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Parus respectivement en 2003 et en 2007, La héronnière[1] et La soeur de Judith[2] de Lise Tremblay reposent sur la confrontation de langages, de visions du monde et d’esthétiques qui témoignent de l’écart entre la ville et la région, entre le propre et l’étranger, entre la culture populaire et la culture lettrée. En découle un conflit des codes et des classes qui, en dépit de la violence qu’il manifeste souvent de manière implicite, ne permet pas de faire triompher la morale de la ville ou de la bourgeoisie cultivée sur celle de la région, mais plutôt de mettre au jour leur caractère irréconciliable. Les deux romans insistent sur la tyrannie du familier, voire sur la violence, parfois exprimée de manière larvée et souterraine, qui couve dans les petites collectivités qu’ils mettent en scène. Tant le village innomé du Bas-du-Fleuve de La héronnière que le quartier de Chicoutimi-Nord de La soeur de Judith présentent des communautés artificiellement solidaires, soudées par des rumeurs et des légendes qui menacent à tout moment de se lézarder et de dévoiler la véritable nature du corps social. Loin de donner dans la simple dénonciation des faux-semblants communautaires et de reconduire une lecture manichéenne et binaire des rapports entre le propre et l’étranger, Tremblay explore la manière dont les conflits de codes et de classes se jouent et se déjouent au hasard des circonstances et des événements, portés de manière quasi accidentelle par des mouvements d’inclusion et d’exclusion aléatoires et sans véritable ancrage dans une mémoire collective. Autrement dit, les communautés que décrit l’auteure ne partagent pas tant des « valeurs », des convictions ou des partis pris qu’elles se construisent sur des affects violents noués à la défense d’un territoire et d’un imaginaire considérés comme communs.

L’expression « conflit des codes » est bien sûr empruntée à André Belleau, qui conçoit le roman québécois sous la forme d’un espace conflictuel dans lequel s’opposent des usages et des langages s’accompagnant de discours sociaux et culturels bien ancrés dans l’imaginaire collectif. La question du « conflit des classes », plutôt délicate en ce qu’elle se fonde sur des antinomies souvent issues de préjugés culturels et de réflexes classistes, me paraît ici indissociable de ce conflit des codes. Il s’agit sans doute là d’une évidence, mais aux différentes classes sociales se rattachent des capitaux symboliques et économiques que la tradition a souvent opposés : aux riches, la culture lettrée ; aux pauvres, le contact direct avec la « vraie vie », avec la nature. De Saint-Denys Garneau à Pierre Lefebvre, en passant par Jean Larose et Yvon Rivard, ces relations entre capital économique et capital symbolique ont été abondamment commentées dans le corpus littéraire québécois : du « mauvais pauvre » au « cassé », de « l’amour du pauvre » à « l’héritage de la pauvreté[3] », écrivains et critiques ont souvent témoigné d’un rapport malaisé à l’accumulation des richesses, qu’elles soient matérielles ou intellectuelles. Belleau explore d’ailleurs cette question dans « Code social et code littéraire dans le roman québécois », en rappelant que les conflits de codes qui s’esquissent dans le corpus romanesque québécois sont le plus souvent articulés autour de l’opposition nature/culture :

Le statut textuel de la référence littéraire, les espèces de précautions blagueuses dont elle est souvent entourée dans les textes — même chez un Hubert Aquin — m’a déjà fait écrire, de façon un peu courte peut-être, que, dans notre littérature romanesque, « l’écriture, se sentant à la fois obscurément redevable à la nature, et honteuse envers la culture, se censure comme culture et va parfois jusqu’à mutiler le signifiant ». Et j’ajoutais : « chez nous, c’est la culture qui est obscène[4] ».

