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Ceux qui prétendent que le peuple québécois est composé de gens fermés à l’étranger et repliés sur leur nombril identitaire trahissent une nette méconnaissance de la littérature actuelle. Car on a eu beau, il y a quelques années, souligner à grands traits la montée d’un courant néorégionaliste, ce dernier est nettement supplanté par une tendance toute contraire, et ce, même s’il ne s’agit pas d’un mouvement organisé. Les romanciers québécois, et donc leurs éditeurs, affichent en effet une nette prédilection pour le dépaysement dans l’Ailleurs. Le phénomène me paraît assez important et singulier pour qu’une enquête soit menée à son sujet. Je ne suis d’ailleurs pas le premier à l’observer. En 2014, dans un dossier de L’inconvénient sur les nouvelles voies qu’emprunte la littérature québécoise, Mathieu Bélisle parlait des « grandes explorations » menées par les écrivains de la relève[1]. Dans un colloque tenu à Paris en 2015 et dont les actes ont été publiés récemment, Anne Martine Parent observait également, à propos de l’ouverture à « d’autres contextes géographiques, sociaux, culturels et historiques », qu’elle « n’est pas le seul fait des écrivains migrants », mais s’inscrit au contraire massivement dans les oeuvres des « écrivains non migrants[2] ».

À peu près à la même époque, le chroniqueur Louis Cornellier signalait lui aussi la chose, cette fois pour s’en inquiéter. Dans une lettre à son confrère du Devoir Christian Desmeules, il déplorait « la tentation exotique », stipulant que « si un écrivain ne trouve pas dans son milieu, dans sa société, dans son pays suffisamment de sources d’inspiration pour nourrir son oeuvre », on doit conclure que, ou bien « cet écrivain manque gravement d’imagination, de sens de l’observation », ou bien « sa société est vraiment inintéressante[3] ». Dans les deux cas, une telle oeuvre ne mérite pas qu’on s’y attarde. Cornellier établissait le fait de parler de sa propre société comme un enjeu moral mettant en cause l’authenticité et une sorte de devoir civique : « Qui parlera de nous, si ce n’est nous-mêmes[4] ? »

Plus conciliant à l’endroit de romans qui, tout en se déroulant ailleurs, « restent ancrés dans une expérience québécoise » (il citait en exemple deux romans de Gil Courtemanche), sans doute avait-il dans sa mire un roman comme L’homme blanc de Perrine Leblanc[5], situé en Russie et exempt de toute référence directe au Québec, ou encore Bunyip de Louis Carmain[6] et La porte du ciel de Dominique Fortier[7], parus tous deux précisément en 2014, le premier situé en Tasmanie et en Papouasie, le second dans le sud profond des États-Unis, ici encore sans qu’aucune passerelle ne relie ces lieux avec le Québec.

La protestation de Cornellier, vite et unanimement contestée, n’a pas trouvé preneur par la suite. D’ailleurs, le phénomène n’a cessé de s’accentuer depuis, si bien qu’il est en passe de révéler, paradoxalement, quelque chose de l’état actuel de notre culture. Pour justifier cet attrait pour l’ailleurs, il ne suffit pas d’évoquer la souveraine liberté du créateur et l’absence de limites à imposer au travail de son imagination. Si la tendance prend de l’ampleur, il faut tout de même savoir se l’expliquer. On peut bien sûr s’en remettre à des raisons socioéconomiques : avec la mondialisation et le prix abordable des vols aériens, les Québécois voyagent beaucoup, quelle que soit leur classe sociale. La vague des écritures migrantes au cours des décennies 1980 et 1990 doit également avoir joué un rôle dans la sensibilisation des Québécois aux situations vécues dans les autres pays, sans parler des débats mêmes sur l’immigration et des contacts directs, de plus en plus fréquents, avec des immigrants, des mariages interethniques, etc. Comme on l’entend au sein du discours social, enfin, et ce depuis le référendum de 1995, le Québec traverse indéniablement un malaise identitaire et se cherche de nouveaux repères. On ne peut dire que l’amour du pays se porte au mieux. Chez les moins de trente-cinq ans, les préoccupations liées à l’altermondialisme ont supplanté celles promues par le nationalisme, fût-il civique et non ethnocentrique. Il est remarquable, d’ailleurs, que dans nombre de romans des dernières années, le ou la protagoniste poursuive à l’étranger une quête identitaire, voire originaire.

Dans un second temps, dès lors, il importe de réfléchir à ce qui s’inscrit dans notre imaginaire littéraire avec ces pérégrinations en terres étrangères. Que va-t-on chercher ailleurs ? Quels sont les enjeux de telles entreprises, entre le désir d’évasion, la fuite, le mépris du local, l’aventure de la découverte, la refondation de soi sous d’autres cieux, etc. ? Sans pour autant souscrire aux exigences normatives d’un Cornellier, nous pouvons tout de même nous demander si de telles oeuvres délaissent tout ancrage dans la culture québécoise ou si, au contraire, elles cherchent à la renouveler en étendant le domaine des perceptions de soi et de l’autre. Sans prétendre élaborer un portrait global, j’examinerai ici ce que nous donnent à lire quelques romans récents.

