix, un choix difficile, certes, et constamment remis en question, mais un choix fécond et somme toute incontournable puisque sa capacité de création y est intimement liée. Ce choix présenté comme un renoncement au succès immédiat apporte paradoxalement une autre forme de gratification immédiate, le capital symbolique associé au sacrifice que fait l’artiste qui choisit la « voie difficile ». Celui-ci risquait d’ailleurs d’être mis en cause par la nomination de l’écrivain comme lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick [60].

De manière plus spécifique, les essais expliquent beaucoup plus clairement que la poésie ou le théâtre la place ambivalente de l’Acadie dans l’oeuvre de Chiasson, le rapport au territoire, les relations entre arts visuels et littérature, les moteurs ou les motivations profondes de son écriture. La lecture des essais permet de vérifier comment l’écrivain Herménégilde Chiasson a organisé et vécu sa vie de manière à ce qu’une oeuvre puisse y advenir. Il s’est servi du sentiment d’exclusion qui frappe les petites cultures comme d’un tremplin pour relancer son écriture. Si l’écrivain est « quelqu’un dont l’énonciation se constitue à travers l’impossibilité même de s’assigner une véritable place, qui nourrit sa création du caractère radicalement problématique de sa propre appartenance au champ littéraire et à la société », s’il est celui qui « a géré cette intenable position, suivant les règles d’une économie paradoxale où il s’agissait dans le même mouvement de résoudre et de préserver une exclusion qui était le contenu et le moteur de sa création [61] », eh bien, Herménégilde Chiasson est cet écrivain-là, et l’Acadie lui offre un terrain propice à l’expérience de l’exclusion. Si telle est la condition de tout écrivain, il faut admettre pour une fois que l’écrivain des petites nations, s’il est mal placé pour être entendu, n’est peut-être pas si mal placé pour produire un discours littéraire. C’est là tout le pari d’Herménégilde Chiasson. Ailleurs, il serait peut-être plus entendu, mais aurait-il autant à dire ?