Sans être nécessairement considérée comme « obscène », la culture lettrée est souvent perçue par les personnages de Tremblay comme un héritage, un capital qui ne va pas de soi, qui demande à être entretenu et défendu ; en un mot : apprivoisé. Le conflit entre nature et culture donne ainsi à lire des antinomies, le plus souvent sournoises et voilées, entre représentants de milieux sociaux distincts, de la petite bourgeoisie rurale ou provinciale à la haute bourgeoisie urbaine et cultivée. Aux différents milieux sociaux se rattachent des mythologies et des imaginaires qui, en plus de nourrir les antagonismes, fédèrent des relations fausses et intéressées, inspirées par la logique du marché. La présente analyse s’intéressera plus particulièrement aux effets pernicieux de la logique marchande et des « liens économiques » (LH, 71) sur les relations sociales que présentent les deux textes. Je réfléchirai notamment à la manière dont se font et se défont les échanges affectifs dans des univers fictionnels où la réussite individuelle se mesure le plus souvent à l’aune de critères extérieurs, voire d’un regard social fantasmé.

« PAS DE TOURISTES, PLUS DE VILLAGE » (LH, 26) : LA HÉRONNIÈRE

La héronnière regroupe cinq nouvelles en apparence autonomes, mais qui se répondent néanmoins les unes les autres. Elles s’ancrent dans un petit village sis dans l’archipel de L’Isle-aux-Grues[5], non loin de Montmagny, partagent des références et des points de repère — qu’il s’agisse de la Pourvoirie, du Symposium des ornithologues ou d’événements marquants, pour ne pas dire traumatiques. La narration des nouvelles oscille entre deux points de vue : celui des natifs de l’île (trois nouvelles) et celui d’une narratrice originaire de Montréal qui possède une maison de campagne dans le village (deux nouvelles). Tant dans le propos que dans la structure du recueil s’opposent d’emblée deux mondes distincts : celui des villageois et celui des touristes et des estivants. « Pas de touristes, plus de village » (LH, 26), se plaît à répéter le maire de La héronnière. Par là, il résume en quelques mots l’esprit de soumission aux « étrangers », aux « gens de la ville », qui anime souvent malgré eux les villageois des récits. Si La héronnière a été très bien reçu par la critique, lauréat de trois prix importants[6], il a provoqué un mini-scandale au sein de la communauté de L’Isle-aux-Grues, lequel témoigne d’un premier conflit interprétatif réduisant à néant la frontière, certes poreuse, entre le contexte et le texte, entre le référent et la fiction qu’il inspire. Tremblay a possédé une maison sur l’île aux Grues pendant une dizaine d’années. Elle s’est inspirée du lieu lors de la rédaction de son recueil de nouvelles, mais en tentant de s’éloigner du réel historique et de créer des personnages fictifs bien distincts des habitants de l’île. Certains se sont cependant reconnus dans ses nouvelles et ont même voulu porter plainte officiellement contre elle. Se sentant menacée, l’auteure a vendu sa maison. En entrevue, elle a avoué : « Les habitants de l’île m’ont fait des misères. Je les comprends. Ils ont été mis face à leur inconscient pour la première fois en 400 ans d’histoire. Ça secoue[7]. » À la suite du passage de Tremblay à l’émission Tout le monde en parle, un citoyen de L’Isle-aux-Grues, Raymond Barbeau, a envoyé une lettre à l’animateur Guy A. Lepage, dans laquelle il revenait sur la réception de La héronnière dans son village. Il reprochait notamment à Tremblay d’avoir manipulé les habitants de l’île afin de nourrir sa fiction :

Se déguisant sous de fausses amitiés, Mme Tremblay a pu glaner un ensemble d’informations qui, sorties de leur contexte et avec une pincé [sic] de méchanceté allant jusqu’à mépriser l’intégrité physique des gens, afin d’écrire son roman La héronnière, tout en dissimulant à peine les identités des personnes en cause[8].