MOURIR À VENISE

Il n’y a pas d’erreur : je suis ici d’Éléonore Létourneau[8] se présente comme un court roman très dense dans lequel il ne faut pas chercher une intrigue soutenue ; les actions peuvent être résumées en quelques lignes. Le narrateur du récit, un homme d’une cinquantaine d’années, ancien designer de réputation internationale, se rend à Venise pour s’y déposer. Fatigué de la vie, et surtout de lui-même, il espère peut-être trouver une direction dans cette ville où vit encore la femme dont il est séparé, le seul amour de sa vie. Dans cette ville, ils vécurent un voyage de noces vite tourné au désastre. Les retrouvailles avec Elga ne font que confirmer l’échec de cet amour et l’abîme qui sépare Pierre de toute joie d’exister. C’est aussi à Venise que Pierre se découvre atteint d’une maladie insidieuse, non nommée dans le roman, mais dont les symptômes sont ceux de la SLA. Sa femme, musicienne accomplie, lui prête un appartement à côté du sien de manière à pouvoir veiller sur lui et à l’accompagner jusqu’à la fin. La lente mais inéluctable progression de la maladie est racontée dans le détail par le narrateur, et ce jusqu’aux derniers instants de sa conscience lucidement désespérée.

Le titre signale le problème central du personnage : l’incapacité de trouver un lieu à soi où s’établir. Il nous apprend que cette instabilité s’est installée en lui dès la prime enfance en raison de parents en constants déplacements et inaptes à donner à leur fils unique un lien d’amour. J’ai relevé dans le roman une bonne douzaine de passages qui traduisent chez lui une relation incertaine au lieu, ou plus précisément au fait d’être « ici » plutôt qu’« ailleurs », l’« ici » n’étant pas qu’un ancrage topographique mais plus fondamentalement le lieu d’une relation à soi et à l’autre. Cette indécision est manifeste lorsqu’il évoque sa rupture avec Elga : « Enfin, c’est moi qui suis parti mais ça n’a plus d’importance. Maintenant, je suppose qu’elle est ailleurs plus que moi. Elle n’est pas ailleurs, elle est ici. C’est moi qui suis encore ailleurs, qui n’arrive plus à atterrir. » (37) Lorsqu’il arrive à Venise, le désir de la revoir est pourtant présent : « Je m’épuise, me défais. Il me faut un projet et il semble que ce projet, ce soit elle. » (39) Mais ce désir, très rapidement, est balayé par le sentiment de l’insignifiance : « [J]e ne vois plus ce que je suis venu faire ici, sinon contempler l’étendue du fossé qui nous sépare et la vacuité des phrases que nous échangeons. » (54) Cette difficulté d’être là est aussi un problème de langage : « De ma cage thoracique, quelque chose veut jaillir que je ne saurais nommer, des émotions confuses et des pensées informes. » (94)

Peu de romans au Québec ont décrit avec autant de précision la progression lente mais inexorable d’une maladie chronique chez un homme de cinquante ans qui se voit forcé de dresser des bilans. Mais cette « maladie de la mort », pour reprendre un titre de Duras, correspond avant tout à l’incapacité d’aimer. Qu’un tel roman ait été écrit par une femme de trente-sept ans dénote une précoce maturité chez Éléonore Létourneau. Son personnage ne s’accorde aucune complaisance, et c’est aussi d’un regard désabusé qu’il observe le monde. Son mal à lui, peut-être plus chronique que chez d’autres, est néanmoins partagé : l’inassouvissement est le fin mot de toute existence. Même Elga, si vivante et énergique et à qui tout réussit, n’y échappe pas malgré « la discipline à laquelle elle s’astreint quotidiennement pour devenir qui elle est sans y arriver jamais » (138). La difficulté à vivre l’ici et le maintenant, semble vouloir nous dire Pierre, est un problème universel.

Il n’empêche que l’inaptitude à créer un lien d’amour avec autrui le prédispose plus que d’autres à faire de la mort le seul lieu qu’il saura finalement habiter. Certaines prises de conscience sont chez lui fulgurantes et mériteraient d’être méditées par bien des hommes : « J’aurais voulu croire à la cohabitation de nos rêves, mais on ne m’avait appris que la rivalité, et dès que je l’ai vue réussir [Elga], j’ai cru échouer. » (121) Il lui apparaît finalement qu’il a dû la quitter parce qu’il ne supportait pas qu’elle ait une vie et des plaisirs en dehors de lui. En d’autres termes, elle n’était utile qu’à nourrir son narcissisme, à défaut de quoi elle devenait une présence menaçante : « Je mourrai avant d’avoir su aimer. Il n’y a de vérité pour moi que dans la conquête, ce mouvement contrôlé vers l’avant, vers le haut. Je l’ai détestée pour les qualités qui m’ont fait fléchir, son assurance et son charme étaient à double tranchant. » (124) Triste bilan.