Sur l’air d’un refrain bien connu, l’écrivaine est ainsi vue comme une pilleuse qui se serait approprié indûment les vies des autres afin de servir son propre projet, cela sans se soucier des conséquences de ses emprunts sur la communauté qu’elle a dépeinte[9]. En plus d’éclairer les tensions auxquelles donne souvent lieu l’écriture du réel, la polémique autour de La héronnière illustre éloquemment le conflit entre l’écrivaine, extérieure aux drames qu’elle décrit, et les « habitants de l’île », qui se sont sentis dépossédés de ce qui leur appartenait en propre. Dans ce dépouillement, dans ce pillage qu’évoque Raymond Barbeau affleure la logique économique qui préside aux relations entre insulaires et étrangers dans les différentes nouvelles du recueil.

La communauté du village, qui n’est jamais associée directement à celle de L’Isle-aux-Grues, est fort souvent désignée dans la narration des nouvelles sous le syntagme « tout le monde » et forme, en apparence du moins, un corps social solidaire et distinct de la collectivité des touristes de passage qui envahissent l’île pendant l’été, « la saison des étrangers » (LH, 80). Qualifiés de polis et d’affables, les touristes n’en sont pas moins considérés par les insulaires comme des prédateurs qui menacent la survie même du village : « Tout le monde sait que ce n’est pas bon de laisser les étrangers trop s’approcher. Ces amitiés-là, ça finit toujours mal » (LH, 16), affirme le narrateur de la première nouvelle[10]. Déserté par plusieurs femmes qui abandonnent à la fois l’île et leur mari, le village est dominé par une logique sacrificielle et une culture du secret qui empruntent différentes formes au fil des cinq nouvelles. Des hérons abattus gratuitement par un jeune de l’île au meurtre de Roger Lefebvre, un étranger qui « [avait] pris pas mal de place au village » (LH, 34), en passant par le sacrifice d’Aline qui a « attrapé le cancer du village » (LH, 105), les victimes de la culture insulaire se multiplient et confirment le mauvais présage qui planait sur les premières pages du recueil.

Afin d’illustrer ce conflit entre insulaires et étrangers, je me pencherai sur la nouvelle centrale du recueil, intitulée « Élisabeth a menti », dont la narration est prise en charge par le « je » d’une femme ethnologue, mariée à un professeur d’université (on le devine ; il prépare des cours et écrit), montréalaise et éduquée. Son récit est donc biaisé, hautement subjectif et orienté en fonction de sa version des faits. Au seuil du texte s’impose un exergue de Balzac, tiré des Mémoires de deux jeunes mariés (1841), qui porte sur le sacrifice des époux : « Oui, la femme est un être faible qui doit, en se mariant, faire un entier sacrifice de sa volonté à l’homme, qui lui doit en retour le sacrifice de son égoïsme. » Si elle arbore une certaine misogynie en invoquant la faiblesse des femmes, la citation n’en martèle pas moins que le mariage est un marché : la femme sacrifie sa volonté à l’homme ; l’homme en retour lui sacrifie son égoïsme. L’exergue renvoie, d’une part, au marché sur lequel repose le mariage d’Élisabeth : sacrifiée, contrainte de rester sur une ferme qu’elle méprise, elle n’en demeure pas moins reine des lieux, imposant à son mari un rituel compliqué pour éviter que ne se répandent sous son toit les odeurs de la laiterie. D’autre part, il annonce la réflexion du mari de la narratrice sur le caractère ancien, très dix-neuvième siècle, du village où ils passent tous deux leurs étés :

Il dit que, quoi que l’on fasse, les relations avec les habitants du village ne seront jamais égalitaires et qu’ils nous tolèrent parce que nous et les autres propriétaires des résidences secondaires sommes une source de revenus importante. Je lui réponds qu’il a une conception du monde du dix-neuvième siècle, ce à quoi il rétorque que le village est encore au dix-neuvième et qu’il est mieux adapté que moi.