Du temps de son voyage de noces tourné à la catastrophe, Venise s’est présentée comme une « spirale infernale » (27), une « ville sans issue » (39) avec ses ruelles tortueuses qui ramenaient sans cesse les amants aux mêmes endroits bondés de touristes qu’ils cherchaient précisément à fuir. Ce qui s’est produit alors semble résumer toute son existence d’homme errant : « Je crois savoir où je vais, et pourtant plus j’avance, plus je reviens sur mes pas. Je vais tout droit, mais je tourne en rond. » (32) Il n’est pas étonnant alors qu’au moment où il s’apprête à remettre les pieds à Venise, il mette en doute qu’il s’agisse de la plus belle ville du monde. De la part de l’auteure, faire voir la Sérénissime à travers le regard d’un homme revenu de tout s’avère un moyen ingénieux pour en parler sans tomber dans les représentations de cartes postales. Ainsi, durant cet ultime séjour, et aussi longtemps que sa santé physique le lui permet, Pierre ne sort jamais du périmètre restreint qui se trouve dans la portion nord de Venise, entre les Fondamente Nove et la Fondamenta Cannaregio. Dans le récit de ses déambulations, la ville paraît dépeuplée, et Pierre, plus seul que jamais. Il est tentant pour lui (et pour l’auteure) d’associer son destin à celui qui soi-disant attend Venise : « Je m’enfoncerai avec elle vers le néant qui m’habite et que je fuis. » (52) Heureusement, Létourneau n’a pas abusé de ce cliché. Au contraire, et malgré tout ce qu’il peut prétendre par ailleurs, Pierre semble retrouver un certain plaisir d’exister dans le court intervalle entre l’annonce de sa maladie et son hospitalisation définitive.

Dans la section III du roman, la plus intéressante à mon avis, on le voit observer la ville avec curiosité, s’étonnant de la « merveille d’ingénierie » (85) qui se cache sous ses ponts et ses palais (non seulement les pilotis qui soutiennent le tout, mais les fils électriques et les conduits d’aqueduc qu’il a fallu installer sans que rien n’y paraisse). Il médite le fait que dans cette ville, jamais rien n’est détruit, les nouveaux édifices devant être plutôt rafistolés à partir des anciens. Pierre entrevoit la beauté de cette superposition de temps historiques.

C’est dans cette partie que Venise est la mieux décrite, parcourue par le narrateur qui s’en tient à ses repères intimes. Voilà, me semble-t-il, la manière la plus judicieuse d’aborder dans un roman les villes-joyaux saturées de descriptions touristiques : par la voie d’une identification entre elles et la vie intérieure des personnages qui y circulent. On ne décrit pas de telles villes, on nomme ce qui en elles répond à ce qui se joue dans la psychè. C’est ainsi qu’elles cessent d’être des musées et se mettent à vivre dans les mots.

Carte en main ou à l’aide de Google Street View, on prend plaisir à reconnaître à de menus détails les endroits qui forment les repères du narrateur au cours de ses promenades : ce bloc de pierre devant la Scuola Grande della Misericordia, où il aime s’asseoir ; la cour de ce bâtiment sans apprêt au bout de la Fondamenta Cannaregio aux trois escaliers semi-circulaires qui donnent sur la lagune, endroit en retrait et peu attrayant fréquenté par les « pauvres, chômeurs, veufs, marginaux [qui] errent en silence, sans que personne ne les dérange, sans crainte d’être exposés au bonheur des autres » (93). Pierre s’identifie tellement à ces « nowhere men » qu’il peut enfin énoncer ce rare constat : « Je suis ici chez moi. »

On constate malgré tout que le rapport devenu positif à l’espace ne s’accompagne pas d’une relation aux autres, qui au contraire continuent d’être maintenus à distance. Pour Pierre, tous les espoirs auront été vains, et le dévouement d’Elga n’aura pas réussi à le sortir de son isolement. S’il a trouvé son « ici » dans la mort, c’est pour s’y voir aussi privé de toute compagnie, sans compter que la permanence de l’ici est loin d’être assurée puisque mourir, après tout, c’est partir un peu.

SE FAIRE OUBLIER À BUENOS AIRES

L’idole de Louise Desjardins[9] raconte aussi l’histoire d’une personne qui peine à se poser quelque part. Éveline, soixante-dix ans passés et veuve depuis peu, décide de quitter Montréal pour finir ses jours à Buenos Aires. Pourquoi ce lieu ? Sans doute en référence à Eva Perón, l’idole de sa mère. On voit déjà par ce motif qu’à la fuite hors du lieu natal peut correspondre une volonté de renouer avec un complexe originaire. Le roman tend à montrer que l’on ne dénoue pas facilement ses attaches : le frère, les enfants et les petits-enfants d’Éveline ne manqueront pas de réclamer sa présence. La narratrice insiste également sur le fait qu’on ne se quitte jamais soi-même malgré notre volonté de rompre avec tout ce qui a pu nous définir. En effet, elle a beau vouloir s’ouvrir à ce que peut lui offrir son pays d’adoption, elle passe le plus clair de son temps à régler ses comptes avec son passé : « je suis venue si loin pour oublier toutes ces choses qui me rattrapent de plus belle » (139), confie-t-elle intérieurement à son mari décédé.

Contrairement au narrateur du roman de Létourneau, plutôt discret sur ses intentions (qu’il ne connaît d’ailleurs pas tout à fait), l’Éveline de Desjardins les commente abondamment. Elle déclare : « Je me suis débarrassée des vestiges de mon ancienne vie, de tous mes meubles, de mes livres, ce qui m’a propulsée dans un nirvana suprême. En apesanteur. » (24) Comme sa relation avec ses enfants et petits-enfants paraît tout de même assez harmonieuse, il est difficile de comprendre exactement ce qu’elle cherche à fuir. Elle-même n’est pas trop certaine de ce qui la motive :

Plus tard, en rentrant en taxi, je me suis demandé de nouveau pourquoi j’étais venue vivre si loin du Québec, un endroit dont bien des gens rêvent. Ça me fascine, ce besoin de partir. Une insatisfaction de la vie, tout simplement, peu importe où l’on se trouve. La vie qu’on croit toujours meilleure loin de chez soi. Loin de cette terre, vers le nord ou vers le sud, on a besoin d’air. D’infini.

85

Comme les dernières années de vie de sa mère ont été marquées par la maladie d’Alzheimer, Éveline est persuadée d’en être aussi la proie à venir : « Je crains la mort avant la mort, comme ce qui est arrivé à ma mère […]. De là ma décision de devancer ma disparition s’il le fallait. Je ne serai plus là, j’aurai fui en douce les spectateurs de ma dégénérescence. » (25) Vers la fin du roman, son choix relève presque d’une position philosophique : « Je suis venue à Buenos Aires pour me désengager de tout, de mon grand amour mort, de mon passé, de mes parents décédés, de mon fils, de mes petits-enfants. Faire une répétition générale de ma disparition. Jouer à la morte, apprivoiser le néant. » (126) Pour cette raison même, elle hésite à créer de nouveaux liens d’amitié avec les personnes qu’elle rencontre à Buenos Aires, qui, toutes, manifestent à son égard un désir de relation, bien qu’elles soient elles aussi pour la plupart des êtres en transit, immigrants ou Argentins désireux d’aller vivre ailleurs.

Sa décision ne l’empêche pas de s’interroger sur l’appel de l’ailleurs : « C’est fou, ce besoin de transhumance, comme si le mouvement remédiait au mal-être. » (205) On peut observer du reste que son choix, maintenu jusqu’à la fin, est loin de produire l’effet libérateur attendu : « Depuis que Léonard [son fils] est parti de la maison, je me sens loin de mes racines, loin de moi, comme si j’avais disparu au fil des ans. Je ne ressens plus rien, tout m’est égal, je suis en état de catatonie. » (220) Alors, ce « mal-être », quel est-il ? Il semble lié à la mère, cette mère obnubilée, voire névrotiquement aliénée, par la figure fantasmée du succès qu’incarnait à ses yeux la princesse Eva Perón. Éveline, dont le nom est copié sur celui d’Evita, ne s’est jamais sentie à la hauteur du désir de sa mère qui aurait voulu qu’elle fasse une Eva Perón d’elle-même, « ou une Édith Piaf, ou une Marlene Dietrich » (137). Ce motif est central dans le roman, si bien que c’est à cette idolâtrie que son titre fait référence. Bien qu’elle tente de se libérer et de renaître, Éveline est ramenée sans cesse à son symptôme : « Malgré mes déplacements, mes voyages, l’aiguille s’accroche sur un vieux 33 tours. Même refrain en mode mineur, toujours. Une cicatrice, c’est une cicatrice. Elle couvre une blessure sans la nier. La vieillesse, comme une cicatrice de la vie. » (134) On se met à espérer que le roman creuse enfin cette intuition, la déplie et la retourne dans tous les sens pour sonder cette douleur originaire. Déception : c’est plutôt le sur place qui nous attend, la narratrice se montrant incapable de percer l’écran de son bavardage quelque peu oiseux.

Dans ce livre, Buenos Aires est un décor. Éveline y circule avec ses amis, elle nomme des lieux et des rues, elle observe un peu la faune qui y circule, mais on ne peut dire qu’elle y investit vraiment son désir. Mais n’était-ce pas le désir de sa mère, au fond ? En revanche, son Abitibi natale à laquelle elle revient constamment est décrite avec une certaine chaleur. On voit que Louise Desjardins a voulu jeter des ponts entre les deux pays. Avec son jeune ami Alejandro, qui a déjà vécu à Montréal et qui veut y retourner, Éveline peut discuter d’artistes québécois. Elle-même exprime son admiration pour des écrivains argentins comme Borges et Cortázar. Le problème est que ces références sont assez superficiellement amenées et n’acquièrent pas de fonction structurante dans le parcours de la narratrice. Sans nier la valeur qu’elles peuvent avoir aux yeux de l’auteure, elles se dégagent mal d’un effet de name dropping. Il en va de même pour la figure centrale d’Eva Perón : bien qu’Éveline s’emploie à l’examiner sur le mode du pour et du contre, on ne peut dire qu’elle parvient à la transpercer ou à lui donner un rôle cathartique.