LH, 53

La logique marchande est au coeur de la nouvelle, convoque tout un imaginaire de la dette et donne littéralement lieu à une économie des relations entre insulaires et étrangers. Les échanges, en effet, ne sont jamais gratuits. Endossée par une narratrice qui en viendra à ses dépens à adhérer à cette logique, la nouvelle n’est cependant pas tout à fait univoque. La narratrice est elle aussi encline à commettre de petites trahisons, de petites mesquineries, et à se satisfaire d’une mascarade afin de préserver une amitié factice. Si Élisabeth ment, la narratrice, elle, multiplie les hypocrisies, prétend partager les goûts de son amie, avouant s’accommoder de cette relation par confort : « Je lui enviais ses certitudes. Pour une fois, depuis très longtemps, je me sentais à l’abri. » (LH, 56) Le marché fonctionne pendant un moment, offrant à Élisabeth la satisfaction de fréquenter des étrangers et à la narratrice, le sentiment de nourrir une relation simple et apaisante. Or le récit est bouleversé au moment où commence la saison de la chasse, laquelle exhume la violence quasi atavique du village : « [L]a vie semblait reprendre » (LH, 60), affirme la narratrice. Deux exemples mettent plus particulièrement au jour le conflit des codes qui oppose alors la narratrice et Élisabeth et, plus largement, les villageois et les étrangers. Le premier exemple est le massacre des chatons :

Je me suis approchée et j’ai entendu des rires et un bruit que je n’arrivais pas à identifier […]. Élisabeth tendait des chatons au voisin qui les lançait de toutes ses forces sur le mur de ciment devant lui. On entendait les os des bêtes se fracasser. Ils tombaient ensuite sur le sol, laissant des traces de sang sur le mur. Élisabeth m’a aperçue. Elle est venue vers moi en souriant et en me disant qu’heureusement elle avait André pour désinfester l’étable parce que son mari était incapable de tuer une mouche. C’était la même chose à chaque automne, la bâtisse était envahie par les chats. Il fallait qu’elle agisse. Je me suis reculée, je ne voulais pas voir les carcasses qui gisaient sur le sol. Elle portait des gants de caoutchouc et tenait un sac de poubelle. Elle dégageait une odeur d’eau de Javel.

LH, 62-63

Aux yeux de la narratrice, la scène expose une forme de cruauté primaire et intolérable. Pour Élisabeth, il s’agit simplement d’un grand ménage aussi désagréable que nécessaire. La narration insiste sur certains détails qui visent à exacerber la cruauté de la scène : les rires d’Élisabeth et de son voisin se mêlent aux craquements des os, le sang macule murs et sol ; surtout, l’odeur d’eau de Javel tend à donner un caractère hygiéniste au massacre et fait signe vers l’obsession de la propreté d’Élisabeth qui veut effacer à tout prix les odeurs animales refluant sur la ferme. L’odeur d’eau de Javel, qui n’a rien de naturel ou d’organique, recouvre et efface à la fois la vraie nature de ce grand ménage, mais aussi, par extension, d’Élisabeth et de ses semblables.

Le deuxième exemple donne à lire un autre sacrifice, soit celui d’un orignal :

En marchant sur la chaussée, j’ai senti quelque chose de gluant sous mes chaussures. C’était du sang. Je me suis approchée du fossé et j’ai vu l’orignal encore fumant. La bête avait été prise au collet et les braconniers venaient de la sectionner en deux à la scie mécanique pour prendre le quartier arrière. Élisabeth se tenait près de moi. Je me suis éloignée et j’ai vomi les fruits et le yaourt que j’avais mangés avant de partir.

LH, 66

La dénonciation par la narratrice des braconniers au Service de la protection de la faune sera perçue par Élisabeth et les gens du village comme l’ultime trahison, et confirmera le fait que les étrangers ne peuvent comprendre les lois tacites de leur communauté d’accueil. Un pacte du secret unit les villageois et préserve l’équilibre social, les intérêts de chacun ainsi que le marché local. Cette conception de la vie communautaire s’étend aux autres nouvelles du recueil. Dans « La héronnière », le gérant de la pourvoirie refuse de dénoncer son neveu qui a assassiné un étranger ; dans « La beauté de Jeanne Moreau », la narratrice a « appris à [s]es dépens que la seule règle du village était le mensonge » (LH, 82) ; dans la dernière nouvelle, le personnage d’Aline, originaire du village, s’en prend aux « coutume[s] archaïque[s] » (LH, 107) de son lieu natal. Des rituels, fêtes, carnavals, réjouissances collectives qui ponctuaient la vie communautaire, ne restent plus que des variantes grotesques, partie de hockey sans joueurs, reine de carnaval sans admirateurs, « village désert » (LH, 107) et moribond. Comme le note Michel Biron,