DISPARAÎTRE À VALENCE

Est-ce un signe des temps ? La femme de Valence[10], premier roman d’Annie Perreault, nous raconte aussi l’histoire d’une femme qui a décidé de tout quitter pour reconquérir sa liberté, sa jeunesse, son identité. Le geste est d’autant plus radical dans son cas qu’elle abandonne ainsi deux jeunes enfants. Comment expliquer un tel choix de la part d’une femme apparemment joyeuse dont la fille Laura, par ailleurs, conservera le souvenir d’une mère aimante ? À ce sujet, le roman se contente de suggérer des hypothèses sans vraiment apporter de réponse.

Le point de départ, en fait, est ce qu’on pourrait appeler un choc post-traumatique. Le roman s’ouvre sur une scène vécue en 2009. Claire Halde, en vacances familiales à Valence, prend du soleil sur le toit-terrasse de leur hôtel tandis que son mari et ses enfants s’amusent dans l’eau. Une jeune femme blonde et maigre s’approche d’elle, lui dit quelques mots incompréhensibles. Claire remarque à son poignet les traces de ce qui paraît être une tentative de suicide. Après une courte visite à la toilette, la femme revient, confie son sac à main à Claire, s’assoit sur le rebord du toit et se précipite en bas.

Après cette entrée en matière, le récit est repris avec plus de détails dans une écriture à la fois obsessionnelle et impersonnelle qui rappelle la manière de Duras — jusqu’à ce nom de Claire Halde et cette figure énigmatique de la « femme de Valence » dont on ne connaîtra jamais le nom ni l’histoire.

Par ailleurs, la vie de couple de Claire semble engagée dans cette mort du désir que crée la routine. Avant le suicide de la femme, l’ennui se fait sentir : l’hôtel est moche, Valence est visitée sans enthousiasme, ils sont là pour les enfants et un certain harassement s’empare de Claire. Quand l’étrangère s’approchera d’elle, elle sera gagnée par l’indifférence et regardera la scène se produire sans intervenir. De cette absence de réaction naîtra une culpabilité qui altérera le comportement de Claire et l’incitera, six ans plus tard, à retourner à Valence sur les traces de la femme.

La deuxième partie du roman raconte ce périple. Nous sommes donc en 2015 lorsque Claire remet les pieds à Valence, logée au même hôtel qu’autrefois. Elle a annoncé à son ex-mari et à ses enfants qu’elle reviendrait dans une semaine. Dix ans plus tard (oui, en 2025, mais il ne s’agit pas pour autant d’un roman d’anticipation), sa fille Laura, qui n’avait que douze ans la dernière fois qu’elle a vu sa mère, l’attend toujours. C’est ce que nous apprenons, en alternance avec le récit de Claire, dans le monologue intérieur de Laura tandis qu’elle participe au marathon de Valence. De kilomètre en kilomètre, alors qu’elle raconte sa course, des souvenirs de sa mère remontent en elle. C’est d’ailleurs à sa mère qu’elle dédie cette course dans un geste où se conjuguent l’effort de comprendre et le désir de réparation. On apprend au fil du texte que Claire a beaucoup voyagé avant et après son mariage, qu’elle a même gagné sa vie en contribuant à la rédaction de guides de voyage. Plusieurs sous-titres du roman évoquent plaisamment ce style d’écriture : « Arriver en Espagne », « Vaut le détour : l’Institut valencien d’art moderne », « Se déplacer en train », « À voir, à faire », « Où dormir ? », etc.

Au moment où Laura termine sa course, nous aurons suivi le parcours de Claire qui, elle aussi, tente de réparer quelque chose en elle en se libérant du souvenir obsédant de la femme de Valence. Après quelques efforts infructueux (et vite abandonnés) pour en savoir un peu plus à son sujet, Claire dévie de sa trajectoire : « Au lieu d’élucider l’histoire de la femme de Valence, elle voit sa propre histoire se mettre en travers du chemin et boucher le paysage. » (146) Elle fait la connaissance d’un Madrilène avec qui elle passe les trois derniers jours de son voyage à faire l’amour avec frénésie. Quand l’heure du départ est arrivée, elle quitte le beau Manuel sans regret. Une fois à Madrid, alors qu’elle s’apprête à prendre le train qui l’emmènera à l’aéroport, elle se débarrasse de son billet d’avion et décide de sauter dans le prochain train pour Séville : « À l’ombre de la ville où elle a laissé une femme mourir, elle s’est enfin sentie vivante. » (202) La voici maintenant en route vers l’Andalousie, « sur les traces de sa jeunesse » (205).

Formellement, le roman joue astucieusement sur plusieurs allers-retours temporels. Passer du récit de Claire à celui de Laura permet aussi de présenter une même scène à partir de deux points de vue. Des parallélismes se mettent aussi en place : partie en quête de la femme de Valence, Claire devient à son tour pour sa fille cette nouvelle femme de Valence dont on veut retrouver la trace. Le roman suggère d’ailleurs une identification de Claire à la femme qui s’est jetée du haut du toit. Peu après l’événement, Claire s’est maquillée avec les cosmétiques trouvés dans le sac de la femme. À plusieurs reprises, le récit souligne l’attrait vertigineux que lui procurent les hauteurs. Elle imagine la chute, l’éclat des os sur le sol. L’idée de sauter dans le vide s’associe à celle d’avancer vers l’inconnu, de se perdre — c’est du reste le thème de l’extrait du Vice-consul de Duras cité en exergue. Avant de se lancer dans une aventure avec Manuel, elle passe au salon de coiffure pour une coupe et une teinture qui la rendront similaire à l’inconnue, essayant de faire comprendre ce qu’elle veut à l’aide d’exemples assez révélateurs : Kim Novak dans Vertigo, Naomi Watts dans Mulholland Drive, Eva Marie Saint dans La mort aux trousses. Claire évoque aussi « le plus beau des suicides », celui d’Evelyn McHale (42) et « The Falling Man », célèbre photo d’un homme chutant du World Trade Center (41).

Bref, partir pour ne plus revenir. Dans la courte notice de l’auteure qu’on trouve sur le rabat de la couverture, il est écrit que, née sur le boulevard Taschereau, Annie Perreault n’a eu « d’autre choix que de grandir avec des envies de dépaysement » en fomentant « des plans d’évasion », cherchant « la beauté et la poésie dans les livres, les films et les voyages ». Sa Claire Halde a aussi commencé à voyager à quinze ans. Plusieurs pages résument sous forme de listes les expériences retenues des multiples voyages qu’elle a faits :

Claire Halde avait goûté à des nourritures avec curiosité ou ennui, des fruits exotiques, des plats traditionnels, des bouillies fades à la texture épaisse, des sucreries locales, loukoums qui collent au palais dans les rues d’Istanbul, confiseries diverses, glaces italiennes, des variétés de riz, de kacha, de pains plats, de pains frits, de pains à la mie tendre. Elle avait savouré un ananas inoubliable dans le port d’une île des Moluques, son jus qui coulait le long de son poignet tandis qu’elle attendait un cargo qui tardait à accoster.

107

On ne s’étonnera pas de croiser une citation tirée de L’usage du monde de Nicolas Bouvier, que Claire connaît par coeur : « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. » (146)

Pourquoi Valence ? Sans doute pour des raisons personnelles à l’auteure, peut-être pour la sonorité du nom. Si l’on excepte les clins d’oeil aux guides de voyage dans les sous-titres, la ville espagnole est présentée très concrètement, sans aucune emphase sur son caractère touristique. Claire y circule en nommant les rues et les édifices qu’elle croise, sans plus. Elle décrit quelques poissons du musée océanographique visité avec les enfants, puis une oeuvre de l’Institut valencien d’art moderne qui l’a impressionnée (66). Ailleurs, on traverse Valence à travers le regard de Laura qui y court un marathon, selon une perception forcément limitée :

[J]e ne sais pas lire les villes en courant, les monuments m’échappent, les arbres ne retiennent pas mon attention, j’avance dans un volume de lignes et de virages auxquels j’arrache parfois un visage, un bras brandi, un sourire d’enfant, une perspective sur un parc ou un boulevard, un pont à venir, l’impression de progresser sans rien voir de Valence, le regard qui raye tout au fur et à mesure, […] des bouts de ciel quand je lève le menton, je ne m’accroche à rien […].

121

Chez Claire, la perception de la ville est encore davantage liée à son état d’esprit : « Quand elle s’élance dans Valence ce matin-là, Claire Halde a l’impression de longer la matière même de son détachement du monde. » (65) Éviter l’exotisme est ici un choix assumé, mais qui donne au lieu en contrepartie un caractère peu défini, gommant sa spécificité.

Le Québec, enfin, trouve-t-il un écho dans la ville espagnole ? Un seul, sur un mode plutôt négatif, dans un constat que fait Claire un peu avant de vivre son aventure érotique avec Manuel :

Il lui semble qu’il y a ici davantage de chaleur humaine, cela se voit à certains gestes intimes, une main sur une épaule, un bras autour d’une taille, une accolade bien sentie entre voisins, un visage saisi avec douceur entre les mains, une manière de s’embrasser, de se saluer, d’ouvrir les bras pour accueillir quelqu’un croisé sur le trottoir. […] Elle prend conscience de sa froideur de Nord-Américaine, de ses gestes retenus, de ses bises sans enthousiasme […].