[c]et écart entre ville et campagne n’est pas nouveau, mais on dirait que les valeurs se sont inversées avec le temps : alors que la ville était jadis le lieu de tous les dangers et le symbole de la vie artificielle, c’est désormais le village qui apparaît, au fil de ces nouvelles, comme l’espace même de l’étrangeté et du mensonge[11].

Le village semble souffrir de bipolarité : hospitalier, montrant son plus beau visage lors de la saison du tourisme, il vivote pendant les trois autres saisons, dépersonnalisé, abandonné, « peuplé de vieillards et d’étrangers » (LH, 109).

La morale des étrangers ne l’emporte pas pour autant sur celle des villageois. Selon la narratrice de la nouvelle « Élisabeth a menti », cette dernière évolue dans un monde faux, où dominent les idées préconçues empruntées aux émissions féminines, où s’impose une sorte de recréation factice d’une esthétique ancienne — Élisabeth habite un « musée bien entretenu » (LH, 59) —, où même la nourriture est artificielle. Mais c’est au moment où la vie reprend, où la violence enfouie refait surface, où le vrai (le sang, la mort, l’excitation) se manifeste enfin que la narratrice se voit isolée des autres. Le monde de la narratrice, avec son thon frais, ses bouteilles de sancerre (LH, 68), ses rapports de recherche rédigés pendant un congé sabbatique, sa bonne conscience, est-il plus vrai ? N’est-il pas révélateur que la narratrice dise oublier le sacrifice de l’orignal au moment où elle renoue avec sa vie urbaine, nullement gênée par l’étalage bourgeois de l’avenue Laurier ? Aussi, il serait par trop simpliste d’en conclure que la ville l’emporte nécessairement sur la campagne. Les deux mondes sont plutôt gouvernés par la même logique, souffrent de la fausseté des relations humaines, du caractère dérisoire des appartenances communautaires, et dépendent presque exclusivement de la loi de l’offre et de la demande. Ils demeurent néanmoins irréconciliables parce qu’ils convoquent des imaginaires apparemment distincts — celui de la ruralité contre celui de l’urbanité ; celui de la vraie vie sauvage contre celui de la vie artificielle et policée, et j’en passe — auxquels leurs membres adhèrent pour préserver la cohésion sociale. Les nouvelles de La héronnière ne cessent d’insister, souvent souterrainement, sur la vacuité de telles constructions antinomiques et sur l’aveuglement de ceux et de celles qui y croient.