151

Bien que la composition du roman paraisse étudiée et travaillée, il m’a laissé une impression d’inachèvement, ou plutôt d’inconsistance, comme si l’auteure avait dévié de son intention initiale. Je me demande si ces références culturelles, ces clins d’oeil et ces jeux narratologiques ont été mis là pour contourner la difficulté d’approfondir le traumatisme initial, comme si le saut dans le vide de l’écriture que devait provoquer le plongeon mortel de la femme de Valence n’avait pas été accompli jusqu’au bout et que l’auteure s’était agrippée à quelques balustrades rassurantes (listes, jeux formels, références culturelles, scènes sexuelles bien écrites mais quelque peu gratuites). Aussi, la fuite en avant de Claire, qui finit par se perdre dans le décor tandis que sa fille, elle, termine son marathon, semble dédoubler la fuite en avant d’une écriture qui s’emballe et veut trop en faire. En fin de compte, plutôt que d’être conduit devant ce point critique où la beauté rejoint la terreur (211), on cherche à comprendre en termes plus psychologiques comment la si forte culpabilité ressentie par Claire à l’endroit d’une inconnue a pu faire place à une si grande indifférence à l’égard de la souffrance infligée à ses enfants.

S’ÉCLATER À MYKONOS

Alors que les narrateurs des romans précédents exposaient un certain ancrage, fût-il discret, dans le contexte québécois, celui de Mykonos[11], impersonnel et apatride, n’offre aucune prise de ce genre. Le dernier roman d’Olga Duhamel-Noyer nous entraîne sur la fameuse île grecque pour y suivre pas à pas la virée d’un quatuor de jeunes hommes dont les aspirations se limitent à la baignade, à la baise et aux beuveries. L’île est tout entière soumise aux impératifs du tourisme. C’est du moins le regard que porte sur elle l’auteure, et on jurerait à la lire qu’elle veut convaincre ses lecteurs de ne jamais y mettre les pieds. Ses personnages n’ont rien de sympathique, sauf peut-être Pavel, chez qui se dessinent une intériorité et une sensibilité que les autres n’ont pas, mais qui finalement ne s’assume pas dans sa différence et rejoint la médiocrité des trois autres. Les bars et discothèques où ils mettent les pieds semblent peuplés de gais, ce qui provoque chez nos touristes en vadrouille de fortes réactions homophobes. Heureusement, quelques filles sont disponibles pour des aventures sans lendemain qui les confortent dans leur masculinité.

L’écriture est d’une sobriété qui confine à la sécheresse. Il s’agit peut-être d’une gageure : évacuer toute forme de lyrisme ou d’effet de voix, bien veiller à ce que les phrases, brèves et strictement factuelles, ne suscitent aucun emballement. Par moments, on croirait lire un synopsis :

Le jeune marin boit d’un trait le verre d’alcool et continue de dévisager l’étranger. Ils ont à peu près le même âge. Il perd aux cartes. Un homme en chemise, le capitaine peut-être, regarde l’heure. Des papillons volettent autour des néons. Les marins se lèvent les uns après les autres. Le bar va fermer. Ils repartent à pied dans la nuit en direction du nouveau port. L’équipage s’apprête à reprendre la mer.

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Plusieurs critiques ont voulu voir dans cette sobriété une qualité, comme Josée Boileau, selon qui la « froideur dans la narration […] nous tient en alerte ». Elle poursuit : « Les phrases sont courtes, les dialogues quasi absents et l’émotion reste en surface. C’est sujet, verbe, complément, point et on recommence. C’est hypnotisant de détachement. Comme si on avançait face à un soleil trop blanc, qui aveugle sur ce qui nous attend[12]. » Anne-Frédérique Hébert-Dolbec fait elle aussi état d’une « narration froide et distancée qui impose une certaine lourdeur[13] ». Mais au fond, cette plume, qui « se fait sournoise, hypnotise, force le détachement pour mieux déconcerter[14] ». En me forçant un peu, je pourrais moi aussi donner une valeur à cette écriture blanche, y voyant une manière de renforcer l’absence d’âme de ce décor et des gens qui le peuplent. N’est-ce pas une façon de faire qui a donné tant de force aux romans d’Agota Kristof ? Mais n’ayant pas ressenti le procédé comme un vecteur de force, il m’est difficile de renverser en valeur positive des traits négatifs comme le manque de profondeur des personnages, la froideur ou la sécheresse de la narration, la banalité des faits racontés, la superficialité voire l’absence d’émotions, etc. Je me refuse donc au coup de baguette magique du critique plein de bonne volonté qui ferait de tels traits les révélateurs de « la misère spirituelle de notre société de consommation » ou de « la brutalité que provoquent l’ignorance et l’inculture », ou encore d’« une jeunesse sans repères livrée aux exigences mortifères du plaisir immédiat ». Quand on a décidé d’aimer un livre, on peut facilement trouver des formules qui lui donneront des airs de grandeur.

Ce roman nous place donc devant le règne de la banalité, des pensées à courte vue. La psychologie des personnages est mince, sans doute parce qu’ils ne sont portés que par la recherche du plaisir immédiat. Ils sont ensemble, mais ils ne s’aiment pas particulièrement. La critique du Devoir l’admet aussi, mais toujours en renversant une observation circonspecte en enthousiasme : « Mis à part Pavel […], les personnages ne demeurent qu’esquissés […], leur véritable nature flouée par un effet de masse ne laisse aucune place au questionnement et à la personnalité. Un roman surprenant et révélateur[15]. » Mais révélateur de quoi, au juste ? De la désespérante médiocrité de notre jeunesse ? Une telle misère existe, bien sûr, mais j’attendrais d’un roman qu’il nous en dégage le tragique sous-jacent plutôt que d’en demeurer au constat de surface. Sinon, à quoi bon ?

J’ai écrit « notre jeunesse », mais en fait on ne sait d’où proviennent ces jeunes. L’auteure a pris soin de ne pas préciser leur origine, brouillant d’ailleurs les pistes avec des prénoms aux consonances diverses (anglo-saxonne, espagnole, slave, française). Ils ne parlent pas le grec et baragouinent l’anglais, semblent plutôt francophones, sans plus. On se contentera de voir en eux le jeune touriste mâle célibataire hétérosexuel générique, limite douchebag, coincé dans sa mâlitude jusqu’à une homophobie chronique qui va s’avérer meurtrière. Un meurtre sans état d’âme, raconté comme s’il était sans conséquence pour celui qui l’a commis, lequel en chasse le souvenir de son esprit sans trop de difficulté en baisant dans les heures qui suivent comme un animal.

Je me demande finalement ce que ce roman cherche à dire ou à faire sentir. Mykonos même, outre sa mer, ses côtes escarpées et son soleil éblouissant, n’offre à l’âme rien de plus que Laval ou Brossard. On ne peut dire que les quelques descriptions de ce lieu qui a vu naître les dieux suggèrent un contraste qui aurait pu s’avérer saisissant entre cette grandeur et la petitesse des personnages. Il ne s’agirait plus alors que de décrire « ce peuple apatride que sont les touristes, qui dénaturent souvent les lieux où ils s’agglutinent[16] » ? Parfois, je trouve que nos exigences manquent de hauteur.

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Dans les quatre romans recensés ici, l’Ailleurs se présente comme un lieu de réalisation de soi, que ce soit dans la mort, la fuite ou les plaisirs faciles. Tous ne le font pas avec la même profondeur, les mêmes exigences d’écriture, la même cohérence. Si j’ai lu ces livres dans une perspective définie, j’ai tout de même tenté de ne pas les réduire à cette seule question et de rendre compte du projet qui les anime et les structure. Dans tous les réseaux de sens que peuvent mettre en place ces romans, il me paraît que le parcours d’une territorialité autre que le Québec n’a rien d’anodin et constitue, au contraire, une figure séminale.

Les quelques cas analysés ici traduisent certes un état d’esprit que l’on peut interroger, mais il faut savoir que dans la fiction québécoise actuelle, d’autres « postures exotopiques » se manifestent. Dans Et nous ne parlerons plus d’hier[17], par exemple, July Giguère emmène sa narratrice au Mexique dans une quête mémorielle liée à un drame d’enfance. Dans un récit parallèle, elle reconstruit la vie nomade de son père en jeune homme, lui adressant directement la parole dans un effort pour comprendre comment l’enfant blessé a pu se transformer en homme violent. C’est aussi du Québec au Mexique que Larry Tremblay fait se déplacer son personnage dans ce récit échevelé qu’est Le mangeur de bicyclette[18]. Tout à l’opposé de la prose resserrée de L’orangeraie[19], ce dernier roman du prolifique auteur saguenéen laisse libre cours à une imagination par moments hallucinée qui déploie une quête amoureuse et sexuelle au pays des Aztèques. Quête initiatique, pourrait-on dire, mais aux accents plus rabelaisiens que castanédiens. La truculence verbale est aussi au rendez-vous dans le dernier Michel Duchesne, La Costa des seuls[20]. Une tout autre Espagne que celle d’Annie Perreault s’offre ici au lecteur, de même qu’un tout autre regard sur l’industrie du tourisme que celui envisagé dans Mykonos. En réalité, on a beau circuler de Torremolinos à Séville, en passant par Ronda et Granada, la narration se concentre prioritairement sur les personnages, leurs discussions et leurs petites chicanes. Ils sont au nombre de vingt-sept, guidés par Steve, adonné pour sa part au tourisme homosexuel. Le traitement des personnages confine à la caricature : ce sont des types présentés à travers leurs manies, leurs bavardages, leurs travers. Ils voyagent tous pour changer le mal de place, se laissant guider par les dépliants, distraitement intéressés par ce qu’ils voient. Le tourisme dans toute sa splendide médiocrité. Bref, le Québec transporté en Espagne, récit soutenu par une voix narrative désinvolte et distancée, plutôt sarcastique que tendre, bavarde à l’excès et qui ne se prive pas d’un certain goût québécois pour le calembour facile. Bien que le résultat soit loin de me convaincre, ce roman a au moins la particularité de nous sortir de l’aventure individuelle.

Si nous sommes vraiment en présence d’une tendance, on est en droit de s’attendre à la parution prochaine de romans qui font de l’éloignement une autre manière de se retrouver.