« LE MONDE DE LA RUE MÉSY » : LA SOEUR DE JUDITH

Sis dans un milieu suburbain, La soeur de Judith met en scène un « espace de vie intermédiaire » où s’estompent « les idées franches de la ruralité et de la ville[12] », comme le note Daniel Laforest. Même si le quartier où évolue la narratrice du roman est neuf et moderne, il n’en demeure pas moins que les usages sociaux qui s’y déploient se mesurent aux moeurs urbaines qu’emblématisent à la fois la ville de Montréal — toujours vue de loin — et les échos d’une vie artistique et médiatique que relaient les journaux à potins. L’incipit du roman relate d’ailleurs l’excitation ressentie par la jeune narratrice de onze ans découvrant dans le journal local un article qui « racontait l’histoire de Claire, comment elle était passée du quart de finale à la demi-finale et à la finale du concours de danse. Si elle gagnait, elle allait passer l’année comme danseuse à gogo dans le spectacle d’adieu que Bruce et les Sultans allaient donner partout dans la province » (SJ, 9). D’emblée, la narration nous indique que le monde de la narratrice se construit par rapport à un ailleurs désirable et lointain. Claire Lavallée, la soeur de son amie Judith, est celle qui permet, ne serait-ce que de manière superficielle, de relier les deux mondes, sorte d’icône de la réussite à l’américaine, « la plus belle fille de la ville, [avec qui] tous les gars de La Pilule voulaient sortir » (SJ, 13). Dès les premières pages du roman, la narration expose le conflit des codes qui structurera l’ensemble du récit d’apprentissage que donne à lire La soeur de Judith, soit l’opposition entre les idéaux de la rue Mésy et ceux de Simone, la mère de la narratrice, pour qui « l’instruction est la chose la plus importante pour une femme » (SJ, 13). Féministe et libérale, la mère évolue sous le signe de l’excès, du « trop ». Elle déborde, elle « va trop loin » comme le répète son mari, mais elle réussit néanmoins à exhumer ce qui se cache derrière les respectables façades de la rue Mésy. À plusieurs reprises, sa fille affirme avoir honte de sa démesure, mais surtout de son indifférence à l’égard des codes sociaux ambiants. Simone, en effet, est considérée comme folle parce qu’elle fait pousser des champignons, parce qu’elle « plante des fleurs à l’arrière de sa maison », parce que son salon est meublé de fauteuils individuels et non d’un « vrai divan » (SJ, 52).

Le « tout le monde » du village de La héronnière devient ici « toute la rue », renvoyant derechef à un corps social homogène aux habitudes et aux idéaux prétendument comparables. Selon la narratrice, « toute la rue » se projette dans le rêve de Claire Lavallée, préfère la réussite spontanée au travail acharné et célèbre l’adolescence éternelle. Prise directe sur le réel et sur le monde de l’expérience, le point de vue de l’enfance est celui d’un conformisme naïf qui vise à plaire au regard social. La narratrice livre de manière immédiate, sans recul aucun, les réflexions qui la traversent. Elle s’approprie littéralement les paroles des adultes qui l’entourent, sorte de ventriloque qui cherche à faire émerger sa propre voix. Loin d’être survalorisée par Tremblay, la candeur enfantine ne renvoie pas à une forme de pureté ou de fraîcheur. L’enfant est ici phagocytée par les opinions et les idées les plus communes qui circulent dans son environnement immédiat ; elle ne recommence pas le monde, mais se moule à ses discours et tente plutôt d’y tracer confusément son chemin.

Les rêves et les idéaux — naïfs, prévisibles et sucrés — que cultivent la narratrice et son amie Judith ne peuvent durer et se révèlent aussi éphémères que ce « drôle d’été » qui sert de trame de fond au récit, et, plus encore, que la jeunesse et la beauté de Claire. La famille Lavallée connaît en effet une tragédie qui aura un impact sur la cohésion de la communauté de la rue Mésy. Puisque tout se déroule de manière souterraine et voilée dans le roman de Tremblay, il n’est pas anodin que cette tragédie soit annoncée subtilement dès la première page du roman :

Ils avaient un grand terrain et leur père avait décidé de construire son propre mini-putt. Judith et moi, nous l’aidions à étendre le tapis vert sur les formes de ciment pour que la surface soit bien lisse. Le tapis avait gardé un pli entre les deux bosses et, même si on avait forcé le plus qu’on pouvait, il n’y avait rien eu à faire. Son père s’était résigné. Il avait dit qu’au mini-golf de Jonquière, ils avaient une machine spéciale qui coûtait très cher, et lui ne pouvait pas se l’acheter. Le chameau allait rester plissé, il n’y pouvait rien.

SJ, 9

Signe d’une fatalité ordinaire, le pli du mini-putt désigne ce qui échappe et échappera toujours aux Lavallée, ce contre quoi ils ne peuvent absolument rien. Car dans leur monde — celui de la petite entreprise, du « mini » —, la soumission aux plus puissants que soi est de mise[13]. Ainsi, après l’accident qui défigure leur fille Claire, ils n’auront d’autre choix que d’accepter les compensations financières des Blackburn :

L’accident de Claire avait fait la première page du journal. Il y était question d’un procès contre le conducteur de la voiture. C’était un cousin de Bruno Blackburn et son père aussi était médecin. Ma mère croyait que les Blackburn allaient s’organiser pour arranger ça et elle mettait sa main au feu que ça n’irait pas en cour. Les docteurs achèteraient les Lavallée pour une bouchée de pain.

SJ, 95

Défigurée, Claire ne vaut plus rien insinuent cruellement les mauvaises langues de la rue Mésy : « Une femme défigurée comme ça, sa vie était finie. » (SJ, 98) Portant des cicatrices au visage, Claire devient une paria sociale — à la manière de Mme de Merteuil ou encore d’Angéline de Montbrun — et entraîne dans sa chute le rêve de réussite qu’elle incarnait. Cette défiguration met littéralement fin au spectacle de l’élévation sociale spontanée : incapable de joindre la troupe de Bruce et ses Sultans, abandonnée par son fiancé, désertée par ses anciens amis bourgeois du quartier Murdoch, Claire ne parvient plus à intéresser son entourage à ses histoires.

Le motif de la défiguration sociale n’est certes pas neuf. Il a cependant une double résonnance dans La soeur de Judith : il est à la fois le symptôme de l’hypocrisie d’une société qui renie rapidement ses anciennes idoles et celui d’une cohésion communautaire fondée sur des mirages et des illusions. Il s’agit, en somme, de croire aux fables qui nous sont racontées pour ne pas voir ce que cachent les façades et les jardinets soignés des split-levels suburbains, pour ne pas remarquer le pli dans le tapis impeccable du mini-putt. La défiguration de Claire n’est qu’un bien petit drame en regard des autres tragédies cachées de la rue Mésy — violence conjugale, maladie mentale et suicide[14] —, mais elle demeure la plus spectaculaire, la plus visible, celle que l’on publie à la une des journaux locaux. Le roman, dont l’incipit célébrait le succès de Claire, se clôt sur le détrônement de celle-ci dans l’imaginaire de la narratrice : « En marchant, Judith m’a décrit le nouveau logement de Claire et comment elle l’avait bien décoré. Ça ne m’intéressait pas. J’avais trop peur pour mon examen de latin et je repassais mes mots dans ma tête. » (SJ, 169) Si l’excipit laisse clairement entendre que la morale de Simone risque de triompher de celle du quartier, il présente également un autre changement de régime : alors qu’elle ne s’intéressait qu’aux succès d’autrui, se définissant en fonction du regard social de la rue Mésy, la narratrice se soucie enfin de son propre devenir, devient un sujet agissant. Il s’agit bien sûr là d’un topos du roman d’apprentissage, genre construit sur l’agentivité de ses personnages principaux. La narratrice de La soeur de Judith en viendra à choisir l’instruction, la littérature, l’autre culture, celle dont il est rarement question sur la rue Mésy. Le conflit des codes que donne à lire La soeur de Judith est-il également un conflit des classes ? Si le lien entre les deux types de conflits est moins direct et explicite que dans La héronnière, il s’exprime cette fois sous la forme d’une opposition entre la culture populaire — non loin du « Ti-Pop » théorisé par Pierre Maheu dans Parti Pris[15] qui, ne l’oublions pas, associait aux vestiges du Canada français des symboles étatsuniens kitsch — et une culture lettrée, qualifiée d’instruction par la mère de la narratrice, qui permettrait d’échapper au sort collectif. Cette conception de la culture comme classe sociale rappelle à bien des égards l’hypothèse que formule David Bélanger dans sa thèse de doctorat Une littérature appelée à comparaître. Les discours sur la littérature dans les fictions québécoises des années 2000 :

C’est que, dans sa représentation, la littérature se conçoit encore au sein d’un monde en conflits de classes, un monde où la littérature ouvrirait des issues — à ceci près que les oeuvres, pensant un tel monde, conviennent de leur impuissance, nous parlent bien vite de la fraude de laquelle participe le discours littéraire[16].

Dans La soeur de Judith, récit des premiers émois livresques d’une jeune fille qui, on le devine, n’en a pas fini avec la littérature, l’impuissance du discours littéraire n’est pas encore évoquée. Au contraire, selon un autre topos du roman d’apprentissage, la littérature est encore conçue sous la forme d’un refuge qui éloigne le sujet en devenir des rumeurs ambiantes et du domaine du familier. Et si la narratrice se plonge dans la lecture des Brigitte, romans recommandés par les soeurs qui lui enseignent, c’est aussi pour y retrouver les traces d’un certain conformisme social : « [Brigitte] tenait bien sa maison, faisait des balades aux Tuileries, une sorte de parc dans Paris. Elle était calme, pliait du linge de maison dans une grande armoire et comprenait les émotions de son mari. » (SJ, 20) Il n’en demeure pas moins que la culture livresque, l’instruction pour reprendre le mot de Simone, ne constitue pas un bagage s’accompagnant d’une axiologie positive dans le monde de la rue Mésy. Tout se passe comme si cette culture n’existait que sous la forme d’un divertissement sans conséquence, à l’image des livres parus dans la collection du Reader’s Digest que s’échangent les infirmières qui travaillent de nuit à l’hôpital.

LA HONTE

À de nombreuses reprises, les personnages des deux textes insistent sur la honte qu’ils ressentent au moment où ils se retrouvent décalés par rapport à leur entourage ou tout simplement conscients de leurs faiblesses, de leurs insuffisances. La honte est inscrite dans l’incipit de La héronnière : « Nicole s’est mise à dire la “maison” et s’il m’arrivait de dire la roulotte, elle boudait. C’était comme si elle avait honte. » (LH, 11) Dans La soeur de Judith, la narratrice a honte des explosions de sa mère, mais aussi de sa maison et de son jardin atypiques, de sa grand-mère qui a une trop forte odeur de poudre Avon, et j’en passe. Après l’accident de Claire toutefois, la honte change de camp. Le fiancé et futur médecin Bruno Blackburn aurait quitté Claire, selon le récit que se racontent la narratrice et son amie Judith, parce qu’« il aurait honte avec les autres femmes de docteur » (SJ, 87). Claire et son nouvel amant Gilles se cacheraient pour s’embrasser : « Je me suis dit qu’elle avait honte qu’on le sache parce qu’il était marié et vieux. » (SJ, 145) Ces constats cruels et manichéens, certes formulés par une jeune fille inexpérimentée qui se contente le plus souvent de traduire en ses propres mots les préjugés de son entourage, n’en sont pas moins éloquents et nous ramènent au motif de la défiguration sociale, intériorisée et invisible cette fois.

Dans les sociétés fictives des deux textes, les différences et les singularités ne sont guère tolérées et sont vues comme des formes de déviances qui menacent le fonctionnement des communautés, aussi précaires et illusoires soient-elles. La honte ne contribue-t-elle pas à aplanir les conflits de codes et de classes ? Soucieux du regard social, le sujet ne parviendrait ni véritablement à exprimer ses désaccords ni à manifester ouvertement sa différence par peur de subir l’opprobre et le rejet. Les personnages de Tremblay appartiennent en quelque sorte aux communautés d’où ils proviennent, parties d’un tout, « tout le monde » ou « toute la rue », maillons d’une économie des relations qui, comme le veut la logique capitaliste, multiplie les mirages et les faux-semblants. C’est sans doute la narratrice de « La beauté de Jeanne Moreau » qui met le plus nettement au jour les mécanismes qui assurent la cohésion sociale dans La héronnière : « Tout le monde sait tout et tout le monde fait semblant de l’ignorer » (LH, 82), constat qui pourrait tout aussi bien s’appliquer à la communauté de La soeur de Judith.